Poétique (trad. Ruelle)/Chapitre 14

Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 30-33).
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CHAPITRE XIV


De l’événement pathétique dans la fable. — Pourquoi la plupart des sujets tragiques sont fournis par l’histoire.


I. Les effets de terreur et de pitié peuvent être inhérents au jeu scénique ; mais ils peuvent aussi prendre leur source dans la constitution même des faits, ce qui vaut mieux et est l’œuvre d’un poète plus fort.

II. En effet, il faut, sans frapper la vue, constituer la fable de telle façon que, au récit des faits qui s’accomplissent, l’auditeur soit saisi de terreur ou de pitié par suite des événements ; c’est ce que l’on éprouvera en écoutant la fable d’Œdipe.

III. La recherche de cet effet au moyen de la vue est moins artistique et entraînera de plus grands frais de mise en scène.

IV. Quant à produire non des effets terribles au moyen de la vue, mais seulement des effets prodigieux, cela n’a plus rien de commun avec la tragédie, car il ne faut pas chercher, dans la tragédie, à provoquer un intérêt quelconque, mais celui qui lui appartient en propre.

V. Comme le poète (tragique) doit exciter, au moyen de l’imitation, un intérêt puisé dans la pitié ou la terreur, il est évident que ce sont les faits qu’il doit mettre en œuvre.

VI. Voyons donc quelle sorte d’événements excitera la terreur ou la pitié.

VII. De telles actions seront nécessairement accomplies ou par des personnages amis entre eux, ou par des ennemis, ou par des indifférents.

VIII. Un ennemi qui tue son ennemi, ni par son action elle-même, ni à la veille de la commettre, ne fait rien paraître qui excite la pitié, à part l’effet produit par l’acte en lui-même. Il en est ainsi de personnages indifférents (entre eux).

IX. Mais que les événements se passent entre personnes amies ; que, par exemple, un frère donne ou soit sur le point de donner la mort à son frère, une mère à son fils, un fils à sa mère, ou qu’ils accomplissent quelque action analogue, voilà ce qu’il faut chercher.

X. Il n’est pas permis de dénaturer les fables acceptées ; je veux dire, par exemple, Clytemnestre mourant sous les coups d’Oreste, Ériphyle sous ceux d’Alcméon.

XI. Il faut prendre la fable telle qu’on la trouve et faire un bon emploi de la tradition. Or, ce que nous entendons par « bon emploi », nous allons le dire plus clairement.

XII. Il est possible que l’action soit accomplie dans les conditions où les anciens la représentaient, par des personnages qui sachent et connaissent[1] ; c’est ainsi qu’Euripide a représenté Médée faisant mourir ses enfants.

XIII. Il est possible aussi que l’action ait lieu, mais sans que ses auteurs sachent qu’elle est terrible, puis que, plus tard, ils reconnaissent le rapport d’amitié existant, comme l’Œdipe de Sophocle. Cela se passe tantôt en dehors de l’action dramatique, tantôt dans la tragédie elle-même, comme, par exemple, l’Alcméon d’Astydamas, ou le Télégone de la Blessure d’Ulysse.

XIV. Il peut exister une troisième situation, c’est lorsque celui qui va faire une action irréparable, par ignorance, reconnaît ce qu’il en est avant de l’accomplir.

XV. Après cela, il n’y a plus de combinaison possible ; car, nécessairement, l’action a lieu ou n’a pas lieu, et le personnage agit avec ou sans connaissance.

XVI. Qu’un personnage au courant de la situation soit sur le point d’agir et n’agisse point, c’est tout ce qu’il y a de plus mauvais, car cette situation est horrible sans être tragique, attendu qu’elle manque de pathétique. Aussi personne ne met en œuvre une donnée semblable, sauf en des cas peu nombreux. Tel, par exemple, Hémon voulant tuer Créon[2], dans Antigone.

XVII. Vient en second lieu l’accomplissement de l’acte ; mais il est préférable qu’il soit accompli par un personnage non instruit de la situation et qui la reconnaisse après l’avoir fait ; car l’horrible ne s’y ajoute pas et la reconnaissance est de nature à frapper le spectateur.

XVIII. Le plus fort, c’est le dernier cas, j’entends celui, par exemple, où, dans Cresphonte, Mérope va pour tuer son fils et ne le tue pas, mais le reconnaît ; où, dans Iphigénie, la sœur, sur le point de frapper son frère, le reconnaît, et, dans Hellé, le fils au moment de livrer sa mère.

XIX. Voilà pourquoi les tragédies, comme on l’a dit depuis longtemps[3], prennent leurs sujets dans un petit nombre de familles. Les poètes, cherchant non pas dans l’art, mais dans les événements fortuits, ont trouvé dans les fables ce genre de sujet à traiter : ils sont donc mis dans la nécessité de s’adresser aux familles dans lesquelles ces événements se sont produits.

XX. On s’est expliqué suffisamment sur la constitution des faits et sur les qualités que doivent avoir les fables.

  1. Qui sachent ce qu’ils font et connaissent le lien qui les unit à leurs victimes.
  2. Et se tuant lui-même.
  3. Aristote lui-même l’a dit (XIII, § 5).