Poèmes (Louis Ménard) - Préface

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Il est d'usage, parmi les poètes, de répondre à l'indifférence toujours croissante du public pour les vers par une préface sur les destinées de la Poésie. On y déclare en général que la Poésie est immortelle, et que ceux qui diraient le contraire blasphémeraient l'esprit humain. Et le public répond : La Poésie est morte ; ce n'est ni votre faute ni la mienne, mais il n'y a rien d'implacable comme un fait accompli. L'Architecture est bien morte, pourquoi la Poésie ne mourrait-elle pas ?

Il y a des lois similaires dans le monde physique et dans le monde intellectuel : les fonctions se spécialisent par le développement des germes individuels comme par la transformation des espèces primordiales ; les langues commencent par la forme synthétique et finissent par la forme analytique. La Poésie, art complexe, doit aussi se résoudre en deux éléments spéciaux et distincts : la musique et la parole. Quand toute voix humaine était une harmonie, toute idée naissait sous une forme cadencée ; puis la prosodie et l'accentuation disparaissent successivement des langues, et, peu à peu, la pensée rejette le rhythme même comme une entrave.

Ce n'est pas qu'il ne reste des poètes, mais tant pis pour ces natures déclassées : il faut savoir naître en temps opportun. Les hommes des âges héroïques ne seraient bons, aujourd'hui, qu'à lutter dans les foires, et le paladin Roland passerait en cour d'assises s'il s'avisait d'arracher des têtes de paysans comme des oignons. Quant aux poètes, ils ressemblent à des matelots qui, au lieu de s'occuper de la manœuvre, chanteraient des sonnets aux étoiles ; c'est pourquoi la société leur marche sur le corps, et elle a raison.

Pourtant la Poésie, jadis reine du monde intellectuel, se fait aussi humble que possible pour conserver une petite place au soleil ; elle renonce à conduire les peuples qui ne l'écoutent plus, elle s'adresse aux individus et devient personnelle. Que me font tes passions et tes rêves ? répond le public, mes intérêts m'occupent bien davantage. Que ne vis-tu de ma vie ? Parle-moi d'industrie et de science, peut-être t'écouterai-je. Et la Poésie se fait didactique ; mais le moindre traité de physique est plus savant qu'un volume de tirades. Je sais qu'il est de hautes régions où la philosophie, la poésie et la science se confondent, et la théorie des nébuleuses, la statique chimique des êtres organisés, offriraient des tableaux à Lucrèce. Mais la science moderne a-t-elle trouvé des lois assez simples et assez générales pour emprunter la voix d'Empédocle ou de Parménide ?

Parfois la Poésie veut entrer dans la politique et s'inspirer d'événements contemporains ; elle s'introduit furtivement dans un journal, et rime des premiers-Paris que le bourgeois parcourt pendant son déjeuner.

Mais que sert de prolonger cette agonie ? Attendons une renaissance. Aux vieux âges, dit la Poésie, je suis née dans les temples ; peut-être le monde aura-t-il quelque jour besoin d'une religion, et, pour chanter des hymnes, il faudra bien emprunter ma voix. — Si tu n'as pas d'autre espérance, répond l'Humanité, il faut te taire et mourir : j'ai, depuis longtemps, remplacé les symboles par des formules, et je suis trop vieille pour écouter des légendes.

Eh bien, dira la Poésie, la vieillesse aime les souvenirs ; je sais évoquer les ombres, et je te parlerai de ta jeunesse. Moi aussi j'aime à vivre dans le passé ; quand j'ai rêvé l'âge d'or, c'était un souvenir plutôt qu'une espérance. Je relèverai dans les vieux temples les images vénérées de nos dieux d'autrefois. Bientôt, peut-être, notre siècle prendra-t-il moins au sérieux l'apothéose qu'il se décerne si complaisamment à lui-même ; alors nous cesserons de brûler ce qu'ont adoré nos pères, nous reconnaîtrons que la Vérité est éternelle et la révélation permanente ; nous consacrerons le Panthéon de l'Église universelle, et nous y replacerons toutes les formes de l'idéal que l'homme a appelées ses dieux.

