Poètes et romanciers contemporains - Victor Hugo

Poètes et romanciers contemporains - Victor Hugo
Revue des Deux Mondes, période initialetome 10 (p. 821-840).

POETES


ET


ROMANCIERS CONTEMPORAINS.




SECONDE PHASE.

II. - M. VICTOR HUGO

LE RHIN, LETTRES A UN AMI.




Nous sommes loin, plus encore par nos mœurs que par la chronologie, du temps ou Louis XIV s’irritait qu’un faiseur de tragédies eût rédigé un mémoire sur une question politique. Personne aujourd’hui, ni roi, ni peuple, ne s’étonne ou se fâche de voir les poètes dédaigner la lyre pour la tribune. Cette ambition politique dans des hommes qui se sont illustrés par la poésie est-elle un bien ? est-elle un mal ? Nous n’avons aucune envie de disserter sur une pareille thèse ; nous aimons mieux observer les faits à mesure qu’ils se produisent. Quand un poète célèbre entreprend de devenir publiciste, orateur politique, il est opportun de l’apprécier encore une fois, sur le seuil même de la carrière où il cherche une autre gloire. D’ailleurs, l’attitude nouvelle qu’il a prise appelle naturellement sur lui tous les regards. Son passé, son présent, sont interrogés pour qu’ils aient à donner la mesure de ses forces et de son avenir.

On disait dans l’école de Platon que les poètes lyriques, semblables aux corybantes qui, pour danser, avaient besoin d’être hors d’eux- mêmes, ni trouvaient pas de sang-froid leurs beaux vers, et qu’ils les produisaient que transportés d’un saint délire inspiré par les muses. Cette manière de penser n’est au fond que l’expression poétique d’un fait qu’avaient observé les anciens. Il y a un tempérament lyrique. Ne compose pas des odes qui veut : à ce travail, il faut apporter la double ardeur de l’esprit et du sang. L’ame humaine, la nature et l’histoire s’offrent au poète lyrique pour qu’il en tire des sons, des peintures et des héros. Dans le choix de ses sujets, dans la manière de les traiter, il est libre. L’épopée et le drame, tout en ouvrant à l’artiste une vaste carrière, imposent ceux qui veulent la tenter des conditions dont ils ne sauraient s’affranchir. Dans l’ode, le poète est souverain : seul, il se met aux prises avec le monde, et il a l’ambition d’avoir l’ame assez puissante pour le comprendre et le chanter. Afin qu’une triste chute ne confonde pas tant d’orgueil, il faudra que la nature ait doué le poète d’une rapidité merveilleuse dans la manière de concevoir et de sentir, de je ne sais quelle chaleur immortelle et secrète qui féconde l’ame, et qui, d’intervalle en intervalle, éclate par des lueurs dont soudain tout se trouve illuminé. C’est cet état de l’ame que les anciens se représentaient par l’intervention d’une puissance extérieure, par l’intervention de la muse : ils disaient que la muse soufflait au poète une fureur divine qui l’obligeait de s’exhaler en sublimes accens. N’était-ce pas bien indiquer cette compréhension vive et forte des choses par les grands côtés, par les aspects à la fois les plus profonds et les plus pittoresques, et aussi cette énergie de la sensibilité qui traduit en images ardentes ou enchanteresses les idées entrevues et devinées ? Dans l’esprit une force fougueuse d’abstraction, du feu dans l’imagination et dans les sens, voilà le tempérament lyrique. Tous les hommes ne sont pas ainsi doués. On peut penser même qu’en dehors des travaux poétiques, un pareil tempérament a quelque chose d’irrégulier et de maladif. Telle était notamment l’opinion d’un philosophe ancien qui n’avait pas négligé la médecine. Démocrite estimait que le génie poétique touchait par quelques endroits à la folie :

… Excludit sanos Helicone poetas
Démocritus[1]

Sans aller aussi loin que l’ami de Leucippe, reconnaissons que la puissance lyrique doit communiquer à l’ame qui la possède des dispositions et des habitudes particulières dont nous aurons, chemin faisant, à signaler quelques conséquences.

Les vrais poètes lyriques sont rares : c’est ce que nous prouve la seule histoire de notre littérature, qui s’est développée pendant trois siècles sans que, parmi nous l’ode ait brillé d’un éclat pur et continu. A l’époque de Ronsard, la langue, pour ainsi parler, n’était pas assez adulte pour suffire, comme il convenait, à l’impétuosité lyrique. Au XVIIe siècle, des strophes admirables de l’auteur d’Athalie nous reproduisent seules la poésie d’Isaïe et de Pindare. Sans doute, il eût été merveilleux qu’à côté de Voltaire nous eussions vu un grand lyrique, mais ce miracle manqua au siècle de l’analyse et de la philosophie. Jean-Baptiste Rousseau, dans ses endroits vraiment châtiés, est utile à lire à qui veut apprendre à écrire en vers ; au fond, il est froid et stérile. Comment s’allumera donc pour nous le feu lyrique ? A la torche des révolutions. Sur les champs de bataille, dans les fêtes nationales, retentissent des accens qu’immortalise la voix du peuple en les répétant mille fois. Cependant le spectacle change, et les chants qu’a suscités la liberté sont bientôt interrompus : ils expirent dans le silence d’admiration et de terreur qu’un homme répand autour de lui ; c’est un conquérant qui travaille pour les poètes à venir, car il fera de sa vie un incomparable mélange de gloire et de malheur. Aussi sur son tombeau la poésie ne tarde pas à paraître ; elle en sort, pour ainsi dire, comme la beauté de l’abîme des mers. Dès que Napoléon n’est plus, de vrais poètes se mettent à chanter, Manzoni, Lamartine, Victor Hugo. Pour eux, le moment est venu ; la mort du héros a fermé le cycle le plus extraordinaire qu’ait encore enfanté l’histoire ; il est temps d’en tirer des chants qui ne meurent pas. Oui, la poésie lyrique est née parmi nous de l’émotion profonde imprimée aux ames par l’histoire contemporaine. Autant aux siècles précédens le lyrisme avait été chez nous rare et pauvre, autant nous l’avons trouvé depuis vingt-cinq ans riche et fécond. Il a même fait irruption dans la prose ; c’est ce que nous avons constaté en parlant ici de l’auteur de Jacques et de Lélia.

