Théâtre completErnest Flammariontome 4 (p. 177-).

« Il est véritablement incroyable combien insignifiante et dénuée d’intérêt, vue du dehors, et combien sourde et mystérieuse à l’intérieur, s’écoule la vie de la plupart des hommes. Elle n’est qu’aspirations impuissantes, marche hésitante d’un homme qui rêve à travers les âges de la vie jusqu’à la mort, avec un cortège de pensées triviales. »
SCHOPENHAUER.

POLICHE
COMÉDIE EN QUATRE ACTES
Représentée pour la première fois sur la scène
de la Comédie-Française, le 10 décembre 1906.


PERSONNAGES


MM.
Didier Meireuil 
De Féraudy.
Boudier 
Henry Mayer.
Le Gérant 
Hamel.
Laub 
Ravet.
François 
Croué.
Lecointe 
Siblot.
Deuxième garçon 
André Brunot.
Saint-Vast 
Grand.
Un domestique 
Laty.
Mmes
Rosine de Rinck 
Cécile Sorel.
Pauline Laub 
Berthe Cerny.
Thérésette 
Leconte.
Augustine 
Lynnès.
Eugénie 
Francine Clary.
Madame Lecointe 
Lherbay.

ACTE PREMIER

Un hall d’hôtel à Saint-Cloud. — L’automne, l’établissement est fermé aux étrangers. — Deux garçons rangent mélancoliquement et descendent lustres et autres accessoires. — Dehors il pleut à torrent sur les arbres jaunissants du parc.



Scène PREMIÈRE


Les deux GARÇONS de restaurant

FRANÇOIS, (garçon.)

Oui, tu rangeras ça ! Tiens, je garde un menu en souvenir de ma saison ici… « Pavillon François Ier, Saint-Cloud », ça ira rejoindre ma collection. L’année dernière, j’étais à la Bourboule… Cette année, j’ai fait Saint-Cloud… quatre-vingts francs de plus que l’année dernière… et des rhumatismes.

(On entend dehors les appels hurleurs d’une trompe d’automobile, avec des cris. Le garçon va à une fenêtre, l’ouvre et parlemente.)
DEUXIÈME GARÇON, (criant.)

Non, non, monsieur !… l’hôtel est fermé depuis hier…

UNE VOIX.

Mais, tonnerre de bon sang, nous ne demandons pas à coucher ici… Il y a le carburateur à réparer. Nous avons eu une panne avant Paris. Vous ne pouvez pas laisser ces dames sous cette pluie !

DEUXIÈME GARÇON.

Mais, monsieur, nous avons des ordres !

VOIX DE POLICHE.

Je m’en fiche pas mal des ordres !… Tu parles, mon garçon, qu’on va poireauter là ! Ohé ! Ohé !… Baissez le pont-levis !

(Exclamations diverses.)
DES VOIX.

Oui, oui, descendons !…

FRANÇOIS, (s’approchant de la fenêtre.)

Tiens, Monsieur Meireuil… et Madame de Rinck, mon ancienne patronne !… Laisse monter, va !

POLICHE.

Où est le garage ?…

FRANÇOIS.

Il n’y en a pas.

VOIX DE POLICHE.

Il n’y en a pas ? Eh bien, tu vas voir ! À l’assaut…

(Bruit épouvantable de trompe et remue ménage.)
FRANÇOIS.

C’est un type, Monsieur Meireuil, tu vas voir ! Madame de Rinck, c’est ma place de l’année dernière.

DEUXIÈME GARÇON.

Ça fera toujours un pourboire de plus. Je ne sais pas si le gérant est au bureau… D’ailleurs, s’il dit quelque chose, je me fais payer et je le plaque en cinq secs.



Scène II


POLICHE, puis ROSINE DE RINCK, THÉRÉSETTE, LAUB, MADAME LAUB, BOUDIER, LES GARÇONS.

POLICHE, (au dehors.)

Allez, hue ! camarades ! Sus aux mécréants ! Tiens bon, Giovanni ! À toi, Bonaventure ! La place est vide.

DEUXIÈME GARÇON.

Qu’est-ce que c’est que cet abruti-là ?…

POLICHE, (tendant la main aux personnes qui le suivent et les faisant passer une à une.)

S’il faut tomber je tomberai comme un chêne ! À vous, papa Laub ! À toi, Rosine ; à vous, Thérésette ! Allez ! Allez ! Nous y sommes ! Dieu soit loué, nous avons franchi les montagnes de la Ligurie !

DEUXIÈME GARÇON.

Mais, monsieur, il nous est absolument impossible, je vous assure…

POLICHE.

Poil à la hure.

DEUXIÈME GARÇON.

… de vous recevoir. Vous pouvez…

POLICHE.

Poil au nez…

DEUXIÈME GARÇON.

Mais on ne vous servira rien…

POLICHE.

Ta bouche, bébé ! T’as pas fini ? Nous verrons ça, si on ne nous sert rien !

LAUB.

Faites venir le gérant, d’abord…

THÉRÉSETTE.

Oh ! ce Poliche !… Ce Poliche !…

ROSINE.

Oh ! oui !… je la retiens, cette journée de plaisir.

MADAME LAUB.

Et moi donc ! Ce Poliche ! Je ne sais pas ce que je lui ferais !…

POLICHE.

Écoutez, mes enfants ! Vous m’engueulez tout le temps… Je n’y peux rien…

MADAME LAUB.

Il n’y peut rien !… Quel aplomb !

THÉRÉSETTE.

Ce n’est pas vous, peut-être, qui avez eu l’idée de nous faire assister à ce duel en plein bois… sous prétexte qu’il y aurait tout Paris ?

POLICHE.

Je ne pouvais pas deviner qu’il tomberait des cataractes et que les adversaires entreraient dans un fiacre pour ne pas se mouiller.

MADAME LAUB.

Vous pouviez deviner qu’il était convenu qu’on se réconcilierait sur le terrain. Ces choses-là se règlent d’avance…

LAUB.

Non, non, ce ne sont pas des blagues à faire, vous savez.

ROSINE.

Et le comble, un accident au carburateur !… Elle est gaie, la journée !

POLICHE.

Plaignez-vous ! À deux pas d’un hôtel ! Vous êtes à l’abri comme des petits poulets.

LAUB.

À l’abri ? Si on ne nous flanque pas dehors !… On nous reçoit d’une jolie manière !…

MADAME LAUB.

Et encore, si on pouvait manger !

ROSINE.

Se réchauffer…

LAUB.

Boire, au moins ! À boire !…

THÉRÉSETTE.

Je suis trempée comme une soupe.

MADAME LAUB.

C’est vrai ! Il y a de quoi être furieuse ! On meurt de froid.

ROSINE.

Et c’est lugubre ! Un établissement qui ferme, je ne connais rien de plus triste au monde… Ces chaises rangées… les feuilles dehors qui gémissent !… Oh ! ce Poliche !

LAUB etTHÉRÉSETTE.

Sacré Poliche ! Conspuez !

POLICHE.

Zut ! Zut ! Zut !… Après tout, je vas pas m’en faire mourir.

(Il grimpe sur une échelle.)
FRANÇOIS, (s’approchant de Rosine.)

Bonjour, madame… Madame va bien ?

ROSINE.

Tiens… François… Vous êtes donc placé dans un restaurant, maintenant ?

FRANÇOIS.

Mon dieu, oui, madame. J’ai fait une place d’été ici…

ROSINE.

Poliche ! Tu ne le reconnais pas ?

POLICHE, (du haut de l’échelle.)

Tiens ! François !

FRANÇOIS.

Bonjour, monsieur Meireuil !

(Entre le gérant.)


Scène III


Les Mêmes, LE GÉRANT

LES DAMES.

Ah ! voilà le gérant !

POLICHE.

Monsieur, votre établissement a beau être fermé, nous vous demandons asile.

LE GÉRANT.

Je ne vous refuse pas asile… Mais l’établissement est fermé au public depuis cinq jours et il me serait impossible de vous faire servir quoi que ce soit…

LAUB.

Voyons, voyons, monsieur, ces dames ne seront pas exigeantes.

THÉRÉSETTE.

Ah ! non !

POLICHE.

Elles ne demandent qu’un ou deux fonds de bouteille et un peu de chocolat.

ROSINE ET MADAME LAUB.

Oui, oui ! Une tasse de chocolat !…

LE GÉRANT.

Avec la meilleure volonté du monde, je ne le pourrai pas. Nous n’avons pas de cuisinier et les garçons sont occupés.

POLICHE.

Avez-vous des œufs, mon ami, du chocolat et une poêle à la cuisine ?

LE GÉRANT.

Des œufs, certainement, mais…

POLICHE.

Eh bien, ça me suffit. Pas besoin de cuisinier ! Nib de cuisinier. Je vais vous confectionner une omelette surprise…

ROSINE.

Bravo, Poliche ! Je te retrouve !…

BOUDIER.

C’est ça, allons-y !

LE GÉRANT.

Mais, monsieur…

POLICHE.

Il n’y a pas de « mais »… Cédez de bon cœur. Ça vaudra mieux… parce que, je vous en avertis, nous sommes ici par la volonté des dames et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes. Et, comme elles ont été supprimées, vous risquez fort de vous brosser le ventre.

LE GÉRANT.

Si vous me le demandez poliment, je n’ai plus rien à vous refuser.

POLICHE.

À la bonne heure ! Voilà un bon gérant ! C’est un bon gérant, bon gérant… Voulez-vous faire préparer ce qu’il me faut à la cuisine ?

LE GÉRANT.

Mais vous serez obligés de vous contenter, pour manger, d’assiettes sans nappe et sans serviettes. Le linge est rangé.

LAUB.

À la guerre comme à la guerre !

ROSINE.

Mais oui, monsieur. Vous êtes bien aimable.

LE GÉRANT, (aux garçons.)

François, voulez-vous arranger une table comme vous pourrez ? Voilà la salle à manger, mesdames…

(Il ouvre la salle de droite.)
ROSINE.

C’est parfait…

THÉRÉSETTE.

Merci bien.

(Tous en parlant se débarrassent de leurs manteaux d’automobile et réparent les méfaits de l’orage.)
BOUDIER.

Eh bien ? c’est très drôle ! De quoi vous plaignez-vous ?

MADAME LAUB.

Oh ! la jolie terrasse, par là… En été ce doit être charmant.

LAUB.

Et le cavalier, nous suit-il ?

MADAME LAUB.

Il ne va pas nous perdre, au moins ?

POLICHE.

N’ayez pas peur ! Je lui ai crié de tourner à droite, vers l’hôtel François Ier, mais il ne pouvait pas nous suivre à moins de cinq minutes de retard.

ROSINE.

Il doit être frais sous la pluie !…

THÉRÉSETTE.

C’est surtout son cheval que je plains.

LAUB.

Tant pis pour ce monsieur ! S’il pouvait attraper une bonne pleurésie !… Il a voulu faire de l’épate et nous accompagner à cheval… Il n’avait qu’à monter en auto comme tout le monde…

ROSINE.

Mais je ne l’avais pas invité, mon cher.

LAUB.

D’où le connaissez-vous, cet individu ?… Il me porte sur les nerfs.

ROSINE.

Il est très gentil.

LAUB.

Je crois bien ! Il vous fait de l’œil à toutes les trois ! (Les dames s’exclament.) Et vous vous jetez toutes à sa tête, avec un entrain !

ROSINE.

Je vous l’ai dit, j’ai rencontré ce monsieur avant-hier chez Simone Verneuil. Il a manifesté l’intention de nous accompagner à cette rencontre à l’épée. Je ne pouvais pas l’empêcher.

LAUB.

Vous n’allez pas le réinviter, hein, Rosine ? Vous avez la manie de vous adjoindre toujours le premier raseur venu.

ROSINE, (montrant Boudier.)

C’est pour monsieur que vous dites ça ? Vous êtes aimable !…

LAUB.

Oh ! pas du tout ! Monsieur est tout à fait charmant, bien élevé, et puis c’est un ami intime à Poliche !

BOUDIER.

Et d’ailleurs, rassurez-vous, je ne troublerai plus longtemps votre petite société où je remercie Madame de Rinck de m’avoir si bien accueilli… Je repars dans quelques jours pour Lyon !

POLICHE, (revenant de la salle à manger.)

Tu repars pour Lyon, Boudier ? Quand, vieux copain ?

BOUDIER.

Eh ! vendredi ou samedi de la semaine prochaine…

ROSINE.

J’espère que, chaque fois que vous viendrez à Paris, monsieur, vous voudrez bien ne pas m’oublier.

BOUDIER.

Mais certainement, madame !…

MADAME LAUB.

Puisqu’on reste un instant, je désirerais m’arranger les cheveux et me mettre un peu de poudre… Y a-t-il une glace ?

LAUB.

C’est pour le centaure, la poudre et le rouge. Ce n’est pas pour moi que vous vous rétameriez le visage ?

MADAME LAUB.

Bien sûr.

LAUB.

Madame Laub, je vous prie d’être polie avec votre mari.

MADAME LAUB.

Monsieur Laub, ne m’appelez pas Madame Laub. Ça sent la boutique.

ROSINE.

Allons ! Allons ! Il faut qu’ils se chamaiillent tout le temps, ces deux-là.

(Elles se dirigent vers la salle à manger pour arranger leurs toilettes.)
THÉRÉSETTE, (à la fenêtre.)

Ah ! le voilà… le voilà !

(Les femmes reviennent sur leurs pas.)
ROSINE, (allant à la fenêtre.)

Êtes-vous assez trempé !

MADAME LAUB, (criant derrière elle.)

Nous craignions de vous avoir perdu.

ROSINE.

L’écurie ?… Je crois que c’est à droite, tournez à droite… Arrivez vite.

MADAME LAUB.

Et tout ça pour n’avoir pas vu de duel !

POLICHE.

Pas de duel !… Attendez, vous l’aurez, votre duel… Et même, nous allons flanquer une frousse épouvantable, voulez-vous ? à ces gens qui nous hébergent si aimablement… Papa Laub, arpentez la pièce en comptant les pas. (Appelant le deuxième garçon.) Garçon, dites-moi. (À Laub.) Prenez un air grave… pour la moule de garçon qui nous regarde… (Haut, de manière à être entendu du garçon qui se rapproche.) Hum ! Hum ! Mon cher, c’est le commandant qui apporte les épées ?

LAUB.

Oui ! le commandant lui-même.

POLICHE.

Là, fendez-vous, pour voir !

MADAME LAUB.

Mon mari ne se fend jamais.

POLICHE, (à Laub.)

Attrapé !

LAUB, (enjambant.)

Une… deux…

POLICHE, (à voix basse, d’un ton grave et confidentiel, au garçon.)

Dites-moi, j’aime mieux vous dire la vérité… Le monsieur que voilà est le neveu du duc d’Orléans… Chut ! Il s’agit d’un duel politique… de la plus haute gravité… Il faut à tout prix que ce duel ait lieu ici même… Nous avons choisi votre hôtel et fait semblant d’être en panne pour y pénétrer… Le neveu du duc d’Orléans est exilé ; il revient pour ce duel sur la terre française incognito. (Montrant Boudier.) Celui-là, c’est le médecin.

(Le garçon, qui l’a regardé avec hauteur, hausse les épaules et s’en va.)
LAUB, (riant.)

C’est un four, mon ami.

POLICHE.

Un four sinistre. Le garçon en a conçu pour moi le plus profond mépris.



Scène IV


Les Mêmes, SAINT-VAST

ROSINE.

Ah ! le centaure !

THÉRÉSETTE.

Mais il n’est pas mouillé du tout. C’est un centaure imperméable.

MADAME LAUB.

Toujours aussi strict !

SAINT-VAST.

Je vous remercie… L’étoffe est imperméable, peut-être, mais l’homme ne l’est pas.

ROSINE.

Tournez-vous un peu.

MADAME LAUB.

Mazette !… Quelle pirouette, ma chère !…

LAUB.

Et faites voir votre cravache ! Bigre, ce ne doit pas être agréable de la recevoir sur les reins.

SAINT-VAST.

Ça dépend !

ROSINE.

Et votre cheval, où l’avez-vous mis ?

SAINT-VAST.

Je vais aller le bouchonner tout à l’heure.

BOUDIER.

Une jolie petite bête que vous montez là, d’ailleurs.

SAINT-VAST.

Oui, c’est un normand d’origine bâtarde. Il saute un mètre quatre-vingts, facilement. Il a les flancs un peu larges et la bouche un peu dure pour un demi-sang, mais j’adore ça… Ça vous muscle les bras… Dites-moi, il n’y aurait pas moyen d’avoir un porto quelconque pour se réchauffer ?

BOUDIER.

On nous dresse un goûter par là.

SAINT-VAST.

Oui, tout à l’heure… mais, pour l’instant, un porto ne serait pas à dédaigner… Il n’y a pas de garçon ici ?

LAUB.

Il était là… à l’instant…

POLICHE.

Attendez, je vais l’appeler.

(Il pousse un gloussement guttural)
THÉRÉSETTE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

POLICHE.

Ça, c’est le cri du jabiru… Les garçons comprennent très bien le cri du jabiru…

ROSINE.

What is it jabiru ?

POLICHE.

C’est un animal épatant, au Jardin d’acclimatation, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Amélie, la tenancière du bar de la rue du Helder. (Au deuxième garçon qui entre.) Hein ? qu’est-ce que j’avais dit qu’il comprenait le jabiru ?… Garçon, avez-vous un vieux fond de porto ?

SAINT-VAST.

N’importe quoi de fort.

LE GARÇON.

Il n’y a qu’une bouteille de madère.

SAINT-VAST.

Va pour le madère… On gèle !

POLICHE.

Et moi, vous me servirez autre chose.

LE DEUXIÈME GARÇON.

Quoi, monsieur ?

POLICHE.

Un Benaïs itamar corochad mcéda… avec deux gouttes de Zambri illelabababeriam… première marque, hein ?

BOUDIER, (riant.)

Ce Didier !

POLICHE.

Allez, garçon, et ne rouspétez pas, quand je vous dis quelque chose !

BOUDIER.

Ce Didier ! Je n’en reviens pas, tout de même ! Pour qui l’a connu, il y a un an, à Lyon, c’est à peine croyable !

LAUB.

Il n’était pas comme ça ?

POLICHE.

Allons donc ! J’ai toujours été pareil.

BOUDIER.

Mais, c’est-à-dire que c’est une transformation complète. C’était un garçon doux, presque timide.

LAUB.

Poliche, timide ? Le culot en personne, oui !

BOUDIER.

Et rangé, et parlant bas… Jamais un mot plus haut que l’autre.

POLICHE.

Ça vous en bouche un coin ça, papa Laub !

LAUB.

Je l’avoue !

BOUDIER.

Au bout d’un an de Paris, voilà le résultat…

LAUB.

Poliche est devenu une célébrité du boulevard…

THÉRÉSETTE.

Il s’est fait coffrer déjà trois fois pour tapage nocturne. Trois fois, n’est-ce pas, Popo ?

POLICHE.

Est-ce que j’ai compté ?

LAUB.

Maintenant, il n’y a plus de partie de plaisir sans Poliche. C’est lui le dénicheur de joie.

ROSINE.

Oh ! de joie… Vous ne manquez pas d’exagération. Mettez à part les jours de ratage complet comme aujourd’hui. Oh ! oui.

POLICHE.

Mais, nom de nom ! vous n’allez pas me reprocher ça jusqu’à mon lit de mort… Est-ce de ma faute ?…

MADAME LAUB.

Et si Monsieur Saint-Vast a attrapé une broncho-pneumonie, c’est à vous qu’il la devra !

SAINT-VAST.

Oh ! madame, je suis entraîné !… J’ai été à Saumur, et, quand on est passé par ce bon petit régime, je crois que ni la pluie ni le soleil ne peuvent plus vous faire de blagues…

ROSINE.

Vous êtes sorti de Saumur ?

SAINT-VAST.

Oui, madame. J’ai donné ma démission de l’armée pour des raisons politiques.

MADAME LAUB.

Est-ce qu’on a de jolies femmes à Saumur ?

SAINT-VAST.

On a surtout tant de choses sérieuses sur la planche. Ah ! le bon petit tableau de travail… Dès quatre heures du matin, manège, habillement, électricité, réveil des chevaux endormis, selle française, reprise, volte, assouplissement, ongles en face, assis, hanches en dehors, repos, à terre… chocolat. Avec ce petit travail-là on est dressé pour le reste de sa vie.

ROSINE.

Le fait est…

POLICHE.

Tenez, en attendant le reste de votre vie, voilà votre madère !

SAINT-VAST.

Je voudrais bien tout de même me laver un peu les mains…

LE GARÇON.

Voici, monsieur, une fontaine.

SAINT-VAST.

Ah ! bien.

ROSINE.

Et nous allons nous recoiffer ; tu viens, Thérésette ?

THÉRÉSETTE.

Oui… Nous en profiterons pour préparer la table. (À Poliche.) Eh bien ? et cette omelette surprise ?

POLICHE.

On devait m’avertir quand ce serait prêt en bas.

LE GARÇON.

Mais, c’est prêt, monsieur…

LAUB.

Oui, oui, cette omelette ?

POLICHE.

On y va !… Mais, vous savez, il faut compter une petite demi-heure.

MADAME LAUB.

Nous ne sommes pas pressés.

THÉRÉSETTE.

Est-ce bon, au moins ?

POLICHE.

Demandez chez Julien… l’omelette Meireuil, vous verrez. J’ai donné mon nom à une omelette, n’ayant pas encore eu l’occasion de le donner à un enfant.

(Rosine, Madame Laub, Thérésette passent dans la salle à manger dont elles referment la grande porte vitrée.)


Scène V


POLICHE, BOUDIER, SAINT-VAST puis FRANÇOIS

POLICHE.

Je me laverais bien les mains aussi. J’ai conduit l’auto une partie de la route.

SAINT-VAST, (à la petite fontaine qui orne le mur de droite et le savon à la main.)

Voulez-vous ?

POLICHE.

Faites ! faites ! Après vous… je vous en prie.

(Saint-Vast se lave les mains.)
SAINT-VAST.

Elle est charmante, votre amie, Madame de Rinck.

POLICHE.

Oui, oui… c’est une bonne fille.

BOUDIER.

Charmante, enjouée, en même temps que distinguée…

POLICHE.

Oui, oui… c’est une bonne fille. Mais je vous recommande surtout le couple Laub… N’est-ce pas qu’ils sont délicieux ?

SAINT-VAST.

J’ai remarqué qu’ils se taquinaient tout le temps… comme des gens qui s’adorent.

POLICHE.

Eux ! ils ne peuvent pas se sentir… une haine atroce les réunit.

SAINT-VAST.

Ah bah !… Voulez-vous le savon ?

POLICHE, (prenant sa place à la fontaine, tandis que Saint-Vast s’essuie les mains.)

Merci !… Lui, c’est le gros marchand de perles de la rue Auber, retiré d’ailleurs… Vous ne connaissez pas ? Très célèbre pourtant. Elle était sans le sou… Il s’est laissé mettre le grappin complètement… et il l’a épousée… Ça lui a valu de se brouiller avec tous ses parents, une vaste colonie d’israélites… Elle est très intelligente, je ne sais pas si vous avez remarqué… lui, a une peur horrible d’être un mari ridicule. Et il l’est… Seulement, il ne s’y habitue pas, cet homme ! C’est un cornophobe, quoi ! Il se venge en lui disant à tout bout de champ : « Madame Laub, j’ai fait hier un testament qui vous déshérite complètement. Qui est-ce qui laissera sa petite femme sans le sou ? C’est papa Laub ! »

SAINT-VAST.

C’est très comique ce que vous dites-là.

BOUDIER, (allumant un cigare.)

Elle est belle.

POLICHE.

Elle a du charme, je vous la recommande.

SAINT-VAST.

Vous êtes bien aimable !… Serviette ?

POLICHE, (prenant la serviette.)

Merci. (Passe François, le garçon de tout à l’heure. Se tournant vers lui.) Alors, quoi, François ! Vous êtes placé ici ?

FRANÇOIS.

Mais oui, monsieur Meireuil, j’ai fait la place d’été…

POLICHE.

Ça va toujours ?

FRANÇOIS.

Je vous remercie, monsieur Meireuil. Et vous-même ? C’est madame qui a bonne mine !

POLICHE.

N’est-ce pas ? Oui, elle se porte assez bien !…

POLICHE.

Dites, montrez-moi le chemin de la cuisine que j’aille casser les œufs et râper ma cannelle.

FRANÇOIS.

Par ici.

(Il montre à droite un petit escalier intérieur qui descend aux sous-sols et fait passer Poliche.)


Scène VI


SAINT-VAST, BOUDIER

SAINT-VAST.

Ce garçon a servi chez votre ami ?

BOUDIER.

Non, chez Madame de Rinck, il me semble.

SAINT-VAST.

Ah ! il y a une nuance ?… Un peu de madère, monsieur ?… Je suppose qu’il doit être exécrable !

(Il lui verse à boire sur une petite table.)
BOUDIER.

Il l’est, en effet !

SAINT-VAST.

C’est l’âme damnée de ce petit monde que votre ami !

BOUDIER.

Sans doute. Mais je suis fort mal au courant… Je ne fais que passer à Paris. Alors…

SAINT-VAST.

Vous pourriez tout de même me donner quelques tuyaux… Je crains de faire à chaque instant des gaffes terribles. Je ne connais Madame de Rinck que d’hier, ses amis que d’aujourd’hui, je puis commettre des impairs à tout bout de champ, vous comprenez ? D’autant plus que cela m’a l’air assez difficile de s’y reconnaître ! Voyons, Madame de Rinck est bien la femme du grand marchand d’eau dentifrice ?

