Poésies lyriques/Le Chant du prolétaire


LE CHANT DU PROLÉTAIRE


1831. — 1841.


 
De l’œil des Rois on a compté les larmes ;
Les yeux du Peuple en ont trop pour cela.




Quand sur les splendides ruines
De ce siècle âgé de trente ans,
L’essaim des nouvelles doctrines
S’abattit à cris triomphants,
Un poëte éclos sous leurs ailes,
Qui les suivait dans leur essor,
S’éprit d’amour pour l’une d’elles,
Et chanta plein d’espoir encor :


Gloire à toi, Saint Simon ! Gloire aux fils de ta race !
Quand je trouvai ton pied empreint dans mes sillons,
Quand ton souffle vivant passa devant ma lace,
Je sentis, sur ma chair, frissonner mes haillons ;
Et les signes des temps sur ma tête éclatèrent,
Et je me dis alors : Jeune homme, lève-toi,
Lève-toi du grabat où les Grands te jetèrent,
Au nom profané de la Loi !

Mais mon corps était faible et tout couvert de plaies,
Et mes os décharnés se heurtaient en tremblant,
Et les corbeaux hideux et les mornes orfraies
Me menaçaient déjà de leur bec insolent ;
Il fallait à mes pas un appui tutélaire ;
Je tendis vers un Grand ma suppliante main,
Mais il me laissa, seul, étendu sur la terre,
Et passa son chemin.

Dieu descendit alors touché de ma souffrance,
Il vint, me releva, me rendit la santé,
Puis, quand il eut sur moi, dans l’ombre et le silence,
Tendrement accompli sa sainte volonté,
Il marcha vers le Grand, armé de sa justice,
Il apprit à ses yeux à connaître les pleurs,
Il châtia sa chair, et, devant son supplice,
Fit pâlir mes douleurs.


Mais bientôt le clairon d’un messager de guerre
Ramène, humble et troublé, cet homme à nos genoux :
Il vient pour racheter d’une mort- trop vulgaire
Les jours d’un fils promis à des destins plus doux ;
Parcourant d’un regard qui tente de sourire
Mes membres ranimés et guéris de leurs maux,
Il bénit le Seigneur, et semble me prédire
Pour d’autres temps des dons nouveaux.

Ah ! c’est qu’il m’a trouvé bon pour la boucherie !
Regardez ! il se lève, il s’approche de moi,
Me guide avec respect vers ma mère attendrie,
Fait briller un peu d’or… Riche, retire-toi !
Je connais le secret de ta noble tendresse,
Mon Dieu !… Sais-tu pourquoi ton insensible orgueil
À déposé sa morgue et laissé sa rudesse
Sous l’humble ormeau de notre seuil ?

Pour que je coure, ô Grand, moi pauvre prolétaire,
Défendre, n’est-ce pas, tes superbes châteaux,
Agrandir d’un arpent tes mille arpents de terre,
Ajouter une tête à tes vastes troupeaux,
Multiplier les mets sur ta splendide table,
Élargir les caveaux de tes joyeux celliers,
Et creuser des canaux dans nos déserts de sable
Pour l’écoulement seul de l’or de tes fermiers.


Pour que je coure, ô Grand, sous les cendres des villes
Exhumer pour tes fils des dignités servîtes,
De rayonnantes dots pour tes filles nubiles,
Fières de captiver l’œil d’un amant royal ;
Et pour tes favoris de riches sinécures,
Pour tes laquais dorés de nouvelles parures,
Et des joyaux sans prix pour les Phrynés impures
De ton harem oriental.

Pour que je coure, ô Grand, châtier l’insolence
D’un despotisme altier qui brisa ton blason,
Reconquérir tes droits suspendus à sa lance
Percés de coups d’épée et de coups de canon,
Arracher, larme au bras, d’une tente ennemie,
La noble Liberté qui veille à tes trésors,
Et lui construire un temple au sein de ta patrie,
Avec les ossements de tous mer frères morts !

