Poésies (Anna de Noailles, 1917-I)

Poésies (Anna de Noailles, 1917-I)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 108-120).
POÉSIES


DANS CETTE OPPRESSION…


Dans cette oppression qui lentement amène
Le cœur à confesser un amoureux secret,
Dont le désir convient, mais que l’orgueil tairait,
Écoutez-moi, Chimène !

J’ai longtemps redouté les suaves affronts
Qu’inflige au fier esprit une âme consumée,
Et j’affirmais, l’orgueil éclatant sur mon front :
« L’amour, c’est d’être aimée ! »

Je craignais le bonheur par le malheur doublé.
Ce langoureux bonheur dont les femmes expirent.
Et ces cruels désirs qui font se ressembler
La meilleure et la pire !

Plus qu’une autre j’ai vu, fixes ou passagers.
Des yeux voluptueux, battant comme des ailes,
S’efforcer de mêler dans mes graves prunelles
Mon cœur et l’étranger.

Je voyais ces regards pleins de bontés humaines,
Calices débordant de chaude charité.
Et bien que mon exil reconnût son domaine,
Je fuyais ces clartés ;


Mais ce soir mon amour est brûlant et prodigue :
Il donnerait le monde et trouve que c’est peu.
Aviez-vous cet élan, possédiez-vous ce feu.
Quand vous aimiez Rodrigue ?

Je songe à vous, Chimène, et pour mieux m’éblouir
J’entends le frais satin d’un pigeon qui s’envole ;
Les grillons dans les prés font sourdre et s’éjouir
La guitare espagnole.

J’aspire sur les bords de mon lac endormi
Un parterre d’œillets mourant de poésie :
C’est cette même odeur qui s’exalte et gémit
Dans l’air d’Andalousie !

La passion, Chimène, et la haute fierté
Veulent qu’on les accorde ou que l’amour périsse ;
Mais songez que peut-être il est quelque beauté
Dans l’entier sacrifice.

Peut-être a-t-on le droit, quel que soit le destin
Qui toujours met l’honneur en regard de l’ivresse,
De laisser consentir un cœur parfois hautain
Aux plus humbles caresses.

L’honneur est un tel bien que l’on ne peut sans lui
Ni respirer le jour ni supporter soi-même ;
Mais on ne quitte pas l’honneur, on le conduit
Jusqu’au ciel quand on aime.

Aussi, lorsqu’un soupir vaste et silencieux
Animera bientôt la nuit secrète et vide,
Quand les parfums, la paix, le vent, comme un liquide,
Découleront des cieux.


Quand nous serons tout seuls, comme on voit sur la grève
Deux promeneurs errans aborder l’infini,
Quand nous nous sentirons, ainsi qu’Adam et Eve,
Isolés, rapprochés, vaincus, maudits, bénis.

Quand je ne verrai plus de l’univers immense
Qu’un peu du rosier blanc et qu’un peu de ta main,
Quand je supposerai que le monde commence
Et finit sur un cœur humain.

Quand j’entendrai chanter les astres, ces cigales
Dont l’éclat jubilant semble un bourdonnement ;
Lorsque je sentirai que l’amour seul égale
L’ordre et la paix du firmament.

Je jetterai mon front dans ta main qui m’enivre.
Je boirai sur ton cœur le baume essentiel,
Afin de n’avoir plus ce long désir de vivre
De ceux qui n’ont jamais goûté l’unique miel
Et qui ne savent pas que le bonheur délivre,
Afin d’être sans peur, sans regrets, sans remords,
A l’heure faible de la mort...


JE CROYAIS ÊTRE...


Je croyais être calme et triste.
Simplement, sans demander mieux
Que ce noble état sérieux
D’un cœur lassé. Le soir insiste !
Avec les glissemens du vent,
Et la froide odeur des herbages,
Et cette paix des paysages
Sur qui le désir est rêvant
Il défait mon repos sans joie,
Ce repos qui protégeait bien,
Il exige, hélas ! que je voie
Ces rusés jeux aériens

Où tout s’enveloppe et se pille,
Du sol tiède aux clartés des cieux...
— Pourquoi, soir mol et spongieux
D’où coule un parfum de vanille.
Blessez-vous, dans mon cœur serré
Qui soudain s’entr’ouvre et vacille,
Cette éternelle jeune fille
Qui ne peut cesser d’espérer ?