De tous nos poètes, celui qui s’est montré le plus puissamment lyrique est M. Victor Hugo. D’autres ont trouvé leur supériorité dans l’élégie ou dans des fragmens d’épopée, mais ils n’ont pas composé l’ode avec la même vigueur, avec le même fini que l’auteur des Fantômes et d’un Chant de fête de Néron. C’est une chose enviable et belle que de savoir enfermer en des strophes harmonieuses un choix de pensées et d’images grandes et fortes ! De cette façon, ce qui n’eut é té senti que par quelques ames se trouve communiqué à la foule. Cette faculté précieuse peut sans doute être perfectionnée par l’étude, mais la nature seule la donne. A vingt ans, M. Victor Hugo dans ses odes une verve ardente et naïve ; il était naturel alors ; une inspiration irrésistible lui dictait des chants nouveaux et hardis. Le spectacle de la France révolutionnaire remise un moment sous le sceptre de ses anciens rois, la fermentation des idées, les vieilles croyances ébranlées par l’examen et le doute au moment où elles paraissaient triompher, puis, sur plusieurs points de I’Europe, des cris de liberté, des insurrections tragiquement comprimées, tout cela remuait l’ame du poètes et lui arrachait de pathétiques accens. Alors M. Victor Hugo, s’adressant aux rois qu’il comparait aux premiers chrétiens faisant leur dernier repas, le repas libre, la veille de leur supplice, s’écriait :

O rois, comme un festin s’écoule vôtre vie !
La coupe des grandeurs, que le vulgaire envie,
Brille dans votre main ;
Mais au concert joyeux de la fête éphémère
Se mêle le cri sourd du tigre populaire
Qui vous attend demain.


Dix ans plus tard le poète aura pour le peuple d’autres pensées et d’autres images.

Les odes de M. Victor Hugo sont, au milieu de ses autres œuvres, l’expression la plus sincère de cette nature si profondément poétique. Le style de ces odes est presque toujours admirable par sa précision, et il arrive aux plus grands effets avec une allure simple et forte. Notre langue poétique doit aussi à l’auteur des Orientales un coloris dont personne ne l’avait encore revêtue. Dans les Orientales, le poète a souvent désintéressé son ame pour laisser son imagination, et les vives couleurs que prodigue le poète ressortent d’autant plus qu’elles rayonnent dans un cadre plus étroit.

Telle est, en effet ; l’excellence de la forme lyrique, qu’elle règle et contient la forme même dont elle provoque l’expansion. Dans l’ode, si elle est composée par un grand artiste, la prolixité n’est pas possible. Quand les pensées et les images, puissamment accumulées par la réflexion, cette conscience de l’inspiration, ont été déroulées avec une industrie savante, un instinct sûr avertit le poète que l’œuvre est finie, et une cherche pas à la prolonger. Pourquoi des sons inutiles et faibles ? Il y a d’autres genres de poésie où le talent même est plus exposé à tomber dans la diffusion, comme l’épître, la méditation philosophique ; nous en avons la preuve dans quelques ouvrages de M. Victor Hugo, les Voix intérieures, les Rayons et les Ombres, où il mêle souvent à des odes, à des stances, de longs morceaux en vers alexandrins. Si, pour ne citer que quelques exemples, on lit les pièces intitulées : Sunt lacrymœ rerum, que la Musique date du seizième siècle, et celle appelée Sagesse, on sent que le poète perd sa force et son originalité à force de s’étendre. Ce n’est plus là cette concision heureuse, cette touche si ferme, qui font de M. Victor Hugo le premier poète lyrique de son pays.

C’est une belle gloire ; elle suffisait à Pindare et à Horace. Ce dernier disait à Mécène :

Quod si me lyricis vatibus inseres,
Sublimi feriam sidera vertice.


Notre lyrique a eu plus d’ambition, et il a voulu créer un théâtre. Qu’on ne s’effraie point : nous ne tracerons pas ici l’histoire rétrospective des campagnes dramatiques de M. Victor Hugo ; nous insisterons seulement sur le point de départ. On pourrait définir le théâtre de M. Hugo l’effort d’un poète lyrique qui veut devenir poète dramatique. C’est après dix ans de lyrisme, après dix années de commerce avec la muse des inspirations solitaires et divines, que le poète se jette dans la mêlée à corps perdu, et, sa bannière dans une main, l’épée dans l’autre, entreprend de s’emparer de la scène. La muse tragique ne répondit pas à notre poète comme la pythie à Alexandre, qui la contraignait de monter sur le trépied : Tu es invincible, mon fils. Nous avons, pendant quinze ans, assisté plutôt à des batailles acharnées qu’à des victoires éclatantes. Toutefois, sans couronner le poète, nous l’avons applaudi. Qui ne fut ému à la vue de ce téméraire, de ce vaillant, qui voulait à tout prix ravir la palme tragique ? Pourquoi ne serait-il pas un autre Shakspeare ? N’a-t-il pas une ardeur indomptable, une volonté que rien ne peut ni lasser ni fléchir ? Nous l’avons vu, pendant quinze ans, conduire son entreprise comme une affaire d’état, ne rien négliger pour passionner la foule, enrôler la jeunesse, tantôt chercher à captiver le gouvernement, c’était du temps de Charles X, tantôt essayer de l’intimider, c’était après 1830. Dans la préface du Roi s’amuse, M. Hugo disait en 1832 : « Le gouvernement de juillet est tout nouveau-né, il n’a que trente mois, il est encore au berceau, il a de petites fureurs d’enfant. Mérite-t-il en effet qu’on dépense contre lui beaucoup de colère virile ? Quand il sera grand, nous verrons. » Après l’interdiction du Roi s’amuse, l’ardent auteur nous donnait Lucrèce Borgia, et il écrivait, en la publiant, que mettre au jour un nouveau drame six semaines après le drame proscrit, c’était encore une manière de dire son fait au présent gouvernement. On voit quels périls courait aussi de ce côté la monarchie de 1830, qui résidait alors à d’assez rudes assauts. Heureusement elle a échappé à ces dangers dont la menaçait le courroux du poète ; il s’adoucit peu à peu ; de son côté, le gouvernement de juillet grandissait, si bien qu’aujourd’hui nous n’avons plus à concevoir la moindre inquiétude. Revenons aux questions poétiques.

Les drames de M. Hugo forment un curieux épisode de notre histoire littéraire. On y voit en effet, d’une manière plus saillante que partout ailleurs, la lutte d’un grand artiste, contre lui-même, c’est-à-dire la résolution héroïque de plier son esprit à une œuvre pour laquelle la nature ne l’avait point fait. M. Hugo n’était pas né poète dramatique : il a voulu le devenir, mais c’est surtout dans le domaine de l’art que la volonté n’est pas le génie. Toutefois, comment un aussi valeureux champion ne se fût-il pas signalé par de nobles coups ? En associant tant de combinaisons laborieuses, M. Hugo a rencontré quelques beaux effets ; puis, dans sa téméraire entreprise, il a porté son style : c’était beaucoup. Sous ce rapport, les incursions dramatiques de M. Hugo ont été fort utiles. Par une langue fortement trempée, il a régénéré l’alexandrin abâtardi, et son exemple fera d’un style plus ferme et plus coloré un devoir pour ses successeurs, mais qu’on y regarde de près, on trouvera, tant pour le fond que pour la forme, que presque toujours les fautes et les beautés du poète doivent être attribuées à son génie lyrique. L’ode vit surtout par de grands contrastes, mis en relief avec vigueur ; elle se complaît dans les oppositions de la vie et de la mort, de la jeunesse et des cheveux blancs, du triomphe et de la chute. Lisez les belles odes de M. Hugo, et vous verrez le principal moyen de la poésie lyrique employé avec une rare énergie. Lorsqu’il chante le César du XIXe siècle, vous entendez d’abord un concert d’acclamations ; puis des imprécations retentissent. Dans les Deux Iles, l’antithèse s’élève parfois au sublime.