Mais moi, que gagnerais-je, au retour des batailles
Où j’aurais prodigué le plus pur de mon sang,
Et fait à ton orgueil un lit de funérailles,
Et conquis un illustre rang ?
De magnifiques droits ! — Excepté le plus juste :
Le droit de réclamer, au nom d’un pacte auguste,
Ma part du grand banquet dont le pauvre est sevré.
Des libertés sans nombre ! — Excepté la plus sainte :
La liberté de vivre, à l’abri de la crainte,
Du prix d’un travail assuré.


Va ! garde-les pour toi ces dons que tu me vantes,
Je ne me nourris point de paroles savantes ;
C’est du pain qu’il me faut,
Un oreiller plus doux pour reposer ma tête,
Un foyer mieux nourri pour braver la tempête,
Un vêtement plus chaud.

Libre ainsi par le corps, je veux l’être par l’âme.
Je veux pouvoir, un jour, me choisir une femme,
Me créer, sous son aile, un sort selon mes vœux,
Élever des enfants qui béniront leur père,
Et sauront s’affranchir du joug de la misère,
Eux, et leurs fils, et leurs neveux.

Ce grand jour ne luit pas encore,
Mais déjà mon front se colore
Des premiers feux de son aurore,
Doux comme un regard du printemps ;
Tandis qu’une nuit plus profonde,
Pleine de l’orage qui gronde
Aux confias de l’antique monde,
S’abaisse sur les yeux des Grands.

Par la lucarne de ma geôle,
J’entends, le soir, une parole
Qui me caresse et me console,
Monter doucement vers mon cœur,

Tandis qu’une voix menaçante
Rugit sous la porte insolente
Du salon d’or où rit et chante
L’ivresse de mon oppresseur.

Ah ! calme donc, ô Grand, ces transports d’allégresse,
Ne prolonge pas trop les ébats du festin,
De peur qu’un spectre armé, de sa voix vengeresse,
Sous tes toits en débris ne t’éveille au matin !
Par des dons généreux conjure la tempête ;
Rien ne peut retarder l’heure qui doit venir ;
Il faut qu’il soit enfin déployé sur ta tête,
Il faut que de tes mains tu viennes le bénir,
L’étendard salué de ce cri de conquête :
Vivre en travaillant ou mourir !

Tu viendras. Dieu le veut ! Tu viendras, sans m’attendre,
Toi-même l’arborer, toi-même le défendre,
Au nom de la Justice et de la Charité ;
Tu viendras de mon front effacer l’anathème,
Tu viendras m’apporter le glorieux baptême
D’une plus sainte Égalité.

Je ne fus pas créé pour ramper sur la terre,
Pour végéter au seuil d’un stérile vallon ;
Dieu ne m’a pas jeté dans le champ de mon père
Pour grandir sous sa bure et porter son bâton ;


Dieu ne m’a pas doué de cet œil plein de flamme
Pour garder le troupeau qui vit sur le fumier,
Et ma voix cède mal au souffle de mon âme
Pour chanter des Noëls aux filles du fermier.

Je sens, avec orgueil, jeune et vaillant athlète,
Palpiter, dans mon sein, quelque chose de grand ;
Je sens, sous mes haillons, que mon être reflète
L’éclat d’un avenir qu’il cherche en haletant ;
Je sens que mes pensers in étouffent près de l’âtre
Où travaille ma mère, où rit ma jeune sœur,
Et qu’il me faudrait, seul, un vaste et beau théâtre,
Pour déployer ma force et répandre mon cœur.

Pourquoi donc suis-je, moi, né sous un toit de chaume ?
Pourquoi ne suis-je pas le fils d’un de ces Grands
Qui, du haut de leur char, traînent par le royaume
L’inutile fardeau de leurs jours ignorants ?
Pourquoi faut-il que moi je vive de racines,
Étendu près d’un soc trempé de mes sueurs,
Lui, des blés de ses champs, des vins de ses collines,
Assis sur la soie et les fleurs ?