LE SILENCE


Ecoute, on n’entend rien. Que le silence est beau !
Il est, ainsi que l’aube et la nuit étoilée,
Sans souffle, sans projets, sans voix et sans écho.
C’est un jour chaud dormant sur une immense allée,
C’est midi terrassant de sommeil les hameaux,
C’est une grotte froide avec de l’eau verdâtre
Qui git dans le granit comme un miroir brisé ;
C’est un chemin du soir, immobile, apaisé,
Où décroissent les pas des troupeaux et du pâtre.
— O Silence ! Balcon sur la mer à minuit !
Pointe hardie, étroite et sableuse des grèves,
Qui s’en va de la terre et prolonge son rêve
Au loin, entre le ciel qui songe et l’eau qui luit !...
— Silence ! O majesté, candeur, sainte colombe
Qui couve l’on ne sait quel œuf immense et pur ;
Colonne de douceur, indiscernable trombe
Faite d’âme rêveuse et d’invisible azur !...
……………………
— Et je vous dis cela, cette nuit, mon ami,
Car, lasse de bénir les lourds trésors du monde
Sur votre chère épaule où je dors à demi,
J’écoute le silence, onduleux comme l’onde.
Oui, le silence est frais ainsi que l’eau qu’on boit.
Il est prudent et fier comme un faon dans les bois,
Il paraît s’assoupir et cependant il danse !
Et j’observe, l’esprit tendu comme un chasseur,
— Tandis que je languis d’amour sur votre cœur
Dont j’entends en pleurant les mortelles cadences —
La course illimitée et pure du silence !



IL PLEUT, LE CIEL EST NOIR...


Il pleut. Le ciel est noir. J’entends
Des gouttes d’eau qui, sursautant,
Font un bruit de pattes et d’ailes
De maladroites sauterelles.
Le vent, gluant de nuit et d’eau,
Met sur mon front comme un bandeau
Trempé dans l’odeur de l’espace…
— Je suis bien ce soir avec vous,
Jardin apaisé tout à coup
Par la pluie qui tombe et se casse
Sur le feuillage et le gazon !
Les odeurs que l’onde libère
Semblent s’évader de prison
Et flotter, légères galères,
Sur tous les vents de l’horizon…
— O pluie aimable à la raison,
Tu viens pétiller goutte à goutte
Sur le cœur qui, comme les fleurs,
Te reçoit, t’absorbe et t’écoute.
Et je respire sans effroi
Un languide et terreux arôme :
Odeur du sol, le dernier baume
Autour des corps muets et froids !
— Parfum large et lent que je hume.
Calmes effluves dilatés.
Confort divin des nuits d’été,
Se peut-il que je m’accoutume
A cette noire éternité
Où tout humain vient se défaire ?
— O monde que j’ai tant aimé.
Un jour mes yeux seront fermés,
Mon cœur chantant devra se taire,
Le souffle un jour me manquera,
En vain j’agiterai les bras !
Je songe, ardente et solitaire,
Au dernier objet sur la terre
Que mon regard rencontrera…



CEUX QUE LA JOIE ENIVRE...


Ceux que la joie enivre à l’infini sont ceux
Que la douleur étreint dans la même mesure :
Inconsolables cœurs, heureux ou malheureux
Ils portent une austère ou brillante blessure.
L’amour, le philtre unique aux humains proposé,
S’efforce d’empêcher ces âmes turbulentes
De rechercher encore, au delà des baisers.
L’océan de l’espace et l’île de l’attente,
Où, large oiseau tremblant, l’espoir vient se poser...

— Nous qui connaissons bien ces grands cœurs frénétiques.
Où l’univers se meut sans heurter leurs parois,
Nous savons que l’amour est un refuge étroit :
Alentour, les climats, les parfums, les musiques
S’effacent, assoupis par le fort narcotique
Du sensuel bonheur et du subit effroi...

Tous les plaisirs épars que jamais on n’assemble.
Les beaux ciels du voyage, enduits de volupté,
L’étrangère cité sur qui la chaleur tremble,
Les odeurs d’un jardin bues dans l’obscurité,
Les orchestres errans des nuits siciliennes,
La mer, fécond parfum plein de complicité.
Enfin, tous les appels, sont des marchands qui viennent
Déployer les trésors de la Félicité
Et nous traîner aux pieds de la Magicienne...

Mais voici deux humains qui se sont reconnus !
Que leur importe un monde éblouissant ou nu ?
Ces deux humbles vivans, resserrés dans l’espace.
Dont les regards, les bras, les genoux sont liés.
Ne cherchent, dans la sombre ardeur qui les terrasse,
Ni les jardins d’Asie et ses chauds espaliers,
Ni le lac langoureux sur qui des barques passent.
Ni ces soirs infinis où l’espoir se prélasse.
Mais le bonheur restreint et sans fond d’oublier…


Oublier ! Perdre en toi tout l’univers trop tendre,
Engloutir dans ton cœur l’eau d’or des ciels d’été,
Précipiter en toi, pour ne jamais l’entendre,
Le chant silencieux fusant de tous côtés,
Faire de notre amour une tombe profonde
Où parfums, sons, couleurs, s’épuisent, enfermés,
Abolir l’éphémère, envelopper les mondes,
N’être plus, être toi, dormir, mourir, aimer !...


