Poésies complètes (Le Goffic)/Trop tard (Souvenir de la mobilisation)

  ►



TROP TARD

(SOUVENIR DE LA MOBILISATION)


À André Dumas.


« … La petite ville de Lannion, qui

était encore, il y a un quart de siècle, une ville du moyen âge… Il coula de longues heures à voir, sur les quais, les eaux paresseuses du Léguer caresser mollement les coques noires des cotres et des chasse-marée ; il mena ses premiers jeux dans les rues montueuses, à l’ombre de ces vieilles maisons aux poutres sculptées et peintes en rouge, aux murs que les ardoises revêtent comme d’une cotte d’armes azurée et sombre… »

(Anatole France : la Vie littéraire.)


 
Et voici revenus les jours de mon enfance,
Non point les vaporeux et blonds matins d’antan,
Mais la tragique horreur des jours de la Défense,
Quand de chaque sillon germait un combattant.

Lignards, dragons, marins aux faces basanées,
Sur qui la Marseillaise enflait sa grande voix,
Pêle-mêle gagnant le Rhin par longs convois,
Le hasard me ramène — après combien d’années ! —
Aux lieux où je les vis pour la première fois.
C’est le même décor charmant, à peine étrange,
Tant il est familier à l’œil des citadins,
De pignons cuirassés d’ardoises en losange,
De blés mûrs, de clochers, de mâts et de jardins.
Le même soleil d’août incendiait les seigles :
Rien n’a changé, ni les toits gris, ni les prés verts,
Hormis nous qu’avant l’heure ont blanchis les hivers,
Trop jeunes autrefois pour mourir sous nos aigles
Et trop vieux aujourd’hui pour venger leurs revers.
Le signal que nos yeux guettaient sur les collines
S’est allumé trop tard, quand nous n’étions plus là :
Seule, au gémissement des cités orphelines
Répondait la clameur des hordes d’Attila.
Sous tant d’adversité si notre âme succombe,
C’est qu’à d’autres destins on nous avait promis.
Marqués dès le berceau pour la rouge hécatombe,
Nous étions prêts : pourquoi nous prend-on notre tombe ?
Pourquoi n’est-ce pas nous qui partons, mais nos fils ?
L’âge avait-il donc fait notre bras si débile ?
Terre des vins légers et des âcres houblons,
Des grands papillons noirs cachant les cheveux blonds,

Des longs toits surplombants où, comme une sibylle,
S’érige, l’œil mi-clos, la cigogne immobile,
Alsace, légendaire Alsace du vieux temps
Où le Rhin balançait dans ses eaux smaragdines
Des croupes de tritons et des rires d’ondines,
Cher pays, nous t’aimions toujours comme à vingt ans ;
Vous hantiez nos sommeils, bleus défilés des Vosges,
Cimetières lorrains enfouis sous les sauges,
Doux coteaux mosellans dont Ausone s’éprit
— Hélas ! et vainement offerte à la Revanche,
Notre vie inutile est une page blanche
Où la Mort n’aura rien écrit.


Lannion, 6 août 1914.