Car l'Humanité ne s'est jamais trompée, tous ses dogmes sont vrais, tous les dieux qu'elle a adorés sont réellement des types divins. A travers les avenues de sphinx, pénétrons dans le sanctuaire ; bientôt le voile du temple sera déchiré, et l'Esprit va descendre en langues de feu. L'hiérophante dévoilera, pour les initiés, le sens des mystères, et, quand le dogme sera élevé sur les hauteurs sublimes de la symbolique, la raillerie des époques critiques ne pourra plus l'y atteindre ; mais la Poésie l'y suivra, et le dernier des poètes bercera de ses hymnes la vieillesse du monde.

Ce sera, dira-t-on, une véritable poésie de décadence, et qui sent l'école d'Alexandrie. Il serait permis de répondre que nous sommes en effet dans une époque de décadence, ou plutôt que ces mots de décadence et de progrès changent de sens si l'on change de point de vue. L'antiquité reculait ses Édens aux plus vieux âges du monde, et de ces regrets du passé naissaient le respect de la vieillesse et le culte des morts. Il est singulier que cette croyance disparaisse chez les races vieillies. La foi au progrès indéfini est le seul dogme de notre époque. C'est cette foi qui légitime les révolutions et entretient l'activité humaine ; nul n'en peut contester la grandeur. Est-il impossible de concilier la contradiction qui semble exister entre ces deux croyances, et n'y a-t-il pas toujours et simultanément progrès d'un côté et décadence de l'autre ?

Il y a dans chaque civilisation en particulier, et dans l'humanité en général, des phases et des évolutions qui représentent celles de la vie humaine individuelle. Cette homologie du tout et de la partie est la grande loi de l'histoire qui répond à la loi du clivage en minéralogie. Aux pâles flambeaux de la tradition et de la légende, nous voyons des races puissantes grandir et disparaître. Ces races, étudiées isolément, ont eu leurs périodes de maturité et de vieillesse ; mais, comparées à celles qui les ont suivies, elles représentent l'enfance de l'humanité. Avec cette vitalité puissante, cette confiance infinie de l'enfant dans l'avenir, elles creusent les montagnes et taillent le granit en monuments éternels. Comme l'enfant aussi, étonné et inquiet de la faiblesse de 1'homme devant la toute-puissante nature, qui l'étreint et l'écrase, l'antique Orient en adore les forces énergiques et sauvages, formes multiples d'une substance infinie toujours immuable sous ses mille incarnations, tantôt bienfaisante, tantôt funeste ; le lion du désert et le mystérieux dragon ont des temples comme les astres impérissables qui versent d'en haut leur lumière sacrée et leurs occultes influences.

Cette vie, si mobile et si régulière, inconsciente et sûre d'elle-même, le frappe de respect et d'épouvante : tantôt il veut se dégager des bras de cette nature absorbante et terrible, tantôt il se précipite tête baissée dans le tourbillon de la vie universelle. La grande prostituée de Babylone convie aux fêtes de Mylitta les peuples sensuels de la Chaldée. Les forêts vierges de l'Inde sont jonchées de pâles anachorètes qui, fermant les yeux au rêve divin, cherchent l'immuable caché sous l'illusion mobile des apparences, et s'y noient comme dans une mer pour échapper au fardeau des métempsycoses. L'Egypte se couche le long de son fleuve, et dans ses temples de granit, où rugissent les monstres de l'Afrique, garde mystérieusement le secret du sphinx éternel. Mais les races belliqueuses de la haute Asie acceptent la vie comme un combat et entrent armées dans l'arène où luttent le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, l'attraction et la répulsion, l'Être et le néant ; solution magnifique de cette antinomie incessante d'où résulte la vie.

Cependant l'enfant grandit ; déjà dans les forêts il a dompté les monstres, et dans le sentiment de sa force il puise la notion de son droit. Les théocraties pétrifiantes des races agenouillées ne prennent pas racine sur le sol béni de la Grèce : partout des législateurs au berceau des républiques. La fière jeunesse s'y fortifie par la lutte et par la conscience de sa dignité morale. Dans l'âpre Idumée, si Job se plaint de l'injustice de Jéhovah, le Dieu du désert lui répond : « Où étais-tu quand je semai les étoiles ? » Cet argument n'eût pas suffi en Grèce ; l'homme y est si grand, qu'il traite les dieux en égaux. Œdipe se déclare innocent devant eux de son crime involontaire, car il n'a pas violé sciemment les lois dont parle Antigone. ces lois primitives, écrites dans la conscience humaine. Les dieux mêmes y sont soumis, ou plutôt ils sont eux-mêmes les lois de la nature et de l'esprit, ils sont l'ordre et la proportion de l'univers, ces dieux de l'harmonie incarnés dans le marbre, en vain blasphémés depuis par l'impiété des races barbares, et qui ont révélé au monde l'idée du droit dans la politique, l'idée du beau dans l'art ; dieux indulgents, qu'on honore par le culte libre et facile de l'amour, comme il convient aux dieux de la beauté.

