Polikouchka/Chapitre 13

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 134-149).


XIII


— La barinia dort-elle ou non ? demanda soudain à Aksioutka une grosse voix de moujik.

Elle ouvrit les yeux qu’elle tenait fermés, et vit une silhouette qui lui sembla plus haute que la maison. Elle poussa un cri, fit volte-face et vola si vite que son jupon n’avait pas le temps de la suivre.

D’un seul bond elle était sur le perron ; d’un autre dans la dievitchia. Là, avec un sanglot sauvage, elle se jeta sur le lit.

Douniacha, sa tante et la seconde servante s’étaient raidies de frayeur. Elles n’avaient pas eu le temps de revenir à elles que des pas lourds, lents, incertains, résonnèrent dans le vestibule, puis tout près de la porte.

Douniacha, laissant tomber à terre le spousk, se précipita chez la barinia ; la seconde servante se cacha derrière un jupon accroché au mur ; la tante, plus courageuse, voulut d’abord tenir la porte ; mais celle-ci s’ouvrit et un moujik pénétra dans la chambre.

C’était Doutlov dans ses « bateaux ». Sans prendre garde à l’effroi des femmes, il chercha des yeux les icônes, et, n’ayant point remarqué la petite image qui se trouvait suspendue dans le coin gauche, il se signa devant le buffet garni de tasses ; il posa son bonnet sur l’appui de la fenêtre, puis fourrant sa main fort avant dans son touloupe, comme s’il eût voulu se gratter l’aisselle, il en retira une enveloppe avec cinq cachets de cire brune marqués d’une ancre.

La tante de Douniacha mit les deux mains sur sa poitrine ; ce fut à grand’peine qu’elle put articuler :

— Que tu m’as fait peur, Semen !… Je ne puis dire un seul mot. Je pensais déjà que ma fin était venue…

— Peut-on se présenter de la sorte ? dit la seconde servante en quittant l’abri de la jupe.

— Sans compter que tu as aussi troublé la barinia, dit Douniacha en sortant de derrière la porte. Pourquoi envahis-tu ainsi la dievitchia sans avertir ? Voilà un vrai moujik !

Doutlov, sans s’excuser, répéta qu’il avait à voir la barinia.

— Elle n’est pas bien, répondit Douniucha.

En ce moment, Aksioutka éclata d’un rire si aigu, si intempestif, qu’elle fut obligée d’enfoncer de nouveau sa tête dans les oreillers du lit d’où, pendant toute une heure, malgré les menaces de Douniacha et de sa tante, elle ne put pas la sortir sans s’esclaffer, comme si quelque chose se déchirait dans sa poitrine rose et ses joues rouges. Il lui semblait drôle que tout le monde eût eu une si belle peur ; puis elle se cachait de nouveau le visage et, comme prise de convulsions, elle tortillait ses pieds et se secouait de tout son corps.

Doutlov s’arrêta, l’examina attentivement, comme pour se rendre compte de ce qui se passait en elle ; mais, n’y comprenant rien, il se détourna et reprit son discours :

— Je viens pour une affaire très importante ; dites-lui seulement qu’un moujik a trouvé la lettre avec l’argent.

— Quel argent ?

Avant d’aller annoncer le moujik, Douniacha lut l’adresse et demanda à Doutlov où et comment il avait trouvé la somme qu’lliitch Polîkey devait rapporter de la ville. Après avoir écouté tous les détails, et chassé dans le vestibule la petite servante, qui ne cessait pas de s’esclaffer, Douniacha se rendit chez la barinia. Mais, au grand étonnement de Doutlov, la barinia refusa de le recevoir sans même dire pourquoi.

— Je ne suis rien, et ne veux rien savoir, avait-elle dit ; quel moujik ? quel argent ? Je ne peux ni ne veux voir personne. Qu’on me laisse tranquille !

— Mais qu’en vais-je faire ? s’écria Doutlov en tournant et en retournant l’enveloppe entre ses doigts. Il y a là, beaucoup d’argent… Qu’y a-t-il d’écrit dessus ? demanda-t-il à Douniacha, qui lui lut l’adresse.

Doutlov était toujours hésitant : il espérait que la somme n’était peut·être pas destinée à la barinia, et qu’on lui avait mal lu l’adresse ; mais Dounicha la lui répéta.