L’antithèse est la forme de prédilection de M. Victor Hugo c’est dans ce moule qu’il avait jeté ses pensées lyriques, il y jeta ses drames. Hernani, c’est un duel entre un roi et un brigand ; Ruy-Blas, c’est l’amour partagé d’un valet pour une reine ; Angélo, c’est la lutte entre la courtisane et la femme légitime. Ailleurs, l’antithèse ne jaillira pas du choc de deux personnages différens, le poète la placera au centre d’un seul et même caractère. Ainsi Lucrèce Borgia épouvante l’Italie par ses crimes, mais elle est la plus tendre des mères. Triboulet, de vil bouffon, devient père sublime. N’oublions pas Marion Delorme, antithèse entre Marion et Didier, antithèse dans le personnage même de Marion, l’ange était un démon. En un mot, l’antithèse est partout, dans la constitution du drame, dans l’opposition des acteurs qui s’y meuvent, dans le développement individuel des caractères, dans la langue que parlent les personnages.

Voici encore d’autres habitudes lyriques transportées dans le drame. Quand le poète lyrique demande des inspirations à l’histoire, c’est avec une entière liberté : il prend à l’histoire ce qu’il veut, il laisse dans l’ombre ce qui lui déplaît, il revêt de lumière et d’idéal ce qu’il désire livrer à l’admiration des hommes. M. Hugo s’est imaginé qu’il pourrait, dans le drame, se permettre les mêmes licences, et souvent aux réalités du passé il a substitué sa fantaisie, non par mépris de l’histoire, mais par méconnaissance. Dans les momens où le poète souhaitait le plus sincèrement de se montrer historique, il n’était que fantastique par l’inévitable entraînement de son génie. Dans les drames de M. Hugo, on a devant les yeux des rois illustres, des reines célèbres, des noms fameux, pourtant on n’est pas dans un monde réel, et souvent on est tenté de s’écrier comme don César dans Ruy-Blas :

Je me résous, ma foi,
A ne plus m’étonner. J’habite dans la lune.


Signalerons-nous le lyrisme du poète dans les monologues et les allocutions de ses personnages, ces énumérations si bien placées dans l’ode, et presque toujours si fâcheuses dans le drame ? Que veulent surtout les personnages de M. V. Hugo ? Agir ? Non, ils veulent parler, puis parler encore. Eh ! ne sentez-vous pas que le poète a la poitrine gonflée de beaux vers, et qu’il faut qu’il éclate. Adieu le drame, le poète se met à chanter.

Ce que la nature grave dans l’esprit de l’homme ne s’efface pas. Les préoccupations lyriques de M. Victor Hugo, loin de s’affaiblir au milieu de ses efforts pour conquérir la scène, ont augmenté. Jamais l’empreinte de l’ode n’a été plus visible que dans son dernier drame, les Burgraves. Un jour, un rapprochement étrange traverse l’imagination de notre poète : en contemplant les ruines des vieux châteaux qui se dressent encore le long du Rhin, il se prend à songer à la Thessalie, où les Titans luttèrent contre les dieux, et il se représente les bords du Rhin comme un théâtre où d’autres Titans ont combattu autre Jupiter : ces Titans, ce sont les burgraves, ce Jupiter, c’est l’empereur d’Allemagne. Que dans une ode le poète en passant ait indiqué à grands traits singulier parallèle, nous accorderons qu’il eût pu l’imposer à l’esprit du lecteur, tant nous avons foi dans son génie lyrique ; mais nous sommes bien loin de compte : M. Victor Hugo s’entête si fort d’une pareille comparaison, qu’elle devient pour lui le motif d’un drame, et il compose les Burgraves. Là nous sommes à l’apogée du lyrisme. Le poète s’échauffe tellement dans sa propre pensée, qu’il oublie toutes les conditions du drame et de l’histoire. Que chacun interroge ses souvenirs à la représentation des Burgraves, qu’il se rappelle la vive admiration dont il fut rempli par de saisissantes beautés, et l’étonnement douloureux que lui firent éprouver de tristes aberrations. Il était également impossible de ne pas admirer les élans lyriques et de ne pas condamner le drame ; mais comme le théâtre n’est pas institué pour retentir d’une ode en cinq actes, la foule s’est prononcée pour un blâme sévère, et nous avons vu dans cette dernière lutte le poète, cet autre Titan, vaincu non par telle ou telle cabale mais par la force et la nature des choses.

Au fond, M Victor Hugo sait fort bien lui-même que, s’il n’a pas remporté au théâtre tous les triomphes qu’il méditait, il doit s’en prendre à son lyrisme indélébile ; et comme il ne peut se changer, il entreprend, lorsque l’occasion se présente, de persuader aux autres que le lyrisme constitue la plus grande partie du drame. Il y a trois mois, au sein de l’Académie française, M. Hugo, en recevant M. Sainte-Beuve, louait Casimir Delavigne d’avoir été tout ensemble un poète lyrique et un poète dramatique. Il prétendait que dans ses tragédies, comme chez tous les grands poètes dramatiques, on sentait à chaque instant passer le souffle lyrique. Or, si l’on excepte le Paria, il n’y a pas une pièce de Delavigne où ce souffle lyrique soit sensible ; mais M. Victor Hugo avait ses raisons pour lui en faire honneur. Il voulait tracer sa propre poétique, et la mettre pour ainsi dire sous la consécration de l’Académie. Cette poétique, M. Hugo l’a rédigée en des termes que nous citerons textuellement : « Disons-le à cette occasions, le côté par lequel le drame est lyrique, c’est tout simplement le côté par lequel il est humain. C’est en présence des fatalités qui viennent d’en haut, l’amour qui se plaint, la terreur qui se récrie, la haine qui blasphème, la pitié qui pleure, l’ambition qui aspire, la virilité qui lutte, la jeunesse qui rêve, la vieillesse qui se résigne ; c’est le moi de chaque personne qui parle. Or, je le répète, c’est là le côté humain du drame. Les évènemens sont dans la main de Dieu, les sentimens et les passions sont dans le cœur de l’homme. Dieu frappe le coup, l’homme pousse le cri. Au théâtre, c’est le cri surtout que nous voulons entendre. » En elle-même, nous ne croyons pas cette théorie juste ; puis, il nous paraît merveilleux qu’elle, nous soit présentée par un poète qui prétend enrichir notre littérature du drame éminemment moderne.