Hélas ! qu'il est court ce printemps bienheureux de l'humanité, cet âge toujours regrettable de l'adolescence du monde ! Le lendemain du bonheur est d'une morne tristesse :

Surgit amari aliquid inedio de fonte leporum.

Le jour vient où la jeunesse, couronnée de fleurs, préfère aux faciles plaisirs de l'inconstance les angoisses d'un exclusif et sombre amour. Nos forces se sont usées dans la lutte, il nous faut le repos, fûtce dans l'esclavage ; et puis nos joies d'hier nous pèsent comme un remords, et le sang d'un Dieu suffirait à peine à laver nos souillures. Où est le rédempteur, le Dieu nouveau qui doit succédera Zeus, d'après les vieux oracles ? Est-ce le dieu des mystiques orgies, Eleuthère, le libérateur, l'endormeur des soucis de l'âme ? Non : pour comprendre les souffrances humaines, il faut être homme et avoir souffert. Sera-ce le dompteur des monstres, celui qui enchaîne Cerbère et délivre Prométhée ? Hélas ! le serpent qui nous ronge est plus vivace que l'hydre de Lerne, et nos remords sont plus lancinants que les vautours du Caucase. Interrogeons l'Orient, qui depuis si longtemps incarne ses dieux pour le salut du monde.

Alors s'ouvrent les sanctuaires de l'Asie, berceau des races divines, et la terre voit apparaître les sauveurs attendus, les vertus vivantes. C'est Kriçna, l'incarnation de Viçnu ; c'est Çakya Mouni, l'essénien de l'Inde, qui vit au désert et nivelle les castes ; c'est Jésus de Nazareth, le Bouddha juif, qui annonce la vie éternelle au seul peuple matérialiste de l'antiquité. Voilà vraiment des dieux humains, puisqu'ils souffrent et meurent. Dans la Palestine ou dans la haute Asie, ils sont nés de. vierges immaculées, car c'est la pureté de l'âme qui engendre l'idée divine.

Les mages invoquaient Mithras, le médiateur entre Ormuzd et Ahriman, celui qui doit concilier le dualisme éternel ; et, guidés par une de ces étoiles mystérieuses qu'adoraient leurs pères, ils arrivent devant une crèche, et présentent l'or, l'encens et la myrrhe au Dieu nouveau-né. Puis sa mère le conduit eu Egypte. Le reconnaissez-vous ? dit-elle aux prêtres. Depuis longtemps vous l'avez vu entre mes bras dans vos temples ; c'est de lui que je disais : Le fruit que je porte est le soleil. — Nous le reconnaissons aussi, disent les sages de la Grèce, c'est le Verbe de la Sagesse incréée, cette lumière qui illumine tout homme venant en ce monde, et qui était apparue sous la forme d'une vierge armée, sortie du front de Zeus, avant de s'incarner dans le sein d'une vierge juive. C'est bien lui qu'annonçait la prophétie de Virgile, écho des anciens oracles : nous reconnaissons la Vierge, et le nouveau-né qui descend des hauteurs du ciel pour ramener l'âge d'or. Voici le renouvellement du monde,

Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo.

Le serpent va mourir ; partout se montre l'agneau revêtu de la pourpre, partout germe l'aniomum d'Assyrie, le pain céleste, Hom, le dieu de l'antique Ariane, qui nourrissait tous les êtres aux agapes de la communion primitive.

Et le Dieu nouveau prend possession des temples : son royaume n'est pas de ce monde, il est roi du monde intérieur, et il révèle les mystères de l'âme, l'Éden de l'enfance, le serpent des passions humaines, et la rédemption sur le calvaire de la vie, et l'ascension dans le ciel mystique de la conscience,

La blanche ascension des sereines vertus.

