Poésies complètes (Le Goffic)/Rûn-Rouz

Poésies complètesLibrairie Plon (p. 231-234).


RÛN-ROUZ


À Édouard Beaufils.


On raconte qu’à Rome, au temps de Léon dix,
Treize cents ans après que la fille de Claude,
Julia, comparable aux lys,
Eut sous un marbre blanc clos ses yeux d’émeraude,
La pioche par hasard découvrit son tombeau,
Et nul corps virginal n’apparut aussi beau.
Si clair était son teint qu’on l’eût dite endormie.
Sa bouche allait s’ouvrir, ses bras se décroiser,
Et la mystérieuse et charmante momie
Pour renaître semblait n’attendre qu’un baiser…
Rûn-Rouz, mélancolique et sauvage domaine,
Ma jeunesse, pareille à la vierge romaine,

Déclôt ses yeux fanés et renaît lentement
À ton nom triste et doux comme un roucoulement.
Elle aussi semblait morte et n’était qu’endormie.
Vois : la pourpre reflue à sa lèvre blêmie.
Il a suffi qu’un soir ton nom fût prononcé
Pour qu’elle se levât du fond de mon passé
Dans sa grâce ondoyante et pensive de Celte,
Avec ses cheveux blonds, ses yeux verts, son cou svelte
Et ce rythme léger, ce verbe sobre et clair,
Qu’un gondolier perdu sur les rives du Guer
Lui transmit autrefois de Fiume ou de Ravennes,
Mêlés au sang latin qui coulait dans ses veines…
Elle approche, et son cœur bat plus fort sous sa main
Aux effluves d’amour qui montent du chemin.
Bien des ans ont passé, bien des nuits, bien des aubes,
Et l’ardent souvenir parfume encor ses robes.
C’est que rien n’a changé : paysage, horizon,
Gens et choses, autour de toi, chère maison,
Tout a gardé sa grâce austère et primitive.
Voici tes humbles murs quadrillés de chaux vive,
Le puits et l’échalier, le balcon sous l’auvent,
Et la grêle saulaie au feuillage mouvant
Et, dans l’étroit courtil cerné d’épines blanches,
Les paresseux asters et les souples pervenches.
Ô sapins que j’ai vu planter, est-ce bien vous ?
Est-ce vous, Landrellec, Guern, Roc’h-Pic, Coztankous,

Vieux noms tout imprégnés d’une saveur bretonne ?…
Landiers que vêtaient d’or les fuseaux de l’automne
Et que poudrait d’argent la houppe des avrils,
Roseaux qui palpitiez au vent comme des cils,
Stellaire qui frangeais, dans un pli de la dune,
La mare où les troupeaux viennent boire à la brune,
Tels je vous ai quittés et tels je vous revois :
C’est bien vous, c’est bien vous, vieux amis d’autrefois !
Un air plus vif déjà fouette mon épiderme.
De l’est à l’ouest, la mer est là qui vous enferme
Dans un cercle éternel de sourds gémissements ;
Mais sa plainte, où des glas sanglotent par moments,
Nostalgiques appels des cités sous-marines,
Dont l’écho retentit au fond de nos poitrines
Et fait pleurer en nous des morts mystérieux,
Sa plainte, sous le vide exaspérant des cieux,
Peut s’enfler : de tiédeur et d’ombre enveloppée,
Elle expire à vos bords en vague mélopée…
Amis, je veux vieillir et mourir parmi vous.
L’hiver même et ses dards cruels me seront doux,
Si je puis abriter ici mon dernier songe.
Gloire, fortune, honneurs, beaux oiseaux de mensonge,
Dont la quête stérile a déçu maint chasseur !
Seule, tu ne mens pas, Nature aux yeux de sœur…
Ô véridique, ô salutaire, ô consolante,
Par tes soins s’élabore un baume en chaque plante.

Et n’es-tu pas aussi celle de qui les doigts
Guidaient sur leurs pipeaux les chevriers andois ?
D’un Tityre breton me prêtant l’âme heureuse,
Tandis que je ferai chanter l’avoine creuse,
Déroule sur le plan large et pur de mes vers
Le souple enchaînement des lois de l’univers ;
Exalte au fond des soirs les feux des écobues ;
Dis les poulains cabrés et les chèvres barbues ;
Ramène les troupeaux des pâtis où descend
Le crépuscule d’or, d’améthyste et de sang ;
Sur les routes du ciel, d’escales en escales,
Rappelle au clocher blanc des légendes pascales
Les angélus bénits par l’Anneau du Pêcheur ;
Verse en nous ta bonté, ton calme, ta fraîcheur
Et, de tout vain désir afin qu’elle s’abstienne,
Accorde notre vie au rythme de la tienne.