Il est vrai que chez les anciens le lyrisme tient une grande place dans le drame ; mais pourquoi ? Parce que le drame lui-même n’était pas entièrement développé, et n’était pas en possession de toute sa puissance, de sa propre originalité. Le drame s’est produit d’abord sous l’aile de la religion, dont il représentait les croyances. Peu à peu il devint l’interprète de la personnalité humaine, mais que d’entraves pour la faire mouvoir et vivre ! Les héros de la tragédie antique sont enfermes dans le cercle fatal que tracent autour d’eux d’inviolables traditions, aussi parlent-ils beaucoup et agissent-ils fort peu. Le fait le plus simple suffit aux pièces de Sophocle et d’Euripide qui suppléent par leur lyrisme à ce que le drame ne tire pas de lui-même. Maintenant, faut-il voir dans le théâtre grec la perfection de l’art dramatique ? Non. Si vive que soit notre admiration pour la poésie qui charmait les Athéniens et qui remue encore aujourd’hui ce que l’ame a de plus délicat et de plus profond, elle ne saurait nous faire prendre le change sur la nature des choses. En Grèce, la poésie s’éleva à une splendeur divine ; mais quant au drame même, il resta dans des liens, dans des limites qui laissèrent aux siècles à venir une immense carrière qu’un seul homme est enfin venu remplir. Avec Shakspeare, la vie humaine s’empare du théâtre. Les acteurs du drame ne sont plus les porte-voix d’un poète ; ils se meuvent, ils agissent ; ils ont des passions, des aventures ; ce ne sont plus les jouets de la fatalité antique, mais les fils de la liberté moderne. Dieu frappe le coup, dit M. Victor Hugo, l’homme pousse le cri. Au théâtre, c’est le cri surtout que nous voulons entendre. Que d’erreurs dans quelques M. Hugo méconnaît à la fois la liberté moderne et la nature essentielle du drame. Nous voilà bien loin de la préface de Cromwell. Plusieurs des théories littéraires contenues dans ce manifeste, notamment la théorie du grotesque, sont loin de nous séduire ; néanmoins il faut reconnaître qu’à cette époque M. Hugo avait du drame un sentiment beaucoup plus vrai. Il n’imaginait pas, en 1827, de réduire le drame à un cri que l’homme pousse sous les coups que Dieu lui inflige ; il écrivait alors que le théâtre est un point d’optique, que tout ce qui existe dans le monde, dans l’histoire, dans la vie, dans l’homme, doit et peut s’y réfléchir sous la baguette magique de l’art. C’est qu’alors l’auteur de Cromwell aspirait à la gloire de nous livrer tous ces trésors. Aujourd’hui, en 1845, après dix-huit années d’efforts, il nous offre une autre théorie de drame ; il semble abandonner Shakspeare pour se mettre à côté d’Eschyle. Que d’aveux dans ce changement ! Pour nous, nous pensions depuis long-temps que M. Hugo, loin d’être l’homme du théâtre moderne, était au contraire à son insu un classique d’un ordre très élevé, puisqu’il était exclusivement lyrique.

Au plus fort de ses travaux dramatiques, en 1831, M. Victor Hugo publia un roman qui eut un brillant et populaire suçcès : nous voulons parler de Notre-Dame de Paris. En abordant la prose du poète, nous ne saurions songer à citer l’esquisse de Bug-Jargal, ni la plaisanterie de Han d’Islande. Laissons Han d’Islande s’enfuir sur le dos de son ours blanc : ce n’est pas à de pareils monstres qu’il est donné de gravir l’Hélicon ; mais avant de nous occuper du Rhin, arrêtons-nous un moment devant Notre-Dame de Paris, œuvre sérieuse et forte. Il est naturel que le dramaturge prétende aussi se montrer romancier. Au milieu de différences essentielles, le drame et le roman ont des points de ressemblance et de contact qui justifient cette ambition. M. Victor Hugo n’a pas fait de drame qui ait réussi d’une manière aussi éclatante que Notre-Dame de Paris dont la peinture et la gravure ont reproduit les principaux personnages. En face d’un si incontestable succès, nous sommes fort à notre aise pour dire notre pensée. Qu’est-ce au fond que Notre-Dame de Paris ? Une ode à l’architecture et une description du Paris du XVe siècle. La véritable héroïne du roman n’est pas Esmeralda mais la cathédrale. Les personnages humains ne sont que l’accessoire du monument ils l’ornent et l’accompagnent comme autant de statues. Combien est autre le procédé de Walter Scott ! Il est souvent arrivé au romancier écossais d’enfermer son action et ses personnages dans des châteaux et des monastères qu’il a soin de nous décrire ; toutefois, ses acteurs occupent toujours plus notre imagination que le théâtre où ils se déploient. Chez M. Hugo, au contraire, le monument domine et écrase tout. M. Hugo a voulu chanter Notre-Dame de Paris comme il a chanté la colonne et l’arc de l’Etoile. Telle a été sa première pensée ; puis à cette ode il a soudé une action romanesque, et de ce double dessein il est sorti une œuvre plus puissante qu’harmonieuse, mais qui restera comme une page des archives de notre cathédrale et de notre Paris.

Ainsi dans ce livre remarquable les principales qualités qui s’y font voir sont toujours celles que nous avons admirées dans les odes de l’auteur, et jusqu’à présent à nos yeux, soit drames, soit roman, c’est toujours le poète lyrique, qui prévaut. Cependant M. Victor Hugo a écrit en prose sur bien des sujets ; il a traité beaucoup de questions littéraires, et dans la conclusion du Rhin il touche aux questions politiques. N’est-ce pas en quelque sorte affecter l’universalité ? À ce propos, comment ne pas songer à Voltaire ? M. de Maistre a déclaré ne pas pouvoir souffrir l’exagération qui nomme Voltaire universel. Certes, dit-il, je vois de belles exceptions à universalité. Il est nul dans l’ode. D’accord ; mais n’est-ce pas précisément parce que le génie de Voltaire ne s’est pas d’abord répandu en expansions lyriques qu’il a pu, avec une merveilleuse souplesse, se développer dans les autres parties de l’art et de la pensée ? Voltaire règne au théâtre à l’âge où M. Hugo a fait ses odes, il excelle dès ses débuts dans la poésie légère et dans la prose, comprend Newton et se prépare à écrire l’histoire. Or l’enthousiasme qui produit les beautés lyriques est d’ordinaire peu compatible avec la liberté d’esprit nécessaire pour embrasser des genres opposés. L’enthousiasme enflamme l’intelligence plutôt qu’il ne l’étend. Nous ne connaissons qu’un homme qui sut être universel et lyrique : c’est Goethe. Il dut ce privilège un sens philosophique admirable qui, sans rien ôter à la puissance plastique de l’artiste, lui permettait de tout comprendre et de tout dominer. M. Hugo est loin de cette vigueur d’esprit qui maîtrise les idées et les pénètre. Dans ses odes, il a pris parti pour la foi contre la philosophie : plus tard ses vers nous offrent un écho sonore de quelques idées, de quelques théories modernes ; aujourd’hui il semble que la philosophie ait à redouter encore l’inimitié du poète, car dernièrement il a prononcé ces paroles au sein de l’Académie : « Parce que dans le sombre et inextricable réseau des philosophies inventées par l’homme, vous voyez rayonner çà et là quelques vérités éternelles, gardez-vous d’en conclure quelles ont même origine, et que ces vérités sont nées de ces philosophies. Ce serait l’erreur de gens qui apercevraient les étoiles à travers des arbres, et qui s’imagineraient que ce sont là les fleurs de ces noirs rameaux. » Voilà bien le poète pris sur le fait : au lieu d’idées, il nous donne des images. Ce n’est pas la pensée qui éclaire l’écrivain, c’est l’imagination qui le séduit. Des étoiles et de noires rameaux ! Encore une antithèse. M. Hugo n’y a pas songé : il ne suffit pas d’une saillie de poète pour faire le procès à la raison humaine. Avec plus de réflexion, il se fût refusé cette fantaisie.