Mais la loi nouvelle est sévère : loi de devoir, de renoncement et de sacrifice. Le faible s'y soumet et souffre, le fort la brave et opprime. La vie est condamnée, les saints vont s'enterrer aux solitudes, et les dieux heureux, les dieux de la jeunesse et de l'amour, se changent en démons tentateurs. Nous demandions un dieu humain, et déjà le médiateur est trop haut pour nos humbles prières ; qui les portera jusqu'à lui ? Ce sera sa Mère, l'idéal féminin des races chevaleresques du moyen âge, la divinité propice et lumineuse que nul n'invoque en vain. Qu'elle règne dans le ciel de son fils, couronnée de rayons et d'étoiles, les pieds sur le croissant de la lune, écrasant le front humilié du serpent.

Cependant le Dieu ennemi des prêtres et crucifié par eux courbe l'Occident sous le joug de la théocratie. Il prêche la douceur et le pardon, et la terre, sous son règne, se couvre de cachots, de gibets et de bûchers. Il annonce la délivrance, et l'esclavage envahit le nouveau monde avec sa doctrine. Il ordonne l'humilité et le renoncement aux biens du monde, et les richesses de son Église, la vente publique des grâces célestes, sont le signal de la révolte. Ainsi l'éternel dualisme de l'Arie se reproduit dans les étranges contradictions de l'histoire comme dans les luttes intérieures de l'Eglise. Le culte reproché aux Manichéens, aux Albigeois, aux Hussites, serait-il le dernier terme du triomphe de l'hérésie ? Quand nos défaillances appellent une révélation nouvelle, ce Paraclet promis à l'avenir, cet esprit de vérité et d'intelligence qui doit dévoiler les derniers mystères, serait donc l'archange révolté, le Titan cloué au Caucase, le serpent condamné dans l'Éden, qui fit cueillir à Eve le fruit de la Science et enseigna les arts et l'industrie à la race maudite de Caïn ? Quelque nom qu'on lui donne, la science s'affirme aujourd'hui reine du monde. Elle abolit l'esclavage, ce que le christianisme n'avait pas fait. Elle fait du droit, hase de la morale antique, le complément nécessaire du devoir, principe de la morale chrétienne. Elle promet d'affranchir l'esprit et de soumettre la nature, de nous ramener à l'intuition par le chemin de l'expérience, et de donner à la vérité conscience d'elle-même. Puisse-t-elle accomplir ses promesses ! l'avenir lui appartient. Mais n'escaladons pas le ciel dans nos espérances. Il est difficile de caractériser d'avance cette ère nouvelle qui sera l'âge viril de l'humanité, mais la foi dans l'avenir n'autorise pas à blasphémer le passé. La vieillesse et l'âge mûr sont-ils un progrès sur l'enfance et la jeunesse ? Chacun répondra selon son tempérament, et, si les philosophes comprennent mieux la vérité sous une forme algébrique, les artistes aimeront mieux la recevoir sous l'enveloppe palpable du symbole.

La science moderne, qui admet des molécules indivisibles mais étendues, qui croit aux deux fluides électriques, qui personnifie le calorique, qui explique la vie minérale par l'affinité, comme si un mot expliquait un fait, sourit dédaigneusement des Grecs, qui rêvaient une Dryade dans chacun des chênes de Dodone, et une Océanide dans chaque flot de la mer ; pourtant les conceptions antiques renferment une notion plus juste de la vie universelle que toutes nos abstractions mortes, et ont de plus l'avantage de fournir des types à la peinture et à la statuaire. Là où nous voyons des forces et des principes, les anciens voyaient des dieux ; nous appelons l'attraction ce qu'ils appelaient Vénus ; c'est une question de mots, et l'un n'est pas plus clair que l'autre. Selon la différence des formes données aux mêmes idées, on formule des lois physiques ou on cive des œuvres d'art. Il est permis, je pense, d'être à la fois de l'avis de Newton et de l'avis de Phidias.

La vérité est aussi nécessaire à la vie de l'esprit que la lumière à la vie des êtres organisés ; cessons donc de croire qu'elle date d'hier, et de proscrire les formes que le passé lui a données. En métaphysique surtout, la proscription est un signe de faiblesse. C'est la myopie de notre esprit qui nous enchaîne à des formes exclusives et à des hiérarchies artificielles. Pendant deux mille ans, l'homme a condamné la matière et immolé l'art et la beauté sur les autels de la morale. Mais la beauté est aussi divine que la vertu, et à ceux qui trouvent mauvais que Vénus soit moins chaste que la vierge Marie, on pourrait objecter que le Christ est moins beau qu'Apollon et Bacchus ; autant vaudrait se plaindre que la. gravitation ne soit pas assez morale. Aujourd'hui que le règne du Saint-Esprit commence, c'est la science qui veut astreindre l'art et la morale à ses lois, comme si ce n'étaient pas là trois mondes distincts. Moraliser la beauté ou la vérité, soumettre l'art ou la morale au raisonnement et juger un théorème par le sentiment esthétique ou par la conscience, ce sont trois tentatives de la même force, et qui rappellent la condamnation de Galilée.

