Poèmes évangéliques. - Le Précurseur

Poèmes évangéliques. - Le Précurseur
Revue des Deux Mondes, période initialetome 18 (p. 97-127).

POEMES EVANGELIQUES




LE PRECURSEUR.




LIVRE PREMIER.




I.


Sur son trône d’argent aux degrés de porphyre,
Calme comme les dieux qui peuvent se suffire,
Le roi, ceint du bandeau par l’orgueil allégé,
Dans la pourpre de Tyr est mollement plongé ;
Il a pour escabeau digne de ses sandales
Les crins de deux lions assoupis sur les dalles ;
La hache, à ses côtés, veille au bras des licteurs ;
Le palais retentit des pas des serviteurs,
Et les soldats sans nombre, épars sous les portiques,
Font sonner le pavé sous le fer de leurs piques.

Voici des nations les pâles envoyés
Déposant le tribut des villes à ses pieds ;
Ils passent, et, muets en adorant sa face,
Toute crainte des dieux dans leur terreur s’efface ;
Cent peuples ont saigné pour grossir son trésor,

Et cent urnes sont là pleines de lingots d’or ;
Ils ont offert encor la laine deux fois teinte,
L’or et l’argent frappés du roi portant l’empreinte,
Des tigres et des lynxs les manteaux tachetés,
Les plumages d’autruche en Libye achetés,
Les coffres de santal, les robes d’écarlate,
Les perles en colliers dans les coupes d’agate.
Puis viennent, tout sellés, sur le marbre piaffans,
Les chevaux du désert, domptés par des enfans,
Et si prompts que leur vol, sur l’océan des sables,
Devance du simoun les pieds insaisissables ;
Puis, d’un pas cadencé, les chameaux au long cou
Aux mains des chameliers balançant leur licou
Sous un fardeau d’ivoire et d’huiles et de gommes ;
Puis les lourds éléphans, ces rochers chargés d’hommes,
Qui, s’émouvant au bruit des trompes, des tambours,
Porteront au combat les guerriers dans les tours,
Quand le roi, pour servir sa gloire ou sa justice,
S’étant levé, ceindra son glaive sur sa cuisse ;
Enfin, tribut charmant, et que d’un cœur jaloux
La reine en son palais recevra de l’époux,
Cent filles du Niger, belles au sein d’ébène,
Esclaves dont peut-être une un jour sera reine,
Qui, d’un rouge collier fière, darde en passant
D’un œil sauvage et doux le sourire innocent.

Car la terre est au roi ! les plaines et les ondes
Épuisent sous sa main leurs entrailles fécondes.
Aux voluptés du roi tout doit paver tribut ;
Toute vie a sa joie ou son orgueil pour but.
Pour enrichir le roi, la mine ténébreuse
Livre l’or et l’airain au bras vil qui la creuse ;
La mer jette à ses pieds la perle et le corail ;
Pour ses chars, des chevaux s’élargit le poitrail ;
Des étoiles du ciel buvant les pleurs nocturnes,
L’aloès et le nard fleurissent pour ses urnes.
Le raisin d’Engaddi n’embaume les pressoirs
Que pour verser au roi son ivresse des soirs ;
Pour lui seul, pour peupler ses tours et ses galères,
Le rude enfantement ouvre les flancs des mères,
Et des vierges, pour lui, mûrissant les couleurs,
L’été d’un fin duvet dore leur joue en fleurs.


Et le roi voit, d’en haut, le flot des tributaires
De son trône effleurer les marches solitaires,
Et cette foule, au loin, s’écarter lentement
De l’amas des trésors qui monte incessamment ;
Planant sur les humains, son regard les méprise.
Telle, sur la montagne, et dans sa force assise,
La tour de Siloë penche sur les coteaux
Son front proéminent et ridé de créneaux,
A l’heure où l’occident, l’inondant de lumière,
Revêt de pourpre et d’or ses épaules de pierre,
Et, sur ses larges pieds, que l’ombre déjà mord,
Du manteau flamboyant soulève un peu le bord ;
Tandis qu’en longs troupeaux défilent devant elle
Les brebis et les boucs que l’abreuvoir appelle,
Poudreux, baissant la tête et l’œil demi-fermé,
Si las du poids de l’air sous ce ciel enflammé,
Que, malgré l’eau plus proche et leur soif plus brûlante,
Le pasteur doit encor presser leur marche lente.

Dans la paix et l’orgueil qui ne craint que l’ennui,
Dénombrant tout un peuple à genoux devant lui,
Tel Hérode régnait, lorsqu’entre et se prosterne
Un messager hâtif, et que la peur gouverne ;
Il tremble, et dit : « Seigneur, des vieillards étrangers,
Des serviteurs nombreux à leur suite rangés,
Partis, comme l’apprend leur langue et leur costume,
Du lointain Orient où le soleil s’allume,
Viennent en demandant, par la ville en émoi
Où donc est-il, ô juifs ! l’enfant né votre roi ? »

Il dit. Mais ont paru trois fronts sacrés par l’âge
Et par la majesté du monarque et du sage.
Ces pasteurs des humains au savoir éprouvé
Parlent : « A l’orient un astre s’est levé
Que nos yeux, dans l’éther accoutumés à lire,
Sur son antique azur jamais n’avaient vu luire ;
Les étoiles du ciel s’éclipsaient alentour,
Car l’astre nouveau-né changeait la nuit en jour.
Il marchait, et, du haut de la splendide voûte,
Sur terre ses rayons décrivaient une route ;
Il faisait chaque soir sa halte dans le ciel,
Et nous l’avons suivi du côté d’Israël.
Les ancêtres, pour qui l’avenir fut sans voile,


Telle du roi des rois nous ont prédit l’étoile ;
C’est lui que nous cherchons. Les livres des vieux temps
Témoignent aux yeux purs, en termes éclatans,
Qu’un sceptre doit fleurir dans l’heureuse Judée,
Par qui la terre entière un jour sera guidée.
Dites-nous la cité, le palais triomphal
Où, dans son berceau d’or, sourit l’enfant royal,
Pour qu’à ses pieds divins Saba, Suze et Palmyre
Présentent par nos mains l’or, l’encens et la myrrhe. »

Tel le sage Orient, dont l’esprit garde encor
Des leçons de l’Eden le mystique trésor
Et du livre des cieux interprète les pages,
Vient demander un dieu par la voix de ses mages.

D’abord paisible et sûr de son éternité,
Le roi fronce bientôt un sourcil irrité.
Il demande à la fin ses docteurs et ses prêtres ;
Et ceux-ci : « Nous lisons au livre des ancêtres :
— « Bethlêm, dont les enfans seraient bientôt comptés,
« Tu n’es pas dans Juda la moindre des cités ;
« Sois joyeuse ! en ton sein naîtra le chef auguste
« Qui régira Sion sous une loi plus juste. » -
Donc, ô roi ! dans Bethlêm, au gré des imposteurs,
Un enfant peut grandir sous des signes menteurs ;
Toi, pour garder la paix à ton peuple tranquille,
Tiens l’œil de ta vengeance ouvert sur cette ville. »

Et, du maître sondant l’impénétrable front,
Ils regardent germer le vœu qu’ils flatteront.

Le roi se tait. Nul œil encore n’a vu poindre
La crainte sur sa face et la fureur s’y joindre ;
Devant l’arrêt sacré qu’il veut tenir pour vain,
Le trouble de son cœur se masque de dédain.