BOUDIER.

Oui, monsieur. Son mari est mort, il y a deux ou trois ans, en lui laissant une grosse fortune ; c’est tout ce que je sais d’elle… car, je vous le répète, je suis aussi nouveau venu que vous dans ce petit groupe. Mon vieil ami Meireuil, que j’ai beaucoup connu à Lyon et que la vie parisienne, à mon grand étonnement, a transformé de façon si radicale, mon vieil ami Meireuil a bien voulu me présenter à Madame de Rinck.

SAINT-VAST, (insistant.)

Sa meilleure amie ?

BOUDIER.

Je le crois. Cette dame m’a accueilli aimablement, avec bonne grâce. Ma foi, c’est tout ce que j’en ai retenu, et tout ce que j’y ai compris, d’ailleurs !… car la vie de province ferme un peu nos esprits aux subtilités du monde parisien… Ce n’est donc pas moi qui pourrai vous renseigner. Ce que je sais, c’est qu’elle est fort riche. Le mari a fait fortune dans cette eau dentifrice.

SAINT-VAST.

Je m’en sers toujours.

BOUDIER, (riant.)

Dame ! Madame de Rinck ne tient pas le haut du pavé… mais enfin, sa situation l’ayant faite indépendante, je crois qu’elle se passe fort bien d’être reçue dans le vrai gratin.

SAINT-VAST.

Enfin, entre nous, c’est moitié cocotte, moitié femme du monde… d’un monde commerçant et déclassé… qui est au vrai monde ce que la carte postale est à Vélasquez…

BOUDIER.

Si vous voulez… Seulement, qui dit cocotte dit vénalité : ce n’est pas le cas… Elle est riche.

SAINT-VAST.

Oh ! vous connaissez la formule : entre une femme du monde et une cocotte, la seule différence sensible c’est que la femme du monde s’habille comme une cocotte, et la cocotte…

BOUDIER.

Comme une femme du monde.

SAINT-VAST.

Vous l’avez dit… En fin de compte, Madame de Rinck, c’est la dame qui fait sensation quand elle ouvre la porte de Durand ou du Café de Paris. Je vois ça. J’ai dû rencontrer cette petite troupe bruyante sur les deux heures du matin… Ils sont là cinq ou six, ce Monsieur Poliche en tête, qui vont partout, en troupe comme les perdreaux, remplissent les loges de théâtre et les tables de milieu au cabaret. Ils m’ont sûrement agacé plus d’une fois. D’ailleurs, curieuse, cette société, fermée et très ouverte à la fois, de bourgeoisie qui a rompu ses digues, et où l’on trouve un peu de tout, comme dans les salades à la mode…

BOUDIER.

En effet, bien parisienne… mais fort gaie aussi, et je comprends que mon ami Meireuil en ait subi la violente attirance, au point de s’être fait un tout autre homme. Ses parents vendaient du bon champagne de tout repos…

SAINT-VAST.

Le fils le boit. Eh bien, moi, monsieur, je trouve, au contraire, que tous ces gens-là ont l’air de porter le diable en terre, si vous voulez mon avis… Voilà mon diagnostic… Ils m’ont l’air de gens qui s’ennuient désespérément, font tout ce qu’ils peuvent pour sortir d’eux-mêmes et tout ça s’excite à froid… Telle est mon impression, du moins. Dans certains regards de femme, on sent très bien comme une supplication (je ne dis pas ça pour celles-ci !…) de les arracher à l’ennui quotidien. Ça serait, d’ailleurs, amusant si on avait le temps de pêcher dans cette eau trouble, mais je n’en parle pas pour moi, et je laisserai la partie à de plus désœuvrés. J’aime trop mes chevaux, ma liberté…, etc…

THÉRÉSETTE, (appelant à côté dans la salle à manger.)

Poliche ! Venez nous aider à pousser les tables.

BOUDIER, (va à la porte et l’ouvre.)

Il est descendu à la cuisine.

THÉRÉSETTE.

Eh bien, vous, monsieur Boudier, venez nous aider.

BOUDIER, (à Saint-Vast.)

Vous permettez ?

(Il entre dans la salle à manger.)
SAINT-VAST.

Faites donc.



Scène VII


SAINT-VAST, FRANÇOIS

SAINT-VAST, (au garçon qui remonte de la cuisine, où il vient d’accompagner Poliche.)

Vous avez servi chez Madame de Rinck ?

FRANÇOIS.

Oui, monsieur, près d’un an. Monsieur a fini ?

(Il prend le plateau.)
SAINT-VAST.

Étiez-vous chez elle du temps de ce monsieur… comment l’appelle-t-on ? Mei…, je ne sais plus quoi.

FRANÇOIS.

Meireuil… Oui, monsieur.

SAINT-VAST.

Tenez, mon ami, voilà un louis. Vous me donnerez, tout à l’heure, un timbre-poste de dix centimes et vous garderez la monnaie… Qu’est-ce que c’est que ce Monsieur Meireuil, entre nous, hein ?

FRANÇOIS.

Oh ! un bon zigue ! Toujours à la hausse, toujours en train de rigoler, de se la couler douce… Avec ça, un brave garçon pas fier, et qui fait tordre madame.

SAINT-VAST.

Est-ce qu’il ne vit pas un peu aux crochets de Madame de Rinck ?

FRANÇOIS.

Oh ! ça non, par exemple ! J’en réponds… Il a des rentes, des propriétés dont il ne s’occupe pas et qui rapportent beaucoup… une garçonnière très chic rue de Berri. On peut tout dire sur lui, mais pas ça !

SAINT-VAST.

Et il est au mieux, n’est-ce pas, avec votre ancienne patronne ?

FRANÇOIS, (pudiquement.)

Je ne sais pas, monsieur… j’étais valet de chambre.

SAINT-VAST, (tirant un nouveau louis de son gousset, qu’il met sur le plateau.)

Voici pour un deuxième timbre-poste. Alors, dites… croyez-vous… pensez-vous… supposezvous… vous voyez, je vous aide, jeune homme, qu’il y ait eu des rapports intimes entre ce monsieur ?…

FRANÇOIS.

Et Madame ? Ce ne serait pas absolument impossible.

SAINT-VAST.

D’où tirez-vous cette hypothèse, mon ami ?

FRANÇOIS, (riant.)

Je leur ai porté le chocolat au lit le matin.

(Madame Laub ouvre la porte de la salle à manger.)


Scène VIII


Les Mêmes, MADAME LAUB, THÉRÉSETTE

MADAME LAUB, (entrant, suivie de Thérésette.)

Ah, bah !

(François se retire.)
MADAME LAUB, (à Saint-Vast.)

Savez-vous ce que vous êtes en train de faire, vous ?

SAINT-VAST.

Non. Mais je serais bien aise de le savoir.

MADAME LAUB.

Vous êtes en train de faire bavarder l’ancien valet de chambre de Rosine.

SAINT-VAST.

N’en croyez rien, je vous prie !

MADAME LAUB.

C’est d’ailleurs de la superfétation. Si vous voulez des tuyaux, adressez-vous à moi. Je vous les donnerai tout de suite… Mon amie est insupportable, acariâtre, cacochyme et remplie d’infirmités déplorables.

THÉRÉSETTE, (riant.)

Finissez donc… Monsieur pourrait croire que vous parlez sérieusement.

MADAME LAUB.

Les plaisanteries les plus fortes renferment parfois un fond de vérité.

THÉRÉSETTE.

Quelle teigne !

MADAME LAUB.

Ainsi, tenez… elle est charmante, belle, somptueuse, etc… Oui, mais ça n’empêche pas qu’elle ait trente-six ans passés.

SAINT-VAST.

Elle ne les paraît pas.

THÉRÉSETTE.

Mais vous exagérez, d’ailleurs. Ne la croyez pas, monsieur, Rosine est loin de les avoir.

MADAME LAUB.

Elle les mérite.

SAINT-VAST.

Enfin, c’est tout de même une femme jeune, une femme entre deux âges. Voilà !

MADAME LAUB.

Oui, entre celui qu’on lui donne et celui qu’elle se donne.

THÉRÉSETTE.

Vous n’êtes pas rosse à moitié, vous, passez-moi l’expression.

MADAME LAUB.

D’ailleurs, je l’adore. Rosine est une de mes meilleures amies.

SAINT-VAST.

Une sœur.

MADAME LAUB.

Aînée… oui… et je me jetterais au feu pour elle !

SAINT-VAST.

Vous dites tous ça !… Quel feu de joie on ferait avec tous les dévouements qu’elle suscite ! Il y a aussi Monsieur Poliche qui se jetterait certainement à l’eau et au feu pour elle, sur un signe de doigt.

MADAME LAUB.

Ce n’est pas la même chose…

SAINT-VAST.

Ah ! Il a des droits, n’est-ce pas ?… C’est l’amant ?

MADAME LAUB.

Ça vous intéresse donc à savoir ?

SAINT-VAST.

C’est pour ne pas faire de gaffes… dans l’avenir, si je dois revoir Madame de Rinck.

MADAME LAUB, (à Thérésette.)

Madame Durieu, voyons… est-ce son amant ? Réfléchissons à ce qu’il faut répondre à ce monsieur. Peut-on dire un amant ?

THÉRÉSETTE.

Elle n’aime pas beaucoup qu’on le dise, en tout cas… Elle préfère qu’on n’en parle pas… C’est un amant, ce n’est pas un amoureux, voilà la distinction.

MADAME LAUB.

Ah ! ma chère ! De toute façon, il n’y a plus d’amoureux, il n’y a que des amants.

SAINT-VAST.

Croyez-vous que, pour amoureux, elle eût choisi spécialement Monsieur Meireuil ? On ne peut pas dire qu’il soit très… très…

MADAME LAUB.

Comme c’est bête, ce que vous dites là, pour un homme intelligent !… Les raisons pour lesquelles une femme aime un homme sont toujours des raisons secrètes. Oui, Meireuil n’est pas très séduisant, mais il a peut-être des qualités que nous ignorons… Eh ! eh !

(On rit.)
THÉRÉSETTE.

Si Rosine nous entendait, comme elle serait contente !…

SAINT-VAST.

Enfin, ils vivent ensemble.

THÉRÉSETTE.

Non, non !… du tout… (Elle cherche une seconde.) Ils ne sont pas collés, collés, mais ils se voient beaucoup, beaucoup…

SAINT-VAST.

Admirable définition !

THÉRÉSETTE.

Elle m’a expliqué très bien elle-même… Voilà comment ça a commencé : Poliche est si impayable qu’un matin où il venait lui rendre visite, elle est tombée de rire sur le lit… et ils y sont restés deux jours. Voilà.

MADAME LAUB.

Cette Thérésette a du génie, parfois… un génie simple, à la portée de tout le monde, mais…

THÉRÉSETTE.

C’est ça, traitez-moi d’imbécile, tout de suite…

MADAME LAUB, (à voix basse, à Thérésette.)

Avez-vous du génie ?

THÉRÉSETTE.

J’en ai…

MADAME LAUB.

Eh bien, alors, si vous en avez, montrez-le tout de suite.

THÉRÉSETTE.

En quoi faisant ?

MADAME LAUB.

En me laissant cinq minutes seule avec Monsieur Saint-Vast… J’ai un renseignement à lui demander.

THÉRÉSETTE.

C’est fait.

(Elle tourne les talons comme un militaire et disparaît en un din d’œil, tout en fredonnant.)


Scène IX


SAINT-VAST, MADAME LAUB

MADAME LAUB.

Elle vous intéresse donc bien, Rosine ?

SAINT-VAST.

Ce n’est pas qu’elle m’intéresse particulièrement, mais je suis son invité et je manque de données… D’autant mieux que les rapports entre elle et son patito ne sont pas déjà si faciles à déterminer.

MADAME LAUB.

Eh bien, la vraie vérité, au fond, Thérésette vient de vous la dire… c’est que Rosine s’ennuie beaucoup dans la vie… Elle s’ennuie surtout quand elle est seule et, comme elle n’a pas eu énormément d’aventures, Poliche, qui est un type torsif, la distrait de son spleen et de son manque de… (Elle cherche) comment ?

SAINT-VAST.

De mouvement.

MADAME LAUB.

C’est ça… Mais savez-vous que vous ne manquez pas d’un certain aplomb, à nous interroger ainsi sur notre vie intime avec ce cynisme et cette tranquillité ? Et je me demande de quel privilège nous vous avons gratifié, nous qui vous connaissons depuis deux jours à peine, pour vous ouvrir, avec cette complaisance, le chapitre des confidences… Nous vous répondons comme de bonnes bêtes, docilement… Pourquoi ? Qui êtes-vous, en somme, derrière vos grandes moustaches toupétueuses, monsieur l’étranger ?

SAINT-VAST.

Oh ! toupétueuses me ravit !… Étranger me ravit moins… En quarante-huit heures on peut se connaître si bien… bien mieux même que nous ne nous connaissons…

MADAME LAUB.

Il y a des gens qui seraient déjà brouillés…

SAINT-VAST.

Avec le mari ou avec la femme ?

MADAME LAUB.

Avec les deux.

SAINT-VAST.

Au fait, votre mari ?…

MADAME LAUB, (l’interrompant.)

Ne parlez pas de Monsieur Laub… Ça me refroidit.

SAINT-VAST.

Vous n’étiez donc pas à zéro degré ?… C’est gentil, au moins, de le faire croire…

MADAME LAUB.

Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.

SAINT-VAST.

Ne vous rattrapez donc pas… C’est gentil tout plein… Quel joli collier vous tripotez là !… Ça coûte cher ?

MADAME LAUB.

Je ne sais pas.

SAINT-VAST.

C’est juste. Monsieur Laub est joaillier… À vous, les perles ne vous coûtent rien.

MADAME LAUB.

Quelle erreur ! Mon mari me les vend.

SAINT-VAST.

Combien ?

MADAME LAUB.

Une nuit chacune.

SAINT-VAST.

C’est donné.

MADAME LAUB.

Je ne trouve pas.

SAINT-VAST.

Il y en a de plus belles les unes que les autres.

MADAME LAUB.

C’est le même prix.

SAINT-VAST.

Et, dites-moi donc… le collier me semble bien long… il va devenir un sautoir…

MADAME LAUB.

Ça représente des années de mariage, cher monsieur.

SAINT-VAST.

Monsieur Laub a dû tricher.

MADAME LAUB.

Ah ! nous avons tellement triché tous les deux que nous ne nous rappelons vraiment plus quel est le voleur.

SAINT-VAST.

Vous l’avez déjà trompé, votre mari ?

MADAME LAUB.

Tu, tu, tu, tu !…

SAINT-VAST.

Dites ?…

MADAME LAUB.

Qu’est-ce que ça peut vous faire ?…

SAINT-VAST.

C’est pour un de mes amis que je vous demande ça.

MADAME LAUB.

Pourquoi ?… Il a besoin d’être encouragé, votre ami ?

SAINT-VAST.

Dites toujours. Vous ne parlez jamais sérieusement. Oui ou non ?

MADAME LAUB.

Si je vous disais oui, vous ne le croiriez pas… Ah ! et puis tenez, vous êtes vraiment par trop cavalier… cavalier de première classe.

SAINT-VAST.

J’ai été officier de Saumur. Je m’en flatte !

MADAME LAUB.

Eh bien ! Il y a des questions qu’on ne pose pas à une femme, passé Saumur…

SAINT-VAST.

Quel dommage !…

MADAME LAUB.

Quoi ?…

SAINT-VAST.

Monsieur Laub n’est vraiment pas digne d’une petite femme comme vous !

MADAME LAUB.

Dieu, qu’il est agaçant ! Laissez donc mon mari tranquille, à la fin. Je ne peux pas en changer pour vous plaire.

SAINT-VAST.

Je n’en demande pas tant.

MADAME LAUB.

Et puis, c’est un malheur qui peut arriver à tout le monde. Regardez Rosine. Elle est bien plus malheureuse que moi. Elle a un Poliche pour amant… elle ne s’en flatte pas.

SAINT-VAST.

Un amant a moins d’importance…

MADAME LAUB.

C’est ce qui vous trompe, cher monsieur… Un mari laid, ça peut très bien se montrer ; un amant laid, ça se cache… Et puis, nous disons des balivernes depuis un quart d’heure.

SAINT-VAST.

Et le temps passe.

MADAME LAUB.

Vous êtes bête ! Voulez-vous venir prendre le thé demain à cinq heures ?

SAINT-VAST.

Chez vous ?…

MADAME LAUB.

Non ! ! Au thé du boulevard Haussmann.

SAINT-VAST.

Serez-vous seule, ou avec des gens ?

MADAME LAUB.

Qu’est-ce que vous préférez ?

SAINT-VAST.

Seule !

MADAME LAUB.

Soit !…

SAINT-VAST.

Comme gêneurs, n’amenez que vos fourrures.



Scène X


Les mêmes, POLICHE, puis THÉRÉSETTE, ROSINE, LAUB, BOUDIER, puis LE GÉRANT.

POLICHE, (qui remonte de la cuisine habillé en garçon de restaurant, tablier, etc., tenant un plat à la main, vient derrière Saint-Vast, et, changeant de voix :)

Monsieur veut-il goûter des poires du parc de Saint-Cloud ?… C’est une spécialité de la maison.

SAINT-VAST, (sans le reconnaître.)

Non, merci, garçon… (À Madame Laub.) Alors, convenu, et si, par hasard…

(Il serre de près Madame Laub.)
POLICHE, (lui mettant les poires sous le nez.)

Cependant, monsieur, j’insiste… Les poires, les belles poires !

SAINT-VAST, (furieux.)

Vous m’embêtez…

MADAME LAUB, (se retourne et reconnaît Poliche.)

Poliche !… Oh ! ça c’est trop drôle ! la bonne tête !

POLICHE, (courant à la porte de la salle à manger qu’il ouvre.)

Si m’sieurs et dames veulent bien se donner la peine d’entrer… (Entrent les autres en riant.) Nous allons défoncer la caisse… À nous la boîte de petits beurres ! À nous la résistance vitale, nom de nom !

(Il se précipite sur deux ou trois boîtes de petits beurres qu’il enfonce avec fracas par terre. Il fait une danse de sauvage autour, en criant : « Chahut ! » et piétine les boîtes. Bruit. On rit.)
LAUB, (s’anime et crie.)

Olé ! Olé !

(En mettant gauchement et sans conviction son chapeau sur l’oreille.)
LE GÉRANT, (surgissant à cet instant.)

Monsieur, voyons !… Je suis le gérant de cet établissement !…

POLICHE.

Oui, c’est vous le gérant ! Eh bien, continuez.

LE GÉRANT.

Je m’oppose à…

POLICHE.

Vous êtes comburant, fluidifiant, résolutif et dépuratif, mon ami… Fichez-moi la paix !…

THÉRÉSETTE, (montrant Poliche.)

Cette binette !

MADAME LAUB.

Mais c’est que ça lui va bien !

ROSINE.

Il a l’air né pour ça !

POLICHE, (sortant les provisions de la caisse.)

Voilà, gérant ! Avec cette caisse, les fauves en auront assez ! En état de siège, vous savez… Partagez-vous ça, mes tigresses !… Puisez…

MADAME LAUB.

Non ! Pas avant le goûter… Ça nous enlèverait l’appétit pour l’omelette.

POLICHE.

Comme vous voulez. (Au gérant.) Dites-moi, je montais aussi pour vous demander de la cannelle… Avez-vous de la cannelle sur vous ?

LE GÉRANT, (bougonnant.)

J’en ai dans une armoire, en bas.

POLICHE.

Viens me montrer ça, mon chéri.

LAUB.

Il a un culot !… Et dépêchez-vous, Poliche, hein ?

POLICHE.

Oui, oui… Tu dis, mon chéri, dans une armoire ?

(Il entraîne le gérant aux offices.)


Scène XI


Les Mêmes, moins POLICHE et LE GÉRANT

LAUB, (à sa femme et en aparté.)

Vous faites des avances à ce monsieur… Si vous croyez que je ne vois pas votre manège.

MADAME LAUB.

Vous êtes stupide.

LAUB.

Si ça continue, je ne vous payerai pas Luchon l’année prochaine.

MADAME LAUB.

Eh bien, on ira à Cancale.

ROSINE.

Hé ! là-bas, les amoureux !… Pas de petits apartés, ici… On doit mettre la conversation en commun.

MADAME LAUB.

Mon mari me disait qu’il était ravi de penser que nous passerions tout l’été prochain à Luchon…

THÉRÉSETTE.

Ah ! vous faites déjà vos projets ! C’est vrai qu’il faut s’y prendre à l’avance. Nous, nous partons dans quelques jours pour la forêt de Fontainebleau… Figurez-vous que Rolsini veut faire un effet d’automne, une grande toile pour le Salon… Je me suis commandé une robe rousse pour symboliser l’automne, je ne vous dis que ça !…

ROSINE.

Où allez-vous, vous, monsieur de Saint-Vast, l’été… Je suis sûre que vous voyagez beaucoup.

SAINT-VAST.

Oh ! du tout, madame. Chez moi, c’est un principe… je ne sors jamais de l’Île-de-France.

ROSINE, (admiratice.)

Je comprends ça !

THÉRÉSETTE.

Au fait, on parle tout le temps de l’Île-de-France, depuis quelques années… J’air l’air d’une imbécile de ne pas connaître… Dites-moi donc une bonne fois où elle se trouve, cette île… Pourquoi rit-on ? J’ai dit une bêtise ?

ROSINE.

C’est l’île Saint-Louis, ma chère amie.

THÉRÉSETTE.

Non !… Eh bien, je ne m’en doutais pas…

ROSINE.

Tu aurais dû t’en douter.

MADAME LAUB.

Monsieur de Saint-Vast a des goûts de tradition… Il est sûrement très français…

SAINT-VAST.

Mon Dieu, madame, j’ai horreur des décadents, des socialistes et des lâches… J’aime le beau style clair de nos pères, les jolies femmes et les belles écuries.

ROSINE, (à Boudier.)

Oh ! quelle grosse perle vous avez là, monsieur Boudier ! Pauline, venez donc voir ça.

BOUDIER, (modestement, en retirant son épingle de cravate.)

C’est ma femme qui m’a donné ça pour mes étrennes…

ROSINE.

Heureuses mœurs !… Douce province ! Venez voir cette perle, vous, le maître es sciences. Vous êtes orfèvre, monsieur Laub.

(Laub et sa femme se rapprochent sous la lumière de la fenêtre.)
THÉRÉSETTE, (à Saint-Vast.)

Je ne suis pas curieuse… mais à laquelle faites-vous la cour… Tout le temps de la promenade, j’ai cru à Rosine, et maintenant c’est à Pauline.

SAINT-VAST.

Comme c’est indiscret ce que vous me demandez-là !… C’est à Thérèse Du… comment vous appelez-vous, déjà ?

THÉRÉSETTE.

Oh ! moi, vous perdriez votre temps, je vous avertis… Je suis une petite femme bien sage… fidèle à celui que j’aime… Mon ami est un peintre mondain très connu, vous savez, Rolsini, le peintre des femmes tordues.

SAINT-VAST.

Ah oui !… Fait les femmes du monde, l’avenue du Bois, et les grands yachts… Connais !…

THÉRÉSETTE.

Soyez poli, vous, dites donc ! Eh bien, nous formons un excellent petit ménage, en tout cas. Je vous remercie de vos offres de service, mais moi, il n’y a rien de fait.

SAINT-VAST.

Est-ce à dire que vos amies ?…

THÉRÉSETTE.

Oh ! ce ne sont pas des choses à dire…

SAINT-VAST.

Ce sont plutôt des choses à faire… je comprends.

ROSINE, (de loin, l’interpellant.)

Et vous, monsieur le lâcheur, là-bas… vous n’aimez pas les bijoux ?

SAINT-VAST.

J’en ai horreur. Je trouve ça commun, bête et laid…

MADAME LAUB.

Bravo ! Bravo ! Attrape, monsieur Laub.

LAUB.

Eh bien, quoi, eh bien, quoi ? Les perles, ce n’est pas des bijoux. Monsieur fait peut-être exception pour les perles.

SAINT-VAST, (glacial.)

J’ai horreur particulièrement des perles.

LAUB, (à Boudier.)

Il est odieux, ce bonhomme-là… Qu’est-ce qui nous a amené ce raseur ?

MADAME LAUB.

Oh ! mes enfants, jouons à quelque chose en attendant… On s’assomme à dix francs l’heure.

LAUB.

L’averse !…

ROSINE.

Parlons amour.

LAUB.

Et omelette ! L’omelette !

MADAME LAUB.

C’est ça, parlons amour !

THÉRÉSETTE.

C’est bien démodé… On ne sait plus quoi dire !

MADAME LAUB.

Ah ! Il n’y a encore que lui de vrai, ma chère.

ROSINE, (à Saint-Vast.)

Nous serions curieuses d’avoir l’avis d’un sportsman sur l’amour !…

THÉRÉSETTE.

Ah ! l’avis des sportsmen sur l’amour, c’est le doute !

SAINT-VAST.

Mais vous me mettez tout le temps sur la sellette, mesdames… Mes idées ne sont, certainement, pas bien intéressantes à connaître.

ROSINE.

Mais qu’en savez-vous ?… Comment conquiert-on le cœur des femmes, voyons ?

THÉRÉSETTE.

Allez-y d’un petit axiome !

ROSINE.

Eh bien, quel silence ! Nous attendons.

SAINT-VAST.

Je cherche… (Il prend une chaise et s’assied à califourchon.) Voilà…

LES DAMES.

Ah !

SAINT-VAST, (sentencieux.)

Il y a deux manières de prendre les femmes… par la taille ou par le sentiment.

THÉRÉSETTE.

Très bien.

ROSINE.

