Poétique (trad. Ruelle)/Chapitre 17

Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 39-40).
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CHAPITRE XVII


Il faut se pénétrer du sujet que l’on met en tragédie. Manière de le développer.


I. Il faut constituer les fables et les mettre d’accord avec les discours en se mettant, autant que possible, les faits devant les yeux ; car, de cette façon, voyant les choses très clairement, comme si l’on était mêlé à l’action elle-même, on trouvera l’effet convenable et l’on ne laissera pas échapper les contrastes.

II. La preuve en est dans ce que l’on reprochait à Carcinus. Amphiaraüs était remonté du temple sans que le spectateur pût le voir ; et, à la scène, la pièce échoua, par suite du mécontentement que cette faute causa aux spectateurs.

III. Il faut mettre autant de faits qu’on le peut en rapport avec les rôles, car, en vertu de la nature même, les personnages les plus persuasifs sont ceux qui éprouvent les passions qu’ils font paraître. On provoque l’agitation quand on est agité soi-même ; l’indignation, quand on est en proie à une colère véritable. C’est pourquoi l’art du poète appartient à l’esprit doué d’une heureuse aptitude, ou à celui qu’emporte le délire de l’inspiration. Le premier se façonne aisément, le second est prédisposé à se mettre hors de lui.

IV. Que les sujets soient déjà composés, ou qu’on les compose soi-même, il faut les exposer d’une manière générale, puis les disposer en épisodes et les développer de la manière suivante.

V. Voici ce que j’entends par « exposer d’une manière générale ». Prenons pour exemple Iphigénie. La jeune fille a été offerte en sacrifice, puis dérobée aux regards des sacrificateurs et transportée dans un autre pays, où la loi ordonnait de sacrifier les étrangers à la déesse. Elle a obtenu ce sacerdoce. Plus tard, il arriva que le frère de la prêtresse vint dans ce pays, et cela parce que le dieu lui avait ordonné par un oracle de s’y rendre, pour une certaine raison prise en dehors du cas général et dans un but étranger à la fable. Donc, venu là et appréhendé au corps, au moment où il allait être sacrifié, il la reconnut, soit comme dans Euripide, soit comme dans Polyide, en disant tout naturellement que ce n’était pas seulement sa sœur, mais lui aussi qui devait être sacrifié ; et de là, son salut.

VI. Après cela, il faut, le choix des noms une fois arrêté, disposer les épisodes. Il faut aussi observer comment les épisodes seront appropriés. Tels, dans Oreste, la scène de la démence, qui est cause qu’il est pris, et son salut, conséquence de sa purification.

VII. Dans les pièces dramatiques, les épisodes sont concis, mais l’épopée s’en sert pour se prolonger. Ainsi, le sujet de l’Odyssée est très limité. Un personnage étant absent pendant longues années et placé sous la surveillance de Neptune, se trouvant seul et les hôtes de sa demeure se comportant de telle sorte que sa fortune est dissipée par des prétendants, son fils est livré à leurs embûches et lui-même arrive plein d’indignation. Après en avoir reconnu quelques-uns, il tombe sur eux. Il est sauvé, et ses ennemis sont anéantis. Ce dernier trait est inhérent au sujet du drame, mais les autres sont des épisodes.