Mais, dès le livre clos, un serviteur sinistre
Se lève, des soupçons insidieux ministre :
« O roi ! ceux qui, veillant par un zèle assidu,
Vont écoutant pour toi dans l’ombre, ont entendu
D’étranges bruits gronder parmi les multitudes :
Voix qui percent les murs des prisons les plus rudes ;
Voix d’ouvriers rétifs expirant sous le fouet,

Murmures de la poudre où ton pied se jouait ;
Voix de vils mendians et de lépreux infâmes
Attroupant autour d’eux les enfans et les femmes,
De vagabonds guettant au coin des carrefours,
De pâtres hérissés et pleins de longs discours,
Et qui se font, le soir de leurs courses lointaines,
De mystiques appels sur le bord des fontaines ;
Voix de pêcheurs grossiers, d’ignorans matelots,
Soupirs entremêlés de rire et de sanglots ;
Voix d’étrangers douteux venus des caravanes,
Paroles serpentant des cachots aux cabanes,
Que les hommes impurs, méprisés, dangereux,
Déjà, comme un salut, se transmettent entre eux ;
Que l’esclave murmure en s’éloignant du maître,
Disant : Le jour est proche où notre roi va naître ! »

Et du tyran vieilli l’œil s’est rougi de sang,
Tant la rage en son ame avec la peur descend.
Jaune, le cou gonflé, trouant d’une morsure
Sa lèvre aux bords vineux qu’a bouffis la luxure,
D’un coup, sur le pavé, tordant son sceptre d’or,
Affreux… « Judas saura qu’Hérode règne encor !
O terre de Bethlêm, nid d’imposteurs rebelles,
J’écraserai tes fils jusqu’entre tes mamelles !
Allez, broyez du pied, égorgez par le fer
Tout mâle en son sein né de deux ans et d’hier,
Et que, sur les tronçons de leurs fruits éphémères,
Le glaive aille fouiller les entrailles des mères ! »


II.


Les échos de ces mots, par cent voix répétés,
Comme des chars sanglans roulaient dans les cités,
Quand, sortis de Bethlêm, des hommes de la plèbe,
Chantant et louant Dieu, retournaient à leur glèbe ;
Des harpes dans les airs et d’invisibles voix
Accompagnaient d’en haut leurs chants le long des bois.

« Nuit du message, ô nuit d’amour et de merveilles !
Près des agneaux dormans nous prolongions nos veilles,
En cercle, autour des feux, sur la montagne assis,
Écoutant des vieillards les antiques récits,

Abraham et Jacob, le grand pasteur Moïse
Marchant, par le désert, vers la terre promise,
David, roi de la fronde, et l’enfant immortel
Qui naîtra de son sang pour sauver Israël.
Voilà qu’un chant suave interrompt nos paroles ;
Sur les buissons ardens luisent des auréoles,
Et, jusqu’à l’horizon, tout le désert en feu
Nous tient environnés de la clarté de Dieu.
Un chœur, un peuple entier dans les airs se compose
Des anges, des Esprits sortis de toute chose ;
Ils s’élancent des bois, des sources, des rochers,
Du milieu des grands bœufs autour de nous couchés,
Et, remplissant de voix l’atmosphère enflammée,
Bientôt de Jéhovah parut toute l’armée,
Disant : — « Paix sur la terre aux gens de bon vouloir,
« Gloire au Très-Haut ! Soyez pleins de joie et d’espoir,
« O bergers ! dans Bethlêm le Sauveur vient de naître !
« A ces signes l’enfant se fera reconnaître :
« Il est, près d’un vieillard, d’une femme à genoux,
Couché dans une crèche, aussi pauvre que vous. » -
Et nous partons sur l’heure, obéissant aux anges,
Nous cherchons dans Bethlêm le Christ encore aux langes,
Et nous voyons l’enfant. Le Sauveur des humains,
Souriant sous ses pleurs ; nous tend ses frêles mains ;
A genoux, devant lui, sa mère adore et prie,
Si belle en sa prière et si pure, ô Marie ! -
Qu’il semble, à sa fraîcheur, que ce lis abrité
Ne s’est jamais ouvert pour la maternité.
Les vents aigus et froids sifflent dans la cabane,
Mais sur le nourrisson veillent le bœuf et l’âne,
Et ces doux serviteurs, en l’adorant aussi,
D’un souffle épais et chaud couvrent le dieu transi.
Et nous, pauvres bergers, en disant nos cantiques,
A la sainte famille offrons nos dons rustiques,
Les agneaux les plus blancs, les petits des ramiers,
Et le lait et le miel et les fruits des palmiers ;
Puis, de sauvages fleurs, de thym, de menthe fraîche,
Nous avons embaumé la paille de la crèche. »

Heureux pasteurs ! à vous tout d’abord s’est montré
L’enfant divin, l’enfant promis et désiré.
Les sages, que le monde avec orgueil écoute,
Ont perdu leur étoile et demandent la route ;

Les docteurs de la loi, dont le cœur ne bat plus,
Citent le texte mort de leurs livres mal lus ;
Les rois contre celui dont le règne se lève
Invoquent les bourreaux et tirent le vieux glaive.
Pour vous seuls, ô bergers, ô cœurs simples et droits,
Le désert s’est peuplé de regards et de voix ;
Vous seuls pouviez prêter une oreille assez pure
Aux chansons des Esprits épars dans la nature,
Et, dirigés par eux vers un pauvre berceau,
Vous avez les premiers trouvé le dieu nouveau.


III.


Ton œuvre est faite, ô roi ! ta crainte et ta colère
S’éteindront, à la fin, dans le sang populaire.
Le bourreau vigilant fouille encor, dans Judas,
Les berceaux échappés aux meutes des soldats ;
Pas de toits si cachés, pas de tours si puissantes,
Ni ruses ni fureurs des mères rugissantes,
Rien n’a sauvé leurs fils marqués par tes soupçons
Le fer a sur le sein cloué les nourrissons ;
Dans le réduit secret qui les dérobe encore
L’incendie allumé les trouve et les dévore ;
Sur les dalles brisés, comme des fruits trop mûrs,
Leur sang mêlé de lait jaillit contre les murs ;
Dans les places, les cours, les sentiers qui ruissellent,
De ces frêles agneaux les débris s’amoncellent.

C’est alors qu’une voix dans Rama s’entendit,
Des pleurs et des sanglots, comme il était prédit,
Et ces longs hurlemens, roulant de faîte en faîte,
Qu’au fond de sa caverne écoutait le prophète ;
Rachel pleurant ses fils… Jamais tu ne voulus,
Mère, être consolée, alors qu’ils ne sont plus.

Or, deux anges, sortis de ces murs lamentables,
Précédaient, dans la nuit, deux familles semblables.
Avec leurs fils sauvés, par des chemins divers,
Les deux couples élus fuyaient, d’ombres couverts ;
L’un, — dont l’enfant, au bras d’une mère plus belle,
De son front plus divin répand l’éclat sur elle,
Ce fils que, vers la crèche avec amour rangés,

Ont appelé Sauveur les rois et les bergers, -
Vers l’Égypte marchait, vers la terre des sages
Où s’est accumulé le savoir des vieux âges,
Où la Grèce a versé les trésors agrandis
Des saints enseignemens qu’elle y puisait jadis ;
L’autre, — plus chargé d’ans et d’aspect plus austère,
Avec un fils pareil aux enfans de la terre, —
S’approchait du désert, berceau des visions,
Trépied toujours fumant des inspirations,
Bûcher où, pour mourir en nous cachant ses traces,
S’enfonce, au jour marqué, l’Esprit des vieilles races,
Qui, renaissant du feu, vole, oiseau rajeuni,
Et poursuit dans les temps son voyage infini.


LIVRE SECOND.




I.


Dans les plaines où luit, d’un éclat jaune et morne,
Des sables ondoyans l’aridité sans borne,
Loin des puits et de l’ombre et plus loin des humains,
Est accroupi, couvrant sa tête de ses mains,
Fauve, sombre, immobile et différant à peine
Des rochers calcinés perçant la molle arène,
Un homme aux durs contours, aux flancs maigres, nerveux,
Inculte, hérissé de barbe et de cheveux ;
Un éclair parfois brille en son orbite cave,
Il a l’œil d’un voyant et l’habit d’un esclave ;
Des lanières de cuir serrent contre ses reins
Les poils roux du chameau tissus avec des crins ;
Hors lui seul, il n’est pas, sous ce ciel rouge, une ame,
Pas un insecte errant dans cet air tout de flamme,
Pas un brin d’herbe et pas une haleine de vent ;
Lui seul, dans la fournaise, a pu rester vivant ;
Autour de lui, sans fin, le silence et le vide,
Et du sable éternel la mer morte et livide ;
La lumière, inondant son immense prison,
D’un cercle épais de feu ferme tout horizon.