C’est cavalier.

LAUB, (à Boudier.)

Ça ne doit pas être de lui. J’ai lu ça dans des journaux illustrés, chez le coiffeur.

SAINT-VAST.

D’ailleurs, on peut les prendre par les deux à la fois !…

MADAME LAUB.

Goulu !…

THÉRÉSETTE.

Alors, ce doit être l’amour complet.

MADAME LAUB.

L’oiseau rare, l’impossible amour.

ROSINE.

Allons donc ! L’amour, on peut très bien s’en passer… Témoin…

SAINT-VAST, (péremptoirement.)

Les femmes qui n’ont pas d’amant ou de mari, j’ai toujours envie de les conduire à la fourrière…

ROSINE.

Il est gai. (À Saint-Vast.) Avez-vous un carnet de poche ?

SAINT-VAST.

Je l’ai sur moi.

ROSINE.

Détachez-en trois feuilles, nous écrirons toutes les trois notre opinion personnelle sur l’amour, nous les mêlerons dans un chapeau et, comme vous ne connaissez pas encore notre écriture, vous en devinerez les auteurs… Ça fera passer le temps…

THÉRÉSETTE.

Les petits papiers, alors ?

LAUB.

De plus en plus bête !

SAINT-VAST.

Je veux bien !…

(Il déchire des feuilles blanches.)
ROSINE.

Tiens, à toi le crayon d’abord, Thérésette.

THÉRÉSETTE.

Mais alors tournez la tête, les hommes, ne regardez pas.

LAUB.

Voilà ! Voilà ! On s’écarte… Cigarette !… (Il entraîne Boudier résigné.) Je lui dirais bien quelque chose de désagréable à ce poseur, mais il doit être de première force aux armes.

BOUDIER.

Canez, c’est plus prudent !

THÉRÉSETTE, (passant le crayon à Madame Laub.)

J’ai fini.

ROSINE, (à Thérésette, très bas.)

Chérie… es-tu capable de garder pour toi ce que je vais te demander ?

THÉRÉSETTE.

Il suffit que tu le désires.

ROSINE.

Eh bien, veux-tu proposer, dans une minute ou deux, d’aller faire le tour du parc de l’hôtel ?… Comme il ne pleut plus, c’est facile…

THÉRÉSETTE.

Oh ! je veux bien, moi… Je suis de bonne composition ! Mais si on refuse…

ROSINE.

Tu descendras tout de même… violemment.

MADAME LAUB, (après avoir écrit, tendant le crayon à Rosine.)

À toi, Rosine.

SAINT-VAST, (se retournant.)

C’est fini ?

ROSINE.

Une seconde.

(Thérésette fait paravent avec sa jupe.)
BOUDIER.

Ce n’est pas une pensée. C’est toute une thèse…

LAUB, (haut.)

Moi, ça ne m’intéresse pas, les opinions de ma femme… Je les connais.

MADAME LAUB.

Monsieur Laub, vous vous vantez toujours.

ROSINE, (pliant son papier.)

Voilà. Maintenant, un chapeau.

BOUDIER.

Voulez-vous le mien ?

ROSINE.

Le chapeau de l’innocence, oui !

BOUDIER.

Allez-y !

(On remue les papiers dans le chapeau. Saint-Vast en puise un.)
THÉRÉSETTE, (annonçant.)

Sujet : « L’amour ! »

SAINT-VAST, (lisant.)

« Y penser toujours, n’en parler jamais ! »

LAUB.

C’est au moins ma femme qui a écrit cette stupidité.

(On proteste.)
MADAME LAUB.

Chut ! Ce n’est pas toi qui devines, mon ami.

SAINT-VAST.

Je ne crois pas… C’est Madame Thérésette.

ROSINE.

Après, après. Dites les trois. Et puis on vous apprendra si vous vous êtes trompé.

SAINT-VAST, (prenant un autre papier et lisant.)

« Ah ! si c’était à recommencer ! »

ROSINE.

Oh ! ma chère !

LAUB.

Voilà ! Ce coup-là ce doit être ma femme !

ROSINE, (à Saint-Vast.)

Dites-nous qui voudrait recommencer ?

SAINT-VAST, (hésitant.)

Vous, madame de Rinck.

MADAME LAUB.

Et la dernière, alors, naturellement, moi ?

THÉRÉSETTE.

Voyons, la dernière…

SAINT-VAST, (lisant le dernier papier.)

« L’amour, ça devrait être encore tellement mieux. Tâchez de vous trouver s… »

(Il s’arrête net.)
THÉRÉSETTE.

Quoi ?

MADAME LAUB.

Il y a une suite… lisez…

SAINT-VAST, (repliant vivement le papier.)

Non, rien…

MADAME LAUB.

Mais si, il y a une suite, sûrement !

SAINT-VAST.

C’est barré.

(Il agite le papier dans sa main.)
ROSINE, (très vivement, à Saint-Vast.)

Eh bien, vous n’avez pas été fort. Vous vous êtes trompé sur toute la ligne : « Y penser toujours, n’en parler jamais. »

MADAME LAUB.

C’est moi.

LAUB.

Qu’est-ce que j’avais dit !

ROSINE.

« Ah ! si c’était à recommencer. » C’est la sévère Thérésette !

THÉRÉSETTE.

Oh ! j’ai mis ça comme j’aurais mis autre chose !

SAINT-VAST.

Et le : « Ça devrait être encore mieux », Madame de Rinck, par conséquent ?

THÉRÉSETTE.

Ce n’est pas très fort d’ailleurs, pour la femme supérieure de l’assemblée.

MADAME LAUB, (essayant de prendre le papier à Saint-Vast.)

Mais il y avait autre chose sur le papier.

ROSINE.

J’ai effacé.

MADAME LAUB, (à Saint-Vast.)

Faites voir ?

SAINT-VAST, (fourrant les papiers dans sa poche.)

Ah ! non ! non ! Je garde les autographes comme souvenir.

ROSINE, (vite, bas, à Thérésette.)

Vas-y !

THÉRÉSETTE, (se lève en poussant un cri horrible.)

Ah !

LAUB.

Qu’est-ce qu’elle a ?… Elle se trouve mal !…

THÉRÉSETTE.

Vite ! Il ne pleut plus. Le tour du parc, mes enfants… avant l’omelette.

ROSINE.

Je ne sais pas si on a le temps.

LAUB.

On va voir. (Il va à l’escalier par où est descendu Poliche tout à l’heure.) Popo !

LA VOIX, (souterraine, de Poliche.)

Quoi ?

LAUB.

Est-ce qu’on a le temps de faire le tour du parc ?

LA VOIX.

Dix minutes !

LAUB, (aux autres.)

Dix minutes. Allons-y !

THÉRÉSETTE.

Tous ensemble ! Passez !

SAINT-VAST, (négligé.)

Moi, je vais en profiter pour bouchonner mon cheval à l’écurie.

ROSINE, (de même.)

Et moi, je vais rester seule ici… à me reposer un peu. J’ai mal à la tête et besoin de solitude.

MADAME LAUB, (aux aguets.)

Tu ne veux pas que je te tienne compagnie ?

ROSINE.

Non, non. Au contraire !

MADAME LAUB, (insistant.)

Cependant…

LAUB, (à sa femme.)

Allons, viens donc ! laissez donc votre amie puisqu’elle vous le demande, madame Laub. Ah ! si vous ne m’aviez pas !

MADAME LAUB.

Dire que, dans ce cas, ce serait une autre qui vous aurait ! En voilà une qui me doit une fière chandelle sans le savoir.

ROSINE.

Ils sont adorables !

(Tout le monde sort, à part Rosine et Saint-Vast, qui fait mine de suivre les autres, puis revient et referme la porte.)


Scène XII


SAINT-VAST, ROSINE

Silence d’abord
SAINT-VAST, (tirant un des papiers de tout à l’heure de sa poche et lisant à haute voix.)

« L’amour, ça devrait être encore tellement mieux ! Tâchez de vous trouver seul avec moi avant la fin de la promenade, j’ai à vous parler. » C’est bien vous qui avez écrit cela ?

ROSINE, (se poudrant, devant sa glace à main et sans se retourner.)

Oui, quoi ? Ah ! mon Dieu ! je sais bien ce que vous allez imaginer tout de suite… Si j’ai commis cette incorrection…

SAINT-VAST (l’interrompt.)

Le gros mot !

ROSINE.

Ce n’est pas du tout pour ce que vous pensez.

SAINT-VAST.

Mais je ne pense rien.

ROSINE.

C’est pour vous avertir charitablement d’une bévue inévitable que vous allez commettre dans un instant. Voulez-vous parier que je sais ce que mon amie Pauline vous a dit… D’abord, beaucoup de mal de moi.

SAINT-VAST.

Ce n’est pas vrai, justement !

ROSINE.

Et, ensuite, elle vous a invité au thé du boulevard Haussmann pour demain cinq heures.

SAINT-VAST, (étonné.)

Comment savez-vous ?

ROSINE.

C’est malin ! Elle procède toujours ainsi ! Chaque fois qu’elle aperçoit un monsieur qui lui plaît, pan ! elle l’invite pour le lendemain au thé du boulevard Haussmann.

SAINT-VAST.

Et après, qu’est-ce qu’elle fait ?

ROSINE.

Après aussi.

SAINT-VAST.

Et puis encore après ?

ROSINE.

Après, je ne sais plus. Mais ce doit être comme pour les femmes de Barbe-Bleue… vous savez, dans l’armoire. On ne revoit plus les personnes. Elles disparaissent de la circulation… Ont-ils eu peur ? Sont-ils repus ?… j’ignore. Mais c’est très ennuyeux, en tout cas… car j’ai perdu, ainsi, des relations qui me plaisaient, qu’il m’aurait plu de continuer… N’y allez pas.

SAINT-VAST.

Où ? chez Barbe-Bleue ?

ROSINE.

Au thé du boulevard Haussmann. (Silence glacial. Saint-Vast sourit.) Dieu ! que c’est bête, ce que je fais là ! Voyez, je suis toute tremblante, je ne sais plus enlever les épingles de mon chapeau.

SAINT-VAST.

C’est délicieux.

ROSINE.

Je ne trouve pas du tout !… (Il s’approche, l’aide à enlever son chapeau, et lui met les lèvres dans le cou.) Non !… non !… laissez-moi ! Allez-vous-en !… (Puis elle se laisse aller. Il la serre longuement.) Oh ! je suis folle ! je suis folle ! Qu’est-ce qui nous prend ? C’est terrible !… Mais que se passe-t-il donc ?… Je me suis sentie perdue tout de suite !… Depuis hier, je ne pense qu’à vous ! Il me fallait vous parler à tout prix !

SAINT-VAST.

Je le sentais ! je le devinais… Tout le temps de la promenade, vous étiez agitée et silencieuse.

ROSINE.

Nos yeux se sont compris tout de suite, n’est-ce pas ? Hier déjà…

SAINT-VAST.

Je veux les baiser, vos yeux. (Il promène ses lèvres sur ses yeux.) Oh ! comme vous avez les paupières douces… douces…

(Il la cale par la taille dans ses coudes et la regarde en souriant.)
ROSINE.

Taisez-vous ! Ne me regardez pas ainsi… Oh ! mais je sens que je vais vous adorer !

SAINT-VAST.

Je t’adore, je t’adore, je t’adore !

ROSINE.

Jamais je n’ai eu une pareille impulsion. Jamais je n’ai osé ce que je viens d’oser. Vous me croyez. Je ne me reconnais pas. Il y a si longtemps que je rêvais d’un être qui vous ressemblait. Vous n’irez pas voir cette méchante femme, dites ?

SAINT-VAST.

Je vous le promets.

ROSINE.

C’est que je suis très jalouse, vous savez. (Avec éclat.) Mon Dieu ! vous allez me faire souffrir. Ce que vous allez me faire souffrir ! Je ne vous connais pas, et j’ai déjà envie de vous crier : « Vous ne me tromperez pas, dites !… »

SAINT-VAST.

Non, non… Je t’adore. Je ne te tromperai pas, Rosette !

ROSINE.

… ine… Rosine… Et vous, Victor, n’est-ce pas ?

SAINT-VAST.

Je n’en suis pas plus fier pour ça.

ROSINE.

Pourquoi ? C’est un très joli nom… depuis tout à l’heure. Pas si joli que celui qui le porte.

SAINT-VAST.

Ne dites donc pas de bêtises. Je suis bien ordinaire et vous êtes divine…

ROSINE.

Écoutez… parlons peu, mais parlons bien… Ils vont revenir… Voulez-vous être ce soir, à dix heures, chez moi ?

SAINT-VAST.

C’est entendu…

(Un temps.)
ROSINE.

Non ! mais, qu’est-ce qui m’arrive là !… Faites voir vos mains. Oui… c’est bien ainsi que je les avais vues. Pourquoi vous coiffez-vous comme ça ?… Vous ne seriez pas mieux avec une raie de côté ?…

SAINT-VAST.

Déjà vous me rectifiez, vous voyez.

ROSINE, (vivement.)

Mais non, c’est très bien ainsi ? Croyez-vous que vous m’aimerez, dites ?… Je vous plais ?…

SAINT-VAST.

Attendez, vous verrez…

ROSINE.

Dieu ! que je suis troublée !… Et dites… vos maîtresses ? Car, en somme, je ne vous connais pas du tout… Avez-vous une liaison en ce moment ?

SAINT-VAST.

Non. Justement, je flânais… J’avais une petite amie, cet été, à Trouville. Oh ! une vague demi-mondaine. Je l’ai quittée… Mais vous, vous n’êtes pas libre ?…

ROSINE.

Complètement.

SAINT-VAST.

Cependant, ce Monsieur Didier !

ROSINE, (haussant les épaules.)

Peuh, Didier !… Ça ne compte pas !… C’est un gros bon camarade… un ami.

SAINT-VAST.

Cependant, il…

ROSINE.

Vous n’allez pas croire que je l’aime, au moins ? Réfléchissez…

SAINT-VAST.

Mais enfin, il…

ROSINE, (riant.)

Eh bien, cela doit vous prouver justement que je n’aime personne.

SAINT-VAST, (riant aussi.)

C’est juste… à la réflexion !…

ROSINE.

Est-ce que vous aimez réfléchir ? Moi pas !…

SAINT-VAST.

Et moi donc ! J’ai horreur de ça. Tenez, plutôt.

(Il l’étreint.)
ROSINE, (murmurant contre son épaule)

Chéri, chéri ! Dès que je t’ai vu, ç’a été le coup de foudre !… À peine m’as-tu eu regardée, chez mon amie Verneuil, que je me suis dit : Ça y est ! Et ça y était en effet !… Alors, je me suis promis de t’embrasser la première fois, là, au coin de tes lèvres… sous ta moustache… Ah ! si ce pouvait être l’amour !

SAINT-VAST.

Tu m’affoles.

ROSINE.

C’est vrai ?… Fais que ce soit vrai. C’est cela, tiens-moi !… Verse-moi tes yeux sur la figure.

SAINT-VAST.

Alors, apporte tes lèvres, vite.

(Poliche remonte de droite, toujours en mitron, avec une casserole et une cuiller en bois à la main.)


Scène XIII


Les Mêmes, POLICHE

SAINT-VAST, (se redressant tant bien que mal et cherchant de suite une attitude digne, prêt à rendre raison, au premier signal.)

Monsieur…

ROSINE, (intervenant avec vivacité, à voix basse, et le tirant par la manche.)

Chut !… Voyons, vous êtes fou !

POLICHE.

Attendez que je pose ma cuiller et mon tablier de service… Vous voulez-bien ?… Là !

SAINT-VAST, (carrément et simplement.)

Monsieur, je suis, je vous en avertis, entièrement à vos ordres.

ROSINE, (haut, mal à l’aise.)

Mais voyons, monsieur Saint-Vast, vous voulez rire ?…

POLICHE.

Sacristi, mes enfants, que vous êtes embêtants ! Vous ne pouviez pas vous cacher derrière un meuble ?… Car, enfin, je serais en droit de vous faire une scène de jalousie… tout de même ! Si j’avais deux sous de sens moral, je vous dirais : « Vous êtes des misérables… Voilà ce que vous êtes, des misérables… » Je ne vous le dirai pas, parce qu’à la suite d’une luxation du genou, qui m’est arrivée dans mon enfance, je l’ai tout à fait perdu, le sens moral… mais enfin… une autre fois, tâchez d’être plus malins et de ne pas me fourrer le nez dans votre livre de comptes… sapristi !

SAINT-VAST.

Monsieur, je ne sais de quelle manière je dois prendre…

POLICHE.

D’aucune, monsieur ! L’amour, c’est l’amour, ça ne regarde personne. Chacun est libre d’entendre ces machines-là comme il veut et on ne doit de comptes à personne… Je suis de mon siècle, moi. Je comprends tout. Rosine connaît mes idées sur ce chapitre… Elle est libre de faire ce qui lui plaît et moi aussi… C’est clair, n’est-ce pas ?… Seulement, là où est votre tort, c’est de vous faire pincer… mais oui, sacrebleu ! Voyez-vous un peu ce qui serait arrivé si j’avais été jaloux… Réfléchissez ; mais c’est-à-dire que c’est effrayant ! Mon repos troublé, tout mon petit traintrain désorganisé… obligé de tâter ma conscience… et les états d’âme, moi, ça me dégoûte !… Et puis, j’ai l’air de quoi, moi, franchement ? d’une andouille !

ROSINE, (se pinçant les lèvres.)

Mais, mon ami.

POLICHE.

Y a pas de mais !… Oh ! puis, zut ! nous n’allons pas nous bouffer le nez ou nous regarder comme des crétins de faïence, pendant des heures ! Allez-vous-en dans le jardin, mes enfants, où vous voudrez ! Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas me mêler à vos petites histoires… Je veux bien qu’on m’embête, mais pourvu que je ne le sache pas !… Et surtout qu’on ne vienne pas troubler mon petit repos, surtout ! Ah ! là, là, mes enfants, allez, mon omelette est mille fois plus intéressante que tout ça… mangeons-la, hein ? Tenez, voilà les autres qui s’aboulent. Et, cela dit, n’est-ce pas ? n-i, ni, fini… Qu’on n’en parle plus et allons nous la caler. (Il va à la porte du jardin que franchissent les gens de la bande.) Eh là ! par ici la sortie… À toi l’omelette, papa Laub ! Viens me découper ça… J’ai une faim !



Scène XIV


Les Mêmes, LAUB, MADAME LAUB, THÉRÉSETTE, puis BOUDIER

Poliche prend la casserole de cuivre et tape dessus avec la cuiller. Boucan infernal. Il va, vient, tonitrue. Rosine et Saint-Vast se regardent.

ROSINE.

Quand je vous l’avais dit que c’était un type, Poliche !… Ah ! en voilà un qui comprend la vie !…

SAINT-VAST.

Je ne dis pas… mais il me dégoûte un peu, ce monsieur !

ROSINE.

Oh ! un bon garçon, allez !… Et puis, il faut avouer qu’il est vraiment rigolo !

POLICHE, (il pousse Laub, sa femme, Thérésette dans la salle à manger. Puis appelant Rosine et Saint-Vast.)

Allez ! Allez ! Plus vite que ça !… (Il les bouscule.) La voilà qui monte. (Il va à la porte qui mène à l’escalier de la cuisine et crie.) : Ça y est-il ?…Boum !

(Tout le monde est entré en jabotant dans la salle à manger, sauf Boudier, en retard.)


Scène XV


POLICHE, BOUDIER

Boudier entre du jardin. Il se dirige vers la salle à manger. Poliche l’aperçoit, va à lui, le visage contracté. Il s’appuie contre l’épaule de Boudier avec un hoquet et un tremblement.

BOUDIER, (effrayé.)

Qu’est-ce que tu as ?

POLICHE.

Rien, une défaillance.

BOUDIER.

Mon pauvre vieux…

POLICHE, (la tête sur l’épaule de Boudier.)

Rien, tais-toi ! ne dis rien ! Chut !… Viens demain chez moi… je t’expliquerai… tu sauras tout. (Il se ressaisit brusquement avec un grand effort apparent et, comme à ce moment le garçon apporte de la cuisine l’omelette, il se précipite, prend le plat flambant et il entre dans la salle à manger au milieu des exclamations et des « ah ! ») Mesdames et messieurs, c’est pour avoir l’honneur de vous servir l’omelette Meireuil ! Didier-Pierre-Hippolyte Meireuil, 17, rue de Berri, eau, gaz à tous les étages, téléphone, divan japonais, fauteuils pour les dames… travail soigné.

(Le rideau baisse pendant ce temps.)

RIDEAU

ACTE DEUXIÈME

Chez Rosine, dix jours après. — Un boudoir, petit salon intime de femme, rose et turquoise. — Corps de bibliothèque, avançant à gauche, près de la porte des appartements. À droite, la chaise longue, bourrée de coussins, couverture à terre. Petites intimités autour. Tables, fleurs, téléphone, revues. Paravent derrière. — Au fond, un angle-fenêtre, avec d’immenses rideaux de vieux venise. — Porte d’entrée au fond. — Sur la chaise longue un petit paquet de couvertures. C’est le chien qui dort.



Scène PREMIÈRE


AUGUSTINE, DEUXIÈME FEMME DE CHAMBRE

Au lever du rideau, deux femmes de chambre affairées. L’une sonne en vain au téléphone accroché contre le mur, dans le fond du salon.

AUGUSTINE.

Oh ! ce téléphone !… Allo ! allo !… Comment, on ne répond pas, mademoiselle !… (À l’autre femme de chambre.) Regardez si vous ne vous êtes pas trompée de numéro. C’est bien 235-80.

LA FEMME DE CHAMBRE, (feuilletant l’annuaire.)

Oui ! oui !… Cercle militaire, 235-80.

AUGUSTINE, (au téléphone.)

Insistez, mademoiselle. (À la femme de chambre.) Et Bodega, quel numéro déjà ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

Mais non ! C’est le chauffeur qui doit aller à Bodega. Vous, vous devez téléphoner au Café de Paris.

AUGUSTINE.

Il y a de quoi perdre la tête.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Quel grabuge !… Téléphone, télégramme… Avertir le concierge… Ce que ça chauffe !

AUGUSTINE.

Oh ! ce téléphone !… Mademoiselle, voyons !…

LA FEMME DE CHAMBRE.

Alors, d’après ça, dites-moi la vérité : madame serait déjà trompée après si peu de temps ?

AUGUSTINE.

Qu’est-ce que ça peut vous faire que madame soit trompée ou non ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

Je préfère… Comme ça, l’air est plein d’orage… Et puis ça fait du désordre… du désordre qu’on n’est pas obligé de remettre en place.

AUGUSTINE.

Quand vous aurez fini de divaguer. Allez donc voir plutôt à la cuisine si le chauffeur est parti… Et le Café de Paris, combien avez-vous dit ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

203-22.

AUGUSTINE.

22… les deux cocottes. (La deuxième femme de chambre sort. La sonnerie du téléphone retentit enfin.) Allo ! allo !… Le Cercle militaire ?… Savez-vous si Monsieur de Saint-Vast doit venir aujourd’hui ?… Oui… je voudrais bien… c’est pour quelque chose… Une commission que vous lui feriez… Vous ne savez pas ?

LA FEMME DE CHAMBRE, (rentrant en coup de vent.)

Paix… Monsieur !… Raccrochez…

AUGUSTINE.

Plutôt !… Pas si bête !…

(Elle laisse les récepteurs du téléphone pendants.)


Scène II


AUGUSTINE, POLICHE

POLICHE.

Augustine ?

AUGUSTINE.

Monsieur ?

POLICHE.

Madame n’est pas là ?… Recevra-t-elle ici ou au salon ?

AUGUSTINE.

Madame ne recevra pas aujourd’hui.

POLICHE.

Pourquoi ? C’est son jour… Est-ce qu’elle l’a oublié ?

AUGUSTINE.

J’ai des ordres contraires… Je ne dois laisser entrer que Monsieur et Madame Jourdeuil… qui dînent ce soir.

POLICHE.

C’est vrai !… Les Jourdeuil dînent ! Quelle scie !… (Un bruit le fait se retourner. Ce sont les récepteurs qui se balancent mollement contre le mur.) Qu’est-ce que c’est que ça ?… Arrêtez donc ce balancier, ma fille ! C’est idiot !… Une autre fois, quand vous décrocherez les récepteurs, de peur que je réponde à l’appareil, tâchez de le faire avec plus de calme… Vous n’êtes pas forte, Augustine…

AUGUSTINE.

Mais monsieur, je vous jure…

POLICHE.

Suffit ! (Il fait un bruit avec sa bouche qui signifie évidemment : « Vous pouvez vous retirer. » Seul, il inspecte de l’œil la pièce et renifle.) Non, ça ne sent pas le cigare… Patapoum !… Patapoum !… Patapoum ! (Il va à la cheminée.) Et ça… qu’est-ce que c’est que ça ? (Il ouvre la porte et rappelle la femme de chambre.) Augustine !… (Augustine revient.) Dites-moi, mon petit enfant chéri, qu’est-ce que c’est que ça ?…

AUGUSTINE.

Ah ! ça, c’est un bouton de manchette à monsieur… Il était cassé. Je l’ai trouvé au pied du fauteuil. Ce n’est pas moi qui l’ai cassé. On a dû marcher dessus… Je l’ai mis là, sur la cheminée, pour que monsieur le voie…

POLICHE.

Voilà une attention délicate… mais… ce bouton de manchette ne m’appartient pas… Mon petit enfant chéri, vous êtes stupide… Vous auriez dû remarquer qu’il y a une tête de cheval sur la médaille… Est-ce que j’ai une tête à avoir une tête de cheval sur un bouton de manchette, voyons ?…

AUGUSTINE.