Nous avons passé au creuset toutes les fleurs du voile d'Isis, nous avons voulu épeler les oracles obscurs de ses sphinx, mais nous ne pouvons définir ni la matière, ni l'esprit, ni la substance, ni la cause, ni le temps, ni l'espace. La science, comme la foi, élabore des conceptions subjectives, sans jamais pénétrer l'essence des choses. Sa sphère est le présent ; elle se tait sur les origines des mondes, de la vie organisée, de l'homme et des langues humaines. Si les mythes des races divines et des amours des anges sont d'obscurs hiéroglyphes, la génération spontanée et la transmutation des espèces sont de vagues hypothèses, et, mystères pour mystères, les grandes traditions de l'humanité valent bien les opinions écloses dans tel ou tel cerveau individuel. D'ailleurs les théories scientifiques sont encore plus mobiles que les dogmes religieux : les lois de la chimie varient tous les dix ans, comme les classifications de l'histoire naturelle. La Nature anarchique et multiforme se rit de nos systèmes, lits de Procuste de la vérité. En elle le centre est partout, et tout s'enchaîne sans hiérarchie.

La science débute par un acte de foi, puisqu'elle accepte les axiomes de la raison, comme la morale accepte les lois innées de la conscience, comme l'art accepte ces notions primitives de beauté qui n'ont jamais été définies par une langue humaine. Ces conceptions originelles, ces idées que chacun comprend et que nul n'explique, ces mots écrits en lumière dans le sanctuaire intérieur et que nul ne peut lire, ne sont-ils pas vos noms, ô Élohim ? Comme les faces d'un prisme, comme les rayons de la lumière blanche, la force, la loi et l'amour, confondus seulement dans l'unité abstraite du panthéisme primordial, se révèlent dans la science, dans l'art et dans la morale par le vrai, par le juste et par le beau, et ces révélations sont multiples comme la nature et comme l'esprit humain. L'idéal divin apparaît sous des formes appropriées au génie des peuples chez qui et par qui il se révèle.

Ainsi le principe féminin, la mère féconde et bienfaisante, s'appelle Rhéa, en Phrygie ; Héra, à Argos ; Demeter, à Eleusis ; Persephoné, en Sicile ; Artémis, à Éphèse ; Aphrodite, à Cypre ; Astarté. en Syrie ; Mylitta, en Chaldée. C'est toujours la mobile Mâyâ, l'illusion divine, ou la grande Isis. qui écrivait au seuil de son temple : Je suis tout ce qui est, tout ce qui a été, tout ce qui sera.

L'étude consciencieuse du passé, qui est le meilleur côté de notre époque, la conduira, je l'espère, non pas à un éclectisme acceptant ceci et rejetant cela, mais à la synthèse générale des dogmes et a la conciliation des contradictoires. Les races européennes en sont à leur période alexandrine. L'Orient ouvre de nouveau ses écluses. Le zend et le sanscrit évoquent devant nous de grandes civilisations éteintes comme les débris fossiles nous aident à reconstituer des périodes géologiques. La part du passé est assez belle pour qu'il n'ait pas à envier à l'avenir cette compensation suprême d'amener sur la terre la réconciliation des races ennemies, et dans le monde idéal la grande paix des dieux. La science admet plusieurs infinis, l'art reconnaît les caractères de la beauté dans Homère et dans Shakspeare, dans Rembrandt et dans Phidias ; pourquoi la foi n'aurait-elle pas plusieurs types divins, régnant sans ombrage dans des cieux différents ?