Pourquoi faut-il que moi, Paria de nos villes,
Je marche, parmi tous, seul vêtu de haillons,
Lui, d’opulents tissus, teints par des doigts habiles,
Mais trop souvent salis par l’or des histrions ;


Que moi, son frère enfin, je dorme sur la pierre,
À l’angle d’une étable ouverte à tous les vents,
Lui, sur un doux chevet, à l’ombre hospitalière
D’un palais respecté du temps ;

Moi, plus puissant que lui, plus puissant que sa race,
Par le bras, par la tête, et surtout par le cœur ;
Moi, qui pourrais un jour, si j’étais à sa place
Relever sur ce sol le phare du Sauveur ;
Moi qui, sur mon sein nu pressant les flancs du monde,
Pourrais les féconder d’un seul de mes soupirs,
Mais dont la force, hélas ! plus stérile que l’onde,
S’évapore et se perd en impuissants désirs ?

Frères ! c’est que de la Conquête
Perpétuant l’iniquité,
Nos lois ont mis à prix la tête
Du travailleur déshérité ;
Frappé même de déchéance
Son âme et son intelligence
Dont un Dieu racheta les droits,
Pour confier dans leur sagesse
Au sceptre d’or de la Richesse
Le salut du Peuple et des Rois.

Anathème à ces lois d’un temps de barbarie
Qui livrent au Hasard le sort de la cité ;
Pour garder leur empire étouffent le génie
Sous le poids de la honte et de la pauvreté ;


A l’homme qui travaille enlèvent son courage
Et disputent sans cesse un pain noir et chétif,
Qui tombe, avec ses pleurs, à titre de fermage
Au bassin féodal d’un orgueilleux oisif !

Anathème à ces lois qui frappent d’impuissance
La chair de l’Indigent en sa virilité,
Jettent sur son chemin la perfide semence
Des crimes qu’inventa leur immoralité,
A ses moindres écarts l’enlèvent dans leur serre
Pour le précipiter au pied des échafauds,
Et d’un rire infernal accueillant sa misère,
Proclament sans pudeur tous les hommes égaux !

Qu’il tombe donc enfin cet informe édifice
Où, depuis trois mille ans, les chefs des nations
Sont venus, tour à tour, au nom de la Justice,
Forger, les uns, des fers, les autres, des bâillons,
Tous, déshonorer l’homme, en dressant un supplice
Devant l’égarement des grandes passions !

Peut-être à cette œuvre suprême
De salut et de liberté,
Le Dieu que j’adore et qui m’aime
M’admettra-t-il dans sa bonté,
Lui qui tant de fois en ma vie
Arma mon bras nerveux et nu,
Pour châtier l’orgueil impie
Des Grands qui l’avaient méconnu.


Oh ! si je prévoyais qu’une aussi noble tâche
Dût illustrer mon nom promis à l’avenir,
Détournant mes regards d’un monde vil et lâche,
Le front vers l’orient, j’attendrais sans gémir
Qu’il s’ouvrît, le jardin aux mystiques allées,
Serpentant à travers une riche moisson,
Et s’arrêtant au seuil des portes étoilées
Du grand temple de Saint-Simon ;

Temple de bronze et d’or, où des peuples sans nombre
Viendront de leur amour LUI porter les tributs,
Et derrière lequel s’élèvera dans l’ombre
Ce Présent si vanté, si cher à ses élus,
Comme la tour romaine ou l’église gothique
Que le temps foudroya dans son vol irrité,
Mais dont s’élève encore à l’horizon antique
Le cadavre décapité.

Déjà dans cet Éden hardiment élancée,
Loin du sol indigent arrosé de mes pleurs,
Mon âme quelquefois revit par la pensée,
Et cette illusion adoucit mes malheurs,
Et, dans ces courts instants où le ciel se découvre,
J’oublie et mon vieux chaume et mon destin de fer,
Et ce monde hideux dont le sein ne s’entrouvre
Que pour m’envelopper de ses vapeurs d’enfer.