Je croyais…

POLICHE.

Ce doit être au chauffeur, évidemment… Vous le lui rendrez…

AUGUSTINE.

Mais, monsieur…

POLICHE.

Pas de chance aujourd’hui, Augustine… Hein ?… Et ça vous fait rire, encore !…

AUGUSTINE.

Oh ! pas le moins du monde, monsieur…

POLICHE.

Eh bien, allez voir un peu à la lingerie si j’y suis…



Scène III


POLICHE, seul.

Il va à la couverture roulée sur une chaise longue, et découvre un petit roquet grelottant.
POLICHE.

Bonjour, Lidoire… Où il est la mimitte à son pépère en sucre ?… T’en fiches pas mal, toi, de tout ça ?… Tu es un sage !… Mais tu es tout de même un peu plaqué, hein ? Ça me fait plaisir. Tu t’embêtes tout seul ? Tu n’as pas de susucre… On ne te prend plus dans le fond du coupé… Je t’aime, Lidoire… Tu me répugnes bien un peu, parce que tu es terriblement chien de cocotte : sous tes couvertures qui sentent l’houbigant et le trèfle incarnat ; mais enfin, il y a entre nous des sympathies de situation sociale… On se comprend, hein ? Reste, vieux frère… (Il se promène les mains dans les poches, l’œil aux aguets.) Patapoum ! Patapoum ! Pattapoum ! (On entend sonner à la porte d’entrée. Il entr’ouvre la porte, écoute un bruit de voix dans l’antichambre, puis interpelle la femme de chambre.) Qui est-ce ?

LA FEMME DE CHAMBRE, (du dehors.)

C’était une visite pour madame.

POLICHE.

Qui ?…

LA FEMME DE CHAMBRE, (passant son bras.)

Voilà la carte !

POLICHE.

Rappelez vite ce monsieur dans l’escalier… Dépêchez-vous… criez-lui que j’ai un mot à lui dire.

(Il attend un moment.)


Scène IV


POLICHE, BOUDIER

POLICHE.

Bonjour, mon vieux Boudier… J’ai mille excuses à te faire !…

BOUDIER, (évasif.)

Mais de rien, de rien… Je venais, avant de repartir pour Lyon, faire la visite que je devais à Madame de Rinck, qui m’a reçu d’une façon charmante…

POLICHE.

Ne me bats pas froid… Boudier, je me suis très mal conduit avec toi… Après le petit incident de l’autre jour, je t’avais donné rendez-vous pour le lendemain, et, quand tu es venu, j’ai fait dire que je n’y étais pas… Je pourrais arguer que j’avais beaucoup à faire… Ce ne serait pas vrai… J’étais gêné, embêté… d’avoir à t’expliquer des choses…

BOUDIER.

Mais ce sont des choses qui te concernent exclusivement.

POLICHE.

N’importe !… Ce n’est pas chic de ma part… Tu repars demain… on ne se verra plus de longtemps… Ce vieux Boudier !… C’est tout de même mon plus vieil ami… tu te souviens ?… On a été gosses ensemble.

BOUDIER.

Hé oui, Didier !… Nous avons été si unis…

POLICHE.

Ah ! comme c’est loin !… La taverne de Rabault !… Ta première maîtresse qui était si laide… Et la vieille usine de soieries de ton père dans le quartier Saint-Jean… Tu te rappelles tes fureurs, quand j’ai voulu liquider la maison de champagne de mes parents…

BOUDIER.

J’aurais voulu t’empêcher de la céder… oui, pour te garder à Lyon et te voir te marier à ton tour…

POLICHE.

J’aurais peut-être mieux fait d’y rester, à Lyon, d’y devenir un quadragénaire sérieux comme mon ami Boudier !… Enfin ! ne nous attendrissons pas… Tu as été épaté, hein ? de me retrouver métamorphosé en si peu de temps ? Tu n’en reviens pas de ma transformation ?… Ah ! mon vieux… c’est toute une histoire… une histoire bête comme une autre, d’ailleurs… Tu te rappelles quand je suis arrivé à Paris, il y a…

BOUDIER.

Il y a un an que je t’ai accompagné sur le quai de la gare Perache…

POLICHE.

Oui… il y a un an. !… Tout de suite, des amis m’ont présenté dans différents mondes… Alors, un soir, chez des gens assez chics, un peu tarés… où l’on bâillait ferme autour de quelques tables de poker, je vis Rosine…

(Silence.)
BOUDIER.

Eh bien ?

POLICHE.

Ça ne te dit rien, à toi, ces simples mots ?… Eh bien, je vis Rosine… et tout de suite je tombai amoureux fou d’elle… C’est simple. Paris n’était qu’elle. Le monde se réduisait à elle. Sa beauté superbe, attirante, le seul bruit de sa robe dans un couloir de théâtre ou de restaurant me donnaient une émotion inouïe… J’essayai de la connaître… Je me fis présenter… Mais, tout de suite je sentis l’irrémédiable antipathie de Rosine, ou, plutôt, sa morne indifférence, cette sorte d’indifférence haineuse du regard, tu sais, à quoi se reconnaît l’impossibilité radicale et qui vous range dans la catégorie des sales types !… Rien à faire !… Je n’insistai pas. D’ailleurs, cette viveuse, élégante, bruyante et éprise — je le savais par des indiscrétions — de gentlemen distingués, hauts en cravate et pâles en couleurs, m’effrayait énormément. J’étais médusé, terrorisé par elle… Et ça dure toujours, d’ailleurs ! Elle m’intimide, que veux-tu ? J’avale ma salive en lui parlant… Un jour, dans un dîner où elle était, je lançai tout haut une grosse plaisanterie qui porta beaucoup… On m’en félicita… J’aperçus le regard de Rosine posé sur moi… Quelques secondes après, encouragé, je risquai une seconde blague… Je retrouvai le regard de Rosine, toujours dégagé de toute sympathie, certes, mais plus curieux. Ce jour-là, je jugeai prudent de m’en tenir là… Mais, à la rencontre suivante, je fis, à tout hasard, une charge énorme… je dansai une espèce de chahut au pesage. C’était idiot !… Je me disais, à part moi : « Zut ! je dépasse la mesure ! » Du tout, je ne la dépassai pas… Désormais, dès qu’elle m’apercevait, Rosine me souriait. Je sentais qu’elle se disait : « Tiens, voilà le monsieur qui est si rigolo !… » Alors, mon cher, alors obscurément, honteusement un peu, je fis ce que tout le monde fait plus ou moins en matière d’amour… Ayant senti le seul côté, le seul, tu entends, par lequel je pouvais plaire à cette femme, je l’exploitai… Quel est celui qui ne devine pas le point sensible par où il atteint la sympathie de l’être chéri ? le terrain bon à cultiver ?… Quel est celui qui peut se vanter d’être vraiment soi en amour ?… Suivant l’idée que l’autre se forme de vous, suivant ce qu’il désire que vous lui apportiez dans sa vie, on se diminue, on s’augmente, on fait le beau ou le vilain, selon sa chance. L’affreux désir de plaire à tout prix, par n’importe quel moyen, vous pousse aux pires bassesses, et devenir le pitre désiré, c’est devenir un roi si le regard chéri s’éclaire d’attention et s’adoucit à votre adresse… Oh ! j’ai bien essayé comme tout le monde d’aborder la question sentiment au début !… Brrr !… Cet œil !… cet œil, mon cher, qu’elle me lançait !… Quand on a vu ce spectacle-là, on ne veut pas le revoir deux fois dans une vie !… Et vite, vite, je me remettais à imiter Sarah Bernhardt sur le pont d’un navire.

BOUDIER.

Bien, bien !… De là ton avatar et la réputation que tu t’es faite dans le monde de la pâle noce !

POLICHE.

Oui. Je compris tout de suite le parti qu’il y aurait à tirer de ce qu’on me demandait… J’eus tôt fait de refouler ma tendresse, ma sensibilité, mon immense amour… de n’en rien laisser percer, surtout !… Tout était là !… J’ai l’air d’une bête, mais je suis un sage… Je sus me rendre indispensable… Je fus le Poliche de toutes les minutes, le remède contre le spleen… le gros sans-souci qui ne peut pas comprendre le cœur des femmes… l’organisateur des journées d’ennui… l’homme des bars !… Le boulevard m’a bien accueilli… Je me suis fait pochard par amour, cynique par nécessité… Je ne me décris pas, tu m’as vu dans l’exercice de mes fonctions !

BOUDIER.

Par les petites dames de Lyon, j’arrive très bien à m’imaginer ce que doit être l’ennui quotidien de ces dames de Paris. Toutes plus ou moins ont un commensal dans ton genre… toutes ont leur Poliche… Tu es un exemplaire très répandu dans le monde de la galanterie… Mais, au moins, avais-tu les faveurs de la patronne ?

POLICHE.

Attends, attends !… Nous y voilà. Je guettais la minute favorable où d’un rire on glisserait à une caresse. Elle vint !… Un jour où Rosine fut durement lâchée, il y a six mois, par son seigneur et maître qui convola en justes noces, je fus, ce jour-là, étourdissant de verve ! Nous allâmes à l’Olympia, d’où je me fis expulser scandaleusement de la salle. On se donna à moi, parce que j’étais, paraît-il… « le seul bon bougre de la terre !… »

BOUDIER.

Oui ! Il y a des femmes qui s’accordent par bonté comme la meilleure récompense qu’elles puissent donner…

POLICHE.

Tais-toi ! C’est horrible ce que tu dis… horrible de vérité… Eh bien, j’eus cette récompense-là, mon cher. La joie, le bonheur enfin, que j’en ressentis, la possession rêvée de ses lèvres, de tout son petit corps d’amour et de soie… ce bonheur-là, je n’en soufflai mot, tu penses ! Je me gardai même d’en paraître autrement ému et d’y attacher une importance plus grande que celle que l’on accorde à une excellente manière de terminer sa journée… Rosine est absolument persuadée qu’un gaillard comme moi ne s’épate pas et connaît la juste valeur des femmes et de l’amour…

BOUDIER.

Et de cela même, n’est-ce pas, d’être taxée au fond à sa juste valeur par un gaillard qui ne s’épate pas, je suis sûr qu’elle en conçoit une sorte d’admiration cordiale.

POLICHE.

Et fraternelle, tu l’as dit ! Imagine si j’ai laissé échapper l’avantage que cette situation me créait… Je compris qu’en aucune circonstance je ne devais me montrer l’amant. Je compris que l’amour c’était du « rabiot » et je me tins coi. Les minutes où Rosine s’accorderait reviendraient bien… Je n’ai jamais sollicité. Elles sont revenues. J’en fus pleinement récompensé, et durement payé. Ah ! mon ami ! à cause de cette confiance en moi, les confidences abominables que j’ai entendues aux heures intimes… les récits que j’ai écoutés tranquillement, en fumant une cigarette !… Ah ! puis qu’importe, sapristi ! Et de quoi vais-je me plaindre, animal ?… J’ai connu des frénésies solitaires et des ivresses d’avare, inouïes, d’autant plus grandes qu’elles étaient secrètes… Ah ! j’ai eu de bons moments, va ! Ce fut intense, comme certains crimes doivent être intenses et merveilleux, dans la plénitude que donne la faveur de l’ombre, la sécurité passagère de la nuit ! Mon ami, mon ami, ce que je l’ai aimée, cette femme, elle ne s’en doutera jamais !…

BOUDIER.

En somme, tu es comme ces engins qui contiennent en eux des forces, des âmes extraordinaires et qui n’apparaissent aux passants que de vulgaires boîtes à sardines !… Seulement, gare la bombe ! Et tu n’as jamais tenté d’aborder le chapitre sentiment ? Peut-être, à l’inverse de ce que tu supposes…

POLICHE, (l’interrompant.)

Que dis-tu là ?… Pas si bête !… Heureusement même qu’elle ne se souvient plus de la seule tentative que j’ai faite autrefois auprès d’elle… Non, je détiens un avantage unique… celui du bambochard à qui la vie n’a jamais monté le coup. J’en profite, voluptueusement calfeutré dans cet intérim magnifique… Et je ne demandais qu’une chose, moi… c’est que ça durât le plus longtemps possible… Évidemment, je ne me faisais pas d’illusions, le jour où un amour ou un béguin se présenterait… patatras ! Ce qu’on m’enverrait dans la pièce qui m’est réservée, là-bas, au fond de l’appartement, près de la lingerie !…

BOUDIER.

C’était fatal, en effet. Et le béguin est arrivé, pauvre vieux, et c’est…

POLICHE, (l’interrompant.)

Chut !… (Un temps. Tout à coup.) Ce que j’en avais écarté, pourtant, des concurrents, sans en avoir l’air pendant ces six mois. C’était trop beau, parbleu !… Ça ne pouvait pas durer ! Seul, j’étais seul ! Conçois-tu cette chance énorme que j’avais eue jusqu’à présent ?… Évidemment, j’attendais toujours le cataclysme. Chaque tête nouvelle me flanquait des frousses terribles. Mais je ne prévoyais pas la journée de Saint-Cloud !… Ah ! la journée de Saint-Cloud !…

BOUDIER.

Que s’était-il donc passé à l’instant où je t’ai trouvé dans cet état ?…

POLICHE.

Une chose effroyable et bête comme la vie !… Je venais juste de tomber sur un baiser en pleine bouche, moustache dans les lèvres, tu devines de qui. Et j’étais là, en mitron, la cuiller en bois à la main. J’arrivais pour montrer ma bonne touche, moi !… J’allais pousser un cri de fureur, de rage… Heureusement, mes yeux ont regardé Rosine… Ses sourcils me regardaient, c’est le mot, oui. Ses sourcils froncés d’une façon spéciale et terrible que je connais. En une seconde j’ai, par providence, senti que j’étais perdu si j’intervenais comme amant… Le passé, le présent, l’avenir, tout, j’ai tout vu dans ce regard. Une gaffe, et j’étais perdu à jamais… Et alors, j’ai improvisé une scène grotesque et burlesque. L’homme m’a pris pour un sinistre pied plat… mais Rosine souriait, Rosine souriait !… Elle m’avait pardonné mon existence. C’est égal, je venais de l’échapper belle !

BOUDIER.

Et maintenant, ils… elle ?…

POLICHE.

Oh ! sans aucun doute possible.

BOUDIER.

Ah ! Et tu n’as pas bougé ?

POLICHE.

Non… Je m’absente le plus que je peux… On croit à la discrétion ici…

BOUDIER.

Et que comptes-tu faire ?

Mais ce à quoi je suis d’avance résigné depuis le premier jour où un baiser de Rosette m’est tombé sur les lèvres… J’attendrai encore — oh ! le temps d’être bien sûr que c’est définitif, qu’elle ne se trompe pas — on ne sait jamais, n’est-ce pas ? Oh ! alors, je ne chercherai pas à entrer en ligne de compte. J’irai, un jour, pour mes affaires, du côté de Lyon… et voilà. Elle n’entendra plus parler de moi… comme par hasard. Ah ! mais, par exemple, je ne m’en irai que sûr et certain que la place devient vilaine et vraiment impossible pour un cœur comme le mien… Seulement je ne lui dirai rien, tu sais ! À quoi bon la troubler ?… Elle est si bonne, si gentille et si délicate !… Si tu la connaissais, tu verrais… On ne peut pas savoir. On la croit frivole… du tout. Ce n’est pas sa faute… pauvre chatte !… Elle a des mouvements spontanés, des trouvailles si adorables… Ah ! quel malheur tout de même que je n’aie pas été son type !

BOUDIER.

Mais qu’en savez-vous tous les deux, à la fin ?… toi qui n’as même pas tenté l’assaut de son cœur… et elle qui a consenti à être ta maîtresse, après tout !

POLICHE.

Justement ! Crois-en sur parole l’amant du jour et des nuits… J’ai eu de l’amour par surcroît. Que veux-tu, on ne choisit pas l’être qu’on aime… il est des bouches qui, en prononçant les mêmes mots d’amour, font le bonheur de l’une et l’ennui de l’autre… Mais j’ai été payé — ne me plains pas — du mal que je me suis donné à la faire rire un peu, la mignonne, payé par sa gaieté elle-même, et par la flamme de sa beauté que j’avivais un peu tous les jours… comme on ravive la « salamandre »

BOUDIER.

Pauvre Didier !… Tu t’es bien abaissé pour cueillir le fruit désiré ! Tu t’es mis à son niveau ; et pourtant, c’est touchant, émouvant au possible ce que tu me racontes là !…

POLICHE.

Ah ! mais pas de pitié, mon vieux. Ne te vante pas. Vous faites tous plus ou moins ce que j’ai fait !… Ah ! si l’on savait de quel élément se compose peut-être la joie des autres… Nous avions, à l’École centrale, un rigoleur extraordinaire, à toute épreuve. Eh bien, on l’a trouvé sur son fauteuil, un jour, la bouche ouverte… Il s’était tiré un coup de revolver, pour une chanteuse de café-concert. Ce devait être un sentimental !… Et que de fois, en faisant la fête, j’ai rencontré de ces gens, au bras d’une femme, qui s’amusaient désespérément à paraître drôles… et ils l’étaient… et ils l’étaient ! et tout le monde le croyait, même la femme qui était à leur bras !… Il n’y avait que moi qui avais envie de leur dire en passant : « Bonjour, copain ! »

BOUDIER.

Didier ! Didier !… Tu as de vraies larmes dans les yeux !…

POLICHE, (détournant la tête.)

Mais non ! Tu dois te tromper… Tiens, son manchon ! Depuis une minute je jouais avec son manchon, sans m’en apercevoir !… Ça ne te dit encore rien, à toi, son manchon ? Regarde quelle ombre charmante est en lui. Sa main y habitera tout l’hiver et je ne serai plus là pour en presser le bout des doigts dans le friselis du dehors… Ah ! mon ami, tout ce que je perds !… on ne sait pas… Son petit bras que je prenais sous le mien, dans nos promenades du soir, quand nous nous cachions… le doux frottement de la loutre contre mes ongles, la tiédeur qui venait d’elle. Je perds le bleu de ses yeux, le jaune de ses cheveux… Que veux-tu ?… On m’enlève mon collier, à moi… je n’appartiens plus à personne… Qu’est-ce que je vais devenir, dans la vie ?… Ah ! tu ne peux pas comprendre Ça !… On est bête, mais de quitter cette simple chose, ce manchon qui fait comme moi, qui l’attendait tous les jours et n’a pas d’autre raison d’être au monde que celle-là… j’ai le cœur qui se retourne. Il me semble tout à coup que nous étions des camarades au rancart… Pas, vieux ! tu me comprends, toi qui resteras ici et que j’envie, parce que tu sens encore tous les bouquets de violettes donnés, parce que tu sens Rosine, toute Rosine, toute ma jeunesse qui s’en va… Ah ! mauvaise ! mauvaise ! mauvaise !

(Il appuie gauchement le visage contre le manchon, dans un sanglot court de gros homme.)
BOUDIER.

Grand gosse, va !… Es-tu bête, de t’être laissé prendre par une femme ainsi ! Allons ! secoue-toi un peu, sacrebleu !

POLICHE.

Jacques ! Quelle drôle de sensation que celle de perdre une maîtresse ! C’est la première fois que ça m’arrive ! On sent mieux tout… on est plus ami avec les choses… on est très malheureux et l’on ne sait pas pourtant si ce n’est pas du bonheur… Cela donne une langueur à la vie, extraordinaire. C’est comme si l’on s’ouvrait les veines… c’est doux… c’est doux… Ah ! bien, il est frais, ton ami Poliche, il est frais !… (On entend sonner trois coups précipités à la porte d’entrée.) On sonne. C’est elle ! Passons vite dans ma pièce réservée… Nous finirons cette conversation… (Lui prenant vivement l’épaule.) Et toi ?… Avec tout ça, je ne t’ai même pas demandé… Ta femme va bien ?…

BOUDIER.

Je te remercie !… Figure-toi que le petit, cet été…

(Ils sortent à gauche.)


Scène V


ROSINE, AUGUSTINE, puis la FEMME DE CHAMBRE

On entend la voix furieuse de Rosine.
VOIX DE ROSINE.

Ça m’est égal ! Ça m’est égal ! Ça m’est égal ! (Elle entre du fond, suivie de la femme de chambre.) Je vous dis que ça m’est égal !… Vous n’avez qu’à obéir quand je vous donne un ordre… Votre service à tous devient déplorable, d’ailleurs… Tenez, enlevez !…

AUGUSTINE, (lui enlevant son manteau.)

Madame, j’ai fait tout ce qu’il fallait pour mon compte. J’ai téléphoné au Cercle militaire… mais j’ai interrompu à cause de monsieur…

ROSINE.

Qu’est-ce qu’il avait à voir là-dedans, monsieur ?… Je m’en moque pas mal.

AUGUSTINE.

Je ne savais pas.

ROSINE.

Et d’abord, pourquoi dites-vous toujours « monsieur » en parlant de Monsieur Meireuil ? C’est déplacé.

AUGUSTINE.

Bien, madame. L’auto est allée à Bodega. On n’a trouvé naturellement personne.

ROSINE.

Pas de télégramme oublié, par hasard, sur un plateau, comme d’habitude ?

AUGUSTINE.

Hélas ! non. Alors, madame ne sait pas où il peut bien être ?…

ROSINE.

Si, je m’en doute. Mais je n’irai pas le chercher là !…

AUGUSTINE.

Je l’ai toujours dit à madame que sa meilleure amie était une petite gale.

ROSINE.

Elle ne l’emportera pas en paradis, si elle a vraiment réussi ce qu’elle complotait… et que je me refuse d’ailleurs à croire, jusqu’à preuve du contraire… En tout cas, je m’arrangerai pour ne pas me couvrir de ridicule. Et cette journée l’a été suffisamment, ridicule… Dieu sait !… Que doivent penser mes domestiques à l’office ?…

AUGUSTINE.

Oh ! à part moi, madame, soyez sûre que personne ne se permettrait de penser quoi que ce soit sur madame.

ROSINE.

Je vous remercie.

AUGUSTINE.

Et madame connaît mon dévouement personnel.

ROSINE.

Il n’est venu aucune visite ?

AUGUSTINE.

Un monsieur que monsieur… (Se reprenant.) que Monsieur Meireuil a reçu, et qui doit être avec lui, en ce moment, là-bas, dans la pièce du fond.

ROSINE.

Ah ! oui… sans doute son ami… une espèce d’imbécile ?

AUGUSTINE.

C’est cela.

ROSINE.

Qu’il ne me l’amène pas, surtout !… Et d’abord, qu’est-ce qu’il fait là, Poliche, aujourd’hui ? Il ne devait venir qu’à six heures… je ne veux le voir qu’à six heures… Ah ! tout le monde m’ennuie, me contrarie !… C’est un fait exprès !

AUGUSTINE.

Madame a du chagrin ?

ROSINE, (adoucie.)

Beaucoup, Augustine… Je commençais un grand bonheur… Ah ! puis, s’il le faut, on n’en parlera plus !… Commençons avant tout par avoir une attitude !… On va lui renvoyer chez lui tout ce qui lui appartient… tout ce qu’il a laissé ici. Il comprendra ce que cela veut signifier… Qu’est-ce qu’il y a à lui, dans la maison ?

AUGUSTINE.

De petites choses comme ce bouton de manchette… un pyjama bleu… et puis, madame sait, cette chose baleinée qu’il a enlevée l’autre jour du costume qu’il portait en revenant du concours hippique et qui a tant fait rire madame !

ROSINE.

Ah oui !… son corset… c’est vrai ! Je n’avais jamais cru sérieusement que les officiers portassent des corsets comme nous. J’ai tant ri qu’il n’a pas osé le remettre en partant… Eh bien, Augustine, vous allez faire un paquet du corset, vous l’envelopperez d’une jolie faveur… vous mettrez une de mes cartes dedans… et je le ferai porter chez lui, par le chauffeur… avec, dessus, cette inscription… facile : « Regrets éternels ».

AUGUSTINE.

Bien, madame.

ROSINE.

Allez… Préparez-moi ma robe à guipure. Il y a Monsieur et Madame Jourdeuil à dîner. (On entend sonner.) J’espère que les ordres sont bien compris… On ne fera entrer que les Jourdeuil ?

AUGUSTINE.

À l’exception d’une personne, bien entendu, que madame oublie…

ROSINE.

Et qui ne se présentera pas… J’en suis sûre !

(La femme de chambre de tout à l’heure entre.)
LA FEMME DE CHAMBRE.

Madame.

ROSINE.

Ah ! mon Dieu ! Que disais-je ?

LA FEMME DE CHAMBRE, (confidentiellement.)

Je demande pardon à madame, mais la personne qui est là, je n’ai pas osé la renvoyer sans prévenir madame… Je lui ai dit que j’allais voir si madame était rentrée…

ROSINE, (radieuse.)

Je crois bien !… Vous avez très bien fait… Pour lui, j’y suis toujours. Faites entrer.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Mais ce n’est pas un monsieur, madame. C’est Madame Laub… Je me suis permis, au cas où madame, des fois…

ROSINE, (à Augustine.)

Eh bien, elle ne manque pas de toupet !… Elle arrive bien, celle-là !… Oui, oui ! faites entrer, je crois bien… plutôt deux fois qu’une !… (La femme de chambre sort.) Elle va un peu voir de quel bois je me chauffe… Entre, ma fille, entre ! Tu n’y perdras pas !…

(Augustine se retire discrètement dans la pièce à côté.)


Scène VI


ROSINE, MADAME LAUB

ROSINE, (courant au devant de Madame Laub, avec le plus gracieux sourire.)

Bonjour, ma chérie !… Tu es gentille d’être venue me voir… Comme il y a longtemps qu’on ne s’est embrassées !…

MADAME LAUB.