Ecrire des lettres familières sur un grand sujet est chose à la fois attrayante et difficile. Quoi de plus séduisant, quoi de plus aisé en apparence que de laisser courir sa plume pour confier à un ami ce que l’on pense ou ce que l’on a senti. Cependant il se trouve que dans la forme épistolaire il n’y a que des écrivains de premier ordre qui aient vraiment excellé, Cicéron, Voltaire, Pascal, Mme de Sévigné. Il offre donc bien des difficultés à vaincre, le genre qui parait accessible à tous. Dans une lettre, vous pouvez, il est vrai, prendre tous les tons ; mais pour cela il faut une plume agile qui entraîne le lecteur sans le fatiguer ni le choquer. Comme vous vous êtes mis avec lui sur le pied d’une conversation familière, vous ne pouvez pas sans transition, sans ménagement, lui imposer d’une manière brusque une dissertation ou un dithyrambe. Peut-être M. Victor Hugo, en donnant au livre qu’il a intitulé le Rhin la forme de lettres à un ami, n’a-t-il pas assez songé aux conditions d’un genre si nouveau pour lui. Comment pliera-t-il sa solennelle et lyrique nature à la simplicité d’un entretien amical ? M. Hugo nous apprend dans sa préface que toutes les fois qu’il quitte Paris, il y laisse un ami profond et cher qui réclame de longues lettres de l’ami absent, et ces lettres, l’ami absent les écrit. C’est ainsi que depuis douze ans il a écrit force lettres sur la France, la Belgique, la Suisse., l’Océan et la Méditerranée, et il les a oubliées. Quand il visita les bords du Rhin, nouvelle correspondance qu’il allait également laisser en oubli, sans le traité du 15 juillet 1840. Nous voilà en pleine politique. Dans l’été de 1840, la question du Rhin préoccupa vivement les esprits ; alors M. Victor Hugo se rappela que lui aussi, dans sa course sur le Rhin, il avait songé à ce problème, et que même il avait cru en entrevoir la solution. Aussitôt il conçut le dessein de communiquer a son pays ses pensées sur un objet si capital, et il écrivit les pages qui sous le titre de conclusion terminent aujourd’hui son livre. Au moment de les publier, M. Hugo fut pris d’un scrupule. Le public à qui il allait livrer ces pages isolées ignorerait donc que celui qui les avait écrites avait vu le Rhin pour lui-même et en lui-même ! Le public ne serait-il pas dérouté ? La confiance ne serait-elle pas diminuée ? Ceci sembla grave à l’auteur. C’est en raison de cette gravité qu’il s’est déterminé à mettre au jour les lettres qu’il avait adressées à l’ami profond, et il les publie telles à peu près qu’elles ont été écrites. Quand un homme comme M. Victor Hugo explique au lecteur l’origine d’un de ses livres, il a le droit d’être cru sur parole. Il pouvait se dispenser d’offrir aux curieux les pièces de son journal, de voyages authentiquement timbrées et datées par la poste. Le Rhin nous présente donc un fragment de la correspondance intime du poète.

Tant mieux. Ce sera pour nous une occasion excellente et nouvelle d’étudier la formation et le mécanisme de sa pensée. L’écrivain ne se défiera pas du lecteur ; il correspond avec un ami. Nous verrons si, dans la familiarité d’une lettre, il montrera cette agilité, cette souplesse d’esprit si nécessaires à celui qui prétend saisir toutes les faces, tous les rapports des choses. Pour commencer par une des qualités les plus précieuses dans une correspondance, dans une conversation, M. Hugo a-t-il de l’enjouement ? Rendons-lui d’abord cette justice, qu’il veut en avoir. Le voyage, la variété des objets qu’une course rapide fait passer sous ses yeux, inspirent à notre poète une gaieté si réelle que parfois on pourrait la trouver un peu grosse. La plaisanterie de Hugo n’a rien de fin, ni_de délicat, et, pour se développer, elle a besoin d’espace. Lisez sa lettre sur Worms, et vous verrez que l’écrivain n’a pas trop de plusieurs pages pour se montrer plaisant. Un mot, une saillie, suffisent à Voltaire pour produire un effet comique à côté d’une pensée sérieuse. Il est vrai, ne l’oublions pas, qu’il était nul dans l’ode. Ce souvenir ne nous revient pas si mal à propos, car dans la manière dont M. Hugo apprécie et raconte les détails, les circonstances les plus ordinaires de sa vie de voyage, on retrouve l’exagération du poète lyrique. Voici comment M. Hugo décrit les sensations qu’il a éprouvées en voyageant la nuit dans la malle-poste : « C’est le rêve amphibie. De temps en temps, on entr’ouvre la paupière. Tout a un aspect difforme, surtout s’il pleut, comme il faisait l’autre nuit. Le ciel est noir, ou plutôt il n’y a pas de ciel, il semble qu’on aille éperdument en travers un gouffre ; les lanternes de la voiture jettent une lueur blafarde qui rend monstrueuse la croupe des chevaux ; par intervalles, de farouches tignasses d’ormeaux apparaissent brusquement dans la clarté et s’évanouissent ; les flaques d’eau pétillent et frémissent sous la pluie comme une friture dans la poêle ; les buissons prennent des airs accroupis et hostiles ; les tas de pierres, arbres de la plaine ne sont plus des arbres ; ce sont des géans hideux qu’on croit voir s’avancer lentement vers le bord de la route ; tout vieux mur ressemble à une énorme mâchoire édentée. Tout à coup, un spectre passe en étendant les bras. Le jour, ce serait tout bonnement le poteau du chemin, et il vous dirait honnêtement : Route de Coulommiers à Sézanne ; la nuit, c’est une larve horrible qui semble jeter une malédiction au voyageur. Et puis, je ne sais pourquoi, on a l’esprit plein de serpens : c’est à croire que des couleuvres vous rampent dans le cerveau ; la ronce siffle au bord du talus comme une poignée d’aspics ; le fouet du postillon est une vipère volante qui suit la voiture et cherche à vous mordre à travers la vitre ; au loin, dans la brume, la ligne des collines ondule comme le ventre d’un boa qui digère, et prend dans les grossissemens du sommeil la figure d’un dragon prodigieux qui entourerait l’horizon. Le vent râle comme un cyclope fatigué, et vous fait rêver à quelque ouvrier effrayant qui travaille avec douleur dans les ténèbres[2]. » Mais il est temps, je crois, de s’arrêter ; nous supprimerons donc les villes qui dansent, les maisons qui se penchent pêle-mêle sur la voiture et celles qui vous regardent avec des yeux de braise. Par cette citation, nous avons voulu montrer aux lecteurs combien dans ses peintures M. Hugo pousse les choses à l’extrême ; avec lui, point de nuances soit dans les images, soit dans les pensées. Tout est colossal, prodigieux : la prose ne nous sauve pas du fantastique. Qu’un poète lyrique invoque souvent dans ses odes le nom de Dieu, c’est son droit, c’est son office ; mais quand on voyage, quand on raconte à un ami des scènes d’auberge et de grande route, on pourrait oublier ces grands mots et ces ambitieux élans. A Sainte Ménéhould dans la cuisine de l’hôtel de Metz, M. Hugo aperçoit suspendue au plafond une petite cage où dort un petit, oiseau. Il se complaît à décrire sa sécurité au milieu des hommes qui jurent, des femmes qui querellent, des chats qui miaulent, des bouteilles qui sanglotent, de la lèchefrite qui piaille, etc., etc. ; puis il ajoute : Dieu est adorable, il donne la foi aux petits oiseaux. A trois pages de distance nous voyons le poète contemplant un télégraphe qui figure des signes et s’écriant : « Tandis que cette machine faisait cela, les arbres bruissaient, l’eau coulait, les troupeaux mugissaient et bêlaient, le soleil rayonnait à plein ciel, et moi je comparais l’homme à Dieu. » Sans multiplier davantage les citations, disons seulement qu’il faut prendre pour règle littéraire ce précepte du Décalogue : Tu n’invoqueras pas le nom de Dieu en vain.