Or, l’hôte du désert qui, sans tomber en cendres,

Habite ainsi le feu, pareil aux salamandres,
Disait : — « Toi que j’entends, où donc es-tu caché,
Esprit retentissant à mon ombre attaché ?
J’écoute, je te suis ; seul avec ta parole,
Sourd à toutes les voix de ma chair que j’immole,
J’ai marché bien des jours, bien des nuits, sans savoir
Où tu fais ta demeure, Esprit, et sans te voir.
Dans les buissons ardens peut-être tu te voiles ?
Incliné sur les puits où tremblent les étoiles,
Le moindre bruit de l’eau tient mon ame en suspens,
Mais au fond je n’ai vu nager que les serpens.
Dans les bois du Carmel, en écartant leurs branches,
J’ai vu des nids s’ouvrir et fuir des ailes blanches,
Et dans l’antre, devant mon œil qui te poursuit,
L’œil sanglant du lion flamboyer dans la nuit.
En tous lieux, dans la plaine ou la vallée étroite,
Dans les flots, ta voix parle à ma gauche, à ma droite ;
Jamais pourtant, Seigneur, tu n’as voulu montrer
La gloire de ton front que je viens adorer. »

— « Va partout où des yeux le rayon peut s’étendre ;
Ne te lasse jamais ni de voir, ni d’entendre ;
Que ton regard des bois perce les sombres murs ;
Fouille au creux des volcans ; du bord des puits obscurs,
Vois l’onduleux serpent sillonner les eaux calmes ;
Entr’ouvre les rameaux des cèdres et des palmes,
Écoute leurs oiseaux, et considère encor
Le grand désert couché dans sa cuirasse d’or ;
Des sables, des forêts, des flots, d’où qu’elle vienne,
La voix qui parlera sera toujours la mienne. »

— « Seigneur ! te voir un jour, pour prix des ans nombreux
Consumés au désert en jeûnes rigoureux !
Tu le sais, j’ai si bien dompté la faim grossière,
Qu’on dirait que je vis de flamme et de poussière.
Marchant vers l’horizon, qui recule toujours,
A peine ai-je trouvé, tous les deux ou trois jours,
Une source, un peu d’herbe et quelques sauterelles.
J’ai quitté la maison, la vigne paternelles,
Et ma mère et les miens, pour suivre ton sentier ;
A tes commandemens j’appartiens tout entier ;
A peine des humains sais-je encor le visage ;
Donne-moi mon salaire après ce dur voyage,

Découvre-moi ta face, et ces lèvres d’où sort
Un souffle nourricier plus puissant que la mort. »

« Que veux-tu ? Je n’ai pas de lèvres ni de face.
Renonce à me trouver dans un coin de l’espace ;
Je n’habite pas l’antre, ou le cèdre, ou le puits.
Tes bras s’ouvrent en vain pour me saisir ; je suis
Plus prompt que le simoun, et plus insaisissable
Que n’est dans un rayon l’atome ailé de sable,
Plus subtil que le feu, plus transparent que l’eau,
Plus fluide que l’air agité par l’oiseau.
Touche, là-haut, des nuits les blanches étincelles ;
Moi je suis plus lointain, plus innombrable qu’elles.
Enlace dans tes bras le désert ou les mers,
Moi je suis plus grand qu’eux, plus un et plus divers ;
Je suis plus beau, je n’ai ni couleur ni figure ;
Qui prétend m’avoir vu commet une imposture.
Reste mon serviteur, écoute, obéis-moi,
Moi, lorsque tout se tait, qui retentis en toi…
Mais c’est assez ; tes yeux ont puisé de lumière
Ce qui peut en tenir sous l’humaine paupière ;
Va, tout plein du désert, prêchant ce qu’il t’apprit,
Homme, retourne aux lieux d’où t’a tiré l’Esprit. »

« Moi, ton hôte, ô Seigneur, m’enfermer dans les villes,
Et porter avec eux le joug des lois serviles,
Faire aspirer ton souffle à leurs poumons impurs ! »

— « T’ai-je dit d’habiter à l’ombre de leurs murs ?
Tu parlerais en vain dans leurs palais frivoles ;
Il faut l’ardent soleil, l’air libre à tes paroles.
Dans le bruit des cités la voix de Dieu se perd ;
Il faut que les humains retournent au désert,
Qu’ils brûlent leurs vieux toits, qu’ils partent, qu’ils oublient
Leurs trésors, leurs plaisirs, ces chaînes qui les lient,
Les festins éternels, les fornications,
Viciant jusqu’aux os les générations.
Le jeûne du désert est leur dernier remède ;
Tu ne peux rien sur eux si le désert ne t’aide.
Mais, aussi loin que toi, nul, sans mourir brûlé,
N’offensera du pied ce sable immaculé ;
Va plus près d’eux, habite une terre moins rude
Dont leurs cœurs puissent mieux porter la solitude,

Ou l’air, plus tempéré par l’ombre et par les eaux,
Ait l’humide douceur qu’il faut à ces roseaux.
Va-t-en vers le Jourdain, prêchant la pénitence,
La crainte, la justice : un autre qui s’avance,
D’une loi plus parfaite enseignant le devoir,
Porte un mot plus divin que tu n’as pu savoir.
Va donc, reprends le peuple, et qu’un flot pur le lave
Des taches de la chair qui le rendait esclave.
A toi de nettoyer de tout le vieux levain
Le vase qu’un plus digne emplira de son vin.
Pars, et si tu trouvais, avant d’atteindre au fleuve,
Le zèle du désert dans quelque ame encor neuve,
Mène-la plus avant dans ce pays ardu
Où ta chair s’est durcie, où tu m’as entendu.
Tout l’homme doit venir aussi près que possible
De ces lieux où ton œil voulut voir l’invisible. »


II.


Or, docile à l’Esprit, Jean se leva soudain,
Et l’ardent précurseur marcha vers le Jourdain ;
Et déjà le suivaient, dans ses sentiers austères,
Des hommes imitant ses jeûnes solitaires.
Tous dans les vives eaux, à sa voix, se plongeaient
Affranchis de la chair, et tous l’interrogeaient :

— « O maître, qu’as-tu vu, qu’as-tu fait, dis, ô maître,
Dans la contrée où nul après toi ne pénètre ? »

— « Comme vous m’écoutez, j’écoutais une voix. »

— « Qui te parlait, celui qu’aperçut autrefois
Moïse, et qui grava ses décrets sur dix tables ?
Maître, dis-nous sa forme et ses traits redoutables ?
Peut-être ce conseil qui marchait avec toi,
C’était entre tes mains le livre de la loi ;
Les aïeux, le passé dont tu faisais l’étude,
De leurs doctes leçons peuplaient ta solitude ? »

— « Mes yeux n’ont jamais lu qu’aux pages du désert,
Et son esprit au mien s’est peut-être entr’ouvert.
J’ignore des aïeux la sagesse éphémère,

Et j’oubliai, là-bas, jusqu’au nom de ma mère.
Je vous offre après moi le livre souverain
Que nul n’a copié sur l’écorce ou l’airain ;
Les étoiles au ciel en ont tracé les pages ;
Par les monts sinueux, les forêts, les rivages,
Par le flot qui serpente et l’herbe qui fleurit,
Son vaste enseignement sur la terre est écrit ;
Pour y lire, il suffit d’en aimer les merveilles,
D’être pur et d’ouvrir ses yeux et ses oreilles,
Et d’aller quelquefois, priant, loin des cités,
Seul, écouter son cœur, dans les lieux écartés ;
C’est mon livre éternel, je laisse en paix les autres. »

— « Chaque année, à Sion, comme ordonnent les nôtres,
Disciple du désert, les autels négligés
N’ont pas eu ta prière et les dons obligés ;
Tu n’as jamais offert encens ni sacrifice ? »

— « Non ; à d’autres présens je crois Dieu plus propice.
Je n’égorgeai jamais, sur les autels anciens,
Les brebis et les bœufs comme les pharisiens.
Sur les sables fumans des plaines d’Idumée,
J’offrais ma propre chair de jeûnes consumée,
Et mes vils appétits, et tout penchant grossier,
Retranché par l’esprit plus aigu que l’acier.
Non, je n’ai pas prié dans ces enceintes vides
Où tombent des docteurs les paroles arides,
Mais au temple de vie, où mes sens, immolés,
Dans la lumière et l’air se sont renouvelés ;
Je m’y dépouille encor, chaque fois que j’y plonge,
De quelque impur lambeau de haine et de mensonge.
Donc, vous qui me suivez dans le lit des torrens,
Rendez-vous comme moi nus, maigres, ignorans ;
Chassez loin dans l’oubli toutes vieilles doctrines,
Et que la vieille chair sèche sur vos poitrines. »

