Point de lendemain (version de 1777)/Notice

Point de lendemain
I. Liseux (p. vii-xxiii).

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Ce petit conte, Point de lendemain, le seul, suivant Sainte-Beuve, vraiment délicat[1] dans le genre érotique, était-il de Dorat ou de Denon ? Les avis étaient partagés, lorsque la question fut posée dans le journal l’Intermédiaire des chercheurs et curieux[2]. Elle y a été aussi résolue, et d’une façon décisive, par M. E. Gallien[3]. Voici en substance son intéressant travail.

La première publication de Point de lendemain remonte à 1777, dans le numéro de juin des Mélanges littéraires ou Journal des Dames, dédié à la Reine[4]. Il parut en tête de ce numéro, et était signé des initiales M. D. G. O. D. R ; c’est à dire : M. Denon, gentilhomme ordinaire du Roi. Dorat, rédacteur en chef, mit en note que la rédaction de ce conte lui avait « paru piquante, spirituelle et originale. » C’était dire en même temps qu’elle n’était pas de lui.

Le même Dorat fit réimprimer, en 1780, Point de lendemain, dans le Coup d’œil sur la littérature[5], recueil de productions qui lui étaient personnelles, mêlées à celles de divers gens de lettres. Il l’empruntait aux Mélanges littéraires, et en convenait, mais les initiales M. D. G. O. D. R. ne reparurent pas. Denon alors secrétaire d’ambassade à Naples, pouvait se peu soucier de voir son nom dévoilé, ou seulement rappelé, dans le monde littéraire, à propos d’une production légère, abandonnée à la discrétion d’un ami.

Point de lendemain reparut une seconde fois, en 1780, dans un tome de la collection des Œuvres de Dorat, en tête duquel figurent les Lettres d’une chanoinesse de Lisbonne[6]. Cet écrivain venait de mourir. Son éditeur dit en note que ce conte était tiré du Coup d’œil sur la littérature.

La suppression des initiales du nom et du titre de Denon à partir de la seconde publication, son éloignement de Paris, la mort de son ami, toutes ces circonstances s’étaient réunies pour qu’en moins de trois ans, Dorat, d’éditeur, se trouvât transformé en auteur de Point de lendemain, pour son libraire, pour le public, et pour sa famille. Un correspondant de l’Intermédiaire en a signalé une troisième réimpression, à la date de 1802, dans une édition partielle de Dorat, procurée, à ce qu’il semble, par un de ses proches parents[7].

Que Denon, auteur, et héros, d’un conte charmant, l’ait oublié tout à fait durant trente ans et plus, on en peut douter ; mais l’occasion de le tirer, de le sauver du fatras des recueils de Dorat lui manqua sans doute.

Elle se présenta, suivant Balzac, en 1812, ensuite d’un dîner chez le prince Lebrun, où la conversation avait dérivé sur « le chapitre intarissable des ruses féminines. » L’aventure personnelle qui fait le sujet de Point de lendemain pouvait s’y placer agréablement ; Denon la raconta — il racontait très-bien — et donna ensuite à réimprimer son conte, anonyme, mais avec son chiffre, mais revu et corrigé, pour en faire don aux convives des deux sexes qu’il avait tenus sous le charme de son récit[8]. C’est cette première édition originale en volume, communiquée par Dubois, chirurgien de Napoléon Ier, que Balzac a reproduite en partie dans sa Physiologie du mariage, en la défigurant et l’alourdissant quelque peu par des corrections maladroites[9]

Une seconde et jolie édition, très-soignée, du texte de 1812, a été donnée à Strasbourg, en 1862[10], avant que M. Gallien eût signalé la première publication, avec initiales, dans les Mélanges littéraires. L’éditeur, dans sa préface, tient pour Dorat, et vraiment il était naturel de pencher pour lui, et de souhaiter que ce littérateur aimable se sauvât par ce petit chef-d’œuvre, plutôt que de planche en planche, comme le disaient méchamment ses contemporains, par allusion aux vignettes qui surchargent ses livres.

Enfin, le texte original, le bon texte, de 1777, a été reproduit pour la première fois, en 1866, précédé de la Dissertation sur la question de savoir quel est l’auteur du conte Point de lendemain, par M. E. Gallien[11]. En se réimprimant, Denon s’était appliqué à rendre son style plus simple, à lui enlever le vernis mythologique qui donnait une date littéraire au récit de sa bonne fortune ; ces amendements étaient à regretter. La première typographie des Mélanges, où les majuscules donnent à certains mots une emphase voulue : Comte Nature, Déesse, Temple, était également à restituer, aussi bien que l’emploi de l’italique pour quelques néologismes. Cela s’est fait dans l’édition de 1866, et avec encore plus de scrupules dans celle-ci où le texte de 1777 a été de même adopté. Pour la Dissertation de M. E. Gallien, il suffit de l’avoir résumée.