Décrire le Rhin n’est pas chose nouvelle ; c’est ce qu’ont fait vingt touristes allemands et anglais. Nous ne parlons pas des guides, des manuels qui viennent, s’offrir à la curiosité du voyageur. Il n’est pas dans le cours du Rhin un accident pittoresque, sur ses rives un site, une ruine, qui n’ait eu sa description et son histoire. La correspondance de M. Victor Hugo ne pouvait donc nous promettre de nous livrer des faits peu connus ; néanmoins elle avait un véritable attrait pour nous. Comment cette puissante imagination avait-elle représenté des lieux et des choses que nous avions souvent parcourus et admirés ? En suivant encore une fois le cours du Rhin, flumina nota, sous la conduite de M. Victor Hugo, nous avons pu reconnaître que souvent ses peintures n’étaient pas inférieures à la beauté du spectacle, surtout quand le poète était en face des grandes ruines qui, décorent le fleuve. M. Victor Hugo est vraiment le poète de l’architecture ; tout ce qui est pierre, monument ou ruine, l’inspire au plus haut point. Devant les vieilles cathédrales du Rhin, l’auteur de Notre-Dame de Paris s’est retrouvé tout entier.

Les témoignages et les débris de l’histoire parlent plus vivement à l’esprit du poète que la nature elle-même, non que M. Hugo n’ait de grands traits et parfois de charmans détails pour peindre les montagnes, les fleuves, la lumière des cieux, le calme des nuits, mais on le voit toujours revenir à l’histoire, qu’il aime à se représenter sous des images empruntées à l’architecture. Ainsi, quand il est assis au haut du Geissberg, devant le plus magnifique paysage, il se prend à dire : « Il me semblait que tous ces hommes, tous ces fantômes, toutes ces ombres qui avaient passé depuis deux mille ans dans ces montagnes, Attila, Clovis, Conrad, Barberousse, etc., s’y dressaient encore derrière moi, et regardaient comme moi ce splendide horizon. J’avais sous mes pieds les Hohenstauffen en ruine, à ma droite les Romains en ruine, etc… » Les enchantemens de la nature ne parviennent jamais à faire oublier à M. Hugo les préoccupations qui lui sont le plus familières. Souvent, en face de la création, c’est à lui qu’il songe. Voici ce qu’il écrivait de Heidelberg. « Je pense que l’étude de la nature ne nuit en aucune façon à la pratique de la vie, et que l’esprit qui sait être libre et ailé parmi les oiseaux, parfumé parmi les fleurs, mobile et vibrant parmi les flots et les arbres ; haut, serein et paisible parmi les montagnes, sait aussi, quand vient l’heure, et mieux peut-être que personne, être intelligent et éloquent parmi les hommes. » Oh : néant de la poésie et de la nature ! Ni les oiseaux, ni les fleurs, ni les flots, ni les arbres, ni les montagnes, n’empêcheraient M. Hugo de penser à la chambre des pairs.

Pourquoi ne le dirions-nous pas ? Malgré l’ébranlement que les descriptions monumentales du poète ont parfois imprimé à notre imagination, son livre, même dans les parties les meilleures, nous a presque toujours plus étonné que satisfait. C’est en termes plus magnifiques que pénétrans que M. Hugo parle du Rhin et de ces délicieuses campagnes qui laissent dans l’esprit de si profonds souvenirs. Pour en bien parler, il faut que l’ame exhale quelque chose de doux et d’intime. Cette douceur, ce charme, nous les avons trouvés dans une autre correspondance, dans les lettres d’une jeune fille qui a longtemps vécu sur les bords du Rhin, et qui versait dans l’ame d’un poète illustre les naïves confidences de son adoration pour lui et de son amour de la nature. Bettina avait fait des bords du Rhin son domaine, son empire ; elle ne se lassait pas non plus d’en parler à Goethe ; elle l’invitait à y revenir. « N’est-ce pas, lui écrivait-elle un jour, tu reviendras bien encore une fois visiter les bords du Rhin, ce jardin de ta patrie, si beau qu’il remplace pour l’étranger son pays natal, où la nature se montre si gracieusement grande ? Comme son esprit sympathique y redonne la vie aux ruines ! Comme elle tapisse bien les espaces déserts d’une charmante végétation qui monte et descend le long des murs sombres ! Comme elle y plante bien l’églantier sur les vieilles tours, et le merisier dans les crevasses des murailles, d’où il semble sourire ! Oui, viens, et parcours la montagne boisée, depuis le temple jusqu’au nid de rochers couronné de chênes et suspendu sur le Bingerloch écumant, là où les barques sveltes passent comme des lézards devant le Maüsethurm à travers les ondes furieuses. Viens, et regarde dans le miroir des eaux ; le ciel t’y sourit par-dessus les coteaux verdoyans, et tu t’y vois toi-même, entouré de pics et de cimes hardies, debout sur le rocher basaltique, comme sur un piédestal d’où tu contemples cette scène. Regarde les vallées qu’on voit s’enfoncer dans le lointain bleuâtre avec leurs paisibles couvens et leurs moissons onduleuses, et les bois et les jardins suspendus qui serpentent d’un vieux château à l’autre, et la parure des villes et des villages qui orne le rivage[3]. » On éprouve une émotion profonde en lisant ces lignes, pleines à la fois d’art et de simplicité, lignes où se trouvent rassemblés les traits principaux du paysage germanique, et sur lesquelles le plus grand poète de l’Allemagne a dû arrêter sa rêverie.