— « Ta voix, maître, nous semble inviter à la mort ! »

— « Nul ne vivra toujours sans s’immoler d’abord,
Sans avoir traversé, voyageur intrépide,
La région du vide et le sable torride.
Écoutez le désert : « Sur mes sables sans fin
« J’endure le soleil et la soif et la faim

« Je n’ai ni frais manteau de gazon, ni ceinture
« De ruisseaux ombragés, ni turban de verdure.
« Je jeûne et je suis nu de toute éternité ;
« C’est pourquoi le Seigneur m’a toujours habité,
« Et tous les cœurs impurs, en qui la mort pénètre,
« Doivent se consumer dans mes feux, pour renaître. »

— « Maître, à qui le désert a parlé si souvent,
Dans ses secrets sentiers conduis-nous plus avant ;
Sans doute il t’a montré ce que l’œil ne voit guères ? »

— « Non, la terre m’offrit ses spectacles vulgaires,
J’ai vu les loups gloutons et les chacals, plongés
Dans le sang des troupeaux par le tigre égorgés,
Luttant pour assouvir leur faim terrible, ancienne,
Quand l’horrible chasseur avait repu la sienne ;
Ils mangeaient ardemment, longuement, sans repos,
Après la chair encor leurs dents broyaient les os.
Mais je n’ai jamais vu la brute, dans son antre,
Mourir de plénitude en festoyant son ventre.
En vérité, sachez que les chiens et les loups,
Hommes, dans leurs repas, sont moins hideux que vous !
J’ai vu, lorsqu’au printemps le rut les aiguillonne,
Se cherchant, s’appelant, le lion, la lionne ;
Le couple en rugissant sur l’herbe se roulait ;
De leurs fauves plaisirs le sol même tremblait.
Puis, de forts lionceaux, apparus à la vie,
Attestaient de l’amour la sainte loi suivie.
Et je dis : Les lions, dans leurs fougueux hymens,
Sont plus purs devant Dieu qu’aujourd’hui les humains,
Et, libres des forfaits que la nature abhorre,
Condamnent vos cités, ces filles de Gomorrhe ! »

— « Parle encor du désert, ô maître, tes discours
Dussent-ils accuser et maudire toujours ;
Ne t’a-t-il pas montré des choses moins cruelles ? »

— « J’ai vu les grands troupeaux des daims et des gazelles,
Après un long parcours de sables, de rochers,
Trouver enfin la source et le gazon cherchés ;
Et tous se répandaient sur la pelouse verte,
Chacun broutait un peu de l’herbe à tous offerte ;
Et je ne voyais pas le plus faible, à l’écart,

Contraint par le plus fort de lui céder sa part ;
Et, plutôt que laisser mourir de la famine
Le troupeau fraternel qui suit sa loi divine,
Notre père commun, devant les pieds des daims,
De ce vert oasis allongeait les jardins,
J’ai vu, dans ses travaux, le peuple des abeilles
De sa ville embaumée ordonnant les merveilles ;
Des flancs de l’arbre creux, nettoyés avec soin,
De nombreux ouvriers se répandent au loin,
Et nul, en épuisant les parfums des calices,
Ne songe à s’enivrer d’égoïstes délices ;
Tous travaillent ; aussi la féconde cité
Conserve tout l’hiver les présens de l’été ;
L’abondance l’habite, et la ruche encor laisse
Fuir des fentes du chêne un trop plein de richesse,
Et répand, pour la faim du pauvre voyageur,
L’aumône d’un miel pur béni par le Seigneur. »


III.


Loin des hommes, ainsi, la voix de Jean captive
Des élus du désert la famille attentive.
Puis, quand il vint plus près des pays habités,
De nouveaux pénitens sortaient de tous côtés ;
Car le bruit de son nom, dans les cités surprises,
Tombait, comme apporté du désert par les brises.
Tels d’un fleuve lointain, dans le calme des nuits,
Avec l’odeur des bois roulant vers nous les bruits,
Un vent frais les répand, en sonores bouffées,
Dans les murs des cités de poussière étouffées.
Plusieurs, dans la mollesse et les mauvaises mœurs,
S’éveillaient et marchaient, frappés de ces rumeurs,
Et couraient au-devant de celui qui châtie,
Et courbaient sous sa main leur tête repentie,
Jeûnant, marchant les reins du cilice entourés,
D’un besoin de douleur tout à coup dévorés.
Or, du maître en courroux, dont la voix tonne et gronde,
Plus le joug est sévère et plus la foule abonde ;
Et lui, les flagellant du fouet de leurs péchés,
Savait rouvrir aux pleurs les yeux les plus séchés

« Age impur, race avide, au front bas, à l’œil terne,

Qui gouverne le peuple et que la chair gouverne !
Leurs monstrueux festins, leurs amours plus hideux,
Répandent la famine et la peste autour d’eux ;
Les plus divins trésors de la terre y périssent,
La perle s’y dissout, les vierges s’y flétrissent,
Et meurent par milliers dans leurs embrassemens ;
Tous leurs jeux sont ornés de l’aspect des tourmens ;
Des hommes, déchirés par ces hommes de proie,
Dans leurs viviers sanglans engraissent la lamproie.
Toi qui portes leur joug et le trouves si dur,
Peuple, en ta pauvreté tu n’es pas moins impur !
Tu prends part, quand tu peux, à leur orgie infâme,
Où tous vous oubliez que vous avez une ame.
Vous, lâches affranchis, vous avez regretté
Les ognons de l’Égypte et la captivité.
D’une chaîne à vos cous souffrant la flétrissure,
Pour savourer en paix l’ivresse et la luxure,
Devant l’or et l’argent vous vous agenouillez.
Les grands et les petits, vous êtes tous souillés ;
Vous êtes corrompus dans vos forces viriles ;
Votre exécrable hymen rend les femmes stériles.
Jeûnez donc, refusez le pain même et le vin,
L’amour dont vous avez flétri le nom divin ;
Quittez femmes et sœurs, car vous avez fait d’elles
Un servile bétail et d’impures femelles ;
Laissez là vos enfans, qui, dans votre maison,
D’un exemple mortel aspiraient le poison.
Vous ne méritez plus ni cités, ni familles.
Jeûnez donc de l’aspect de vos fils, de vos filles,
Fuyez même la face humaine ; allez, épars,
Habitant les rochers comme les léopards,
Et pleurez, au désert, les jours où vous vécûtes,
Tels que vous gagneriez en imitant les brutes,
Tels que, dans votre chair menacés de pourrir,
Il faut la retrancher si vous voulez guérir. »

Debout sur une roche étroite, et que du fleuve
La blanche écume atteint, si peu que l’eau s’émeuve,
Pieds nus, d’un long bâton armé comme un pasteur,
Il s’appuie, et, parlant de toute sa hauteur,
Châtie ainsi la foule incessamment accrue,
De loin, pour l’écouter, vers le fleuve accourue ;
Foule étrange de gens incultes ou maudits,

Pâtres, bandits, soldats semblables aux bandits ;
Obscènes mendians aux sourires farouches ;
Publicains aux doigts noirs, au front blême, aux yeux louches,
Sur de tels compagnons encor peu rassurés ;
Et, couvertes de fard, de voiles bigarrés,
Sanglotant et joignant leurs mains de pleurs mouillées,
Maintes filles de joie, en groupe agenouillées.
Tous attentifs, les uns sur le sable couchés,
D’autres assis plus loin dans les creux des rochers,
Sous les grands aloès et sous les palmiers rares,
Cherchent l’ombre et le frais dont ces lieux sont avares ;
D’autres, pour voir le maître et l’ouïr à leur gré,
Entrent jusqu’aux genoux dans le fleuve sacré.
Tout fait silence au loin, le vent, l’eau jaune et lente,
Et des plaines de Gad l’immensité brûlante.
Seul, l’homme du désert parle à ce peuple, et dit
Ce qu’il peut répéter de ce qu’il entendit :

« Rendez droits les sentiers et préparez la voie ;
Toute chair connaîtra le salut et la joie.
Approchez ! Le Seigneur est déjà sur le seuil ;
Des superbes sommets son pied courbe l’orgueil.
Loin des molles cités que l’esclavage habite,
Venez, dans le désert, attendre sa visite ;
Venez, et, par le jeûne et les mâles travaux,
Faites-vous des cœurs neufs et des membres nouveaux.