Là ne me suivent pas ces gigantesques vices
Qui du fond de leur lit soulèvent les États ;
Ni le pouvoir des Grands, qui, forts de lois complices,
Moissonnent les champs mûrs et ne les sèment pas ;
Ni les mornes douleurs du pâle prolétaire
Qui meurt de faim, de froid, par droit d’hérédité ;
Ni ce Code Pénal qui gouverne la terre
Avec le vieux tronçon d’un glaive ensanglanté.

Pourquoi le cri plaintif qui part des bergeries,
Les appels familiers du chien de basse cour,
La mugissante voix du taureau des prairies,
Pourquoi, tocsins vivants, viennent-ils, tour à tour,
Me rappeler du sein de mon céleste rêve,
A ces travaux de serf qui mutilent mon corps,
Lentement, goutte à goutte, en épuisent la sève
Et de mon âme en deuil flétrissent les trésors !

Oh ! loin de moi, pourtant, loin de moi la pensée
De chercher mon bonheur au guêpier du frelon !
Qui donc peut aspirer à la vie insensée
Du mendiant ou du larron ?
J’admire l’homme-Dieu qui sait par son génie
Sur l’autel de la Paix multiplier le pain,
Et je veux, à mon tour, que l’aube de ma vie
S’allume à son flambeau divin.


Mais d’un maître arrogant subir la loi stupide,
Vivre aux pieds de la brute et ramper son égal,
Livrer à la matière un combat homicide
Entre l’ignoble bagne et l’ignoble hôpital ;

Et sentir, jour et nuit, dans mon âme profonde,
Retentir une voix à célestes échos,
Palpiter le secret qui doit sauver un monde,
Aspirant par ses pleurs à des autels nouveaux ;

Sans pouvoir apaiser l’onde toujours grondante,
Secouer de mes pieds la fange des sillons,
Franchir les murs d’airain de ma fournaise ardente,
M’élancer, libre et fier, de ma fosse aux lions ;

Sans découvrir, de près ni de loin, une issue,
Un être qui m’appelle, un homme à l’œil aimant,
Une blanche colombe au flanc noir de la nue,
Oh ! c’est là, Grand du siècle, un horrible tourment !

Aussi, malheur à toi qui règnes sur la terre,
Si ton cœur me repousse et ne me comprend pas ;
Si tu ris, du sommet de ta brillante sphère,
Des tisons enflammés que te lance mon bras ;
Si tu crois apaiser la soif de ma justice,
En versant, dans le broc que m’a laissé ta loi,
Un peu d’or, extorqué par ta vile avarice
A des malheureux comme moi !


Viens ! aide-moi plutôt à sortir de l’abîme,
Tu ne gagnerais rien en m’y laissant périr ;
D’autres, plus forts que moi, vengeraient ta victime.
Viens ! viens ! que tardes-tu ? tes bras vont-ils s’ouvrir ?
Non, tu baisses les yeux, tu détournes la tête ;
Eh bien, va, cours vider la coupe de ton sort.
Nous verrons qui de nous pleurera sa défaite,
Moi, fils d’un Dieu vivant, ou toi, fils d’un Dieu mort.

Le voilà donc connu cet homme
Qui se prétend si généreux,
Que jamais le Malheur ne somme
D’écouter les cris douloureux,
Sans que son oreille soumise
Ne les recueille, et que sa voix
Ne les renforce et les redise
A l’écho du trône des Rois !

O malédiction ! travaille, souffle, sue :
Qu’au seuil des palais d’or la misère te tue,
Que le crime, a son tour, t’enlève tes enfants,
Que l’opprobre et le deuil remplissent ta chaumière,
N’importe ! courbe-toi, rentre dans ta poussière,
Étouffe le cri de tes flancs !

Du sein du monde et de ses fêtes
Qui donc élèvera la voix,
Pour défendre et sauver nos têtes
Dans la banqueroute des lois,


Et nous conduire par l’orage
Qui dépeuple nos toits lépreux,
À la conquête d’un rivage
Semé d abris plus généreux ?