Les idées pures, ces types qui vivent indistincts, latents, virtuels au sein de la Nuit primitive, mère des dieux, né peuvent se révéler qu'à la condition de s'incarner dans une forme qui les détermine, qui les limite. La forme unit la matière et l'esprit, elle est la parole qui donne un corps à la pensée, le médiateur entre le fini et l'infini. Aux époques mystérieuses de ces révélations premières, l'union est intime et complète ; les idées se présentent sous les expressions qui peuvent le mieux les rendre, les opérations de l'esprit se traduisent par des images palpables, les dogmes s'énoncent en symboles, les dieux ont un corps. L'éloignement de notre époque pour tout ce qui ressemble à de la poésie nous empêche de chercher l'origine et le sens de certaines métaphores : pourquoi tous les peuples et tous les âges ontils représenté les dieux sous formes d'essences lumineuses, pourquoi dans toutes les langues les mots d'esprit et d'âme sont-ils étymologiquement synonymes de souffle et de vapeur ? Avons-nous une définition assez nette de la matière et de l'esprit pour nier avec dédain l'analogie que semble indiquer un instinct aussi universel ?

Tant que les dogmes vivent dans la croyance des peuples, les dieux ont une vie propre, et en quelque sorte aussi personnelle que celle de l'homme, qui les conçoit à son image parce qu'il est fait à la leur :

Finxit in effigiem moderantum cuncta deorum.

Leurs attributs sont multiples comme nos facultés. Ainsi nous disions plus haut qu'Aphrodité est l'attraction, mais elle est aussi la. fécondité, elle est aussi la beauté, etc. Zeus n'est pas seulement l'air vital qui nourrit tous les êtres, ether sidera pascit, le dieu dont les mille hymens se retrouvent dans les innombrables combinaisons de l'oxygène, le roi de la foudre, qui descend en rosée bienfaisante dans le sein de la terre féconde, conjugis in gremium laetae descendit, il est aussi le principe de la vie comme l'indique son nom (......), le vainqueur des Titans, c'est-à-dire le modérateur des forces premières, et, dans un sens plus exclusivement humain, il est le principe de la justice, base de toutes les sociétés, source de toutes les vertus morales.

Les mythes sont vrais dans quelque sens qu'on le prenne ; comme les éléments chimiques subsistent, quoique latents et voilés, dans leurs combinaisons innombrables, ainsi les types vivent inaltérables dans chacune de leurs manifestations. C'est ainsi que, d'après le dogme catholique, Jésus-Christ est présent à la fois dans chaque hostie. Mais, selon le caractère des peuples, des époques, des individus, tel aspect des types divins prend plus de relief que tel autre. Le sens des mythes paraît tantôt plus matériel, tantôt plus moral, car l'idéal ne varie pas seulement d'une race à l'autre, il se transforme selon la nature des intelligences individuelles. La foi naïve et spon tanée des masses se contente du côté palpable et poétique des symboles. Pour les esprits plus réfléchis, il faut une doctrine plus métaphysique ; qu'ils prouvent leur force et leur courage en traversant les épreuves imposées aux initiés, et ils pénétreront les mystères.

Aux fêtes d'Apis, le peuple adorait le symbole vivant du travail, ranimai bienfaisant et fort qui laide à féconder la terre. Pour les prêtres et les sages, Apis était le Nil, le soleil, le taureau équinoxial, et pour les initiés, dans le sanctuaire du Sérapéon, c'était le principe créateur. Quand le peuple d'Athènes allait en pèlerinage au temple des deux grandes déesses d'Eleusis, les poètes lui racontaient l'enlèvement de Persephoné par Hadès, la douleur de sa mère et le retour de Persephoné à la lumière céleste. Cette légende suffisait au peuple, qui se retirait en remerciant la mère bienfaisante à laquelle il devait le blé nourricier de l'homme. Elle suffisait aussi à Praxitèle, qui, au lieu d'aller jusqu'au temple où se dévoilaient les mystères sacrés, s'arrêtait en route pour regarder Phryné se baignant dans la mer, et revenait sculpter une Aphrodite anadyomène. Mais il y avait alors comme aujourd'hui îles esprits plus curieux de science que d'art. L'hiérophante leur expliquait que Persephatta, fille de Zeus et de Demeter, était la végétation, fille de la terre et de l'air, enfermée pendant l'hiver dans les royaumes souterrains d'Hadès, et renaissant au printemps pour charmer le ciel et consoler la terre.