« Pour tirer ses élus des longues servitudes
Dieu les pousse lui-même au fond des solitudes,
Il fait, pour les nourrir dans l’aride séjour,
De la manne du ciel leur pain de chaque jour.
Le désert affranchit le corps ainsi que l’ame ;
La fierté se respire avec ses vents de flamme.
Venez ! dans la prière et l’air libre des monts
Vous secouerez le joug des rois et des démons.

« Et si la solitude en votre ame agrandie
De sa soif immortelle allume l’incendie,
Le prophète apparaît qui jamais ne faillit ;
Il frappe le rocher, et l’eau vive jaillit,
Jaillit à flots pressés et coule intarissable ;
Elle creuse son lit, sur le roc, dans le sable,
Et vous y buvez tous, esclaves triomphans,

La liberté, la vie. Hommes, femmes, enfans,
Tous s’y viennent plonger, et toute plaie immonde,
Toute marque des fers disparaît sous cette onde ;
Vous marchez jeunes, purs, pleins d’audace et de foi,
Vers le mont foudroyant d’où descendra la loi.

« Venez donc ! au passé dites l’adieu suprême,
Entrez tous hardiment dans la mer du baptême ;
L’eau renferme la force avec la pureté
Et l’oubli des douleurs de la captivité ;
La terre, aux anciens jours coupable, y fut lavée.
L’onde en touchant le corps fait que l’ame est sauvée.
Elle donne une voix prophétique aux roseaux ;
L’esprit du Dieu vivant flotte encor sur les eaux ! »

Tel Jean les entraînait dans le sein pur du fleuve
Pour engendrer au père une famille neuve,
Et tous y descendaient, confessant leurs péchés,
Et devant lui passaient, et, sur leurs fronts penchés
Élevant à deux mains la conque qui déborde,
Jean répandait à flots l’eau de miséricorde.
D’un peuple si nombreux le Jourdain se remplit,
Que les hommes couvraient ses rives et son lit.
Durant l’automne, ainsi, quand les forêts sont mûres,
Un grand vent, annoncé par de lointains murmures,
Éclatant tout à coup, enlève en tourbillons
Les feuilles, les rameaux qui comblent les sillons ;
Sur la vigne et les prés, comme un épais nuage,
Ils courent, longuement balayés par l’orage,
Tant qu’au bout de la plaine ils n’ont pas rencontré.
Le lac qui les reçoit dans son lit azuré ;
Le feuillage, en monceaux, sur l’eau tombe et s’amasse,
Et d’une nappe sombre il en couvre la face.


IV.


Or, des pharisiens enveloppés d’orgueil,
Des scribes pleins de fiel, mais le sourire à l’œil,
Des prêtres méditant déjà leur anathème,
Attendaient à l’écart pour s’offrir au baptême ;
Et Jean les reconnut, et de sa rude voix
« Hypocrites maudits, est-ce vous que je vois ?

Qui vous apprit à fuir les futures colères,
A tromper l’œil du maître, ô race de vipères ?
Malheur à vous ! Armés de longues oraisons,
Des veuves, des enfans vous mangez les maisons ;
Et, selon le tribut que la peur vous apporte,
Vous nous ouvrez du ciel ou nous fermez la porte,
Comme de votre bien trafiquant ici-bas
Du royaume d’amour où vous n’entrerez pas.
Malheur à vous ! Quand Dieu daigne envoyer un sage,
De l’avenir au peuple apportant le message,
Votre haine le suit et le désigne aux rois
Qui le font flageller et clouer à la croix.
Maintenant s’enquiert-on de vos œuvres, vous dites
Oh ! nous sommes les fils des saints et des lévites !
Et Dieu dit : Ces gentils, ces hommes sans aïeux,
J’en fais mes ouvriers, mes fils les plus pieux.
Cessez donc de parler des vertus de vos pères,
Montrez à votre tour des œuvres salutaires ;
Car la hache est à l’arbre, et va dans un moment
Jeter au feu tout bois infertile et gourmand. »

Et le peuple inquiet l’interrogeait : « O maître,
Que faire donc ? » Et Jean : « Voici ce qui doit être ;
Quiconque a deux habits lorsqu’un autre homme est nu,
Doit donner le meilleur à ce frère inconnu,
Et quiconque a du pain, un toit, un héritage,
Doit à ceux qui n’ont rien en faire le partage. »

Or, au fond de leurs cœurs ils se demandaient tous :
« Jean n’est-il pas le Christ apparu parmi nous ? »
Et lui : « Je ne suis pas le Messie, et pas même
Un prophète. Je viens vous donner le baptême ;
Je viens laver dans l’eau les hommes pénitens,
Et préparer la voie à celui que j’attends.
Voyez : lorsque la nuit vers l’occident recule,
Annonçant le soleil, paraît le crépuscule ;
Le Seigneur, de là-haut, l’envoie avec amour
Aux yeux que blesserait le brusque éclat du jour ;
Il vient, il verse à flots sa limpide rosée,
La moindre fleur des champs est par lui baptisée ;
Aux arbres des chemins comme à ceux des forêts
Chaque rameau lavé luit plus vert et plus frais,
Afin que le soleil n’échauffe rien d’immonde

En visitant le sein du bourgeon qu’il féconde.
Ainsi, moi, précurseur d’un baptême nouveau,
Pour vous purifier je vous plonge dans l’eau ;
Mais, comme un grand soleil nécessaire à la vigne,
Un autre va venir, dont je ne suis pas digne
De toucher la sandale, et dans l’esprit de Dieu
Il vous baptisera du baptême de feu ;
Sa flamme au sang d’Adam rendra toute sa force,
A la sève ascendante il ouvrira l’écorce,
Afin que le vieux cep que le père a planté
Donne au saint vendangeur le fruit de charité. »


V.


Jusqu’alors confondu dans le peuple en prières,
Et simple comme un frère au milieu de ses frères,
Un homme au front pensif, mais sans austérité,
Se lève et vient s’offrir, si divin de beauté
Qu’une lueur paraît émaner de sa face,
Et que les yeux émus s’humectent quand il passe.
Un sourire aperçu de tout être innocent
Attire à lui les cœurs d’un attrait tout-puissant ;
Les tout petits enfans, pareils encore aux anges,
De son manteau d’azur viennent baiser les franges,
Et de ses cheveux blonds les oiseaux soupçonneux
De l’aile en se jouant touchent l’or lumineux.
Il marche ; aux pieds de Jean à son tour il s’arrête,
Au baptême commun il tend déjà la tête ;
Voilà qu’un grand frisson saisit, à son aspect,
Le baptiseur courbé de crainte et de respect ;
Il refuse et lui dit : « Ah ! Seigneur, c’est vous-même
De qui j’implore ici le don du vrai baptême ;
Je baptise dans l’eau, maître, et vous dans l’esprit. »
Mais celui-ci : « Faisons ce que Dieu nous prescrit. »
Jean cède, et de sa main sur l’homme pur s’écoule
La même eau qui lavait les péchés de la foule.
Et dès qu’au bord du sable ont paru, hors de l’eau,
Les pieds étincelans du baptisé nouveau,
Voilà que le ciel s’ouvre, un large éclair en tombe,
L’Esprit de Dieu descend sous forme de colombe,
Une voix dit dans l’air, où la splendeur a lui :
« C’est mon fils bien-aimé, je me complais en lui. »


De lui seul et de Jean cette voix entendue
Remplit de longs échos l’invisible étendue,
Et, palpitant d’amour du nadir au zénith,
Dans son sein attentif l’univers la bénit.
Les germes non éclos de toutes créatures,
Les vieux morts attendant au fond des sépultures,
Les globes nouveau-nés et dans leur floraison,
Les anges, les Esprits d’amour et de raison,
Le cèdre et l’humble mauve en ses frêles corolles,
Tout a frémi d’attente au vent de ces paroles ;
Car, en montrant à Jean celui qu’il espérait,
La colombe annonça Jésus de Nazareth !

