Poésies (Amélie Gex)/Une heure dans le passé

Claude-Paul Ménard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 171-173).

UNE HEURE DANS LE PASSÉ


J’étais seule hier soir au coin de mon foyer,
Regardant tristement la branche de noyer
Qui dans l’âtre, en fumant, lentement se consume…
Je rêvais… — j’en conviens, — c’est souvent ma coutume ;
Un peu de rêverie est parfois le seul bien
Du pauvre cœur brisé qui n’espère plus rien !…
Evoquant du passé les heures fortunées,
Je remontais le cours de mes jeunes années :
Par moment, je voyais le regard triste et doux
De ma mère disant la prière à genoux ;
Me faisant répéter, après elle à voix haute,
Le Pater et l’Ave que je savais sans faute.
Puis, la scène changeant au gré de mon esprit,
Je redisais les vers que mon père m’apprit
Pour fêter grand maman le jour de Sainte-Rose.
Réciter trente vers ce n’est pas peu de chose,

Surtout s’il faut y mettre et le geste et le ton !
Je restai huit grands jours sans savoir ma leçon.
Oh ! quels doux souvenirs rappelle cette fête !
Du salon, dès la veille, on faisait la toilette ;
Tous y mettaient des fleurs. Comme il était plaisant
De voir chacun passer apportant son présent,
D’un pas mystérieux et d’un air d’importance,
Tout joyeux d’un plaisir qu’il savourait d’avance !
Sur le grand guéridon s’étalaient les travaux
Que le soir nous devions ériger en cadeaux.
Tous étaient en émoi : Fanchette, la servante,
Préparait pour diner quelque crême savante,
Et ma mère, qui seule était dans le secret,
De l’office éloignait tout regard indiscret.
Sous prétexte d’aider notre bonne Thérèse,
L’un tirait un fauteuil ou traînait une chaise ;
Et tout en répétant tout bas le compliment,
Pour ne pas l’oublier quand viendrait le moment,
Nous parlions dans les coins en regardant la porte.
« Ah ! pourvu, disait Jean, que grand’mère ne sorte
« Pas encor tout-à-fait de sa chambre ! » — Voilà
Quelle crainte on avait dans cet heureux temps-là ! —
Puis au repas du soir, ce jour-là, notre aïeule
Souriante, au dessert entonnait toute seule,
Une vieille chanson qui parlait d’autrefois…
Et tous applaudissaient à sa tremblante voix !
— Vibre encor, ô mon cœur, au souvenir des heures
Que jadis tu passais avec ceux que tu pleures !

Evoque pour toi seul dans ce lointain béni
Un bonheur qu’à dix ans je croyais infini !
Ah laisse-toi bercer doucement par ton rêve…
Trop tôt dans la douleur il faudra qu’il s’achève,
Pour ne pas savourer un instant le plaisir
De vivre d’un passé qui n’a plus d’avenir !

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