CONFESSION


Je t’aime comme on aime vivre,
A mon insu, et cependant
Avec ce sens craintif, prudent,
Qu’ont surtout les cœurs les plus ivres !

J’ai douté de toi, mon amour,
Quelle que soit ta frénésie.
Puisqu’il faut qu’il existe un jour
Au loin, où, ni la poésie.

Ni les larmes, ni la fureur.
Ni cette vaillance guerrière
Qui criait au Destin : « Arrière ! »
N’empêcheront l’humble torpeur.

Jamais je ne fus vraiment sûre
De te voir, quand je te voyais :
Ce grand doute sur ce qui est
C’est la plus fervente blessure !

Tu sais, on ne peut exprimer
Ces instinctives épouvantes :
J’ai peur de n’être pas vivante
Dès que tu cesses de m’aimer !...



LE CRI DES HIRONDELLES


Hirondelles du crépuscule
Qui volez sur un ciel de fleurs,
Un ciel couleur de renoncule
Et couleur de pois de senteurs,

Vous qui mêlez par vos coups d’ailes
Ce rose et bleu des ciels du soir,
Et qui jetez vos cris d’espoir,
Mélancoliques hirondelles.

Cris d’espoir plaintifs, anxieux,
Qu’ont aussi les trains qui pénètrent
Dans l’humble et respirant bien-être
Des horizons silencieux,

Hirondelles mélancoliques.
Qui sillonnez l’azur où luit
La pure étoile spasmodique.
Muet balbutiement des nuits.

Pourquoi vos longs vols en détresse
Percent-ils le cœur, harcelé
Du besoin d’être consolé
De la beauté, de la tendresse,

Consolé même de l’amour.
De sa paix distraite ou pensive,
Quand l’amour n’a pas chaque jour
Ses saintes fureurs excessives ?

— Que sais-je de plus fou que vous.
Oiseaux dont les cris tourbillonnent ?
Peut-être la nuée où tonne
Le romanesque orage d’août,


Peut-être, dans les soirs trop tendres,
Le flot d’odeurs glissant des bois,
Peut-être le trouble d’attendre,
Secrètement, l’on ne sait quoi...


PROMENEUSE


Tu marchais sous le ciel nocturne,
A l’heure où perlent les grillons.
Près d’un compagnon taciturne ;
Tu parlais à ce compagnon.

On sentait que son lourd silence
S’emparait amoureusement
De ta plaintive violence
Qui montait vers le firmament.

Disais-tu à l’homme qui t’aime
Tes regrets, tes vœux, ton ennui ?
— Ame solitaire quand même,
Tu te racontais à la nuit !...


LE CIEL GRIS, CE MATIN...


Le ciel gris, ce matin, dénoue
Son frais collier de gai cristal :
La pluie est un soleil qui joue
Avec des rayons de métal.

Le printemps, comme une arche, flotte
Sur les eaux nombreuses, et l’air
Dans ses bonds allègres cahote
Un parfum incisif et vert.

Les branchages, à chaque ondée,
Entendent respirer plus fort
Et se tendre le frais ressort
Des pousses fermes et bondées.


A travers ces préparatifs
De feuilles, de graines, de baumes,
Les oiseaux glissent, légers, vifs,
Rapides comme des arômes.

— Gais oiseaux annonciateurs.
Dont le cri bourgeonne et verdoie,
Vous savez, sous l’eau qui vous noie,
Que le sol est gonflé d’ardeur !

Vous baignez, étonnés, timides,
Et pleins de pépiemens joyeux.
Dans les rais de la harpe humide
Qu’est le mol éther pluvieux !

Vous hissez vers vos courtes ailes,
Vers vos cols dépliés d’amour,
Les chétives plantes nouvelles
Qui font l’ascension du jour.

Pleurs de joie, amoureux baptême,
Scintillement preste et joyeux !
La nue, active et fraîche, sème
Un blé argentin et frileux.

Et puis ce beau jet soudain cesse :
Tout est paisible, frais, câlin ;
Partout des gouttes d’eau se pressent
Comme un fin muguet cristallin.

L’atmosphère est mouvementée :
De courtes brises, dans l’éther,
Clapotent, mollement heurtées
Contre le cap des rameaux verts :

Les vents légers s’enflent, s’abaissent ;
Que de grâces, de politesses !
J’accueille, dans mon cœur ouvert,
Ces salutations de l’air...



LES POÈTES ROMANTIQUES


J’ai plus que tout aimé la terre des Hellènes,
Une terre sans ombre, un pin vert, un berger,
L’eau calme, une villa rêveuse à Mytilène,
Dans le halo d’odeurs fusant des orangers.