Mais oui !… Cinq ou six longs jours !

ROSINE.

Qui m’ont paru interminables.

MADAME LAUB.

À moi aussi… tu es bien gentille !… Mais on a tant à faire à la rentrée, c’est toute une réinstallation… On n’a plus une minute pour ses amies.

ROSINE.

Je te trouve, en effet, l’air fatigué… Ne te surmène pas, pourtant.

MADAME LAUB.

Oh ! tu sais… je ne suis pas très délicate…

ROSINE.

Je sais.

MADAME LAUB.

Ce que je dépense, je le répare par un bon sommeil… Moi, il me faut mes douze heures ; si je ne les ai pas, je suis malheureuse comme tout !… À propos de sommeil, je ne t’ai pas aperçue, au gala du roi, à l’Opéra.

ROSINE.

Mais non. Je ne vais pas à ces machins-là… Pourquoi, « à propos de sommeil » ? Ç’a été ennuyeux ?

MADAME LAUB.

Ah ! ma chère ! Justement le roi a dormi tout le temps de la représentation… mais dormi !… je n’ai jamais vu dormir un homme comme cela.

ROSINE.

Je l’espère bien pour toi.

MADAME LAUB.

Que tu es stupide !… Mais qu’est-ce que nous avons à bêtifier comme ça ? Quelle drôle de conversation, tu ne trouves pas ?

ROSINE.

Mais oui, en effet, n’est-ce pas ?… Nous faisons des mots, des petits chichis… nous avons l’air empaillées ! Comme c’est bien nous !

MADAME LAUB.

On m’a raconté la dernière de Poliche. Il paraît qu’à l’Aquarium, quand le roi est passé, il est allé lui toucher la main et lui a dit : « Bonjour, lotion ! » C’est très drôle, roi de Portugal, lotion de Portugal !… C’est idiot, mais je trouve ça très drôle.

ROSINE.

Tu as de la chance !

MADAME LAUB.

Et alors, pour parler de choses plus sérieuses… alors, tu vas ?…

ROSINE.

Mais oui… comme ci comme ça. C’est une époque si maussade… Dis-moi, j’ai pensé seulement ce matin que c’était hier ta fête, tu m’excuses de ne pas te l’avoir souhaitée ?

MADAME LAUB.

Oh ! ma loute, ça n’a pas d’importance.

ROSINE.

Si. Tous les ans, le moindre petit bouquet me rappelait généralement à toi. Enfin ! nous ne nous en aimons pas moins, c’est l’essentiel. Et je ne t’ai pas demandé des nouvelles de ton mari ?…

MADAME LAUB.

Je te remercie. Il est allé passer la semaine à Nice.

ROSINE.

Ah ! c’est ton cadeau de fête ?

MADAME LAUB.

Comme tu es méchante toujours pour mon mari !

ROSINE.

Tu as bien commencé la rentrée ?

MADAME LAUB.

Mais oui, je suis très contente !

ROSINE.

Moi aussi, ravie !

MADAME LAUB.

Alors, tout est pour le mieux !… Il m’est même arrivé, pour la Sainte-Pauline, une chose extraordinaire…

ROSINE.

Quoi donc ?

MADAME LAUB.

J’ai d’abord eu l’idée de ne pas t’en parler… et puis, ensuite, j’ai pensé, au contraire, que je devais continuer avec toi cette méthode de sincérité qui m’a si bien réussi… jusqu’ici. Tu sais, comme je suis franche ; je n’ai que ce mérite, mais je l’ai.

ROSINE.

La franchise est le moyen le plus déguisé d’être malveillant à coup sûr… mais je sais que ce n’est pas ton cas ! Je suis donc rassurée… Vas-y !

MADAME LAUB.

Figure-toi qu’un monsieur est tombé amoureux de moi.

ROSINE.

Il n’y a rien, là, de bien extraordinaire.

MADAME LAUB.

Si… parce que tellement imprévu ! Oh ! c’est une aventure bête comme chou ! Je ne sais pas s’il est sincère ou pas, mais il me témoigne une passion folle… absolument folle… C’en est même godiche ! Un garçon charmant — d’ailleurs, tu le connais — attends, ne te presse pas de deviner… laisse-moi te dire peu à peu… Je ne sais pas du tout ce que j’en ferai, de ce garçon. Je commence par te dire… Alors, pendant qu’il en est temps encore, car, qui peut répondre de soi, n’est-ce pas ? — je n’ai aucune estime de moi-même et, de ma part, je m’attends à tout… à tout, sauf à quelque chose de raisonnable — alors, donc, avant de m’aventurer plus loin, je suis venue, très franchement, m’en expliquer avec toi, parce que… imagine-toi… oh ! je ne prends pas la responsabilité de ce méchant potin !… imagine-toi qu’on m’a dit qu’il se pourrait que nous marchions sur les brisées l’une de l’autre et, dans ce cas…

ROSINE.

Ta phrase est pénible… Comprends pas… Sois plus claire.

MADAME LAUB.

Oui… enfin… on…

ROSINE.

Qui « on » ?

MADAME LAUB.

Tu sais bien, ce « on » qui va du coiffeur à l’ami du cercle… eh bien, ce « on » a prétendu, devant moi, que Monsieur de Saint-Vast était, non du dernier, peut-être, mais au moins du premier bien avec toi…

ROSINE.

Monsieur de Saint-Vast ?

MADAME LAUB.

Ah oui, au fait ! Je ne te l’avais pas nommé. C’est de lui qu’il s’agit.

ROSINE.

Saint-Vast, mon amant ? Oh ! ça, c’est drôle, par exemple !

MADAME LAUB.

N’est-ce pas ?… c’est ce que j’ai pensé, mais enfin, sur la foi de cette parole en l’air, j’ai tenu immédiatement à venir te trouver, parce qu’il te suffirait, je te jure, de me dire simplement : « Ma chère, je te prie de ne pas céder à ses désirs… pour une raison ou pour une autre, cela me serait désagréable. » Ce serait fini, quelque amour que ce garçon éprouve pour moi, si touchant qu’il soit dans ses démonstrations… J’ai bon cœur, je suis franche comme l’or… je n’ai que ce mérite, mais je l’ai…

ROSINE.

Tu l’as déjà dit.

MADAME LAUB.

Et, faire une crasse à une amie, ça jamais !… Lui prendre un amant, ou même un projet d’amant, cette idée me répugnerait, tu n’as pas idée !… Je n’ai jamais fait de peine à mes amies.

ROSINE.

Eh bien, ma petite, ta démarche était fort inutile, sur la foi d’un potin sans fondement… Garde ce garçon que je t’ai présenté… car c’est moi qui te l’ai présenté, je te ferai remarquer.

MADAME LAUB.

Oh ! tu le connaissais de la veille ! Mais ce ne serait pas une raison pour moi, d’ailleurs. Je n’en fais pas une question de priorité, mais de sentiment.

ROSINE.

Il a été aimable avec moi, certainement, m’a fait deux ou trois visites depuis l’autre jour ; mais là se sont bornées nos relations. Il m’a eu l’air d’un homme charmant… mais un peu commun, qui doit se contenter d’amours faciles, et qui, en manœuvres, profite certainement d’un billet de logement avec la bonne de la maison. D’ailleurs, il est blond, j’exècre cette nuance !

MADAME LAUB.

C’est vrai, Poliche est brun !

ROSINE, (se retournant, candide.)

Qu’est-ce que tu as, mon petit bichon ? Ne sois donc pas méchante, Pauline !… Quelle raison en aurais-tu ?… Quoi de plus clair et de plus simple que ce que nous disons en ce moment ? Tu as fait une démarche un peu bébête, mais (Souriant.) tout à fait gentille au fond, et dont je te suis très reconnaissante. Je te réponds, exactement avec la même franchise que toi : Non, il n’y a absolument rien entre Monsieur de Saint-Vast et moi ! Dans le cas contraire, je te le dirais… Fais donc avec lui ce que tu désires que te fasse ton prochain, et ne me mêle pas à cette histoire… J’espère qu’après ça te voilà lestée ?

MADAME LAUB.

À fond… Je ne sais pas si je profiterai de la permission, mais je vais y réfléchir…

ROSINE.

Qui diable a pu faire courir un bruit aussi inepte !

MADAME LAUB.

Oh ! ne me demande pas de noms ! À quoi bon ?… J’avais bien compris que la personne qui lançait ce canard était mal renseignée. Tout de suite, je l’avais expérimenté sur Victor (Rosine ne bronche pas.), Victor, c’est Saint-Vast… oui… mais, n’est-ce pas, un galant homme est toujours tenu de nier… Je ne pouvais savoir la vérité que par toi !

ROSINE.

Évidemment ! Je te comprends très bien, mais laisse-moi tout de même te dire que tu as été vraiment naïve dans l’occasion… Toi qui as tant de flair d’habitude ! je m’étonne de la… puérilité de ta visite.

MADAME LAUB.

C’est qu’en vérité j’ai la tête un peu tournée. Je suis, depuis quelques jours, entourée, pressée de tant de sollicitudes !… Trop de fleurs, trop de passion !… Cet homme est étonnant, ma chère. Il n’y a rien de tel que ces sportsmen pour avoir des délicatesses et des audaces d’adolescent… J’ai peur de lui faire beaucoup de peine en résistant plus longtemps… Tu te lèves ?

ROSINE.

Un ordre à donner… Continue.

(Elle sonne.)
MADAME LAUB.

Mais je t’ennuie, avec mes petites histoires…

ROSINE.

Tu ne le penses pas, mon bichon ! Tu me fais venir l’eau à la bouche… et tu vas me donner des regrets…

MADAME LAUB.

Ah ! va, c’est toi qui es la plus heureuse encore, avec ta sage philosophie. Ne nous envie pas, nous, pauvres folles !… Les trains manqués sont encore les plus jolis, va !

(Augustine entre.)
ROSINE.

Augustine… (À Madame Laub.) Tu permets ?

MADAME LAUB.

Je t’en prie.

ROSINE, (bas, à Augustine.)

Le paquet que je vous ai dit de faire avec le corset de Monsieur de Saint-Vast est-il prêt ?

AUGUSTINE, (bas.)

Je nouais les faveurs.

ROSINE.

Apportez-le, tout de suite, bien ficelé et bien enveloppé… tout de suite…

AUGUSTINE.

Bien, madame.

(Augustine sort.)
MADAME LAUB.

Un conseil, alors… À ma place, que ferais-tu ? Il ne te plairait pas ?…

ROSINE.

Comme ami, peut-être, je ne dis pas…

MADAME LAUB.

Il a de jolis yeux… de jolies mains distinguées… et puis, c’est un homme câlin, voilà le mot, câlin… je trouve… Toi pas ?… Oh ! je sens que je t’assomme vraiment, avec ces folies que tu ne peux pas comprendre ! Moi qui avais si peur, crois-tu, en venant ici, que ma bête de franchise ne me fît commettre une gaffe, et te blesser sans le vouloir !…

ROSINE.

Tu repars rassurée, j’espère ?

MADAME LAUB.

Dame oui !… Et, maintenant, alors même que tu as écarté de moi toute appréhension, je peux bien te dire ce que je t’aurais caché si tu avais été dans le cas contraire… Il a été tellement pressant que je n’ai pu lui résister autant que je te le disais, et, hier…

ROSINE, (l’interrompant.)

Non. Ah ! pas ça ! Non, ma chérie, tais-toi !

MADAME LAUB, (interloquée.)

Quoi ?

ROSINE, (avec un sourire indéfinissable.)

Non. Garde ça pour toi. Il ne faut jamais dévoiler le mystère de l’alcôve, vois-tu ; ce sont nos petits bénéfices de bonheur personnel. Je suis pour la discrétion, moi… je trouve cette méthode plus voluptueuse, plus amusante… (Elle rit.) et aussi, plus prudente… Si tu allais me donner l’idée de te tromper avec lui. Ah ! on ne sait jamais !… C’est ça qui serait drôle !…

(Elle se met à rire aux éclats, d’un rire nerveux et fou.)
MADAME LAUB, (pincée)

Qu’est-ce que tu as donc à rire comme ça, comme une folle, mon Dieu !…

ROSINE.

Rien, c’est cette idée…

(Augustine rentre et remet le paquet à Rosine.)
ROSINE.

Ma petite Pauline… je suis un peu pressée… je te demande pardon de te brûler la politesse, mais je suis attendue quelque part…

MADAME LAUB, (se levant.)

Comment donc, je me sauve…

ROSINE.

Attends. Permets-moi, avant de t’en aller… je t’avais préparé pour ta fête un petit bibelot. Je n’osais pas t’en parler à cause du retard que j’y ai mis, mais puisque tu es venue… tu vas le remporter…

(Elle lui donne le paquet que vient d’apporter Augustine.)
MADAME LAUB.

Oh ! mais tu as fait des folies !… Tu es mille fois trop bonne !

ROSINE.

Ne me remercie pas… c’est la moindre des choses.

MADAME LAUB.

Tu permets que je t’embrasse ?

ROSINE.

Très volontiers… (Elles s’embrassent.) Seulement, ne défais pas le paquet ici. J’aime mieux quand tu seras rentrée chez toi…

MADAME LAUB.

C’est une surprise ?

ROSINE.

Oh ! une toute petite surprise… bien modeste… mais tu verras, je crois qu’elle te fera plaisir !

MADAME LAUB.

Venant de toi, cela ne m’étonne pas… Tu as toujours des idées charmantes…

ROSINE.

Ne me remercie pas, ça n’en vaut vraiment pas la peine !

MADAME LAUB.

Qu’est-ce que c’est ?… Je vais vite rentrer à la maison… je suis si curieuse !… Qu’est-ce que ça peut bien être ?

ROSINE.

Un souvenir, voilà tout ! Alors, à bientôt !… Je n’ai pas besoin de te recommander d’être heureuse !…

MADAME LAUB.

Je tâcherai. Je vais faire mon possible.

ROSINE.

Et, tu sais, sois absolument à l’aise. Pas ça, pas ça, entre nous !… pas la plus petite approche… rien…

(Elle fait claquer son ongle sur ses dents.)
MADAME LAUB.

Je te crois, puisque tu le dis… Au revoir… je te téléphonerai…

ROSINE.

Oui… oui !

MADAME LAUB.

Et encore merci !… Tu es trop bonne !

ROSINE.

C’est le moins que tu mérites.



Scène VII


ROSINE, seule, puis AUGUSTINE

ROSINE, (seule.)

J’étouffais !… Oh ! la canaille ! la rosse ! J’ai été au-dessous de tout, au-dessous de tout !… J’aurais dû lui sauter à la figure, au lieu de faire de l’esprit… C’est fini, elle me l’a pris…

AUGUSTINE, (entrant.)

Madame veut-elle que j’expédie le paquet ?… Le chauffeur est revenu…

ROSINE.

Le paquet !… Elle l’a, son paquet, elle l’a !… Je voudrais voir au moins la tête qu’elle doit faire en ce moment, en l’ouvrant dans l’escalier ; ça me consolerait !… (Elle va à la fenêtre, entr’ouvre les petits rideaux, regarde dans la rue et pousse un cri guttural.) Oh !… là ! Quelle horreur ! là !…

(Elle montre désespérément du doigt quelque chose dehors en suffoquant.)
AUGUSTINE, (se bouchant les yeux.)

Mon Dieu ! un accident !… un homme écrasé ? Je ne veux pas voir ça.

ROSINE.

Là, regardez ce bras… je ne me trompe pas… ce bras qui sort de la voiture et qui tient la portière ouverte, c’est celui de Victor ?

AUGUSTINE.

Il n’y a pas de doute possible… C’est le bras de Monsieur de Saint-Vast. Je reconnais le veston. C’est moi qui l’ai brossé l’autre jour.

ROSINE.

Il lui tend la main… Il l’aide à monter. Les voilà partis. Ah ! le mufle aussi, celui-là (Elle vient s’affaler dans un fauteuil, suffoquante.) Il l’attendait dans la voiture. Voilà qui dépasse la mesure, pour le coup. Chez moi, chez moi, à ma porte, là, tous les deux, devant mes fenêtres !… Ah ! le joli monsieur ! (Éclatant.) Eh bien, moi qui allais lui donner mon cœur, moi qui étais partie pour un grand amour, moi qui ai pleuré toutes les larmes de mon corps parce qu’il me trompait !… Ah ! par exemple, voilà qui me guérit d’un seul coup… Ecœurée, littéralement écœurée, voilà ce que je suis !… La joie d’envoyer à l’écurie le petit « Saumur » !… Ah ! l’ignoble personnage ! (Elle parle, elle parle avec des gestes furieux. Se retournant, à Augustine.) Vous êtes encore là, vous ?…

AUGUSTINE, (terrorisée.)

Mais, madame.

ROSINE.

Voulez-vous bien déguerpir ! Je sens que je vais faire un malheur. Oh ! oh ! casser ce vase sur la tête de quelqu’un !

(Elle brandit un vase. Augustine ouvre la porte pour s’enfuir, et donne passage à Boudier qui arrivait justement. Il voit le geste de Rosine et fait un mouvement pour se garer du vase.)


Scène VIII


ROSINE, BOUDIER

ROSINE, (le vase dans ses mains.)

Je… je… (Elle se décide à reposer le vase sur la table.) vous demande pardon… mais je ne reçois pas…

BOUDIER, (le sourire aux lèvres.)

Veuillez m’excuser… Je bavardais avec Didier qui m’a retenu, et, comme il venait de me dire que vous étiez rentrée, je n’ai pas voulu quitter Paris sans vous avoir remerciée de l’accueil gracieux que vous m’avez réservé… de la façon vraiment délicieuse dont…

ROSINE, (lui tournant le dos.)

C’est ça, c’est ça !…

BOUDIER.

Vous êtes souffrante, madame ? Vous avez l’air oppressée.

ROSINE, (hors d’elle.)

Oui ! J’ai une rage… de dents.

BOUDIER.

Oh ! je vous plains bien sincèrement ! Ce sont de petites misères auxquelles les gens compatissent peu d’ordinaire ! Rien ne fait plus souffrir. Et, quand on est passé par là… Voulez-vous un conseil ?

ROSINE.

Non, monsieur ! Non, monsieur ! Non, monsieur !

BOUDIER, (saluant froidement.)

Madame, il me reste à vous demander pardon de vous avoir importunée.

ROSINE.

Et moi, monsieur, je vous demande pardon de vous recevoir ainsi, mais vous tombez mal… il n’y a pas à dire ! Vous tombez à un moment où la seule vue d’un échantillon de cette odieuse espèce qu’on appelle les hommes me mettrait hors de moi !

BOUDIER, (souriant.)

Mon Dieu, madame, ce n’est pas très flatteur pour nous, ce que vous dites là ; mais, du moment que je ne suis pas le seul motif de votre exaspération, me voilà rassuré. Vous avez dépouillé, je le vois, votre belle gaieté de l’autre jour… Et c’est notre vilaine corporation qu’il en faut accuser. Oh ! fi !

ROSINE.

Dites plutôt la vie stupide que nous menons, nous autres pauvres femmes, où nous ne sommes entourées que de butors, de mufles et d’exploiteurs. Ah ! vous me trouvez moins en train que l’autre jour, qu’est-ce que vous voulez ? excusez mon accueil… mais vous passez juste devant moi, à un moment où je reçois sur la tête une de ces douches… qui vous donnent l’envie folle de crier, de mordre !… Alors, je crie…

BOUDIER, (l’interrompant.)

Et vous ne mordez pas… je vous en remercie !… Je suis très sensible à cette faveur. Oh ! oui, des mufles ! certes, la vie en abonde, madame !… Mais vous, au moins, vous avez près de vous un cœur d’or, mon bon compatriote Meireuil. C’est quelque chose dans les mauvaises heures qu’on traverse de sentir un appui…

ROSINE, (l’interrompant.)

Poliche ! Ah ! là, là ! C’est trouvé. Il ne vaut pas mieux que les autres… s’il ne vaut pas pis ! Un gros plein de soupe, comme on dit dans le peuple, toujours à moitié ivre, un gros bourdon qui embête mes amis et qu’on trouve toujours aux heures où l’on n’a pas besoin de lui.

BOUDIER.

Oh ! madame ! madame ! Que dites-vous là ?

ROSINE.

Parfaitement !… Ça vous déplaît ?… Si vous ne vouliez pas entendre ce que je pense de Poliche, vous n’aviez qu’à ne pas m’en faire un éloge intempestif !…

BOUDIER.

C’est lui qui paiera les pots cassés, je le vois… Un garçon charmant et bien délicat, allez !…

ROSINE.

Ah çà ! mais qu’est-ce qui vous prend, avec Poliche ! Vous le choisissez bien, votre exemple et votre tampon !… Si quelqu’un a dû se faire une réputation, grâce à une femme trop complaisante, c’est bien celui-là !… une sale réputation, je le reconnais… mais, en fin de compte, c’est moi tout de même qui en pâtis. Et il n’a même pas eu le mérite de la discrétion ; il s’est vanté de moi à tout Paris… peut-être à tout Lyon !… comme d’une bonne fortune facile !… Je me suis galvaudée, oui ! Et voilà tout ce que j’ai gagné à cette amitié-là !…

BOUDIER, (indigné.)

Oh ! oh ! c’est abominable ! De toute autre personne, madame, je ne tolérerais pas de semblables paroles !… Justement, quand j’ai encore dans les oreilles ce que je viens d’entendre !

ROSINE, (déchirant son mouchoir, des larmes nerveuses aux yeux.)

Aussi, pourquoi m’agacez-vous, vous, c’est vrai ! Qu’est-ce qui vous demandait de me faire mousser votre compatriote ?… Et je ne suis pas injuste, d’ailleurs, dans mon jugement ! Je suis seule, très seule, monsieur, au milieu de tout ce bruit que font mes soi-disant intimes. C’est vrai !… Poliche, un appui ?… Allons donc ! Quand j’ai du chagrin, comme c’est mon cas en ce moment, est-ce que vous croyez que c’est lui qui me consolera, qui me comprendra ?…

(La voix mouillée s’attendrit sur elle-même.)
BOUDIER.

Mais oui ! Mais oui !

ROSINE.

Rigoler, oui, toujours ! Il faudra encore que je soutienne le feu de ses plaisanteries insupportables, l’étalage de tout son ballot d’insanités, dont il devrait bien, entre parenthèses, me dispenser ce soir… lorsque j’ai le cœur à d’autres chansons !… Dieu ! quelle existence !… quel spleen !… je ne suis entourée que de grossiers parasites, comme les pires cocottes n’en ont pas !…

BOUDIER.

Mais non, mais non ! L’ami que vous cherchez, vous l’avez près de vous et vous ne le connaissez pas !… Ah c’est trop bête, à la fin !… Vous vous fuyez tous les deux, sans savoir… Ma foi, tant pis ! Il ne sera pas dit que je serai parti sans avoir été utile à votre bonheur à l’un comme à l’autre ! Je vends la mèche.

ROSINE.

Qu’est-ce que vous vendez ? Quoi ?…

BOUDIER, (emballé.)

La mèche. Je n’ai pas le droit de passer à côté d’une aussi bonne action.

ROSINE.

Mais qu’est-ce que vous avez à parler tout seul comme ça ?… Ça va durer longtemps ?

BOUDIER.

Me promettez-vous, me jurez-vous de garder pour vous ce que je vais vous dire, d’en faire votre profit ?

ROSINE.

Mais oui, je jure… Que se passe-t-il ? Quoi ?… Vous m’effrayez !…

BOUDIER.

Eh bien, il y a un grand mystère dans la vie de Didier. Le Didier que vous connaissez n’est pas le vrai ! C’est un faux personnage qu’il s’est composé de toutes pièces pour vous plaire et vous séduire… Derrière cette façade imaginée se cache un tout autre homme que personne ne pourrait soupçonner, et qu’il vient de me révéler en des termes d’une délicatesse infinie… et avec des tremblements dans la voix… Vous m’en voyez bouleversé, bouleversé !…

ROSINE.

Vous dites ?

BOUDIER, (avec volubilité.)

Que, ne pouvant vous conquérir par la séduction, il l’a fait par l’amusement, se collant un masque de loustic boulevardier, qu’il n’ose jeter bas maintenant, et derrière lequel il y a le Didier que j’ai connu, très petite fleur bleue, un garçon tout ce qu’il y a de fin, riche d’âme et de délicatesse, mais, hélas, un riche honteux !… Et celui-là, madame, vous adore avec une passion sans bornes, pleure dans les coins comme un collégien, souffre en silence, et embrasse tous les soirs votre photographie avant de se coucher !…

ROSINE, (reculant sous ce flot de paroles.)

Quoi ? Qu’est-ce que vous me chantez là ?

BOUDIER.

La vérité ! Ce garçon-là s’est fait vulgaire par amour… Vous êtes trompée !… Poliche, le joyeux fêtard ? Allons donc !… un tendre, un mélancolique… parfaitement, madame… un mélancolique langoureux…

ROSINE.

Oui… vers minuit, chez Maxim’s… après quelques cherry-goblers.

BOUDIER.

Pas du tout… Il a de l’âme, chère madame, de l’âme !… Comprenez-vous ? Vous me diriez que c’est un malheur qui peut arriver à tout le monde… D’accord ; mais, quand on a de l’âme, madame, c’est tellement embarrassant ! Votre vie oscille entre le génie et le crétinisme. Les uns disent de vous : « C’est une poire ! » les autres : « C’est un homme admirable ! » Au fond, personne n’est fixé… Lui, Didier, est de ceux qui cachent tout, par prudence… Comme ça, tout le monde est content !… Ah ! si vous saviez ! C’est qu’il y a tant de gens dans la vie qui n’ont pas l’occasion de découvrir leur intelligence ou leur finesse !… On croit, la plupart du temps, vivre avec des imbéciles, on vit avec des méconnus !… Tant pis ! j’ai lâché le paquet. C’eût été trop bête, pouvant vous rendre ce service-là, de me taire, avouez-le ?… Hé, le diable m’emporte, je crois que j’ai bien fait de passer par là, moi !… Dire que je devais repartir hier pour Lyon au lieu de ce soir… Croyez-vous !… À quoi tient la vie !