Il soupira, replaça l’enveloppe dans sa poitrine et s’apprêta à sortir.

— Il va falloir remettre cela au stanovoï[1], dit-il.

— Attends, je vais revenir à le charge, fit Douniacha qui avait suivi avec attention la disparition de l’enveloppe dans la poitrine du moujik. Donne-moi cette lettre.

Doutlov la retira de nouveau, mais sans la mettre tout de suite dans la main de Dounicha.

— Dis-lui que c’est Doutlov Semen qui l’a trouvée sur la route.

— C’est bien. Donne, mais donne donc !

— Je croyais d’abord que c’était une lettre sans importance ; mais un soldat m’a dit qu’elle contenait des valeurs…

— Oui ! oui ! mais donne vite !

— Et moi je n’osais pas rentrer au logis pour…, reprenait le moujik sans se dessaisir de la précieuse enveloppe. Dites-le lui bien.

Douniacha lui arracha la lettre des mains et retourna chez la barinia.

— Ah ! pour Dieu, Douniacha, fit la barinia d’un ton de reproche, ne me parle plus de cet argent !… Quand je me rappelle seulement ce pauvre petit enfant…

— Le moujik, Madame, ne sait pas à qui vous voulez qu’on remette cette somme.

La barinia ouvrit l’enveloppe ; elle tressaillit à la vue des billets et demeura pensive.

— C’est terrible, l’argent… que de maux il engendre ! disait-elle.

— C’est Doutlov, Madame. Lui ordonnez-vous de se retirer, ou bien voulez-vous le voir ?… Est·ce que l’argent y est tout ? demanda Douniacha.

— Je ne veux pas de cet argent ; c’est de l’argent maudit. Voilà ce qu’il a fait… Dis-lui de le garder pour lui, dit la barinia en cherchant la main de Douniacha… Oui, oui, répéta-t-elle à la servante étonnée, qu’il le garde tout pour lui et qu’il en fasse ce qu’il voudra.

— Quinze cents roubles ! remarqua Douniacha en souriant comme à un enfant.

— Qu’il garde tout ! reprit la barinia impatientée. Est-ce que tu ne me comprends pas ?… Cet argent est maudit, ne m’en reparle jamais. Que le moujik qui l’a trouvé le prenne pour lui. Eh bien ! va, va donc.

Douniacha reparut dans la dievitchia.

— Le compte y est-il bien ? demanda Doutlov.

— Mais compte toi-même, répondit le jeune fille en lui tendant l’enveloppe. On m’a chargée de te la donner.

Doutlov mit son bonnet sous son bras et commença à compter.

— Y a-t-il le compte ?

Doutlov crut que la barinia, ignorante, ne savait pas compter, et lui faisait demander de compter pour elle.

— Mais tu compteras à ta maison. C’est à toi, c’est ton argent, lui dit Douniacha avec impatience. « Je ne veux pas le voir, m’a-t-elle dit, donne-le à celui qui l’a apporté. »

Doutlov, sans changer de position, fixa ses yeux sur Douniacha. La tante de Douniacha, frappant ses mains l’une contre l’autre, s’écria :

— Mes chères mères ! voilà que Dieu lui donne du bonheur ! mes chères mères !

La seconde servante n’en crut pas ses oreilles.

— Que dites-vous, Agafia Mikhaïlovna ? Est-ce que vous plaisantez ?

— Non, ce n’est pas une plaisanterie. On m’a chargée de tout donner au moujik… Eh ! bien, prends cet argent, et va-t·en ! dit Douniacha sans parvenir à cacher son dépit… À l’un la peine, à l’autre le bonheur.

— Ce n’est certes pas une plaisanterie, quinze cents roubles ! dit la tante.

— Et même davantage ! ajouta Douniacha. J’espère que tu vas brûler un cierge de dix kopeks au grand saint Nicolas, dit-elle d’un air moqueur… Eh bien ! tu ne peux pas revenir à toi ?… Passe encore si pareille aubaine arrivait à un pauvre ; mais lui, il avait déjà assez sans cela !

Doutlov comprit enfin que ce n’était pas une plaisanterie. Il se mit à ramasser les billets pour les replacer dans l’enveloppe. Mais ses mains tremblaient, et il regardait toujours les jeunes filles pour se convaincre encore que c’était bien pour tout de bon.