J’ai plus que tout béni le regard d’Antigone
Levé vers le soleil que sa prière atteint ;
Mon cœur, semblable au sien et rebelle à l’automne,
Eût souhaité mourir en louant le matin.

J’ai plus que tout chanté la fougueuse jeunesse
Qui bondit et s’éboule et renaît dans ses jeux.
Comme on voit, en juillet, les chevreaux en liesse
Mêler leurs corps naïfs et leurs yeux orageux.

Certes, rien ne me plaît que tes étés, ô monde !
Ces jours luisans et longs comme un sable d’argent.
Où les yeux éblouis, tendus comme une fronde,
Font jaillir jusqu’aux cieux un regard assiégeant.

Je n’ai rien tant vanté que vos vers, Théocrite !
Je les ai récités à vos temples meurtris.
Aux ombres qu’ont laissées vos cités favorites
Dans le blé blanc, couleur de jasmin et de riz.

Enfant, au bord du lac de saint François de Sales,
Où les coteaux semblaient s’envoler par leurs fleurs.
Tant un azur ailé soulevait les pétales,
J’ai repoussé un mol et langoureux bonheur.

Mon âme, ivre d’espoir, cinglait vers vos rivages,
Platon, Sophocle, Eschyle, honneur divin des Grecs,
maîtres purs et clairs, grands esprits sans nuages.
Marbres vivans, debout dans l’azur calme et sec !

J’ai longtemps comprimé mon cœur mélancolique,
Mais les jours ont passé, j’ai vécu, j’ai souffert,
Et voici que, le front de cendres recouvert,
Je vous bénis, divins poètes romantiques !


Poètes furieux, abattus, révoltés,
Fiers interrogateurs de l’âme et des étoiles,
Voiliers dont l’ouragan vient lacérer la voile,
Vous qui pleurez d’amour dans un jardin d’été,

Vous en qui l’univers tout respirant s’engouffre
Avec les mille aspects des fougueux élémens ;
Vous, possesseurs du monde et malheureux amans,
Qui défaillez de joie et murmurez : « Je souffre ! »

De quoi ? De la forêt, du ciel bleu, des torrens,
Des cloches, doux ruchers d’abeilles argentines ?
Dans Aix, sur les coteaux pleins de ruisseaux errans.
De quoi souffriez-vous, mon tendre Lamartine ?

J’ai vu votre beau lac farouche, étroit, grondant,
Et la maison modeste où soupirait Elvire,
J’ai vu la chambre basse où pour vous se défirent
Ses cheveux sur son cou, ses lèvres sur ses dents.

De quoi souffriez-vous ? Je le sais, un malaise
Teinté de longs désirs, de regrets, d’infini,
Venait sur le balcon transir vos doigts unis.
Lorsque soufflait, le soir, le vent de Tarentaise.

De quoi souffriez-vous ? D’éphémère beauté.
D’un jour plein de langueur qui s’éloigne et qui sombre,
D’un triste chant d’oiseau, et de l’inanité
D’être un pauvre œil humain sous les astres sans nombre !

De quoi souffriez-vous ? De rêve sensuel
Qui veut tout conserver de ce dont il s’empare ;
Et, lorsque la Nature est à chacun avare.
De pouvoir tout aimer pour un temps éternel !

Hélas ! Je connais bien ces tendresses mortelles,
Cet appel au Destin, qui ne peut pas surseoir.
Je connais bien ce cri brisant de l’hirondelle,
Comme une flèche oblique ancrée au cœur du soir.


Je connais ces remous de parfums, de lumière,
Qui font du crépuscule un cap tiède et houleux
Où le cœur, faible esquif noyé par le flot bleu,
S’enfonce, en s’entr’ouvrant, dans l’ombre aventurière.

— Lamartine, Rousseau, Byron, Chateaubriand,
Ecouteurs des forêts, des astres, des tempêtes.
Grands oiseaux encagés, et qui heurtiez vos têtes
Aux soleilleux barreaux du suave Orient,

Vous qui, évaluant à l’infini la somme
De ce que nul ne peut étreindre et concevoir,
Ressentiez cependant l’immensité d’être homme
Sous le dôme distrait et fascinant du soir.

Vous qui, toujours louant et maudissant la terre,
Lui prodiguiez sans cesse un amour superflu,
Et qui vous étonniez de rester solitaire
Comme un rocher des mers à l’heure du reflux,

Soyez bénis, porteurs d’infinis paysages.
Esprits pleins de saisons, d’espace et de soupirs.
Vous qui toujours démens et toujours les plus sages
Masquiez l’affreuse mort par d’éternels désirs !

Soyez bénis, grands cœurs où le mensonge abonde.
Successeurs enivrés et tristes du dieu Pan,
Vous dont l’âme fiévreuse et géante suspend
Un lierre frémissant sur les murs nus du monde !

COMTESSE DE NOAILLES.