Faites silence, ô voix des prophètes, des sages ;
Descendez de votre aigle, ô porteurs de messages ;
Mourez avec la nuit, étoiles, pâles sœurs
Le vrai soleil éteint les flambeaux précurseurs
En rayons inégaux autrefois dispersée,
La lumière elle-même enfin s’est élancée,
Et le Verbe, que Dieu mesurait entre vous,
Est donné sans mesure à ce cœur humble et doux.
Donc, ô Jean, la plus grande entre les voix humaines,
Sagesse du désert, flot des douze fontaines,
Ton baptême finit sur ce front tout-puissant ;
Tu n’as plus sur la terre à verser que ton sang.


LIVRE TROISIEME.



I.


Les urnes, les trépieds, les flambeaux étincellent
Dans le festin d’Hérode, et les fleurs s’amoncellent.
Des hôtes accoudés les robes à longs plis
Jettent mille couleurs sur la pourpre des lits.
Les échansons, levant à deux mains les amphores,
Versent les vins mielleux ; les blanches canéphores,
Dans les paniers tressés d’argent flexible et fin,
Offrent les blonds gâteaux étalés sur le lin.
Les disques sont chargés de mets savans et rares.
Sur les tables de jaspe, en figures bizarres

De fleurs et d’animaux que l’art a transformés,
L’ivoire et les métaux semblent s’être animés.
L’encens fuit des trépieds en vapeur tournoyante,
Le nard, aux lampes d’or, brûle dans l’amiante.
Le festin chante et rit, et mêle à tous momens
Le bruit des coupes d’or au son des instrumens.
La lyre alterne avec les flûtes et les trompes.
Le roi veut aujourd’hui montrer toutes ses pompes ;
Au sortir de sa fête, il faut que mille voix
Le proclament heureux et grand parmi les rois,
Car il goûte à la fois le meurtre et l’adultère ;
La belle Hérodiade, enlevée à son frère,
A su, d’un cœur usé réveillant les désirs,
Mêler ses cruautés d’incestueux plaisirs.
Grands et riches sont là, mendiant ses sourires,
Des rois les plus mauvais ministres cent fois pires,
Qui des vices du maître ont toujours fait leurs dieux,
Mais les bruits échappés de cet antre odieux
Attroupent alentour l’oisive multitude.


II.


Or, loin des carrefours qu’il hantait d’habitude,
Ce jour-là, mendiait, aux portes du palais,
Vieux, d’ulcères rongé, Lazare ; les valets,
Arrogans et cruels, et dignes de leur maître,
Le huaient, le battaient dès qu’il osait paraître ;
Il souffre de la faim, et voudrait seulement
Avoir pour toute aumône et tout soulagement
Les plus minces débris, les miettes de la table :
Mais nul ne les lui donne, et sa voix lamentable
N’éveille sur ce seuil que l’insulte et les coups ;
L’esclave armé du fouet le chasse avec courroux,
De l’aspect du lépreux craignant quelque souillure ;
Mais les chiens s’approchaient et léchaient sa blessure.

O cœurs des mendians à l’outrage endurcis !
Plus bas, sur l’escalier, le vieillard reste assis, -
Impérieuse faim ! et, tenace, il bourdonne
De l’appel usité le refrain monotone.
Des enfans vagabonds criant : Sus au lépreux !

De boue et de clameurs le harcelaient entre eux,
Puis du bâton fuyaient en riant la menace.

Tout à coup, s’avançant à grands pas sur la place,
Un homme s’est montré ; sous sa saie en lambeau,
Sous son poil noir, ses os semblent percer sa peau ;
Montant vers le palais, il va franchir la dalle
Où gronde le vieux pauvre, où sa lèpre s’étale ;
Mais Lazare, à l’aspect d’un nouveau mendiant
Plus jeune et plus hardi, s’irritait, lui criant :
« Retire-toi d’ici, misérable ! est-il juste
Qu’avec ces bras nerveux, encor vert et robuste,
Un pareil fainéant dérobe ici la part
Qu’on donnerait peut-être à l’infirme, au vieillard ? »

Et les pierres volaient avec les cris lancées
Sur le noir étranger ; et lui, de ses pensées
Distrait, parle, et, laissant à l’autre son erreur
« Quel mal ici te fais-je ? où tend cette fureur ?
Qu’ai-je dit ? ai-je ôté rien des mains de personne,
Ou t’aurais-je envié l’aumône qu’on te donne ?
Ce seuil, tu le sais bien, si dur aux supplians,
Ne peut-il pas tenir, hélas ! deux mendians ?
Tais-toi, renonce aux coups, à l’insulte farouche ;
Si je frappais, ce poing te briserait la bouche,
Et du festin j’aurais, pour moi seul, les débris. »

Mais, redoublant alors les pierres et les cris,
Le lépreux : « Écoutez ce bavard ; sur mon ame,
De même, au coin du feu, grogne une vieille femme !
Viens, et je fais pleuvoir tes dents sous ce bâton,
Et je veux te traiter comme le porc glouton
Surpris à dévorer les blés semés pour l’homme,
Et qu’avec son épieu le laboureur assomme. »

La foule du portique encombrait les degrés,
Passans, soldats, valets, par ces cris attirés ;
Et ceux-ci se penchaient au bord des balustrades,
Riaient, faisant de loin signe à leurs camarades.
Ils excitaient Lazare, et c’était un concert
De rire et de clameurs. Mais l’homme du désert
Darde un œil tout-puissant sous sa fauve crinière,

Se dresse, et rejetant son front large en arrière :
« Fils d’Israël, dit-il, ô peuple sans pitié,
Par le joug des gentils justement châtié !
Aux pauvres voilà donc l’aumône que vous faites ?
Durs, moqueurs, insolens pour vos frères, vous êtes
Toujours prêts à ramper dans l’adoration,
Quand passent le licteur et le centurion.
Bien dignes de servir, de trembler sous un homme,
De marcher enchaînés vers Babylone ou Rome,
Vous qui ne servez plus le Seigneur et riez
Des captifs qu’à son joug la misère a liés !
Les chiens des carrefours, les brutes vous enseignent
Vainement la pitié : sur ces membres qui saignent,
Caressans au lépreux, ils lèchent ; vous mordez ;
Vous bafouez encor ceux que vous lapidez… »

Il parle, et tout à coup une voix : « C’est lui-même,
Criait-elle, c’est Jean qui donne le baptême. »
Et la foule, déjà frappée en l’écoutant,
Des rires au respect changée en un instant,
Se presse et fait silence, et lui reprend : « Mon frère ! »
— Vers Lazare tourné, — « loin de nous la colère ;
L’humble bonté du cœur convient aux malheureux ;
Qui pourra les aimer s’ils ne s’aiment entre eux ?
Le pauvre allégera son fardeau de misères
En marchant dans la paix et l’amour de ses frères.
Toi, Lazare, affamé, nu, maudit par les tiens,
Toi qui n’as jamais eu que la pitié des chiens,
Dont le corps et le cœur ne sont plus qu’une plaie,
Cesse un jour de haïr, sois patient ; essaie
De pardonner, d’aimer ; apprends-nous ce devoir.
Dieu compta tes douleurs, et peut-être ce soir
Des anges imprévus, te prenant sur leurs ailes,
Dans le sein d’Abraham, où dorment les fidèles,
Blanc, vêtu de fin lin, un bandeau d’or au front,
Au festin nuptial, ami, t’emporteront.
Mais l’homme de céans qui se fait rendre un culte,
Et de ses longs banquets jette à ta faim l’insulte,
Alors, étant scellé dans sa tombe de fer,
Lèvera ses yeux lourds des ombres de l’enfer, -
Et d’ Abraham, au loin, découvrant la lumière,
Et Lazare en son sein, — fera cette prière :
Abraham, oh ! pitié ! laisse approcher un peu