— Vois donc, il ne peut revenir à lui, tant il est affolé par la joie, dit Douniacha, voulant montrer tout son mépris et pour le moujik et pour l’argent. Attends, je vais te le ramasser.

Elle allait joindre le geste à la parole, mais Doutlov l’en empêcha. Il chiffonna les billets dans ses mains, les fourre en tas au plus profond de son touloupe et prit son bonnet.

— Es-tu content ?

— Eh ! je ne sais plus que dire. C’est vraiment…

Il n’acheva pas. Il laissa retomber sa main, sourit, pleura presque, et sortit.

La petite sonnette retentit dans la chambre de la barinia.

— Eh bien ! lui as-tu donné ?…

— Oui.

— Est-il content ?

— Il en est devenu comme fou.

— Ah !… Rappelle-le ; je veux lui demander comment il l’a trouvé. Fais le venir ici ; je ne peux pas aller vers lui.

Douniacha courut, et trouva le moujik dans le vestibule.

Lui, sans remettre son bonnet, avait sorti sa bourse et la dénouait en se baissant, pendant qu’il tenait les billets entre ses dents ; il lui semblait peut-être que, tant qu’il ne l’aurait point serré dans sa bourse, cet argent ne serait pas à lui. Quand Douniacha le rappela, il prit peur.

— Quoi Avdotia… Avdotia Mikhaïlovna… est-ce qu’elle voudrait me le reprendre ? Défendez-moi, vous, au moins. Et, par Dieu, je vous apporterai du miel.

— C’est cela, apporte-m’en.

La porte s’ouvrit, et le moujik fut conduit auprès de la barinia. Il ne se sentait pas rassuré.

— Oh ! si on allait me le reprendre ! pensait-il.

En traversant les chambres, pour ne pas faire de bruit avec ses lapti, il relevait les pieds comme s’il eût marché dans l’herbe haute. Il n’y était plus, il ne distinguait rien de ce qui se passait autour de lui.

Il passa devant une glace. Il vit des fleurs, un moujik en lapti qui relevait ses pieds, un barine peint, avec un petit œil, une espèce de tonneau vert, puis quelque chose de blanc.

Tout à coup, ce « quelque chose de blanc » se mit à parler. C’était la barinia. Il ne s’était rendu compte de rien. Il ne savait où il était ; tout se présentait à lui connue dans un brouillard.

— C’est toi, Doutlov !

— C’est moi, Madame., je n’ai pas touché à l’enveloppe ; comme elle était, elle est restée, balbutia-t-il. Même, je ne suis pas trop content, Dieu le voit, car j’ai bien fatigué mon cheval.

— Eh bien ! tu as de la chance, dit-elle avec un sourire de bonté méprisante. Prends, garde tout pour toi.

Doutlov ne faisait qu’ouvrir ses yeux tout grands.

— Je suis heureuse que l’aubaine te soit échue à toi. Dieu veuille que tu t’en serves à bon usage !… Eh bien ! es-tu content ?

— Mais comment donc ? Que je suis heureux, ma petite mère ! Je vais passer mon temps à prier Dieu pour vous. Je suis si heureux que, grâce à Dieu, notre barinia vive encore !

— Dis-moi, comment as-tu trouvé I’argent ?

— C’est que, nous autres, nous avons toujours essayé de plaire à la barinia, de vivre honnêtement, et non pas…

— Voilà qu’il s’embrouille tout à fait, Madame, dit Douniacha.

— Je venais de mener mon neveu au recrutement ; et c’est en retournant que j’ai trouvé l’enveioppe sur la route. C’était sans doute Polikey qui l’avait perdue.

— C’est bien. Retire-toi, retire-toi : j’en suis bien aise.

— Que je suis heureux, ma petite mère ! disait toujours le moujik.

Il se rappela qu’il n’avait pas remercié et qu’il manquait ainsi à son devoir. La barinia et Douniacha souriaient ; lui, il se remit à marcher comme dans l’herbe haute, à grand’peine. Il se retenait pour ne pas courir, car il lui semblait toujours qu’on allait l’arrêter pour lui reprendre son argent.


  1. Commissaire de police.