La Tribune est debout encore
Sur ses fondements raffermis,
Et conserve un écho sonore,
Riche ! pour tes superbes cris ;
Mais le cri que le pauvre jette
Meurt sans écho dans ses flancs sourds,
Et ne trouve pour interprète
Que le pavé des carrefours.

Parmi les champions du dogme politique
Qui consacre la lutte et l’érigé en devoir,
C’est à qui flétrira l’œuvre la plus civique,
A qui déchirera le manteau du Pouvoir,
Enfoncera l’épine au pied d’un adversaire,
Déflorera la loi dont il n’est pas l’auteur,
Et fera déborder de l’égout populaire
Toutes les passions du tribun détracteur ;

Et parmi les soutiens d’un pouvoir en enfance
Qui ne sait d’un pied ferme écraser les abus,
C’est à qui nourrira sa crédule ignorance,
A qui l’exploitera jusque dans ses vertus,
 
Écartera

de lui le flambeau tutélaire
Qu’alluma dans nos mains la Révolution,
Et lui fera fermer l’oreille avec colère
Aux sourds rugissements du moderne Lion.

Devant la barre de ces hommes,
Frères ! ne comparaissons pas ;
Ils ignorent ce que nous sommes,
Ils n’ont jamais vu nos grabats ;
Toujours préoccupés d’eux-mêmes,
Prompts à réprimer nos efforts,
Ils nous frappent de leurs blasphèmes,
Et puis s’en vont, nous croyant morts.

Allez ! vos morts sont pleins de vie,
Et, quoique refoulés par vous
Au fond d’une atmosphère impie
Qui nous ronge et déforme tous,
Sous nos tissus de chair immonde
Brûle et circule assez de feu
Pour rajeunir votre vieux monde,
Qui tombe en lambeaux sous son Dieu.

Mais des Grands rassemblés ont entendu ma plainte :
Que veut donc, dit l’un deux, que veut cet insensé ?
Prétendrait-il franchir, lui, le seuil d’une enceinte
Que même ses regards n’ont jamais dépassé ?
Il se trompe s’il croit se grandir par la crainte ;
Qu’il se taise ou qu’il soit chassé.


Tout à coup il se fit un grand bruit dans le monde :
Deux rois étaient tombés de la sphère des rois,
Et, dans l’ébranlement de leur chute profonde,
Le Peuple crut les voir tomber tous à la fois ;
La terre en gémissant s’entrouvrit sous leurs trônes
Frappés, pendant trois jours, par le souffle de Dieu,
Et du gouffre étonné montèrent en colonnes
De larges tourbillons de feu ;

Et du sein de la flamme, et du sein de la poudre,
On entendit, au loin, quand tout fut englouti,
Éclater dans la nue, aussi haut que la foudre,
Une voix qui n’avait pas encor retenti ;
Et cette voix disait : Plus de paix ni de trêve
Pour les Rois oppresseurs et les Grands sans pitié,
Pour les riches ingrats dont l’empire s’élève
Sur les maux du peuple oublié !

Les Grands, à ces accents, baissèrent tous la tête,
Et ces premiers héros de la sanglante fête
Coururent se cacher dans leurs palais troublés ;
Mais quand le pied vengeur du géant populaire
Eut, en les écrasant, éteint dans la poussière
Les débris enflammés des trônes écroulés ;

Les Grands revinrent, fiers, et de la cendre rouge
Que l’immense incendie entassait autour d’eux,
Au Peuple triomphant qui rentrait dans son bouge
Jetèrent plein les yeux ;


Et des rameaux sacrés de l’arbre tutélaire
Qui devait, sous son ombre, abriter nos moissons 7
Les valets dont leur or engraisse la misère
Firent de lourds bâtons ;

Pour essayer encor, dans leur vaine folie,
De nous ramener tous, comme un troupeau lassé,
Aux cris triomphateurs d’une caste avilie,
Sous le joug d’un honteux passé,
Et nous faire expier dans un exil infâme
L’honneur de les avoir surpassés trop longtemps,
Par le mâle héroïsme et par la grandeur d’âme,
Dans nos batailles de Titans.