Lazare, et se pencher sur ma couche de feu ;
Qu’il trempe au moins dans l’eau son doigt, et qu’il en touche
Ma langue, ardent tison qui me brûle la bouche ;
Car d’un supplice affreux je souffre… Mais la voix
D’Abraham : — Tu n’as eu dans tes jours d’autrefois
Que joie et que plaisirs, Lazare que misères ;
Paie aujourd’hui le prix de tes biens éphémères ;
Lazare va jouir de son bonheur au ciel,
On l’achète en souffrant, mais il est éternel.
Voilà ce que dira la justice ; et toi-même,
O lépreux, invoquant votre père suprême,
Tu voudras obtenir pour ce riche damné
Le don de la pitié qu’il ne t’a pas donné ;
La prière du pauvre elle-même, ô Lazare,
N’éteindra pas le feu qui doit ronger l’avare.
En vérité, celui qui met son cœur dans l’or
L’enfouit à jamais avec ce lourd trésor ;
Il ne peut plus monter vers les divines sphères.
Et je dis : L’or et Dieu sont deux maîtres contraires,
Et par un trou d’aiguille un câble entrerait mieux
Qu’un riche n’entrera par la porte des cieux. »

Le peuple ému disait : « Parle encore, ô prophète ! »
Mais lui, sans plus l’entendre et sans tourner la tête,
Droit au seuil d’où l’orgie au loin a retenti
Monte, laissant Lazare en pleurs et converti ;
Et, bravant des valets le groupe encore hostile,
Il franchit fièrement le royal péristyle.


III.


Le festin redoublait de joie et de splendeurs,
Et déjà, de l’ivresse annonçant les ardeurs,
Le rire avait couvert de ses éclats sonores
Le son des coupes d’or se heurtant aux amphores.
Des flambeaux plus nombreux s’allument, éclipsant
Les obliques rayons du soleil pâlissant.
Le métal des bassins et des disques s’embrase ;
Une étoile jaillit du flanc de chaque vase ;
Et, complices des vins, les feux et les odeurs
Endorment la raison sous les fronts ceints de fleurs,
Le corps s’étend et pèse avec plus de mollesse

Sur l’ondoyant duvet du coussin qui s’affaisse ;
Sur le marbre empourpré du vin qui la remplit
La coupe échappe aux doigts et roule au bord du lit.
C’est l’heure où le nectar, qu’enfin la main repousse,
Suscite le désir d’une ivresse plus douce.
Entre les gais propos et les folles chansons,
Un chœur plus gracieux bannit les échansons ;
De la reine ont paru les plus belles suivantes
A la lyre, à la danse, aux voluptés savantes ;
Elles entrent ; leurs yeux, leur langoureux maintien,
Attestent l’art impur d’un maître ionien.
Une d’elles s’avance au pied du lit d’ivoire
D’où sourit aux flatteurs Hérode dans sa gloire,
Et, prêtant l’ornement du luth et de la voix
Aux chants d’un vil rapsode, hôte gagé des rois,
Philtre plus enivrant que la coupe écumante,
Elle verse à l’amant l’éloge de l’amante

« Ta bouche a le parfum du raisin d’Engaddi ;
Tes yeux ont les ardeurs de l’heure de midi ;
Ceux des vierges, pour moi, sont froids comme l’aurore
Qui sans fondre la neige un moment la colore ;
Leur souffle est, sur ma couche, ainsi qu’un vent des eaux,
Sorti des nénuphars dormant sous les roseaux.
Toi, du brûlant simoun tu me verses l’haleine ;
De flammes et d’encens ton urne est toujours pleine.
Je préfère le vin qui cuve en ton cellier
Au fruit laiteux et vert de leur pâle amandier.
Plus mûre en ton verger, la pomme d’or plus ronde
De mielleuses saveurs sous mes lèvres abonde ;
Ton rosier, éclatant des plus vives couleurs,
Cache un frais rejeton né sous ses larges fleurs.
Tes lèvres ont le miel et le dard des abeilles.
Ouvre-moi ton enclos, et qu’à pleines corbeilles,
Sur ton arbre, où la fleur se mêle encore au fruit,
Je cueille avec transport… »

Mais sur le seuil un bruit,
Un pas ferme et tonnant résonne, et dans la fête,
Orage inattendu, gronde le noir prophète.
L’œil en feu, le front haut, il parle ; un morne effroi
Sur leur pourpre a cloué les convives du roi ;
Il parle, et le frisson vole avec sa voix prompte ;

Il lance, à chaque mot, un geste qui les dompte,
Et d’un murmure entre eux pas un ne l’a bravé ;
Le luth seul vibre encor tombé sur le pavé.

« Malheur à vous, dit-il, rois, grands, race funeste !
Malheur à ce palais où s’étale l’inceste ;
Qui s’allume, le soir, d’infernales splendeurs,
Et des parfums lascifs sème au loin les odeurs !
Qu’un homme vienne ici, cherchant justice, il trouve
La maison de David comme un antre de louve,
Où passe, au bruit des chants et des rires impurs,
L’ivresse aux doigts souillés rampant le long des murs.
O roi, pour t’annoncer ses colères prochaines,
Dieu vient dans ma prison de délier mes chaînes.
Je t’avertis encor, ton étoile pâlit.
Chasse, avant de mourir, l’inceste de ton lit ;
Bannis les grands du monde, artisans de tes vices,
Qui conseillent tes rapts pour en être complices,
Et pour avoir leur part, dans cet affreux festin,
De l’or et de la chair dont vous faites butin.
Malheur à vous ! Pillant la veuve et le pupille,
Au champ qui vous revient vous en ajoutez mille ;
Chaque jour vous joignez un toit à votre toit ;
Sur le sol d’Israël vous êtes à l’étroit.
Croyez-vous, oubliant que les autres sont hommes,
Grands du monde, habiter seuls la terre où nous sommes ?

« Malheur au peuple entier, quand du trône descend
Du vice couronné l’exemple tout-puissant ;
Quand la foule respire, à travers les scandales,
Les émanations des débauches royales !
Pour avoir de tels rois porté le joug en paix,
Tu seras châtié, peuple, de leurs forfaits,
Car ton heure est venue, et le Seigneur se lève ;
Il aiguise sa flèche, il est ceint de son glaive ;
L’ongle de ses chevaux est d’un silex tranchant.
Devant lui, vers tes murs, son char pousse en marchant,
Comme un sommet qui croule en entraînant les chênes,
Cent peuples engendrés dans les neiges lointaines ;
Ils raseront tes tours. Sur ton sol dévasté
Tu verras l’étranger construire sa cité ;
Et toi, peuple, enchaîné sur ton seuil en ruine,
Dans ton champ plein d’épis souffriras la famine,

Pour avoir adoré ton ventre, et tu mourras,
Rongeant ta propre chair sur chacun de tes bras.
Car l’Esprit du Seigneur, t’ayant trouvé rebelle,
Choisit pour se répandre une race nouvelle. »

Il dit. Princes du peuple et des soldats tremblaient,
Et, dans l’affreux réveil de l’ivresse, ils semblaient
Écouter dans le fond de leur propre poitrine
Une voix répétant la sentence divine.
D’une foudre invisible on les dirait frappés ;
La pourpre se déchire entre leurs doigts crispés.
S’agitant tour à tour sur ces faces livides,
L’étonnement, la haine, en tourmentent les rides ;
Puis, reprenant leurs sens et l’instinct du flatteur,
Cherchant à ne pas voir le spectre accusateur,
Ils consultent les yeux du maître avec prière,
Comme pour s’abriter derrière sa colère.

Ainsi, quand le chasseur, dans le charnier du loup,
Fier et l’épieu levé, se dresse tout à coup,
D’immondes louveteaux une troupe effarée,
Abandonnant la chair dont elle fait curée,
Se jette sous les flancs de la mère, attendant
Que la louve à l’œil rouge, aux reins arqués, grondant,
Bondisse, et qu’elle étreigne entre ses crocs d’ivoire
La gorge du chasseur trop sûr de sa victoire.