Il y avait aussi des esprits inquiets de la destinée de l'homme. Persephoné leur apparaissait comme la nocturne Hécate, reine des ombres, et leur révélait les mystères de la vie et delà mort, la transmigration et l'épuration successive des âmes. C'était la grande initiation : on s'y préparait par une vie pure, par la continence et par le jeune. Aux joins de leur toute-puissance, les Césars romains n'osaient braver ni les lois austères de Lycurgue ni les anathèmes des prêtres d'Eleusis contre les profanes. Ce souvenir aurait dû suffire pour réfuter tant de sottes calomnies débitées depuis sur l'immoralité du paganisme.

Mais les initiés doivent se garder de révéler les mystères : les artistes ne reconnaîtraient plus leurs types rêvés, dans les abstractions de l'ontologie ; le peuple perdrait sa foi sans trouver dans la métaphysique une compensation aux croyances poétiques qu'il aurait perdues. Nul ne peut me voir face à face sans mourir, dit le Dieu de Moïse. Sémélé fut foudroyée pour avoir voulu voir Zeus dans sa gloire. Malheur à ceux qui présument trop de leurs forces ! Parmi les initiés qui sortaient de l'antre d'Hermès Trophonios, il y en eut qu'on ne vit plus jamais rire.

Cependant les races vieillissent ; alors l'esprit se sépare du corps, les mots se dédoublent, l'idée, pour se dégager, rejette l'image, la science brise l'urne du symbole où s'abreuvaient les peuples jeunes et forts. En quittant leur enveloppe, les vérités d'intuition arrivent à la conscience d'elles-mêmes. Est-ce une mort ; est-ce une résurrection ? Il n'est pas un bien au monde qui ne se mesure par un regret ; mais pouvons-nous pleurer la mort de nos dieux et affirmer notre existence, nous, formes fugitives, incarnations passagères de leur éternelle pensée ?

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Où étionsnous hier, où serons-nous demain ? Mais les forces divines qui vivaient avant nous renaîtront après nous dans d'autres organes ; les idées qui se révèlent aujourd'hui en nous écloront demain dans d'autres intelligences, comme ce flambeau qu'on se passait de main en main dans les mystères.

Ainsi chaque hiver la terre prend le deuil du soleil ; mais, tant que les sphères amoureuses poursuivront dans l'éther leurs ellipses divines, tant que la terre épanouira ses feuilles et ses Heurs aux baisers du printemps, tous les êtres chanteront en chœur la résurrection d'Adonis et le retour de l'agneau équinoxial. Si l'art doit disparaître du monde, comme au temps où les dieux de la Grèce furent chassés de leurs temples, ils vivront cependant d'une éternelle jeunesse tant que la beauté sera désirable, et qu'on n'aura pas arraché l'amour du cœur de l'homme. Et le Dieu crucifié du moyen âge, fût-il calomnié par les docteurs et les prêtres, bafoué par le peuple, abandonné par ses amis et renié par son apôtre, aura toujours un autel dans les âmes épurées par la douleur et sanctifiées par le sacrifice. Car les dieux ne peuvent mourir, et, quand on croit avoir scellé la pierre de leur sépulcre, ils ressuscitent dans leur gloire, et l'humanité se prosterne et adore, comme aux jours où, devant cette éblouissante lumière du seizième siècle, elle a salué la renaissance des anciens dieux.

Comme le réel est le miroir de l'idéal, les formes politiques répondent aux idées religieuses. Les hiérarchies célestes se traduisent par les castes, le monothéisme parla monarchie, le polythéisme par la république. Si, au lieu de s'arrêter aux mots, on pénètre dans l'essence des choses, on suivra ces analogies sous l'infinie variété de leurs manifestations. Ainsi la république Juive devient monarchie en même temps que Jéhovah se dégage du milieu des Élohim. L'Olympe anarchique de la Grèce et de Rome se range sous la suprématie de Zeus à mesure que les républiques se perdent dans l'unité de l'empire. La religion populaire du moyen âge, avec ses légions de saints et d'anges, est un paganisme féodal réglementé, non sans résistance, par la théocratie unitaire des grand papes. Les peuples musulmans, dont le monothéisme est seul radical et absolu, n'ont jamais eu d'autre gouvernement que la monarchie.

Les religions peuvent prendre des formes philosophiques sans que ces rapports disparaissent. La république des Etats-Unis ne saurait compter le nombre de ses communions religieuses : c'est un polythéisme saupoudré d'unité, sans légendes ni symboles, aussi abstrait que le déisme de Rousseau, personnifié dans la dictature de Robespierre. Quant aux républiques espagnoles, elles sont catholiques, et partant dictatoriales. La France, catholique d'habitude et révolutionnaire par saccades, n'a pu s'accoutumer au régime parlementaire des peuples protestants, dont le dieu constitutionnel règne au moyen d'une charte octroyée.