O Grand ! dont l’orgueil nous repousse,
Dont le char d’or nous éclabousse,
Ne sois donc pas surpris
De voir, des bornes du rivage,
Luire autour de ton équipage
L’œil haineux des proscrits.

O Grand ! dont le pied nous évite,
Dont la main se ferme si vite,
Ne sois donc pas surpris
De voir le fer des baïonnettes
De tes salles les plus secrètes
Soulever les lambris.


Où sont, dis, les bienfaits promis à la victoire,
En ces jours de combat où, par les carrefours,
Ruisselait à grands flots mon sang expiatoire,
Pour défendre tes droits et protéger tes jours,
A cette heure brûlante où, retiré dans l’herbe
Qui croît, fangeuse et noire, au pied de ton château,
Tu préparais déjà, boa lâche et superbe,
Ta tricolore peau ?

Quels sont les hameaux et les villes
Parmi ceux qu’on aime à vanter,
Où s’élèvent les saints asiles
Qui devaient un jour abriter
De molles crèches pour l’enfance,
Pour l’artisan dans l’indigence
Des ateliers toujours ouverts,
Un doux foyer pour l’humble femme
Qui voudrait racheter son âme
Prise aux embûches des pervers ?

Tu les oublias donc, ces discours si magiques
Dont tu berçais alors mes frères en courroux,
Où tu leur dépeignais en couleurs magnifiques
L’avenir qui devait éclater sous leurs coups !
Je l’avais bien prédit en contemplant ton rôle,
Mais moi qui n’en ai point perdu le souvenir,
Je viens te rappeler ta première parole,
Et te sommer de la tenir.


Regarde ces haillons : ce sont toujours les mêmes ;
Regarde ces traits durs, toujours hâves et blêmes,
Cet œil fou de douleur, ces sordides cheveux,
Ces lèvres où la faim imprima ses souillures,
Ces bras nus que le fisc couvrit de ses morsures,
Ce sein livide et creux.

Qu’en dis-tu, Grand, toi qui te flattes
D’être mon père nourricier,
Et de remplir mes mains ingrates,
Des fruits de ton plus beau figuier,
Ces mains qui jonchèrent les salles,
Théâtre de tes voluptés,
Des diamants et des opales
Pris au front des Rois rejetés !

Ne sens-tu pas, ô Grand, au fond de ta poitrine,
Ta conscience en feu se tordre sous l’arrêt
Que trace, chaque nuit, une main clandestine
Au mur de ton chevet ?
Grand ! cet arrêt d’un Dieu surgi pour nous défendre,
Qui ne te permet plus de vivre de nos pleurs,
Qui de ton lit d oisif te condamne à descendre
Parmi les travailleurs,

Pour expier l’abus des droits de la Conquête,
Entrer dans l’ordre saint de la Capacité
Et détourner les maux qui grondent sur la tête
De ta postérité ;


Tu le verras un jour luire au front de la terre,
Au nom d’un peuple Élu se transformer en loi,
Se faire homme, s’asseoir entre le sanctuaire
Et le trône du roi,
Grandir au dessus d’eux, et dominer le monde
Comme l’œil tout-puissant de la Divinité,
Dont le rayon éclaire et le regard féconde
Tout le globe habité.

Gloire à toi, Saint-Simon ! Gloire aux fils de ta race !
Quand je trouvai ton pied empreint dans mes sillons,
Quand ton souffle vivant passa devant ma (ace
Je sentis sur ma chair frissonner mes haillons !
Et les signes des temps sur ma tête éclatèrent,
Et je me dis alors : Jeune homme, lève-toi,
Lève-toi du grabat où les Grands te jetèrent
Au nom profané de la Loi !

Le poëte chantait encore,
Les regards levés vers le ciel ;
Mais le fils du Dieu qu’il adore
Avait disparu de l’autel ;
Peut-être en une nuit d’orage
Reviendra-t-il transfiguré :
Du calme, Frères, du courage,
L’Homme est éternel et sacré !