Denon a comme artiste de plus sérieux titres à l’attention de la postérité que Dorat comme écrivain ; néanmoins son conte ne lui sera pas inutile : il a bien fait de se le rappeler. Dans moins d’un demi-siècle, peut-être, un lettré que Point de lendemain aura mis en goût de curiosité sur son auteur, recourant aux biographies, y apprendra que Denon fut, sous le premier empire, directeur général des Musées, et à ce titre chargé de choisir à l’étranger les chefs-d’œuvres des arts, trophées de nos victoires, qui ne devaient pas nous rester ; que l’idée de la Colonne lui appartient et qu’il en dirigea tout le travail, qu’il a fourni les sujets de l’histoire numismatique de Napoléon Ier et laissé un beau livre sur les arts du dessin ; qu’il avait projeté pour la place de la Bastille un éléphant colossal, commémoratif de l’expédition d’Égypte ; etc., etc., etc. Le comte de Caylus est plus connu de nos jours par ses Œuvres badines que par son Recueil d’antiquités. Ôtez au président de Brosses les Lettres familières écrites d’Italie, et ses grands travaux d’érudition et de traduction courent le risque de n’être jamais rappelés. Avoir écrit Point de lendemain, ce n’est pas beaucoup, c’est quelque chose ; c’est de quoi juste se survivre, comme le héros brillant, rapide, à jamais envié, de l’amour fortuit.

L’auteur de la notice en tête des Monuments des arts du dessin[12], dit que Point de lendemain fut le résultat d’une gageure de société. Denon avait prétendu que « sans employer de mots obscènes, on pouvait raconter avec vérité certaines scènes de l’amour heureux. »

Il gagna sa gageure contre les idées, et aussi, faut-il le dire ? contre le goût de son temps, qui protesta contre sa preuve. On a signalé deux amplifications libertines de Point de lendemain[13] ; l’auteur qui ne les ignorait pas, a emprunté à l’une d’elles, pour sa réimpression de 1812, une phrase à sa convenance.

La décoration des Mélanges littéraires ou Journal des Dames, plus que modeste, rapprochée de celle à outrance des Baisers et des Fables de Dorat, n’en fait pas moins d’honneur à ce poëte-imagier. Elle se compose de deux pièces, sans plus, et offre dans sa sobriété un caractère d’art et une intention historique, l’un et l’autre à remarquer. Nous relevons, à bon droit, pour en parer le conte de Denon, le charmant fleuron de titre, et l’en-tête de chapitre auxquels Marillier et le bon graveur en bois Beugnet ont mis leurs noms.

Le portrait de la Reine était l’ornement obligé d’un recueil publié sous ses auspices, et rien ne se peut imaginer de plus aimable, dans le style dit Louis XVI, que ce médaillon de profil, enguirlandé de roses et porté par des amours volants. L’amoureux en-tête aux deux « oiseaux de Vénus » (voir p. 3) demande un commentaire discret.

En mars 1777, lorsque Dorat fit paraître le premier numéro des Mélanges, la France se fatiguait d’espérer la fécondité de l’union du Dauphin, devenu le Roi, avec la fille de Marie-Thérèse. Depuis sept ans, à propos de cette question vitale dans ses mœurs monarchiques, la nation avait passé par l’étonnement, l’impatience, l’inquiétude, et en était venue à une sorte d’irritation. Les imaginations affolées tournaient autour de l’oreiller royal, anxieuses de ce qui pouvait s’y passer. Dorat, bon Français, en dédiant à la Reine le Journal des Dames, voulut aussi faire montre de sa ferveur dynastique, et imagina cette allégorie parlante d’un tourtereau et de sa colombelle, à une lucarne pavoisée de roses, flanquée de carquois inépuisables, sur un semis de fleurs de lis, se becquetant incessamment d’amour tendre. Emblème engageant, et tel que les contemporains le pouvaient agréer du poëte lyrique qu’ils se plaisaient à qualifier d’Ovide français ; mais comme on le sait aujourd’hui, il ne s’agissait pas en cette affaire de preuves d’amour réitérées : le Roi et la Reine n’en étaient pas encore là.

De mars à décembre 1777, l’en-tête aux deux tourtereaux, s’ébattant sur les fleurs de lis, à la première page de chaque numéro du Journal des Dames, renouvela à la Reine les espérances et les vœux de Dorat, de ses rédacteurs et de ses abonnées. En janvier 1778, il disparaît, comme désormais sans motif. Marie-Antoinette venait de faire savoir : « qu’enfin elle était reine de France » et qu’elle espérait bientôt avoir des enfants.