Pour conclure sur la partie pittoresque du livre de M. Hugo, nous retrouvons dans le Rhin, comme dans Notre-Dame de Paris, les qualités fondamentales de l’auteur des Odes. C’est la même puissance de description, c’est la même énergie pour mettre en scène de grands contrastes. Jamais peut-être M. Hugo n’a plus prodigué les antithèses que dans son ouvrage sur le Rhin ; il y en a de belles, il y en a de monstrueuses, il y en a de puériles. L’écrivain ne connaît ni frein ni mesure ; il lui faut des oppositions à tout prix. N’a-t-il pas d’ailleurs, pour les multiplier sans fin, une raison qui lui est toute particulière ? Nous trouvons en effet, dans une de ses lettres, cette phrase : « Vous savez que le bon Dieu est pour moi le grand faiseur d’antithèses. » Voilà qui nous ferme la bouche. Comment blâmer un écrivain qui imite le bon Dieu ?

C’est par une question internationale que M. Victor Hugo est entré dans la politique. Il a voulu jeter à l’Allemagne une parole de conciliation et de paix. Ce début nous agrée d’autant plus que nous pouvons ici applaudir sans réserve aux sentimens qui animent l’écrivain et au but qu’il se propose. Lorsque M. Victor Hugo dit que le Rhin est un fleuve digne d’être à la fois français et allemand, nous ne le contredirons pas, puisque nous écrivions, il y a douze ans, que le Rhin, comme Charlemagne, appartient à l’Allemagne et à la France. M. Hugo désire une alliance sincère entre l’Allemagne et la France ; depuis longtemps nous avons formé les mêmes vœux. Il voit dans cette alliance le rempart de l’Europe contre les envahissemens de la Russie ; nous n’avons pas un autre avis, car nous avons toujours pensé que l’esprit et les destinées de l’Europe dépendent surtout de l’Allemagne et de la France, qui en occupent le centre vivant. L’Allemagne, nous l’avons dit, ne peut maintenir son indépendance et son originalité que par l’alliance de la France, autrement elle est russe. L’intérêt rapproche les deux peuples que sépare le Rhin ; la diversité de leur génie les convie à une amitié solide. Maintenant, l’avenir sera-t-il tel que se le représente M. Victor Hugo ? L’extinction prochaine de la branche de Brunswick, dont aujourd’hui le roi Ernest est le chef, amènera-t-elle la réunion du Hanovre à la Prusse, qui alors rendrait la rive gauche du Rhin à la France ? Nous ne nous portons pas garant de telles espérances. L’étude de l’histoire ne nous a pas habitué à penser que de pareils résultats puissent s’accomplir avec une aussi innocente facilité.

La conclusion politique du livre de M. Hugo est plus curieuse par la forme que par le fond. Les idées que développe l’écrivain avaient été émises avant lui. M. Hugo n’a pas eu sans doute la prétention d’être neuf en faisant la critique des traités de Vienne, en signalant le machiavélisme qui a amené la Prusse sur la rive gauche du Rhin ; tout cela, depuis long-temps, est vulgaire. Ce qui ne l’est pas, c’est le procédé par lequel M. Hugo arrive à ces résultats connus.

Dresser longuement la topographie politique de l’Europe au commencement du XVIIe siècle, enseigner au lecteur qu’il y avait alors six puissances de premier ordre, huit du second, cinq du troisième, six du quatrième ; décomposer ce groupe de vingt-cinq états, puis le recomposer ; esquisser des histoires parolières, comme celles de Venise, de Gênes, de Malte, du Saint-Empire et de la Moscovie ; arriver enfin par mille détours à cette conclusion que cette ruche de royaumes et de nations était admirablement construite pour que déjà les idées y pussent aller et venir à leur aise, et faire ombre dans la civilisation, telle a été la méthode de l’écrivain : elle est singulière. Quand un publiciste traite une question, il doit supposer que ses lecteurs n’ignorent ni l’histoire ni la géographie ; autrement, il risquerait de se perdre dans des développemens interminables. Ici, M. Hugo a encore été sous le joug d’une ancienne habitude ; il s’est encore complu dans l’énumération. En lisant ce tableau de l’Europe tracé par M. Hugo, nous nous sommes rappelé Angelo faisant à la Tisbé l’histoire de Venise : Savez-vous ce que c’est que Venise, pauvre Tisbé ? Venise, je vais vous le dire, c’est l’inquisition d’état, c’est le conseil des dix, etc., etc. Elle est bien longue la leçon d’histoire par laquelle le podesta de Padoue instruit la courtisane ! Dans la conclusion de son livre sur le Rhin, M. Hugo se sert du même procédé.

Après cette évocation du passé, l’écrivain arrive enfin à l’idée capitale de son morceau, c’est-à-dire à la suprématie qu’exerçaient, au commencement du XVIIe siècle, d’une part, la Turquie, de l’autre, l’Espagne. Cette idée fort juste, M. Hugo l’a empruntée à un historien allemand, dont le livre a été traduit en 1839[4]. M. Ranke, un des représentans les plus éminens de la science historique de l’autre côté du Rhin, a composé un ouvrage capital sous le titre de : Princes et Peuples de l’Europe méridionale pendant les seizième et dix-septième siècles. Son livre sur la papauté forme une partie de cet ouvrage, auquel l’auteur a donné pour complément l’histoire des Osmanlis et de la monarchie espagnole. C’est là que le célèbre professeur de Berlin expose, avec autant de sagacité que d’érudition, la prépondérance dangereuse qu’avaient acquise, à la fin du XVIe siècle, l’empire ottoman et la monarchie espagnole.