ROSINE, (suffoquée.)

Ça, par exemple ! Ça, par exemple !… Êtes-vous sûr qu’il ne se soit pas payé votre tête ? Poliche ? Hein ?… j’en tombe des nues… Intelligent, ça il l’est… et il pense encore en dessous plus de choses qu’il n’en dit, je le sais… C’est un finaud !… Mais, pour ce qui est de tout ce que vous me racontez là… non, non, vous savez !

BOUDIER.

J’ai votre parole, par exemple ?… Je n’ai rien dit ?… Je pars tranquille… Que tout ait l’air de venir de vous. Tâtez le terrain, pendant quelques jours, de vous-même, voyez venir et ne me vendez jamais. C’est juré ?…

ROSINE, (qui ne l’écoute pas.)

Oui, oui… c’est entendu !… Ah ! bien !… Ah ! bien !… (Elle va droit à la porte et appelle.) Poliche !

BOUDIER, (épouvanté.)

Madame ! madame ! Qu’est-ce que vous faites ?…

ROSINE, (appelant.)

Poliche ! Viens ici !

BOUDIER.

Madame !… Je vous en prie !… Eh bien, je suis propre, moi !…

(Poliche entre lentement, avec méfiance.)


Scène IX


Les Mêmes, POLICHE

ROSINE.

Qu’est-ce qu’on me dit ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Que tu me fais des cachotteries, que tu es un sentimental, je ne sais pas quoi ?… que tu me caches des choses… que tu pleures dans les coins… Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

BOUDIER, (protestant.)

Mais vous faites erreur, madame, je…

POLICHE, (se tapant sur les cuisses et glapissant.)

Il y a coupé ! Il y a coupé ! L’imbécile ! le crétin ! Elle est bien bonne !… Ils sont d’un tonneau, à Lyon !… C’est à se rouler !… J’y ai collé une blague, à cet imbécile, pour qu’il la répète à mes parents et qu’il leur mette la larme à l’œil… et il a marché comme une huître ! Non, mais crois-tu ? Je me roule ! je me roule !

BOUDIER, (essayant de rire.)

Oui, oui… c’est ça… elle est bien bonne… très drôle !

POLICHE, (lui flanquant un coup de pied.)

Veux-tu ficher le camp, animal !

BOUDIER.

Je ne demande pas mieux, je t’assure.

POLICHE.

Alors, au revoir… gobeur ! Je t’enverrai un orgue de Barbarie pour raconter mon histoire à tante Anastasie, pour que ça lui fasse de l’effet !

BOUDIER, (filant avec rapidité.)

Adieu, Didier.

POLICHE.

C’est ça, décanille, jobard !



Scène X


POLICHE, ROSINE

POLICHE.

Hein ? Crois-tu ? Quelle pochetée ! Tu en pas vu beaucoup comme ça dans ton patelin ?

ROSINE.

Poliche, ne continue pas !…

POLICHE.

Ah çà ! tu ne vas pas couper dans le pont, toi aussi ?

ROSINE, (un doigt dressé, le regardant bien en face.)

Poliche ! Poliche ! Regarde-moi… Ne mens pas. Veux-tu ne pas mentir ! Je comprends tout, j’ai compris…

POLICHE.

Mais quoi ? Ah çà ! vous devenez tous loufs dans cette maison ?…

ROSINE.

J’ai compris, je te dis ! Ton ami a dit la vérité, c’est toi qui mens. L’œil de Rosine ne se trompe pas.

POLICHE.

À se tordre… c’est à se tordre !

ROSINE, (lui prenant le menton pour mieux le regarder dans les yeux.)

Grand serin ! Gros bébé ! va… C’est vrai, alors ?

POLICHE.

Mais jusqu’à quand faut-il…

ROSINE, (lui mettant sa petite main sur la bouche)

Chut ! tais-toi donc !

POLICHE.

Bon, bon, bon, je ne dis plus rien, continue. Si ça te fait plaisir.

(Il croise les bras et tape du pied.)
ROSINE.

Ce sont des choses qu’on met des mois à soupçonner, mais qu’on devine ensuite en une minute ! Non ! tout de même, quand on pense que tu m’as joué toute cette comédie… Quel enfant !… Eh bien, moi qui croyais qu’au fond tu ne cordais pas avec ta petite femme. Il me dissimulait ça, à moi, voyez un peu !

POLICHE.

Non, après celle-là, par exemple !…

ROSINE, (riant.)

Poliche, un sentimental, un mélancolique… Ça paraît drôle sur le moment, j’avoue.

POLICHE.

Ce n’est pas vrai, je te dis… tu patauges… tu barbotes en plein, tu barbotes.

ROSINE.

Veux-tu te taire ! Non ! je ne barbote pas… Il n’y a qu’à te regarder comme ça, tiens, dans les yeux. (Elle le fixe avec une autorité sévère, devant laquelle les yeux de Poliche se mettent à ciller. Il se détourne, en haussant les épaules, mais son angoisse se trahit.) Tu n’as pas besoin d’avoir peur de moi, va !… Justement, tu ne sais pas comme ça tombe à pic… Mais c’est délicieux, tout bonnement, et sa chère Rosinette ne lui pardonnera pas de n’avoir pas osé, comme un grand collégien qu’il est ! Dadais ! (Une tape sur la joue.) Et pourquoi, je vous demande un peu ?… Tu ne me crois donc pas de cœur, pas d’intelligence… Quand il nous arrivait de parler sérieusement de la vie, quand tu me donnais des conseils, en vrai ami, ne me sentais-tu pas plus proche de toi ? Non, tu ne le sentais pas ? (Elle s’est mise contre lui, sur la chaise longue. Et, pendant qu’elle lui passe sous le nez ses bras parfumés, son œil l’observe, avec une attention cachée extraordinaire.) Eh bien, voyez comme il est bête, ce gros garçon-là… Justement il se trompait du tout au tout… Ce qui m’a un peu éloignée de toi, c’est l’excès de ta blague. Alors que ce que j’aurais le plus désiré, le plus, de toi, c’était de l’amour !…

POLICHE.

Ne te fiche donc pas de moi… Allons ! allons !

ROSINE.

Parfaitement, de l’amour, de l’affection de tous les instants. Je te reprochais d’être sec, insensible, et tes facéties continuelles m’assommaient parfois !… Eh bien, puisqu’il en est ainsi, que tu es autre que tu le montrais, je ne demande pas mieux que de me mettre tout à fait en ménage avec toi… ensemble !… Ainsi, tu vois… Quoi, quand tu resteras là, bouche bée…

POLICHE, (la regardant du coin de l’œil.)

Blagueuse ! Sale blagueuse ! Si tu crois que c’est fort, ce que tu dis ?

ROSINE.

Je ne plaisante pas du tout. Je te fais le sacrifice de mes relations dans mon monde d’autrefois : on dira ce qu’on voudra ! Veux-tu, dis ? À deux… tout à fait ensemble.

POLICHE.

À deux ?… moi ? toi ?… Tu voudrais… tu…

(Il éclate en sanglots.)
ROSINE.

Mon pauvre gros, va ! (Elle l’embrasse avec émotion. Il ne peut pas parler.) Je suis toute remuée… Tu as été si malheureux ?… Comme j’ai dû te blesser sans le savoir !… Je me suis moquée de toi… Pardon.

POLICHE.

Ah ! Rosette ! Il s’agit bien de ça !

ROSINE.

Mais ne te défends donc pas… C’est absurde, voyons… Je comprends ce que tu as fait, tout à coup… Est-ce que je ne vois pas jusqu’au fond de ton cœur ?… Au moins, maintenant, sois toi, et ne crains rien, va !… Laisse-toi donc aller pour de bon une fois. Je ne te tends pas de piège, tu dois bien le sentir… Et je t’aime bien, au fond, mon pauvre Poliche, (Se reprenant.) non, pas Poliche, plus Poliche… Didier…

POLICHE.

Ah ! tant pis si tu mens, après tout !… Tu le fais avec une voix… une voix !…

(Devant l’aveu définitif, Rosine a un premier mouvemen de stupéfaction amusée, mais tout de suite elle lui met la tête sur l’épaule et le caresse.)
ROSINE, (l’enlaçant doucement.)

C’est donc vrai ! Tu te forçais à rire et à m’amuser ? Était-ce bête ! Non, mais on n’a pas de pareilles complications ! Ce sont bien les hommes… Et ils croient nous connaître !… Surtout !… Qu’est-ce que je cherchais, moi, qu’est-ce que j’attendais précisément, au fond, dans le vide de ma vie ennuyée ?… un ami de cœur !… Être aimée, comprise, c’est si bon !… On est si seule !… Et tu m’aimes, n’est-ce pas ?

POLICHE.

Comme tu ne le sauras jamais, Rosine… jamais !…

ROSINE.

Ah ! que ne le disais-tu ? Certes, je te trouvais drôle, farce !… Eh bien, après ?… Tu possédais pourtant la preuve que tu avais un autre pouvoir que celui d’être simplement amusant… Pourquoi aurais-tu voulu que je repousse ta tendresse, pourquoi, puisque je n’ai pas repoussé ton désir ?…

POLICHE.

Mais parce que je ne suis pas beau, parce que…

ROSINE, (l’interrompant.)

En voilà des raisonnements et des subtilités !… Est-ce que les hommes ont besoin d’être beaux pour qu’on les aime, voyons ?… D’ailleurs, fasse le ciel que tous ils ne soient pas plus mal que toi ! Ce serait déjà une jolie moyenne… Ce sont des âneries tout cela, indignes de ton intelligence… Allons, allons, essuie tes yeux… et embrasse-moi donc, animal, qui n’y entends rien au cœur des femmes !

(Elle lui tend les bras.)
POLICHE.

Ah ! mon petit… mon petit…

(Il l’étreint, pleurant encore, la tête sur sa poitrine. Elle lui essuie les yeux avec son mouchoir et l’embrasse ensuite sur ses deux paupières.)
ROSINE, (se dégageant.)

Et maintenant, tes meubles ici… demain !… ta table de travail… ta garde-robe ! Et le Saint-Vast… tu sais ce que j’en fais du cavalier de première classe ?… Tu vas voir… Un trait de plume… trois lettres… « Z… u… t… » Et le voilà, le cri du cœur !

(Ils s’esclaffent tous deux.)
POLICHE, (pendant quelle écrit rapidement au secrétaire et sonne.)

Ah ! pour le coup, c’est trop… c’est trop beau !… Je rêve ! Ce n’est pas possible !… Eh bien, si je m’attendais à celle-là, par exemple !… Moi qui m’imaginais que tu allais me signifier mon congé quand tu découvrirais le pot aux roses ! Crétin ! Crétin que je suis !… Non, vrai, suis-je assez bête, hein ?… Si j’avais su !… Ah ! je te flanque mon billet que je vais rattraper le temps perdu !…

ROSINE, (à la femme de chambre qui entre.)

Ceci, en pneumatique, de suite…

(Elle referme la porte.)
POLICHE.

Ah ! oui, je vais rattraper le temps perdu à faire l’imbécile. Enfin !… Enfin ! Ça va donc pouvoir sortir de ma gorge, de mon cœur !… Que ça va être bon !… Il me semble que je suis le faux paralytique qui envoie promener sa paire de béquilles… Je vais retrouver mes guibolles… mon cœur, ma moralité, ma respiration !

ROSINE, (le regardant gesticuler avec admiration.)

Fallait-il que tu m’aimes !

POLICHE.

Ah ! si je t’aime, chère gosse !… Mais je te gardais toute la journée sur moi, en moi !… Ce que je t’ai dit, sans que tu puisses l’entendre !… Dans ma chambre je me mettais la tête dans les grands coussins du divan, tu sais ? et je passais ainsi des journées à te repasser tout entière !… Tu ne sauras jamais !…

ROSINE.

Si… je comprends tout… On peut vivre des années côte à côte sans se connaître, et puis un mot vous donne l’explication de toute une existence… Maintenant je comprends tout.

POLICHE.

Ma façon à moi de t’aimer ?

ROSINE.

Et ta façon de crâner.

POLICHE.

Et de te prendre ?

ROSINE.

Tu me prenais et tu n’osais pas me dire je t’aime… comme c’est étrange !

POLICHE.

Le cœur a de ces folies !

ROSINE.

Ah ! que tu as dû avoir de tact et que j’ai dû souvent te paraître méchante !… Mais n’y pense plus !… c’est fini… ce mauvais temps de rire… Et sais-tu ce qu’on va faire pour inaugurer notre liaison officielle ?

POLICHE.

Non ?

ROSINE.

L’automne s’annonce merveilleux. On va louer, aux environs de Fontainebleau, une jolie petite bicoque, où on ira couler sa lune de miel.

POLICHE.

Une bicoque !… La lune de miel !…

ROSINE.

Pas loin de là où est Thérésette.

POLICHE.

Vive Thérésette ! Vive la bicoque ! Vive la lune de miel !…

ROSINE.

Et je ne veux plus que tu te forces à être drôle, tu entends… Sois toi, naturel, mon gros !

POLICHE.

Je rigolerai quand ça me plaira ?

ROSINE.

Et tu pleureras quand tu voudras !

POLICHE.

Je ne pleurerai pas… Je n’aurai plus jamais l’occasion de pleurer !

ROSINE.

Mais tu pleures tout de même en le disant…

POLICHE.

Ah ! cette fois, c’est de joie… de vraie joie, d’énorme joie.

ROSINE.

C’est le bonheur, Poliche !

POLICHE.

C’est le bonheur ! Et arrive un peu ici, toi, que je te bécote à mort. Tiens ! tiens, encore,… ma grande… ma grande chérie !… (Il l’embrasse à tour de lèvres. Elle s’abandonne à lui, de tout son petit corps, pressé et câlin.) Ma chose !… mon tout !… mon petit dieu !…



Scène XI


Les Mêmes, AUGUSTINE, MONSIEUR ET MADAME JOURDEUIL

Augustine entre.
AUGUSTINE.

Monsieur et Madame Jourdeuil qui viennent dîner.

ROSINE, (fait signe à Augustine de faire entrer, et, à Poliche, qui se détachait d’elle.)

Ne bouge pas… puisqu’on inaugure ! Tu es le maître de la maison.

POLICHE.

C’est vrai ? Maintenant je peux t’embrasser à la face du monde ? C’est sûr ?… Tiens ! Et aïe donc !… Faites entrer les Jourdeuil ! (Il se remet à la couvrir de baisers.) Et d’une, et de deux !… Ça va bien, mon vieux Jourdeuil, je te demande pardon, je suis à toi, dans un instant…

(Et sans bouger, ils continuent de s’embrasser, en riant aux larmes, durant que les Jourdeuil apparaissent.)

ACTE TROISIEME

Une salle d’entrée dans une maison de campagne moitié ferme, aux environs de la forêt de Fontainebleau. — Rosine a fait transporter dans cette ferme, arrangée en cottage, des meubles de chez elle, à Paris, et quelques autres meubles genre anglais, et cela fait, avec les chaises de paille et autres rusticités, un agréable et hétéroclite mélange. Une grande cheminée à hotte, sur laquelle on a mis des poteries ; en dedans de beaux chenets de style ; des coussins, en quantité, par terre, empilés devant la cheminée, où flambe la première bûche d’automne ; des paravents de soie. Dehors des sorbiers, des vignes vierges.



Scène PREMIÈRE


ROSINE, POLICHE, MONSIEUR ET MADAME LECOINTE

Au lever du rideau, à une table de jeu, au milieu Rosine, Poliche et deux voisins. Monsieur et Madame Lecointe.

MADAME LECOINTE.

Six et blanc.

ROSINE.

Blanc et quatre.

POLICHE.

Quatre partout.

LECOINTE.

Je boude.

MADAME LECOINTE.

Tu boudes.

ROSINE.

Nous boudons.

POLICHE.

Vous boudez… Parfait !… Double quatre, et quatre, et deux !… Domino. Ça y est !

MADAME LECOINTE.

Il gagne comme il veut !

LECOINTE.

Écœurant ! Demain la revanche. Il faut nous sauver, bibiche.

POLICHE.

Un cigare avant de partir !

LECOINTE.

Merci. (Il le prend.) C’est égal ! Qui nous eût prophétisé, il y a un mois, quand vous êtes arrivés, que nous ferions des parties de dominos ensemble ! J’aurais dit : vous badinez.

MADAME LECOINTE.

Franchement, nous pensions : voilà des Parisiens qui vont le faire à la pose… Vous n’aviez pas l’air de voisins commodes… Et puis on vous avait dépeints à nos yeux, comme des viveurs finis…

POLICHE.

Finis, oui !

LECOINTE.

Jamais nous n’aurions supposé que vous voudriez bien frayer avec des horticulteurs, comme de bons bourgeois…

POLICHE.

… que nous sommes ! Moi, au contraire, la première fois que vous m’avez apporté un pot de bégonias, je me suis dit : « Sa tête me revient, à Monsieur Lecointe ! On chassera ensemble. »

MADAME LECOINTE.

Ça, madame Meireuil, je dois dire comme Monsieur Lecointe que, pour des Parisiens, vous me suffoquez. Vous avez des idées moins avancées que les nôtres sur toutes les choses… Vous êtes ce qu’on appelle tout à fait bien pensante… d’un popote !… Jamais je n’aurais cru que Madame Meireuil allait à la messe le dimanche, je l’avoue franchement !

LECOINTE.

Et moi ! Si jamais j’aurais cru, à voir Monsieur Meireuil, qu’il était homme à apprivoiser les poissons rouges !…

POLICHE, (désignant un bocal sur la cheminée.)

« Des », vous exagérez… un seul… Le pauvre petit se noyait dans le bassin, à moitié asphyxié par les feuilles croupies… alors, je l’ai déposé dans un bocal…

MADAME LECOINTE.

Drôle d’idée !… Je préférerais m’attacher à d’autres bêtes !… Un poisson, ça ne vous montre pas d’affection…

POLICHE.

Si, quand je lui ai changé son eau.

LECOINTE.

Et vous êtes toujours content de votre location ? Pas de rats, pas trop de taupes, dans le jardin ?…

ROSINE.

Non.

POLICHE.

Nous sommes ravis !…

MADAME LECOINTE.

Dire que je suis venue ici du temps que c’était une ferme. Cette cheminée était telle quelle, sauf les petits carreaux… c’était la cuisine, ça, autrefois…

POLICHE.

Et dites donc, monsieur Lecointe, le dernier nénuphar, le seul, celui qui donnait son nom à la propriété… il est en train de tourner de l’œil, dans la mare !

LECOINTE.

Le fait est que je n’ai jamais compris pourquoi ce toqué de célibataire avait dénommé sa maison « les Nénuphars » Il y en a plutôt pénurie, de nénuphars !

POLICHE.

C’est peut-être un symbole ! J’ai failli ne pas louer à cause de ce nom. Je suis très superstitieux !

MADAME LECOINTE.

Oh ! oh ! monsieur Meireuil ! Comment un homme comme vous se permet-il des plaisanteries pareilles ?… Je ne vous voyais pas sous cet aspect…

POLICHE.

Nous faisons donc l’effet d’être si graves que ça ?

LECOINTE.

Madame, je ne dis pas, encore… mais vous, monsieur Meireuil, s’il n’y avait que vous pour scandaliser le curé dans une paroisse… non, là, vrai ! Ça ne vous froisse pas ce que je dis là ? Chacun sa nature, n’est-ce pas ?

POLICHE.

Mais oui, monsieur Lecointe… chacun sa nature. Un ancien diplomate comme moi ne peut guère…

LECOINTE.

Ah ! à ce propos, figurez-vous, je vais vous en conter une bonne. Nous avons un vieux jardinier qui travaillait déjà chez mon père… Hier, je le trouve, affalé sous un poirier, s’arrachant presque ses derniers cheveux. Je lui demande : « Qu’est-ce qu’il y a, vieux Menicon ? » Il me répond : « J’ai… que ce n’était pas dans ma nature d’être jardinier ! » Il y a soixante-dix ans qu’il exerce !… Je m’en suis payé une pinte de bon sang !

POLICHE.

Ça vous fait rire ça, vous ?… Mais savez-vous que c’est un drame effrayant et universel !… Il ne vous est jamais arrivé, alors, de sentir vaguement, tout à coup, que vous aviez peut-être raté votre vie ?… Il ne vous est pas arrivé d’être autre que vous-même ?…

LECOINTE.

Ça, j’avoue que non !… Vous en avez de bonnes !

MADAME LECOINTE.

Allons donc !… tu m’as dit qu’au régiment tu faisais le fendant, alors qu’au fond tu n’étais qu’une poule mouillée…

LECOINTE.

Ah ! ça, c’est autre chose. Je faisais l’idiot pour ne pas paraître un imbécile.

POLICHE.

Ah ! le mot sublime, père Lecointe ! Je vous aime.

MADAME LECOINTE.

Allons, Amédée, partons !… Il faut aller poser les cloches du semis.

POLICHE.

Viendrez-vous demain ?

LECOINTE.

Même heure…

POLICHE.

Même heure… Nous ferons quelques cartouches à l’établi.

LECOINTE.

Entendu. Ne vous dérangez pas.

POLICHE, (montrant Rosine qui ne bouge pas de son fauteuil.)

Vous voyez.



Scène II


POLICHE, ROSINE

Un silence.
POLICHE, (ramassant à terre une foule de journaux épars)

Tu as vu les journaux ?

ROSINE.

Tous les quinze !

(Silence.)
POLICHE, (s’asseyant et parcourant les feuilles distraitement.)

Tu as lu alors que le Café de Paris a changé de propriétaire ?… La pièce de Devrenne n’a pas l’air d’avoir réussi, hein ?

ROSINE.

Non.

POLICHE.

Je ne regrette pas cette première-là !… Dans les « Déplacements et villégiatures », as-tu vu que Charlier rentre à Paris ?

ROSINE.

Oui…

POLICHE.

Ce bon Charlier ! Quel type !… Quant à Jourdeuil, il file un mauvais coton ! Cette affaire avec le bijoutier, hum ! hum !… Un garçon qui se prépare une vieillesse sans honneur. (S’interrompant.) Oh, là ! Oh, là !

ROSINE.

Quoi ?

POLICHE.

La belle phrase que je viens de dire. Tu n’as pas entendu ? Vieillesse sans honneur… C’était d’un distingué !

(Il rit.)
ROSINE, (douce.)

Mais parle donc comme tu veux, mon chéri… Ne te gêne pas !… (Silence. Tout à coup.) Poliche, (Se reprenant vivement.) Didier.

POLICHE.

Mais ne te reprends donc pas !… Tu n’as pas dit une incongruité ! Dis Poliche, au contraire ; ça me fera plaisir.

ROSINE.

Oh ! mais du tout, du tout, c’est une inadvertance… Je ne l’ai pas fait exprès.

POLICHE.

Que voulais-tu ?

ROSINE.

L’heure.

POLICHE, (tirant sa montre.)

Cinq heures… Eh bien, ce n’est déjà pas si mal, cinq heures !

ROSINE.

Donne-moi une cigarette allumée…

POLICHE.

Voilà.

(Il lui allume une cigarette et la lui passe. Il prend ensuite une arbalète de salon sur la table, l’arme, vise au mur et tire.)
ROSINE.

Oh ! ce bruit ! Ça vous fait tressauter…

POLICHE.

C’est cependant bien anodin ! Une arbalète d’appartement… C’est avec ça que Guillaume Tell perçait les pommes d’api sur la tête de ses invités…

ROSINE.

Mais comme tu n’as pas de pomme…

POLICHE.

Alors je tue les mouches de l’appartement… C’est une arbalète pour tuer les mouches… Tiens, regarde comme je suis devenu habile !… Tu vois cette mouche… sur le chambranle ? Pan !… (Il tire.) Eh bien, je l’ai ratée, mais je lui ai frisé les reins !…

ROSINE.

Tu ne pourrais pas jouer à quelque chose de moins bruyant ?

POLICHE, (posant l’arbalète doucement.)

Je t’ennuie, dis ?… Veux-tu que je sorte dans le jardin ?

ROSINE.

Mais non, mon chéri, je plaisantais.

POLICHE.

Si nous tirions quelques oiseaux, dans le parc, avant le dîner !… (Se frottant les mains.) Une bonne fricassée de petits oiseaux.

ROSINE.

Quelle horreur !… C’est épouvantable, ce que tu dis…

POLICHE.

Pour toi, je deviendrais sanguinaire ! Si tu pouvais me demander de tuer un rossignol, je serais ravi !… On dit que les femmes ont de ces fantaisies !…

ROSINE.

Merci, j’aime mieux d’autres preuves d’amour !

POLICHE, (se rapprochant d’elle.)

C’est vrai, mon petit coco ?

ROSINE.

Oh ! mais pas maintenant, surtout !

POLICHE, (dans les dents.)

Les nénuphars !…

ROSINE.

Rallume-moi ma cigarette !…

POLICHE, (après avoir rallumé, tendrement.)

Écoute…

ROSINE.

Non ! tue les mouches !…

POLICHE.

Bien. (Il s’éloigne et chantonne.) « Ça n’a pas été bien long, Ferdinand, Ferdinand ! »

ROSINE, (doucement.)

Ne chante donc pas.

POLICHE.

Pourquoi ?

