Poètes Moralistes de la Grèce/Poésies de Tyrtée

Traduction par Louis Humbert.
Poètes Moralistes de la GrèceGarnier Frères (p. 205-209).

POÉSIES DE TYRTÉE
TRADUITES
Par M. HUMBERT


I

Il est beau pour l’homme brave de tomber au premier rang en combattant pour sa patrie. Mais abandonner sa ville et ses riches campagnes, s’en aller mendier et errer avec sa mère, son vieux père, ses petits enfants et son épouse légitime, ce sont là les maux les plus grands. Le malheureux sera un objet de haine pour tous ceux à qui, succombant sous le besoin et la cruelle pauvreté, il ira demander asile. Il déshonore sa race, il souille sa beauté ; partout opprobre et lâcheté marchent à sa suite. Pour un homme errant ainsi, il n’y a point de jeunesse et il ne doit attendre aucun respect. Combattons avec courage pour notre terre, mourons pour nos enfants, sans épargner nos forces, ô jeunes gens ; combattez, serrés les uns contre les autres, et qu’aucun de vous ne donne l’exemple de la fuite honteuse et de la crainte. Excitez dans vos cœurs un grand et généreux courage et ne songez point trop à la vie quand vous serez aux prises avec les ennemis. Quant aux vieillards, dont les genoux ne sont plus flexibles, ne fuyez pas en les abandonnant. Il serait honteux de voir tomber aux premiers rangs et en avant les jeunes gens du vieux soldat à la tête chauve et au menton tout blanc, exhalant dans la poussière une âme généreuse, et tenant dans ses mains les organes sanglants de la virilité (triste spectacle et dont la vue excite l’indignation). Mais, tout sied aux jeunes gens ; tant que le guerrier a la noble fleur de la jeunesse, il est pour les hommes, après sa mort, un objet d’admiration et, pour les femmes, durant sa vie, un objet d’amour ; il est beau encore tombé au premier rang.

II

Courage, guerriers, vous êtes de la race de l’invincible Hercule, et Jupiter n’a pas encore détourné de vous ses regards. Ne craignez point le grand nombre des ennemis ; ne soyez point effrayés ; que chacun oppose son bouclier à ses adversaires, qu’il dédaigne la vie et ne redoute pas plus les ténèbres de la mort que les rayons du jour. Vous savez que si Mars fait verser beaucoup de sang, il conduit à la gloire, et vous savez ce que c’est, ô jeunes gens, que fuir et que poursuivre, vous l’avez appris à satiété. Ceux qui osent, se serrant les uns contre les autres, courir contre leurs adversaires meurent rarement et sauvent tous ceux qui marchent après eux. Mais chez ceux qui tremblent, toute vertu a disparu. Qui pourrait dire tous les maux dont est accablé le guerrier qui combat lâchement ? Il est honteux pour lui, quand il fuit le rude combat, d’être blessé par derrière ; c’est laide chose qu’un cadavre étendu sur la poussière, le dos percé par la pointe d’une lance. Mais que chacun de vous se tienne ferme, appuyant solidement ses deux pieds sur la terre et mordant sa lèvre ; qu’il couvre ses cuisses, ses jambes, sa poitrine et ses épaules de son large bouclier, que dans sa main droite il brandisse sa forte lance et qu’il agite sur sa tête son panache altier. Que par l’accomplissement de rudes travaux, il apprenne à combattre ; que protégé par son bouclier il ne se tienne pas hors de la portée des traits ; qu’il s’approche de l’ennemi, le frappe de sa longue lance, le blesse de son épée et le fasse prisonnier. Pied contre pied, bouclier contre bouclier, aigrette contre aigrette, casque contre casque, poitrine contre poitrine, qu’il s’appuie sur son adversaire en le frappant et lui arrache son épée ou sa longue lance. Et vous, soldats armés à la légère, vous abritant mutuellement sous les boucliers, lancez de lourdes pierres, et brandissez sur l’ennemi vos javelots polis, vous tenant aux côtés des soldats pesamment armés.

III

Qu’un homme soit rapide à la course ou habile à la lutte, qu’il ait la haute taille ou la force des Cyclopes, qu’il dépasse en vitesse le Thrace Borée, qu’il soit plus beau que Tithon, plus riche que Midas, plus riche que Cinyre, qu’il soit plus puissant que Pélops, fils de Tantale, plus éloquent qu’Adraste, qu’il possède toutes les gloires, s’il n’a pas la valeur du guerrier, je n’en parlerai pas et n’aurai pour lui nulle estime ; c’est un homme inutile à la guerre, s’il ne supporte pas la vue du carnage, s’il ne brûle pas d’aborder l’ennemi. La valeur est ce qu’il y a de plus beau chez les hommes, c’est elle qui pare le mieux un jeune guerrier. C’est un grand bien pour l’État et pour tout le peuple, qu’un brave qui reste ferme aux premiers rangs et qui, sans jamais songer à une fuite honteuse, expose vaillamment sa vie et encourage son voisin à tomber avec gloire. Voilà l’homme utile à la guerre ; il met en fuite les ennemis aux phalanges redoutables, et c’est lui dont l’ardeur supporte tout l’effort de la bataille. Si, tombant au premier rang, le guerrier a rendu l’âme, il couvre de gloire sa ville, ses concitoyens, son père ; sa poitrine et son bouclier bombés sont couverts de blessures qu’il a toutes reçues par devant ; jeunes gens et vieillards le pleurent, et la ville est affligée d’un cuisant regret ; son tombeau et ses enfants sont renommés parmi les hommes, et les enfants de ses enfants et toute sa race ; sa gloire et son nom ne périssent pas et, quoique enseveli sous la terre, il demeure immortel. Tel est le sort qui attend le brave guerrier que l’impétueux Mars a fait périr pendant qu’il combattait pour sa terre et pour ses enfants. Mais s’il a eu le bonheur d’échapper au long sommeil de la mort, si, vainqueur, il emporte une noble réputation de vaillance, tous l’honorent, jeunes et vieux, et ce n’est qu’après qu’on lui a tout fait pour lui être agréable, qu’il descend dans les enfers. Dans sa vieillesse, il se distingue de tous ses concitoyens : par respect, par justice, nul ne songe à lui nuire ; chacun lui cède sa place pour lui faire honneur, les jeunes gens, ceux qui sont de son âge, ceux qui sont plus âgés. Efforcez-vous donc tous de parvenir à cette haute vertu et combattez vaillamment.

IV[1]

… Courage, enfants de Sparte féconde en guerriers ; valeureux citoyens : armez votre bras du bouclier ; poussez hardiment vos lances, sans épargner votre vie : car ce n’est pas la coutume à Sparte…



  1. Ce dernier fragment, en vers anapestiques, nous a été conservé par Dion Chrysostôme (livre I). On croit y reconnaître les débris d’un chant qui servait à régler la marche des soldats. Ces chants s’appelaient embatéria ou encore enoplia. Il est probable qu’ils étaient accompagnés de la flûte : c’est du moins ce que nous font supposer différents passages de Plutarque (Lycurgue, XXI), de Thucydide (V, 70), de Valère-Maxime (II, 6) et de Cicéron (Tusculanes, II, 16). Voir plus haut la notice de M. Guigniaut.