Poésies (Amélie Gex)/La Forêt

Claude-Paul Ménard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 95-98).

LA FORÊT



Il est sur l’un des monts de ma vieille Savoie
Un coin sombre et sauvage où le chêne verdoie,
Dont les loups, en hiver, fréquentent les sentiers ;
Où croissent, sans fleurir, de chétifs églantiers ;
Où, sur les rochers gris qu’argentent les cascades,
Le sapin vient ployer ses rameaux en arcades ;
Retraite que les vents, ces pleureurs éternels,
Troublent de leurs accords tristes et solennels.
C’est la haute forêt, noire, sourde et profonde
Dont chaque arbre a vécu tous les âges du monde,
Géant que l’Eternel, sortant de son repos,
Fit germer, le premier, des ferments du chaos.
Des secrets du passé muets dépositaires,
Ces arbres sont du Ciel fièrement tributaires,
S’inclinant seulement sous le souffle puissant
De l’orage qui peut les briser en passant.
Quand pendant les hivers, les froides avalanches
De givre et de glaçons viennent roidir leurs branches,
Et qu’on voit se dresser sous les cieux étoilés,
Dans le sombre horizon, ces pins échevelés,

On dirait, se drapant chacun dans leur suaire,
Des cadavres sortis de leur morne ossuaire…
Et l’été, quand le bruit s’éteint dans les vallons
Gravissant des glaciers les rudes échelons,
Il semble qu’on entend sous ces rameaux mobiles
Les chansons des hameaux et les plaintes des villes…
Là se perdent les voix de l’effrayant concert :
Chants, larmes, cris, sanglots, vent qui vient du désert,
Brise qui sur nos lacs fait avancer la barque,
Source où vient s’abreuver quelque nouveau Pétrarque,
Beuglement des troupeaux au pacage attardés,
Bruits grondeurs des torrents de leurs lits débordés,
Le pas lourd des grands bœufs cheminant sur la route,
Le bélement plaintif de la chèvre qui broute,
Tout s’arrête et tout meurt sous ces arceaux mourants,
Seuil que ne franchit pas le regard des vivants !…

Que dites-vous le soir, en rapprochant vos têtes,
Vieillards ?… Racontez-vous les vents et les tempêtes
            De vos premiers printemps ?
Alors qu’en vos bourgeons coule ardente la séve,
Remontez-vous encor, comme on fait en un rêve,
            À l’aurore des temps ?

Pour parler entre vous des secrets d’un autre âge,
Tantôt vous empruntez l’âpre voix de l’orage
            Et ses rudes accords ;
Tantot, comme un soupir de bouches inconnues,
Passent, en se perdant dans les replis des nues,
            Les chants de nos vieux morts…


Ah combien vous pouvez nous rappeler de choses,
Vous qui vites passer, sous vos ombres moroses,
            Tant de fiers conquérants !
Annibal, entraînant ses vaillantes cohortes ;
César qui, pour briser de nos villes les portes
            Sur nos pères mourants,

Dut, sentier par sentier, conquérir son passage.
Ô sapins ! dites-nous si dans l’affreux carnage,
            On vit vos troncs rugueux
Se rougir noblement du sang de nos ancêtres
Quand sur les rocs ardus, pour en rester les maîtres,
            Ils combattaient fougueux.

Combien d’autres encor passèrent sous votre ombre !…
Bonaparte, chargé de ses lauriers sans nombre,
            S’en allant rude et fier,
Suivant l’ambition, sa fatale maîtresse,
Qui sur ce front géant posait, pleine d’ivresse,
            La couronne de fer.

Que de fois les échos endormis sous la neige,
Tout d’un coup réveillés par l’effrayant cortège
            D’étrangers aux pas lourds,
N’ont-ils pas, dans les airs, répondu par la plainte
Aux sinistres accents d’une cloche qui tinte,
            Réclamant du secours !

Mais votre sol foulé par ces vaillantes races,
Ô chênes ! n’a point su nous en garder les traces

            Comme un royal blason ;
Il suffit pour cacher quelque héroïque tombe
De la mousse qui croit, de la feuille qui tombe
            Ou d’un peu de gazon !

Et de tout ce passé glorieux qui flamboie
Il ne te reste, hélas ! pauvre chère Savoie,
            Que des noms en oubli…
Sur ton sol bien-aimé, ta croix blanche, si fière,
Ne reflètera plus ce soleil qui, naguère,
            Illuminait son pli !

Maintenant, ce n’est plus quand la brise frissonne
À l’appel du tocsin que la voûte résonne
            Dans la noire forêt,
Un seul bruit, par instant, — le marteau sur l’enclume,
Fait vibrer, en sortant de l’usine qui fume,
            L’écho morne et distrait.