ROSINE.

Parce que tu n’as pas envie de chanter du tout !…

POLICHE.

Mais si…

ROSINE.

Mais non. Je t’ai déjà dit cent fois de ne pas te croire obligé de paraître gai… Ta mélancolie ne me déplaît pas…

POLICHE.

Tu le dis avec ironie ?

ROSINE.

Et Lidoire, où est-il ?

POLICHE.

Peut-être dehors… (Il va sur le perron et appelle.) Lidoire ! Lidoire !

LA VOIX D’AUGUSTINE.

Il est avec moi dans la lingerie.

POLICHE.

Il est avec Augustine, ne t’inquiète pas.

ROSINE.

C’est curieux !… À Paris, il voulait sortir tout le temps. Ici, il ne met pas le nez dehors !

POLICHE.

C’est un chien qui n’aime pas la campagne, voilà tout. Il y en a beaucoup comme ça… À peu près tous les animaux, d’ailleurs. Seulement, ils sont forcés d’y vivre, c’est ce qui fait qu’on se trompe… Ainsi, les poules, je me suis aperçu qu’elles ont horreur de la nature… Les coqs qui crient tous les matins, en regardant le soleil, c’est pour gueuler : « Encore ! Encore ! »

ROSINE, (le regardant froidement en secouant la tête.)

Ce n’est pas drôle !

POLICHE.

Mais je ne le dis pas pour être drôle, tu es bonne… Je dis ce que je pense… C’est vrai ! Il y a même des gens qui ne peuvent pas supporter la campagne… toi, par exemple !…

ROSINE.

Moi ?… je l’adore !

POLICHE.

N’empêche que tu as peut-être eu tort de venir justement nicher ici avec moi… Voilà déjà près d’un mois que nous y sommes… si tu étais restée à Paris, au milieu du brouhaha habituel de tes relations — au moment des dernières courses de Chantilly, des premiers five-o’clock — tu te serais peut-être moins aperçue de la transition de Poliche à Didier. Nous n’avons pas l’habitude de la solitude au-dessous de cinq personnes…

ROSINE.

Tu ne vas pas me faire croire que tu regrettes ton bar, tes tripots et tes camarades ?… Tu m’as fixée à ce sujet.

POLICHE.

Bien sûr, bien sûr !… Enfin ! c’est peut-être moi qui suis trop difficile !… Qu’est-ce qu’on va faire, aujourd’hui, jusqu’à dîner… si l’on ne sort pas ?…

ROSINE.

Si nous essayions de faire tourner la table… Ça n’a pas réussi hier, mais ce n’est pas une raison pour qu’aujourd’hui…

POLICHE, (vivement.)

Parbleu ! Essayons toujours !

ROSINE.

Madame Lecointe m’a assuré qu’elle en avait fait tourner une la semaine dernière, admirablement. Elle venait se cogner dans ses genoux…

POLICHE.

Fichtre !… Ce n’est pas cette chance-là qui nous arriverait !… Voyons, mets-toi là… (Ils s’installent à une petite table et se mettent en position…) Chut… Pense fort !

ROSINE.

Je pense… mais…

POLICHE.

Chut !…

(Ils attendent patiemment.)
ROSINE, (tout à coup.)

Il me semble qu’elle remue…

POLICHE.

Non, pas encore… Ce n’est pas possible !…

ROSINE.

Elle a un pied qui remue, je t’assure !…

POLICHE.

C’est peut-être qu’il est cassé.

ROSINE.

Sois sérieux, sans quoi les esprits s’en vont, tu sais… Ils n’aiment pas les blagues… eux non plus… (Ils attendent encore un bon moment.) Esprit, es-tu là ?… (À Poliche, vexée de le voir pouffer.) Qu’est-ce que tu as à rire tout le temps ? Nous n’arriverons jamais… Esprit, es-tu là ?…

POLICHE.

Il ne veut rien savoir !…

ROSINE.

Chut donc !… (Ils restent en position, les mains sur la table.) Tiens ! tu as une cravate nouvelle ?

POLICHE.

Il y a deux jours que je la porte !… Il y a le gilet aussi !… Je te fais remarquer le gilet !…

ROSINE, (simplement.)

J’aimais mieux ton marron de cet hiver !…

POLICHE, (amer.)

Ah ! les vêtements neufs, les vêtements neufs !… (Il soupire.) Enfin !

ROSINE.

Esprit, si tu es là, réponds trois coups.

POLICHE.

Tu pourrais être moins exigeante.

ROSINE.

Ce n’est pas l’usage… Elle est rasoir, la mère Lecointe, tu ne trouves pas ?

POLICHE.

Je trouve… Mais il paraît que lui est un excellent fusil… Je ne m’en suis pas encore aperçu.

ROSINE.

Oh ! mais, dis donc, tu te mets du rouge aux ongles, maintenant ?…

POLICHE, (détournant l’attention.)

Mais non… mais non !…

ROSINE.

Mais si !…

POLICHE, (se lève brusquement pour détourner l’attention.)

Zut !… Jamais une table n’a moins tourné !… (Regardant la table en la remettant en place d’un œil rancuneux.) Elles ne veulent pas !… Elle a les pieds nickelés ! (Donnant un coup de pied à la table.) Sale typesse !

(Entre Augustine portant un plateau.)
ROSINE.

Ah ! voilà Augustine avec l’apéritif.

POLICHE.

Avez-vous mis mon citron pour le vermout ?

AUGUSTINE, (heurtant un meuble et laissant tomber le plateau à demi.)

Oui, monsieur, le voilà…

(Le citron jaillit du plateau, décrit une courbe dans l’espace et vient rouler aux pieds de Poliche. Augustine se frotte le genou.)
ROSINE.

Vous ne vous êtes pas fait mal ?…

AUGUSTINE.

Non, madame…

POLICHE, (s’esclaffant en levant les bras au ciel.)

La guigne ! La guigne !

ROSINE.

Qu’est-ce que tu as à rire comme ça, encore ?

POLICHE, (pris d’un fou rire bête et bienfaisant devant la tête d’Augustine.)

C’est cette façon de m’apporter le citron !

ROSINE.

Mais qu’est-ce qu’il y a ? Mais qu’est-ce qu’il y a ?… Mon pauv’ chou, voyons, voyons !

POLICHE.

Quoi ?

ROSINE, (en haussant les épaules avec une pitié douce.)

À quoi ça sert-il ?…

(Augustine s’en va en faisant une tête digne.)
POLICHE.

Mais je ris pour de vrai… pour de bon, sacrédieu !…

ROSINE.

Je ne suis pas dupe. Je sais bien que tu ne ris jamais.

POLICHE, (hors de lui.)

Mais c’est odieux ! Mais c’est odieux, à la fin ! Cette commisération à tout bout de champ… C’est à devenir enragé… Mais je ris… je ne peux rire !… je te demande pardon !… Je peux pas me tordre une fois, même une seule fois, ce n’est pas beaucoup !… parce qu’Augustine me fait le plaisir de se flanquer par terre, sans voir tes douces mirettes fixées sur moi, avec un air de dire « si c’est pas une pitié !… »… chaque fois, tu me regardes d’un air apitoyé, comme si j’étais Quasimodo en personne ! Mais je ne veux pas de ça… nom de nom… C’est odieux, à la fin, tu ne t’en fais pas une idée !…

ROSINE.

Mon Dieu ! comme te voilà en colère !

POLICHE.

Il y a de quoi !… Oh !

ROSINE.

Tiens ! je t’ai pressé ton citron dans le vermout… Ça te calmera…

(On entend du bruit dans le jardin.)
POLICHE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

ROSINE.

Une auto !… On ouvre la grille ! Qui ça peut-il être ! (Elle va sur le perron.) Thérésette ?

POLICHE.

Tiens ! Elle t’a écrit ce matin et tu ne m’as pas averti de sa visite !… Pourquoi donc ?

ROSINE.

Elle ne me fixait pas de jour… D’ailleurs, ne te plains pas, elle n’est encore venue nous voir qu’une seule fois depuis que nous sommes installés…

POLICHE.

Oh ! celle-là ne se dérange pas pour rien !… Quand elle vient, il y a toujours une raison…

ROSINE.

Il faudra même que nous lui rendions sa visite un de ces jours… À combien sommes-nous de Graz ?

POLICHE.

À trente kilomètres, soixante… cent… cinq cents…

(L’auto s’arrête devant le perron.)


Scène III


POLICHE, ROSINE, THÉRÉSETTE

ROSINE, (à la porte.)

Bonjour, bonjour… C’est gentil de venir nous voir…

THÉRÉSETTE.

Ah ! mes enfants, je ne fais qu’entrer et sortir… Ça va, les amoureux ?… Ça va, Popo !

POLICHE, (froid.)

Naturellement.

ROSINE.

Et tu nous restes à dîner ?

THÉRÉSETTE.

Non. Impossible. Je reviens de Fontainebleau où j’ai été acheter des lanternes vénitiennes… J’ai fait un détour pour vous voir… C’est tout ce que je peux pour aujourd’hui.

ROSINE.

Mais nous dînons à six heures… Tu rentreras tout de suite après le dîner.

THÉRÉSETTE.

Vous dînez à six heures… Pourquoi ?… Pour vous coucher plus tôt ?…

ROSINE.

Non. Le soleil tombe vite !… On ne sait quoi faire avant le dîner. Nous l’avons avancé d’une heure… Reste, tu serais un amour !

THÉRÉSETTE.

Ce n’est pas dit.

POLICHE.

Pourquoi diable avez-vous besoin de lanternes vénitiennes à Graz !

THÉRÉSETTE.

C’est demain sa fête !

POLICHE.

À qui ?

THÉRÉSETTE.

À Rolsini. Toute la colonie de Graz la lui souhaite. Vous comprenez, on va illuminer les arbres.

POLICHE.

Je vois… ce sera à pleurer.

THÉRÉSETTE.

Je vous ai apporté mes deux dernières croûtes… Oh ! des petites toiles de six…

ROSINE.

Ça, c’est une attention I Fais voir !…

THÉRÉSETTE.

Maurice dit que je fais beaucoup de progrès.

ROSINE.

Combien y a-t-il de temps que tu t’es mise à la peinture ?

THÉRÉSETTE.

Deux ans… depuis lui !… Comment trouves-tu ?

ROSINE.

Ah ! épatant ! C’est très, très bien… tu sais… y a de la…

(Geste.)
POLICHE.

Oui, il y a de la… (Geste. Il en prend une à la main.) On ne sait pas si c’est tout à fait raté ou si c’est de l’impressionnisme… si c’est exprès, ou pas exprès. C’est le comble de l’art.

THÉRÉSETTE.

Brute !

POLICHE.

Et puis, ça manque d’arbres…

THÉRÉSETTE.

C’est plus difficile, les arbres… D’ailleurs je ne les aime pas…

POLICHE.

Ils sont trop verts !… Il en résulte un paysage bien nu… Il est même inconvenant de nudité !… Vous ne trouvez pas ?… Ce n’est plus un paysage… c’est une académie.

(Il joue du tambourin avec la toile.)
THÉRÉSETTE.

Ah ! On ne l’a pas changé. Tu permets que je mette ça là ?

POLICHE.

La sonnette du jardin !… Ça veut dire le courrier !… Vous permettez ? je vais au-devant des lettres… D’ailleurs, vous devez avoir mille choses à ne pas vous dire…

THÉRÉSETTE.

Mille au moins. Nous en avons bien pour cinq minutes.



Scène IV


ROSINE, THÉRÉSETTE

THÉRÉSETTE.

Il s’en va ?

ROSINE.

On a toujours du tact.

THÉRÉSETTE.

Eh bien, et la vie, alors, qu’est-ce que tu en fais … (Tirant un miroir de sa trousse.) Tiens !

ROSINE.

Qu’est-ce que tu veux avec cette glace ?

THÉRÉSETTE.

Regarde-toi !

ROSINE.

Évidemment… tant que ça ? (Jetant la glace à terre.) Mais quelle imbécile à me montrer ça !… Si c’est pourquoi tu es venue, tu aurais pu rester chez toi.

THÉRÉSETTE.

Comme c’est gentil !… Moi qui t’apportais une grande nouvelle !

ROSINE.

Quelle ?

THÉRÉSETTE.

Je l’ai vu.

ROSINE.

Ah !

THÉRÉSETTE.

Je l’ai vu hier… Ils sont venus tous les deux à Graz.

ROSINE.

Elle est jolie, la grande nouvelle !… Alors, ils sont toujours ensemble ?

THÉRÉSETTE.

Évidemment… Il est toujours avec elle, mais il ne peut pas la sentir.

ROSINE.

Oh ! oh !

THÉRÉSETTE.

C’est lui-même qui me l’a dit.

ROSINE.

Ça ne prouve rien… Les hommes nous renient si facilement entre les repas.

THÉRÉSETTE.

Non. Il m’a dit qu’il t’adorait… C’est même pour ça qu’il t’a trompée.

ROSINE.

Comment !

THÉRÉSETTE.

Ne cherche pas à comprendre… c’est des raisons d’homme. Les raisons d’homme, ça ne s’approfondit pas. Ça se sent ou ça ne se sent pas… Les sens-tu ?

ROSINE.

Non ! Pas le moins du monde.

THÉRÉSETTE.

Et tu as tort ! Moi, je trouve ça lumineux. Il m’a ajouté : « Dites-lui bien ça, ma petite Thérésette, que je l’aime toujours : beaucoup ! »

ROSINE.

Il a dit : beaucoup ?

THÉRÉSETTE.

Comme ça : beaucoup.

ROSINE.

Répète encore.

THÉRÉSETTE.

Beaucoup.

ROSINE.

Alors pourquoi reste-t-il avec elle ?

THÉRÉSETTE.

C’est ce qu’il dit : par veulerie, par chagrin de t’avoir perdue.

ROSINE.

Quel toupet !

THÉRÉSETTE.

Tu comprends, il a trouvé une comparaison… il dit qu’il mâchonne un mauvais cigare.

ROSINE.

Quel style d’écurie ! Quel homme ! Quel homme ! Ne m’en parle plus, tiens !… Non, non… assez !… assez… (Elle s’assied sur un coin de table en respirant un flacon de sels.) Et elle, elle est toujours aussi laide ?

THÉRÉSETTE.

Plus que jamais.

ROSINE.

Alors, ils excursionnent comme des amoureux aux environs de Paris ?

THÉRÉSETTE.

En es-tu dupe ?… C’était un prétexte de Saint-Vast pour me parler.

ROSINE.

Crois-tu ? Ils ont déjeuné avec vous ?

THÉRÉSETTE.

Avec appétit. Et puis, on a canoté. Il a ramé. Il rame très bien.

ROSINE.

N’est-ce pas ?

THÉRÉSETTE.

Et puis ce n’est pas fini…

ROSINE.

Qu’est-ce que c’est ?

THÉRÉSETTE.

J’ai fait des photos, après le déjeuner. Le soir, je les ai vite développées pour t’en apporter des épreuves… je suis gentille. Seulement je n’ai pas eu le temps de les fixer.

ROSINE.

Donne vite, vite !… Le monstre !

THÉRÉSETTE.

C’est dans le canot.

ROSINE.

Il devinait bien que tu me la montrerais. C’est pour ça qu’il fait son regard de Jupiter Nator, comme il disait… Ah ! je le connais, ce regard… La brute !… la jolie brute… mais la brute ! Je sens d’ici l’odeur de sa moustache. (À la photo.) Ah ! tu peux me regarder, tu peux, va, canaille, ça ne servira plus de rien… je ne te crois plus.

THÉRÉSETTE.

Il y en a une autre… mais elle n’est pas assez tirée… Et puis, non, je n’oserai jamais te la montrer.

ROSINE.

Allons donc… donne… mauvais petit diable.

THÉRÉSETTE.

Non, non… jamais… tu ne l’auras pas… (Elle court, elle monte sur les canapés du fond. Rosine cherche à l’attraper.) L’aura pas… l’aura pas…

ROSINE, (poussant un cri en prenant la photo.)

Eh bien, si tu trouves qu’elle n’est pas assez tirée, qu’est-ce qu’il te faut ?

THÉRÉSETTE.

Qu’est-ce que tu as vu ?…

ROSINE.

Qu’elle l’embrasse, parbleu !…

THÉRÉSETTE.

Ce n’est pas de ma faute… Au moment où je pressais le déclic… clac, elle s’est appuyée la joue contre lui.

ROSINE.

Exprès… Ce sont des tableaux vivants… pour Rosine !… Non, mais elle est laide !… On n’a pas de pose de victoire comme ça… Elle est répugnante ! Pauvre petit, comme il doit s’ennuyer avec elle !… J’embrassais mieux !… Ah ! souvenir, souvenir, tout de même ! Ce que nous nous sommes aimés pourtant !… tiens, voilà que tout me revient dans une bouffée rageuse et voluptueuse, devant ce bout de papier !

THÉRÉSETTE.

Tu vois bien que tu l’aimes encore. Eh bien, tu n’aurais qu’un mot à prononcer, un geste à faire, et, cette fois, pour tout à fait.

ROSINE.

C’est lui qui t’a dit ça… C’est lui qui t’a dit ça ?… Réponds, Thérésette, lui-même ?… Réponds !

THÉRÉSETTE.

Oui… oui, oui, oui ! là !… Et puis ce n’est pas tout, et puis ça ne s’arrête pas là… Alors, il m’a pris la tête comme ça et puis il m’a plaqué un gros baiser sur les lèvres et il m’a dit : « Tenez… vous lui remettrez ça de ma part… » (Elle l’embrasse.) Et j’ai promis. Voilà, c’est fait.

(D’un mouvement preste, elle va tomber assise dans le grand fauteuil cheminée. Silence.)
ROSINE.

Ah ! Thérésette ! Thérésette ! Qu’es-tu venue faire ici ! J’étais si calme… qui sait même, j’étais peut-être heureuse…

THÉRÉSETTE, (se relevant.)

Heureuse ? Ici ?… dans ce trou… sous cette cloche à melons… avec Poliche !…

ROSINE.

Je n’ai plus envie de rien dans la vie…

THÉRÉSETTE.

Il faut se forcer.

ROSINE.

À quoi bon ! Au fond, le cœur ne demande qu’à appartenir à un seul homme. Ce devrait être bien suffisant, grand Dieu !… Va, le cœur est un bon bourgeois. Ce sont les sens qui le traînent à la noce…

THÉRÉSETTE.

Eh bien, ce n’est déjà pas si mal, Rosine, Non ! ce qu’on a l’air de s’amuser, ici !… J’ai envie de tout casser… Cela sent l’enfermé, le petit jardin de banlieue, les armoires à naphtaline… Allons, Rosine, que diable ! Il ne faut pas être paresseuse de trente à quarante, vois-tu… Après, tu te reposeras tant que tu voudras… Pardonne, va, puisqu’on te le demande : c’est plus malin… Cueille la sensation qui passe !… Regarde-toi si je ne suis pas heureuse… Je le suis parce que je veux l’être… Allons ! retrouve tes jarrets, fonce sur la vilaine femme, sans réfléchir, et jette-toi à l’eau, ma vieille !… Il n’y a encore que cette traversée-là qui vaille la peine de vivre.



Scène V


Les Mêmes, POLICHE

POLICHE.

Quelle étrange chose que les coïncidences ! C’est à ne pas croire !

ROSINE.

Quoi ?

POLICHE.

Je viens vite de décacheter une lettre qui m’arrive des environs de Graz et, ma petite Thérésette, j’ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre.

THÉRÉSETTE.

Laquelle ?

POLICHE.

Tu quoque ! ma fille !

THÉRÉSETTE.

Quoi ?… Quoque ? Qu’est-ce que ça veut encore dire ?

POLICHE.

Je reçois une lettre qui émane d’un châtelain des parages où vous villégiaturez…Vous connaissez sûrement sa villa. Mais je vous demande de ne pas le nommer. Je puis vous dire pourtant que vous avez dîné dernièrement avec lui. Il ignore à coup sûr que je vous connais aussi intimement… Car il m’envoie des potins qui concernent votre ami… lequel, quoique pudique sociétaire de la Société nationale des Beaux-arts !… Fichtre !

THÉRÉSETTE.

Quoi ?… Qu’est-ce qu’il fait ?… Il me trompe ?

POLICHE.

Tromper ? C’est peu dire… Ah ! il va bien pour son âge !…

ROSINE.

C’est encore une blague !

POLICHE.

Je le voudrais, mais la lettre ne laisse pas de doutes. Je crois de bonne camaraderie de vous avertir.

THÉRÉSETTE, (tendant la main.)

Faites voir ?…

POLICHE.

Ah ! non ! impossible… mais je peux vous lire des mots… Connaissez-vous une dame en rouge… (Il prend la lettre en main et la parcourt.) qui habite l’hôtel… qui a un chien blanc et qui canote de six à sept toute seule ?…

THÉRÉSETTE.

Oui !…

POLICHE.

On l’a aperçue pâmée dans les bras du pudique sociétaire, votre protecteur et maître. Le canot du crime porte cette inscription : « Quand même. »

THÉRÉSETTE.

C’est le nôtre ! Ah ! mon Dieu !

ROSINE.

Ne l’écoute pas !… Voyons, ma petite !

THÉRÉSETTE.

Comment ne pas l’écouter ! À moins d’être somnambule, il ne peut pas savoir tout ça !… Je vais avoir une attaque de nerfs…

ROSINE.

Non, non ! Ne fais pas ça !…

THÉRÉSETTE.

Quelle heure est-il ?

POLICHE.

Six heures moins le quart…

THÉRÉSETTE.

Dans un quart d’heure !…

POLICHE.

Vous pouvez arriver à temps… mais dépêchez-vous… ils abordent…

THÉRÉSETTE.

Je n’y serai jamais qu’à six heures un quart.

POLICHE.

C’est bien tard !…

THÉRÉSETTE.

Je vais essayer du cent à l’heure… Mon chauffeur, où est-il ?… Adieu, Rosine… adieu !…

ROSINE.

Si vite… mais, ma chérie, écoute un peu…

THÉRÉSETTE.

Rien ! Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! qu’est-ce qui m’arrive là, moi ? (À Poliche.) Adieu, vous !… (Lui tendant le poing.) Je vous retiens !…

POLICHE.

Les plaisirs de l’amour, Thérésette ! On est toujours à la merci de ces choses-là !…

ROSINE.

Thérésette ! voyons ! La voilà qui court.

POLICHE.

Laisse-la donc !…

ROSINE, (sur le perron, criant.)

Ne te bile pas, va ! ça n’en vaut guère la peine… Ne te bile pas !…

POLICHE.

Tiens, elle a oublié ses toiles !… Ça fera d’excellentes cibles !…




Scène VI


ROSINE, POLICHE

ROSINE.

Eh bien, tu as fait quelque chose de propre !…

POLICHE.

Voilà l’auto qui disparaît dans un nuage de fureur !

ROSINE.

Tu aurais vraiment pu te taire.

POLICHE.

Chut, laisse-moi savourer les bruits de l’automobile qui s’enfuit. Il n’y en a pas de plus beaux dans la nature.

ROSINE.

Pauvre fille ! lui dire ça tout cru, sans ménagements.

POLICHE.

J’en voulais pour mon argent. Ça m’a coûté assez cher.

ROSINE.

Comment ?…

POLICHE.

Trois louis… Il m’a fallu casquer trois louis à son chauffeur pour avoir tous ces renseignements.

ROSINE.

Mais alors, la lettre ?

POLICHE.

La lettre, elle n’existe pas. (Montrant en riant le papier qu’il tenait en mains tout à l’heure.) C’est un prospectus !… Comme j’avais de bonnes raisons de désirer que ton amie déguerpît rapido, j’ai forgé ce petit roman avec les renseignements du chauffeur… Je suis arrivé à mettre ça debout… J’ai joué le rôle de la fatalité. Pan !… Et crois-tu qu’elle a filé vite !

ROSINE.

C’est révoltant !… Ah ! l’ignoble plaisanterie !… Le revoilà donc, le Poliche, dans toute sa splendeur… Je suis outrée !

POLICHE.

Ne te frappe pas. Ce n’est rien… qu’un petit chien de ma chienne. Mais je le lui devais bien, à celle-là !…

ROSINE.

Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle t’a fait, cette pauvre fille ?

POLICHE.

Ce qu’elle m’a fait ! Je ne le devine que trop ! Tiens, il n’y aurait qu’à te regarder pour le savoir !… On vient de remuer l’eau… Ce qui était au fond est remonté à la surface… Depuis un quart d’heure, tu souffres peut-être, mais tu ne t’ennuies plus… C’est la première fois depuis un mois !

ROSINE.

C’est tout ce que tu trouves pour t’excuser ? Tu me fais hausser les épaules !

POLICHE.

Oui… mais, en attendant, qu’elle refiche les pieds ici, ta petite amie, et elle verra un peu…

ROSINE, (qui s’en allait, se retourne.)

Tu dis ?… Tu veux rire ?… Je reçois qui je veux et comme je veux, apprends-le.

POLICHE.

Non… Pas ces commissionnaires-là. Je t’en réponds.

ROSINE.

Ah ! c’est trop fort… Tu ordonnes, maintenant !… Changement à vue, alors ?… Tu faisais moins le fendant, mon cher, quand je n’avais qu’à siffler pour te faire ramper comme un chien… tu ne te rebiffais pas, alors, hein ?… Tu étais trop heureux quand je supportais tes baisers, par pitié de toi, quand…

POLICHE.

Nous ne sommes plus à ce temps-là !…

ROSINE.

Vraiment ! Qu’est-ce que tu te crois donc, ici… le maître ?

POLICHE.

Non, mais l’amant… tout de même.

ROSINE.