Aujourd’hui cette vive image a perdu le sens historique précis que nous venons de lui restituer par un léger effort d’érudition, et se peut appliquer, d’une façon générale, à toute production galante du temps, et surtout à Point de lendemain.

A. P.-MALASSIS.
  1. Portraits littéraires ; Paris, Didier, 1852, t. I, p. 451.
  2. no 1 du 15 janvier 1864.
  3. Nos 17 et 18 des 20 et 31 Octobre 1864.
  4. Paris, veuve Thiboust, in-12. Le premier numéro de ce journal mensuel est de mars 1777 ; le dernier de juin 1778. Dorat le céda alors à Panckoucke qui en réunit les souscriptions au Mercure de France.
  5. Coup d’œil sur la littérature, ou Collection de différents ouvrages tant en prose qu’en vers, en deux parties, par M. Dorat ; Amsterdam et Paris, 1780, in-8.
  6. Paris, Delalain, 1780, in-8.
  7. L’Intermédiaire, no 57 du 10 mai 1866 : — Les Cinq aventures, ou contes nouveaux en prose, par Dorat ; Paris, Delalain, an X (1802), in-32 avec une planche de Jehotte dont le sujet est emprunté à Point de lendemain intitulé dans ce recueil les Trois infidélités ou l’Envieuse par amour. Un avertissement de l’éditeur dit « qu’un parent de M. Dorat remplit les intentions de cet aimable auteur, en publiant ce recueil sous la forme qu’il s’était proposé de lui donner peu avant sa mort. »
  8. Point de lendemain, conte ; Paris, P. Didot l’aîné, 1812, in-18 de 54 p. papier vélin. On croit que l’édition fut tirée à 25 ou 30 exemplaires. Il en existe un sur peau de vélin. C’est M. Gallien qui a remarqué sur l’exemplaire de dépôt, à la Bibliothèque nationale, qu’au dessous de l’épigraphe du titre : « La lettre tue, et l’esprit vivifie, » se trouve un monogramme formé des initiales des noms de l’auteur V. D. (Vivant Denon).
  9. Balzac prétendait tenir du chirurgien Dubois les circonstances déterminantes de la publication de Point de lendemain, en 1812, de même que son exemplaire, numéroté 24, disait-il, quoique les exemplaires ne soient pas numérotés ; mais lui-même a pris la peine d’infirmer la vérité de la mise en scène du dîner chez le prince Lebrun. Dans les deux premières éditions de la Physiologie du mariage (1829, 1834) il montre Denon racontant. Dans les éditions suivantes, Denon tire un petit volume de sa poche pour en donner lecture ; imagination saugrenue ! Balzac, il est vrai, avait appris entre temps que Point de lendemain se trouvait dans les œuvres de Dorat ; cela pouvait faire l’objet d’une note. Mais en dénaturant, d’une édition à l’autre, le témoignage de Dubois, dans un détail essentiel, il l’a annulé. Il reste que Denon a jugé à propos de réimprimer son conte en 1812, voilà tout.
  10. Point de lendemain, conte ; Strasbourg, Ve Berger-Levrault, 1862, in-12, XXIV-47 p. — imprimé aux frais de M. Ch. Mehl, et tiré à 85 ex. — L’édition de Point de lendemain, conte, par Vivant Denon, suivi de la Nuit merveilleuse ; Paris, (Bruxelles, imp. H. Briard), 1866, in-16, VIII-126 p., avec eau-forte frontispice anonyme de M. F. Rops, a été faite sur cette édition de Strasbourg.
  11. Point de lendemain, conte ; Paris, Leclère 1866 ; Lyon, imp. de Louis Perrin, in-8, 84 p. en tout.
  12. Monuments des arts du dessin chez les peuples tant anciens que modernes, recueillis par le baron Vivant Denon ; Paris, 1829, 4 vol. in-fol. Ouvrage publié après la mort de Denon, par les soins de son neveu Brunet-Denon et de Amaury Duval.
  13. L’Héroïne libertine ou la Femme voluptueuse ; s. l. n. d., in-18 de 104 p. Le texte n’occupe que 90 p. : le reste (14 p.) est rempli par des ariettes libres ; frontispice libre (Intermédiaire no 57 du 10 mai 1866).

    La Nuit merveilleuse ou le Nec plus ultra du plaisir, avec figures analogues. Partout et nulle part, in-12, 122 p. Les figures n’ont pas trait au texte ; l’impression paraît être des dernières années du XVIIIe siècle. C’est dans cette imitation libre que M. Ch. Mehl a remarqué une phrase qui se retrouve dans l’édition de Point de lendemain de 1812.