Sur ce fond, M. Victor Hugo a jeté ses couleurs. Il a énuméré les forces de ces deux empires, qui, dit-il, pesaient sur l’Europe du poids de deux mondes, puis il a imaginé de transporter le même parallèle dans le présent. Selon lui, à la Turquie a succédé la Russie ; à l’Espagne a succédé l’Angleterre. Nous ne chicanerons pas M. Hugo sur les ressemblances qu’il trouve entre la Russie et la Turquie. A son avis, il y a du Tartare dans le Turc, il y en a aussi dans le Russe. Soit ; mais quels sont les rapports entre le caractère et la constitution politique des Anglais et des Espagnols ? M. Hugo avoue que la première chose qui frappe quand on compare l’Angleterre à l’Espagne, c’est une dissemblance ; puis il ajoute qu’en y réfléchissant, on arrive à ce résultat singulier, que cette dissemblance engendre une ressemblance. Et cette ressemblance, quelle est-elle ? En Espagne comme en Angleterre, le roi est annulé. Un parlement lie le roi d’Angleterre, l’étiquette lie le roi d’Espagne. Quelquefois le parlement se révolte, et tue le roi d’Angleterre ; quelquefois l’étiquette se révolte, et tue le roi d’Espagne. Autres ressemblances : en Angleterre, il y a un archevêque de Tolède, il s’appelle l’archevêque de Cantorbery ; enfin, ce que le cacao était pour l’Espagne, le thé l’est pour l’Angleterre. Voilà cependant où l’antithèse peut mener un écrivain. Poursuivons. L’Angleterre a dévoré l’Espagne ; c’est une dernière assimilation. M. Hugo promulgue en passant cette loi historique qu’un état n’en dévore un autre qu’à la condition de le reproduire. Cependant l’histoire ne nous a pas montré Rome reproduisant Carthage. Mais enfin quelle est la conséquence de tout cela ? Sera-ce une guerre générale ? M. Hugo espère que l’Angleterre sentira qu’il ne faut pas prendre constamment en traître l’humanité entière, et qu’elle suivra sa loi tout en suivant la loi générale. Quant à la Russie, M. Victor Hugo lui adjuge Constantinople, si elle veut bien se tourner vers l’Asie, car s’il fait jour en Europe, il fait nuit en Asie, et la Russie est une lampe. Tout cela finira donc par l’harmonie générale et la paix universelle.

Il n’est que trop sensible qu’ici l’écrivain s’agite dans une sphère tout-à-fait nouvelle pour lui. Il fausse les idées qu’il emprunte par l’exagération des développemens et des images, il prend des réminiscences pour des conceptions originales, puis il aboutit laborieusement à des lieux communs. Quelle est la cause de toutes ces méprises ? A notre sens, la voici. Jusqu’à présent M. Hugo a toujours pensé en vers, et jamais en prose. Il a toujours vu les choses, il en a toujours parlé en poète. La pensée ne lui apparaît que sous la forme d’une image, d’une antithèse, d’une harmonie. Quand une idée peut produire des effets pittoresques, ou se traduire d’une façon sonore, il l’accueille, puis il se persuade qu’il est en possession du vrai. Cependant il est en face de la réalité sans la voir, car il n’a d’yeux que pour les images qu’il a créées à lui-même, et qui l’enchantent en le trompant. Puisque M. Hugo entre dans la politique, le moment est venu de ne plus se laisser fasciner ainsi. Ce sera pour lui un nouveau et piquant usage de ses hautes facultés, que de chercher à triompher de certains penchans naturels. Dans ce travail difficile, ni la curiosité de la foule, ni la sympathie qui s’attachent toujours à un grand talent, ne lui manqueront. Mais que le poète ne se le dissimule pas c’est une rude tache qu’il impose à son ambition que la nécessité de vivre désormais dans l’étude des faits. Il n’y a rien de poétique dans la politique contemporaine. Elle se compose de questions fort grossières et fort complexes. On ne saurait venir à bout des matières économiques, législatives, internationales, par des affirmations sans examen ou de fastueuses généralités. Il ne suffira pas à M. Hugo de tourner le dos à la poésie, au théâtre, pour devenir un homme politique ; une transformation presque complète lui sera nécessaire. Puisse-t-elle s’accomplir ! puisse cette nature si forte se montrer heureusement flexible !

Si M. Victor Hugo parvient vraiment à se modifier lui-même, ce changement exercera sur son style une influence heureuse. Poète, il fait depuis long-temps beaucoup d’efforts pour écrire en prose, et dans ces derniers temps, deux succès académiques ont dû lui persuader qu’il y avait tout-à-fait réussi. C’est le devoir de la critique de ne pas céder aux mêmes entraînemens que la foule, et de conseiller l’écrivain applaudi. M. Hugo n’a pas encore assez réfléchi sur les procédés différens qui séparent le style poétique de la prose ; même quand il ne fait pas de vers, il traîne après lui le bagage pompeux et retentissant de sa poésie. On cherche en vain la variété de tons, la finesse de pensées, l’abondance de points de vue, la simplicité élégante, la liberté d’allure, enfin toutes les qualités aimables d’une prose naturelle et bonne. Des antithèses à proportions gigantesques, des périodes interminables, des images éblouissantes, voilà ce qui domine dans la prose de M. Hugo. Nous n’ignorons pas que, pour M. Hugo, le style de l’historien Mathieu, qui écrivait au commencement du XVIIe siècle, est de tous les styles le plus beau. M. Victor Hugo a tracé quelque part l’idéal d’un écrivain qui pourrait sentir comme Rousseau, penser comme Corneille, et peindre comme Mathieu ; dans le même endroit, il parle de l’admirable langue de Mathieu et de Mathurin Régnier. Nous sommes surpris que M. Victor Hugo ait pu mettre Mathieu, écrivain médiocre en dépit de tous ses efforts, sur la même ligne que Régnier, dont le style est si vigoureux et presque complet, et qui a su plaire aux esprits les plus sévères comme Boileau et Montesquieu ? Mathieu, qui n’avait pas l’originalité d’humeur d’un Montluc ou d’un Montaigne, n’a pas su échapper aux écueils qu’offrait l’état de la prose française à l’époque où il écrivait. Son style est enveloppé, diffus, incohérent ; parfois, il est vrai, on y rencontre des mots pittoresques, des phrases énergiques, mais ces mots et ces phrases, il faut les chercher dans un chaos véritable. Chez Mathieu, la prose et la poésie se heurtent, ce qui sans doute a charmé M. Hugo ; mais nous voudrions précisément que pour lui-même, il évitât cette confusion. Il y parviendra sans doute, s’il continue son commerce avec Tacite, qui, nous dit-il dans une de ses lettres sur le Rhin, est son vieil ami. C’est une amitié dont il est permis d’être fier, c’est une liaison qui ne peut porter que d’heureux fruits. Que M. Hugo ferme donc Mathieu, et qu’il relise Tacite ; nous y gagnerons. Qu’il nous permette de lui indiquer aussi deux maîtres qui ne lui seront pas moins utiles, nous voulons parler de Bossuet et de Voltaire. Il y trouvera deux types différens, mais parfaits, de la prose française. En étudiant de tels hommes, on ne compromet pas son originalité, on la fortifie ; on apprend à surmonter les difficultés qu’on n’avait pas encore vaincues. L’auteur des Lettres sur le Rhin est un grand poète lyrique écrivant en prose, mais ce n’est pas encore un prosateur.


LERMINIER.

  1. Horace, Art poétique.
  2. Le Rhin, t. III, p. 279-281.
  3. Grace à l’élégante traduction de Séb. Albin, la correspondance de Goethe et de Bettina est aujourd’hui connue en France.
  4. Histoire des Osmanlis et de la monarchie espagnole pendant les seizième et dix-septième siècles, traduite de l’allemand de M. Léopold Ranke, par M. Haiber ; 1839.