Comment dis-tu ça ?… Répète-le, pour voir ?… C’est toujours drôle !… L’a… quoi ? l’a… ?

POLICHE.

Oui, ton amant, ton amant !… Cristi !… J’ai eu assez de mal pendant un an… Ça ne va pas recommencer, j’espère… Ah ! non !… Je t’ai… je te garde…

ROSINE.

Ah ! J’y vois clair enfin… Tu te découvres !… Chambrée, je suis chambrée.

POLICHE.

Chambrée ou pas, tu es à moi !…

ROSINE.

Enfin !… je saisis maintenant ! J’ai été la dupe d’un bon roublard qui a joué sa petite comédie de sentiment pour boucler une maîtresse qui flattait son amour-propre… Et, en effet, il y avait de quoi !… Ah ! J’ai été bien dupée, moi !… Mais trop tôt, mon cher, la volte-face !… tu as abattu ton jeu un peu vite !…

POLICHE.

Si tu crois que je ne sens pas que tu y penses toujours, que tu l’as encore dans la peau, dans la chair… Tes bras le cherchent toute la journée.

ROSINE.

Et quand cela serait ? Après ?

POLICHE.

Tonnerre ! Nous verrons bien !…

ROSINE.

Qu’est-ce que tu feras ?

POLICHE.

Ah ! Je ne sais pas… nous verrons… Je ne sais qu’une chose pour le moment, mais je la sais bien, par exemple, c’est que je t’ai et qu’on ne t’arrachera plus à moi… Non, vrai ! On ne va pas recommencer à me faire souffrir encore, à te reprendre… Voilà un an que je mène une vie odieuse, insoutenable, de lâche et d’imbécile !… J’ai bien le droit d’être un peu heureux à mon tour dans la vie !… C’est injuste, c’est trop injuste à la fin.

ROSINE.

Veux-tu que je te dise, moi, ce qu’il y a au fond de toute cette comédie ?… Eh bien, tu es jaloux !… Tout ça, c’est la jalousie pour un beau garçon dont tu souffres, dont…

POLICHE.

Ah ! saleté !… Tais-toi !… C’est cela que tu es… une fille, entends-tu, une fille !… qui m’écœure… qui…

ROSINE.

Et ta colère ? bravade d’homme laid qui essaye d’intimider, et de rattraper ainsi un pouvoir qui s’en va…

POLICHE.

Gueuse !

ROSINE.

C’est ça… frappe !… ça te manquait ! Tu seras complet

POLICHE.

Et d’abord, tu vas commencer par rester là, toi.

ROSINE.

Par exemple ! tu as l’audace… tu oses !…

(Il la saisit et la force à s’asseoir dans le grand fauteuil)
POLICHE.

Et bouge donc !… bouge !… (Ils se mesurent. Leurs yeux pétillent de haine. Rosine écume, immobile.) On va voir un peu, maintenant !…

ROSINE, (essayant de se lever.)

Par exemple !

POLICHE, (bondissant, le doigt tendu.)

Bouge !… (Sur cette menace, Rosine se rassied, ricanante, terrible. Potiche, blanc de rage, la garde en arpentant la pièce, de long en large. Silence, long silence. Peu à peu les poings se desserrent, glissent dans les poches, timides. Il va respirer à la fenêtre. Puis, tout à coup, la voix changée :) En voilà-t-il du raffut !… Sommes-nous bêtes, mon Dieu… faut-il que nous soyons bêtes… là, là… Venons-nous d’en sortir des folies !… Je crois qu’il est impossible de dire plus d’insanités en cinq minutes !… Mais qu’est-ce qui nous a pris, tout à coup, non, non, non !… Oh, chut… calme-toi… calme-toi !… Veux-tu quelque chose sur tes épaules ? Enlève donc tes babouches, va… et chauffe tes petons… ils sont gelés… (Il lui met les pieds au feu et les chauffe, en les tenant dans sa main.) Tu ne veux pas quelque chose sur les épaules ?…

ROSINE.

Non.

POLICHE.

Oh ! oh ! cette voix… On est bien… le premier feu de bois… Hein, qu’on est bien ?… Là ! donne ta menotte ! Ne la retire donc pas… Voyons… (Il s’est assis sur la traîne de sa robe. Il lui a pris la main. Il y dépose un long baiser.) Vois-tu, j’ai commis une grande gaffe, chouchou… Ç’a été le jour où j’ai parlé… Non, ne proteste pas… laisse… Tu répondras après… J’ai cédé à la tentation du bonheur ! Ce fut une folie ! J’aurais dû nier, nier jusqu’à la gauche… On n’est pas tous les jours intelligent, voilà ce que ça prouve. Dans ton cœur, dans ton esprit… j’avais un double et je l’ai tué bien stupidement, puisque je ne pouvais pas le remplacer. Il y avait un Didier irremplaçable. Ce n’était pas tout à fait moi-même, c’était mon ombre, si tu veux, mais c’était elle que tu aimais… Tu la caressais comme un chien. C’était bon… J’ai cru que je pouvais me substituer à elle… tu l’as cru aussi… mauvaise affaire !

ROSINE.

Pourquoi ?… parce que je viens d’être un petit peu nerveuse… parce que…

POLICHE.

Mais, ma pauvre fille, pas pour cela, pour tout !… Dès le premier jour, nous étions gênés dans les entournures… Nous avons commencé par les mots de politesse. Maintenant, nous arrivons aux mots irréparables, à ce qu’il ne faut jamais dire… jamais.

ROSINE, (d’une voix d’enfant grondée et repentante.)

Je ne les pensais pas, ces mots-là…

POLICHE.

Je sais bien, parbleu !… Mais c’est trop déjà de les avoir dits… Demain, tu les penseras… (Un soupir.) Ah ! vieil ami Boudier, quelle gaffe tu nous avais fait faire !…

ROSINE.

Mais je ne sais pas ce qui te prend. Je te laisse aller… Qu’est-ce que tu vas imaginer, maintenant ?

POLICHE.

Chut ! Ne proteste pas ! À quoi bon ?… Crois-tu que je t’en veuille, ma petite chérie ?… Tu fais tous tes efforts, au contraire… C’est touchant… c’est affreux !… et triste, triste… tu n’as pas idée !… Tu te débats gentiment dans l’incommensurable ennui que je t’apporte… Tu l’as d’abord fait avec précaution, comme une personne qui se retourne dans un lit pour ne pas déranger l’autre… Maintenant, tu t’énerves un peu plus… voilà la différence ! Ah ! tu as bien raison ! Je le savais que je n’étais pas drôle, en réalité !… Je suis moral, je suis bourgeois, je suis subtil… je suis mortel !… Je dois le dire, pourtant, jamais je n’aurais cru que je pouvais être ennuyeux à ce point-là !… Et jamais plus, même si je le voulais, je ne pourrais reprendre le fameux rôle qui t’amusait tant et qui m’était si facile ! Fini ! Le truc est débiné !… Tu ne t’imagines pas, après t’avoir amusée… cent vingt-cinq jours — j’ai compté — ce que j’ai honte de t’embêter comme ça !…

ROSINE.

Mais, je ne sais pas où tu vas chercher toutes ces idées biscornues. Je ne m’ennuie pas le moins du monde ! Je suis calme, évidemment… je n’ai pas de raisons de sauter au plafond, mais je suis heureuse !… Et je t’aime… d’amour !…

POLICHE, (souriant tristement.)

Oh ! par pitié, Rosine !… Il n’y a entre nous encore rien de vilain… ou si peu de chose ! Oublie les sottises que j’ai dites tout à l’heure dans ma colère… Allons jusqu’au fond de nous. Soyons du moins sincères. C’est si beau, si rare de pouvoir, ne fût-ce qu’une minute, être soi, tout à fait… profondément. Ne gâchons pas cette minute. Oui, Rosine, fais-moi la grande joie, le grand honneur digne de ton Poliche, de ton vieux Poliche, d’être sincère… Mets ton âme, ainsi, comme je mets la mienne, enfant, sur tes genoux… C’est un grand moment que celui-ci… et tu souffres tant !…

ROSINE, (avec élan.)

Ah ! tu es le meilleur des hommes, toi !… Eh bien, oui, je souffre… c’est honteux à dire… mais, puisque tu l’as deviné, pourquoi m’en défendre ? Oui, je souffre !… Tu as une voix si douce, si câline pour vous faire avouer ces choses-là !

POLICHE.

C’est la voix d’un homme qui en a entendu bien d’autres, Rosette !…

ROSINE, (le mouchoir sur les dents, à voix étouffée.)

C’est bête !… c’est honteux… mais c’est plus fort que moi… Ce n’est pas que je m’ennuie… non… mais je ne peux pas oublier certaines choses… La rupture, avec l’autre, a été trop brusque… peut-être trop rapide. C’était une querelle incomplètement vidée… tu comprends ?… Alors, j’y repense…

POLICHE.

Va ! va !… N’aie pas peur. Dis tout… Dis tout… C’est ton confident d’autrefois qui t’écoute. Tu te souviens ?…

ROSINE.

Je ne peux pas ne point y penser !… C’est plus fort que moi ! Je ne devrais pas te dire ça… mais tu me demandes d’être sincère… alors je parle… Et puis, tu te rends bien compte que ce n’est pas de l’amour, n’est-ce pas ? Toi qui as une nature si élevée, ces mesquineries ne peuvent pas t’atteindre. (Baissant la voix.) Je crois que je suis jalouse… C’est affreux, hein ? Tu dois bien me mépriser.

POLICHE.

Ma pauvre enfant !… Te mépriser !

ROSINE.

Si ! ce sont des sentiments très bas… Il faut que je le revoie !… Que veux-tu ? Je crois que, si je le revoyais, si je lui parlais, peut-être ça passerait… Ah ! j’ai honte de te dire ces choses… tiens ! J’aime mieux pleurer.

(Elle se détourne.)
POLICHE.

Pauvre petite gosse ! J’aime ton chagrin, si simple, si naturel. (Il lui prend la tête et la ramène à lui.) Eh bien, il faudra aller le rejoindre.

ROSINE, (vivement.)

Oh ! non !… Après ce que tu m’as dit, tout à l’heure… je n’oserais jamais faire cela !

POLICHE.

Si, si, il le faut, tu iras le rejoindre. Et c’est bien ainsi !… Je le veux… Moi, ça ne fait rien… ne t’en occupe pas… Il ne faut pas te faire un monde de ce que nous sommes autrement qu’autrefois. Au fond, on n’est pas si changé… on se comprend tout de même.

(Il lui caresse doucement le visage en la regardant avec un long sourire triste.)
ROSINE, (éclatant en sanglots et lui jetant les bras autour du cou.)

Poliche ! Mon bon Poliche !

POLICHE.

Ah ! je le réentends donc enfin, ce nom chéri !… Didier, c’était vilain… Pleure, mon pauvre chou !… C’est si difficile, l’amour, va !… Pleurons ensemble, si tu veux. Savourons-la, cette mélancolie d’être nous… tout simplement, de n’être que nous, ma chérie, comme nous sommes ! Tout ça est si injuste, si ridicule, si en dehors de nous… Ah ! on ne fait pas ce qu’on veut dans la vie…

(Ils pleurent tous les deux. Le grand feu de bois, clair, illumine la pièce… et fait des ombres et des lumières bougeantes.)
ROSINE.

Laisse-moi comme ça sur ton épaule… Crois-tu, hein ?

POLICHE.

Hé oui !… Que veux-tu !… Ce n’est pas plus ta faute que la mienne… Il y a des amours nés sincères et d’autres faux… Le nôtre était né affreusement faux. L’accordeur, en le mettant au point, l’a cassé. Il a suffi d’une seconde, d’un mot, crac ! Mais cela aura eu du bon, tout de même… Car je n’aurais jamais connu, sans cela, cette minute-ci dont je me souviendrai toute ma vie !… cette minute pendant laquelle j’aurai entendu palpiter ton cœur contre le mien… si pauvrement, si vraiment… (Il lui écarte les cheveux sur le front.) Il faut que tu deviennes heureuse… Si tu savais, je ne t’aime que pour toi-même… C’est une vieille habitude que j’ai prise autrefois comme ça… j’ai été résigné tout de suite à la fatalité de notre amour… maintenant il ne m’en coûtera plus beaucoup… Et je t’aime tant… tant ! Mon joli visage… ma petite… qui fait tout ce qu’elle peut pour être bonne. (Se relevant.) Eh bien, tu vois, comme c’est simple !… Quand on veut ! Allons, souris… voyons…

(L’obscurité dans la pièce est pleine. Seul le feu éclaire toujours leurs visages et la robe blanche de Rosine.)
UN DOMESTIQUE, (ouvrant la porte de droite.)

Madame, peut-on servir ?

POLICHE, (fait signe que « oui ». Le domestique se retire et referme la porte. Poliche regarde Rosine, prostrée, pleurante, et répète.)

Souris… tu vois, rien n’est changé, tu vois bien !… C’est comme d’habitude. Rosinette ! Allons, viens à table… lève-toi !… là… Donne la main… hop !… (Il lui prend la main comme à une enfant, la fait se lever droite. Il lui passe le bras sous le sien, — elle se laisse conduire machinalement.) Ah ! et puis l’enfant va mettre ses babouches… voyez-moi ça !… parce qu’elle ne peut pas aller à la salle à manger, ses petits pieds nus, tout de même !

(Et, tendre et doux, il lui remet ses babouches l’une après l’autre, en souriant, pendant que la toile tombe.)

RIDEAU

ACTE QUATRIÈME

Une buvette de chemin de fer, dans une petite gare aux environs de Paris. À gauche, la voie. Au fond, par les carreaux du buffet, on voit le prolongement de la voie, les rails qui luisent, les signaux, la plaine et un ciel gris de crépuscule d’automne. — Dans la salle, deux ou trois consommateurs, un paysan, un homme et la dame du comptoir, un pioupiou, — Didier et Rosine à une petite table.



Scène PREMIÈRE


ROSINE, POLICHE, UN GARÇON, UN HOMME, UN PAYSAN, UN PIOUPIOU, puis LA FEMME DE CHAMBRE, UNE FEMME, UN EMPLOYÉ.

LE GARÇON, (criant.)

Un bock !

L’HOMME, (au paysan.)

Alors, bonsoir. Si vous voyez Poudrette, dites-lui bien que je serai au greffe demain, à deux heures.

LE PAYSAN.

Bien, monsieur Maillard. Entendu.

(L’homme s’en va.)
LE PIOUPIOU.

À quelle heure pour Paris ?

LE GARÇON.

Dans douze minutes… à trente-sept. (Il s’approche de Potiche et de Rosine, assis à une table et qui ne disent rien.) Qu’est-ce que madame et monsieur vont prendre ?

POLICHE, (à Rosine.)

Quoi ?

ROSINE.

Ça m’est égal.

POLICHE.

Deux chartreuses, garçon… Il y a un courant d’air ici. Tu n’as pas peur d’attraper mal ? (Rosine fait signe que non.) Et Lidoire ?

ROSINE.

Il est là, dans sa couverture. Il ne bouge pas.

POLICHE.

Ah ! dis-moi… m’autorises-tu à payer toutes les notes qu’on présentera ?

ROSINE.

Je ne sais pas s’il en reste ; l’épicier, le charbon… des choses comme ça.

POLICHE.

Du reste… avant que je ne sois parti !

ROSINE.

Pourquoi ? Tu m’as dit hier : quelques jours !

POLICHE.

Évidemment, je ne resterai pas jusqu’à la fin de la location… jusqu’à la première neige. Le père Lecointe prétend qu’il y a quelques compagnies de perdrix sur le plateau de Ferreuil… mais je crains fort que sa perdrix ne soit qu’un vulgaire lapin…

ROSINE, (le regardant avec expression.)

Policho.

POLICHE.

Quoi ?

ROSINE.

Donne ta main !

POLICHE.

Prends garde.

ROSINE.

Sous la table… Donne… (Elle lui presse la main sous la table et le regarde dans les yeux. Le garçon les sert. Quand il s’éloigne :) Eh bien, non, non, je ne pars pas… là !… dis un mot, un seul, et je reste…

POLICHE.

Pas de bêtises, hein ? Pas de dernière gaffe. Je ne veux pas que tu gardes un seul mauvais souvenir de moi !… Je ne te ferai pas l’aumône d’une rancune !… Quand tu penseras à moi, je veux que tu puisses te dire : « Il était gentil, tout de même. »

ROSINE.

Oh ! mais pourquoi parles-tu comme si l’on ne devait jamais plus se revoir ? Tu me désoles !… On reste bons amis. Il faut que nous restions de bons amis. Enfin, c’est vrai, pourquoi pas ? Réfléchis, je ne vois pas ce qui peut nous en empêcher… Au moins cela, puisque tu trouves qu’on ne peut plus être comme auparavant, puisque c’est ton idée… que tu ne veux pas admettre le… le…

POLICHE.

Partage ? Évidemment, ça arrangerait tout… Poliche, lui, aurait pu bien des choses… Maintenant, je n’oserais plus te regarder… Vois-tu, Rosine, les hommes sont de vilains égoïstes, qui ne sont pas commodes à satisfaire !

ROSINE.

Tu viendras me voir au moins tout de suite… à ton retour à Paris… dis ?… Je l’exige.

POLICHE.

Sûrement, sûrement !

ROSINE.

Tu ne veux pas prendre tout de suite un jour ? Je t’attendrais à dîner.

POLICHE.

Non… ça m’est difficile ! Avant il faut que j’aille un peu à Lyon. Mon absence pourra se prolonger quelque temps.

ROSINE, (baissant la voix.)

Parce que tu comprends… on ne sait pas… l’avenir !

POLICHE.

Oui… oui… l’avenir !

ROSINE.

Embrasse-moi ! Nous n’avons plus que cinq minutes !…

POLICHE.

On va nous voir… la dame de la caisse…

ROSINE.

Ah ! qu’est-ce que ça fait !…

POLICHE.

Relève ta voilette, alors…

(Elle relève la voilette, il l’embrasse sur la bouche. On entend les trois coups de cloche.)
ROSINE.

Ce que c’est bête, la vie ! ce que c’est bête ! Pour un peu, on serait à deux doigts d’être heureux ! Tu n’aurais peut-être qu’à vouloir… qu’à me retenir de force.

POLICHE.

Je ne crois pas…

ROSINE.

Mon bon ! mon seul ami !

POLICHE.

Et surtout, ne t’accuse pas, ne va pas te mettre martel en tête. C’est une bien petite histoire que la nôtre, sans grande importance, va… Tu es exquise, voilà ce qui est sûr, tu es charmante… tu es un petit être charmant ! (Il fait un geste vague dans l’espace.) C’est comme ça et puis c’est comme ça… voilà ce qu’il faut se dire…

ROSINE.

C’est toi qui ne veux pas que je reste avec toi !…

POLICHE.

Non, non, je ne veux pas… C’est moi qui détruis notre bonheur… volontairement !… Dis-le toi bien, afin de ne pas l’oublier plus tard, quand tu auras du chagrin. C’est moi qui aurai voulu…

ROSINE.

Accompagne-moi au moins jusqu’à Paris… Tu ne veux pas ? Pourquoi ? Viens donc… Ça va être si triste, si triste, notre maison, ce soir… quand tu seras tout seul là dedans ! Notre chambre !… Viens donc… tu reprendras le train demain…

POLICHE, (secouant la tête.)

Non… faut pas !…

ROSINE.

Et puis, cela va occasionner des potins absurdes dont tu souffriras. C’est vrai ! que diront les gens, tes amis, les miens, les camarades… ceux qui t’attendent ?

POLICHE.

Bah ! un Poliche de perdu, dix de retrouvés… Combien y en a-t-il, comme moi, de ces garçons qui, durant un an ou deux, épatent Paris, renversent leur verre chez Maxim’s, le remplissent bruyamment dans tous les Bodegas à la mode… attachent un instant leur légende aux éphémérides de ce monde, que j’ai traversé avec toi, Rosine, et que je quitte… J’ai eu des prédécesseurs. Après moi il y en aura d’autres. Pourquoi ?… On se demande généralement, oui, pourquoi ils se sont trémoussés désespérément ainsi, les pauvres bougres ! Moi, je sais. C’était à cause d’une femme pareille à toi, à cause d’un gant blanc parfumé entre tous. Ils ont disparu, comme je vais disparaître, de la circulation. On leur suppose une fin romanesque. Non. Moi, je sais. Ils sont où je serai… à Lyon. Ils sont tous à Lyon… à Bordeaux… ils vendent du vin. Ce sont de bons passants provinciaux. Le dimanche ils pensent à leur jeunesse… Ils pensent à toi, Rosine.

ROSINE.

Ah ! Poliche !

(Le garçon a allumé le bec Auer qui éclaire la buvette au plafond. Les disques au loin sont allumés.)
LA FEMME DE CHAMBRE, (venant de la voie et s’approchant.)

Madame, est-ce qu’on peut prendre la valise ?

ROSINE.

Prenez…

(Elle prend une valise aux pieds de Rosine.)
LA FEMME DE CHAMBRE.

Faut-il choisir un coin, madame ?

ROSINE.

Oui, prenez le chien.

(La femme de chambre prend le chien, toujours roulé dans sa couverture.)
POLICHE.

Bonsoir, Lidoire. Bonsoir, mon vieux… Bonne chance !

(On entend le timbre de la voix qui tressaille.)
ROSINE.

C’est déjà le train ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

Il est annoncé, oui, madame.

ROSINE.

Allez. (La femme de chambre s’en va.) Chéri ! chéri ! m’amour ! Serre-moi, serre-moi fort la main… là… comme ça… regarde-moi bien dans les yeux… longtemps, longtemps… (Elle lui a pris la main, ils se regardent longuement. On voit, sous sa voilette épaisse, briller ses yeux.) Dis : Je t’aime !

POLICHE.

Je t’aime.

ROSINE, (pleurant, à mots entrecoupés.)

Adieu, Didier !… Pourquoi n’as-tu pas… voulu… pourquoi ?

POLICHE.

Chut !… Ce ne sont pas des choses à se dire, ma petite chérie, quand on n’a plus que deux minutes… Deux minutes ! Tu entends le train qui s’approche.

ROSINE.

Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !

POLICHE, (la regardant, doucement, longuement.)

Tu es exquise…

(Un employé passe avec un falot. Il commence à pleuvoir.)
ROSINE.

Bientôt, hein ? N’oublie pas… Tout de suite ?

POLICHE.

Oui.

ROSINE.

Envoie-moi une carte postale demain… et prends garde à ta douleur à l’épaule… Ne reste pas trop dans cette maison humide…

POLICHE.

Oui, oui…

(Au loin le disque change de couleur… On entend le train qui entre en gare.)
UN EMPLOYÉ, (capuchonné, crie en entrant.)

Les voyageurs pour Paris !… en voiture !

POLICHE, (haut, à l’employé.)

Est-ce que madame a la voie à traverser ?

L’EMPLOYÉ.

Non. C’est de ce côté, à gauche.

(Une femme traverse la buvette en hâte avec une petite fille.)
LA PETITE FILLE.

Maman, achète-moi une orange, dis.

LA FEMME.

Mais il n’y a pas d’oranges… Ce n’est pas un buffet, ici… Allons, viens.

LA PETITE FILLE.

Maman, dis…

LA FEMME.

Es-tu assommante ! Viens donc.

(Elles passent.)
POLICHE.

Prends garde. Il ne faut pas manquer ton train. (Il frappe sur une soucoupe, le garçon s’approche.) Ça fait, garçon ?

LE GARÇON.

Deux chartreuses… Un franc vingt.

(Il rend la monnaie.)
LA FEMME DE CHAMBRE, (revenant.)

Il commence à pleuvoir… Madame veut-elle que je sorte un parapluie, des couvertures, pour traverser jusqu’au train ? Il n’y a pas de marquise.

ROSINE.

Non… passez devant… (On voit le mouvement de quelques gens, de dos, sur le quai.) Ah ! je ne peux plus ! Je ne peux plus, moi !

(Elle suffoque.)
POLICHE.

Allons, il faut nous séparer ici ! Ça vaut mieux. Je ne t’accompagne pas jusqu’au wagon.

ROSINE.

Pourquoi ?

POLICHE.

Non ! les hommes qui pleurent, tu sais, ça fait rire… Et puis, les adieux, les gens qui passent… j’ai horreur de ça… Voilà le train.

ROSINE.

Didier…

(Elle se lève, ils se lèvent tous les deux.)
UN EMPLOYÉ, (dehors, crie.)

Pour Paris, en voiture ! En voiture !

POLICHE.

Tiens, n’oublie pas ton petit sac… Allons, un dernier sourire, Rosine… Adieu, ma vie !

ROSINE.

Non, non, ne dis pas ça ! À tout de suite !

POLICHE.

Oui. (Ils s’embrassent très simplement.) Adieu, Rosine.

ROSINE.

Je… je…

(Elle voudrait encore dire un mot, mais elle ne peut pas, elle ne peut plus, tant elle pleure, sa tête tassée dans les épaules.)
UNE VOIX, (dehors.)

En voiture ! En voiture !

(Rosine passe et disparaît. Alors Didier s’accoude à la porte. Il reste ainsi quelques secondes les yeux fixés au dehors, puis timidement, maladroitement, il sort un petit mouchoir rose de son manteau, et l’agite un peu dans l’air. Le sifflet du départ. En s’en allant la tête basse, le col relevé, le chapeau enfoncé sur les yeux, il heurte un voyageur en retard qui traversait la buvette et qui laisse tomber sa canne.)
LE VOYAGEUR, (d’un ton bourru.)

Vous ne pouvez pas faire attention, vous ?

POLICHE, (se baisse, ramasse la canne, la lui remet en souriant à travers ses larmes et dit.)

… Pardon.


FIN