Qu'on suive les transformations des dogmes à travers le temps, on les verra coïncider avec les révolutions dans la vie des peuples. Puis le passé rebondit, le présent se recueille, l'avenir s'élabore : alternatives d'énergie et d'affaissement, pulsations inégales du sang dans le cœur des races malades ; c'est le temps des compromis et des trêves, la prostration après les crises : périodes fiévreuses et malsaines. Il est vrai que ceux pour qui la vie réelle est mauvaise peuvent se retirer au désert, et, dans leur solitude intérieure, conserver un autel à leur culte proscrit.

Si de cette solitude j'élève aujourd'hui la voix, ce n'est pas qu'il me reste quelque illusion sur la valeur de mes essais. Les vers que j'ai réunis dans ce volume ont été composés à des époques assez anciennes pour que j'en voie les imperfections comme s'il s'agissait d'une œuvre étrangère ; mais, soit indifférence, soit lassitude, je ne les ai corrigés qu'en partie.

Prométhée délivré est une œuvre de jeunesse, on le verra sans peine. Je le reproduis, sauf quelques modifications dans la forme, tel qu'il a été écrit il y a dix ou douze ans. Je croirais faire injure aux lecteurs d'Eschyle en leur expliquant le sens du mythe contenu dans son Prométhée enchaîné. Tout le monde sait qu'Eschyle essayait de relever le culte pélasgique des Titans, qui n'avait jamais été complètement abandonné chez les autochtones de l'Attique. Son Prométhée symbolise le génie humain en lutte contre le principe d'autorité, comme on dirait aujourd'hui. Dans la partie perdue de cette trilogie, le TiTan était délivré par Héraclès, le travail civilisateur, le Melkarth des peuples industrieux et navigateurs de la Phénicie. En plaçant le dénoûment de mon poëme au delà du monde grec, et même en dehors de toute espèce de temps, j'ai dû suivre les transformations naturelles des types. Ainsi Io, la vache Isis, l'amante féconde du Dieu créateur, revêt un caractère plus exclusivement moral, et devient le type épuré de l'amour divin. Quant à la conclusion, elle était contenue logiquement dans la donnée du mythe. Il ne m'appartient ni de l'accepter ni de la récuser, comme s'il s'agissait d'une solution définitive et d'une opinion personnelle, puisque je l'ai présentée d'une manière tout objective, et comme une des phases historiques de l'évolution religieuse.

Si le petit conte de Blanche paraît se développer dans des conditions trop exceptionnelles, on me pardonnera peut-être d'avoir pensé que la lutte morale de l'âme contre le monde extérieur et contre elle-même, quel qu'en soit le théâtre, mérite d'être racontée.

Euphorion est un panorama de quelques époques passées, une suite de tableaux et d'impressions de voyage à travers le temps. La légende qui m'a servi de cadre est empruntée à Ptolémée Hephestion. Si les dieux, ou, pour parler la langue moderne, si les circonstances et la force des choses me l'eussent permis, j'aurais voulu, sur ce canevas ou sur tout autre, tracer le plan d'une sorte d'épopée humaine, et dans ce pèlerinage à la recherche de l'idéal, tempérera chaque halte une espérance par un regret. On trouvera dans Euphorion des essais de rhythmes nouveaux. Une partie de l'épilogue a été publiée il y a quelques années, mais j'ai dû, dans cette édition, en retirer plusieurs vers, par le même motif qui m'empêche de reproduire des pièces relatives à des événements contemporains.

Ce recueil est complété par quelques pièces détachées, les unes d'un goût allemand ou Scandinave, les autres tirées de légendes grecques. Ces petites pièces sont aussi des études de rhythmes. Je publie ce volume, qui ne sera suivi d'aucun autre, comme on élèverait un cénotaphe à sa jeunesse. Qu'il éveille l'attention ou qu'il passe inaperçu, au fond de ma retraite je ne le saurai pas. Engagé dans une voie différente, j'ai quitté la littérature pour n'y jamais revenir, et si, contre mon attente, la critique jette les yeux sur mon livre, elle peut à bon droit le considérer comme une œuvre posthume.