Or, frissonnant lui-même et glacé de stupeur,
— Car il sentait là Dieu, — mais recouvrant sa peur
Du fard de majesté, de calme et de justice
Dont le front des tyrans possède l’artifice,
Le roi de sa vengeance a suspendu le trait
Aiguisé dans son cœur. Un seul mot lancerait
Le glaive, et des licteurs la hache toujours prête
A saluer le prince en tranchant une tête.
Il n’ose encor frapper ; il sait qu’avec honneur
Le peuple accueillit Jean comme élu du Seigneur,
Qu’il est dans les tribus des hommes forts, sans nombre,
Nourris de ses leçons et se comptant dans l’ombre ;
Il craint d’obscurs vengeurs par sa mort engendrés,
Et croit voir, du palais franchissant les degrés,
Au lieu des vains remords qu’une autre orgie emporte,
La révolte aux cent bras déracinant sa porte.

S’armant d’une fierté que sa pâleur dément,
Il parle avec orgueil, mais veut être clément :

« Suis-je roi ? d’un esclave ai-je enduré l’audace ?
La poudre de mes pieds me juge et me menace !
Toi qui prétends parler au nom de Dieu, sais-tu
Que de sa majesté mon front est revêtu ?
Ce qu’est Dieu dans le ciel, le roi l’est sur la terre ;
Tu dois devant son ombre adorer et te taire.
Va, prophète menteur, souffler aux révoltés
Le vent tumultueux des folles nouveautés !
Ton sang vil des festins ne doit troubler la joie,
Le bouc est au lion une trop lâche proie.
Mais il faut, pour la paix de l’état raffermi,
Que la nuit des cachots, qui t’avait revomi,
Étouffe enfin ta langue, et, dans ses ombres sourdes,
Courbe ton front rétif sous des chaînes plus lourdes. »

Il fait signe ; à l’instant, un ministre d’enfer
S’élance et saisit Jean, et du carcan de fer
Enroule au cou du saint la rigide couleuvre.
Mais l’homme du désert jusqu’au bout fait son œuvre ;
Sa voix tonne plus haut : « Malheur à qui m’entend,
Si, quand le Seigneur parle, il reste impénitent !
J’ai crié pour l’esclave et le roi : voici l’heure ;
Préparez les sentiers du maître et sa demeure ;
Soyez purs ; il n’est pas de grandeur devant lui.
Revêts pour le combattre, ô roi, comme aujourd’hui,
La majesté de Dieu, vainement usurpée,
Qu’opposent tes pareils à la foule trompée
Sous ce bandeau sacré qui garantit ton front,
Toi, sans juge ici-bas, les vers te jugeront ;
A leur morsure, alors, disputant tes chairs vives,
Étends ton sceptre d’or sur ces affreux convives !
Pour moi, libre ou captif, de ce jour je me tais ;
Fais ici de mon corps ce que tu veux ; j’étais
La voix qui va devant pour annoncer le maître ;
Celui qui doit venir est là, prêt à paraître,
Mes yeux l’ont vu. Seigneur, maintenant à mes os,
Ma journée étant faite, accordez le repos ! »

Les soldats ont traîné le captif au cœur ferme
Hors de l’impure salle, et sur lui se referme

Le cachot, noir sillon où, dans l’ombre jeté,
A germé si souvent le grain de vérité.
Et, tandis que le saint sur la pierre connue
Prie à genoux, là-haut la fête continue,
Ce festin éternel du riche et du puissant,
Dont l’insolente odeur jusqu’au pauvre descend ;
La salle en est de fleurs et de chants inondée,
Mais sur une prison elle est toujours fondée.


IV.


Une plus large coupe et des vins plus ardens,
Aux trépieds ravivés les parfums abondans,
Les chants, les cris, l’éclat des trompettes de cuivre,
La nuit changée en jour dont la vapeur enivre,
Les bruits tourbillonnans, dans l’ame de chacun,
Ont fait taire l’écho du prophète importun.
Enfin, pour mieux chasser les visions moroses,
Au front des conviés renouvelant les roses,
La danse aux pieds lascifs vient leur sourire, et mieux
Que l’ivresse du vin elle éblouit leurs yeux.

Cent beautés, par l’eunuque habilement choisies
Pour réjouir des yeux les folles fantaisies,
Esclaves de l’Euxin plus blanches que le lait,
Noires filles d’Afrique et Grecques de Milet,
S’élancent par essaim, par couple ou dispersées,
Ou formant des réseaux de leurs mains enlacées.
Blanche aux yeux d’escarboucle et presque enfant encor,
Leur belle coryphée aux épais cheveux d’or,
Fille d’Hérodiade et par sa mère instruite,
Mais insensible encore aux transports qu’elle imite,
Salomé vient offrir, en effleurant le sol,
Les charmes de sa danse ou plutôt de son vol.
C’est d’abord, vive et gaie, un oiseau sur les branches ;
Bientôt un lent frisson fait onduler ses hanches,
Et son corps de serpent s’agitant par degré
Se déploie ou se tord sous l’aiguillon sacré ;
Ses bras s’ouvrent, son dos se renverse et se cambre
La fièvre de ses yeux frémit dans chaque membre ;
Elle bondit, tournoie, et sa prunelle en feux
D’un éclair circulaire entoure ses cheveux ;

Puis s’affaisse et languit, et, doucement penchée,
Sur un lit invisible on la dirait couchée.
Réveillant tous les yeux par le vin engourdis,
La vierge en souriant subit leurs traits hardis ;
Le roi de longs regards l’entoure avec ivresse,
Aspire de ce corps l’ardeur ou la mollesse,
Et s’incline, et la suit, palpitant, éperdu ;
Car l’obscène serpent dans le cœur l’a mordu,
Et de ses sens éteints rallume l’agonie.
Enfin, lorsqu’à ses pieds, la danse étant finie,
Vermeille et toute en feu sous le lin transparent,
La danseuse, avec art, se plie en l’adorant :

« Enfant, dit-il, ta danse à nos yeux trouve grace.
Forme un vœu, qu’à l’instant ton roi le satisfasse.
Dans son royaume entier choisis : tout l’or d’Ophir,
Mes coffres, mes colliers, perles, rubis, saphir,
Choisis et prends. J’en jure ici, devant mes princes,
Demande la moitié du trône et des provinces,
Par le ciel et ce sceptre, et mon serment de roi,
Mes peuples, mes trésors, enfant, seront à toi ! »

Hésitant, mais adroite, aux ruses d’un autre âge
Déjà mûre, et voulant le prix de son ouvrage,
La jeune fille sort, court, s’arrête un instant
Au seuil du gynécée, où sa mère l’attend,
Écoute, et peu de mots ont fait son cœur docile ;
Au sang qu’elle a reçu tant le crime est facile,
Tant la jeune vipère apprend vite et sans art
Le secret du venin renfermé sous son dard.
Elle rentre, et le roi lui sourit : « Jeune belle,
Qu’exigez-vous du roi ? » - « Je ne veux, lui dit-elle,
Qu’un seul don ; il me faut, dans ce bassin d’argent,
Sur l’heure, entre mes mains, voir la tête de Jean. »

Mais Hérode est muet ; à ce désir farouche
Qu’un enfant exprimait le sourire à la bouche,
Son cœur, un cœur de roi dans le crime vieilli,
De tristesse et d’horreur lui-même a tressailli.
Sa prudence d’ailleurs se révolte, alarmée,
Car d’un peuple nombreux la victime est aimée.
Mais son serment le presse, et, témoins dangereux,
Les princes du regard s’avertissent entre eux,

Esclaves peu soumis s’ils doutaient de sa force ;
Enfin la volupté qui lui tend son amorce,
Ce fruit que sur sa lèvre un frais rameau suspend,
L’éclat fascinateur des doux yeux du serpent…
D’ailleurs, c’est le destin, son serment le décide :
Il jette en frémissant la parole homicide ;
Le bourreau déjà sort, armé du glaive. Ainsi
Ce que n’avaient osé le vieillard endurci
Et son courroux de fer aiguisé par l’injure,
Le meurtre s’accomplit, œuvre de la luxure
Et des philtres dont Ève, aux lèvres du démon,
Sous l’arbre de l’Éden, a sucé le poison.


V.


Le bourreau, se montrant sur le seuil de la salle,
Abaisse un large fer dégouttant sur la dalle,
Et tient, de l’autre main, le vase horrible à voir,
Où, parmi les caillots d’un sang épais et noir,
Le col rouge et fluant, une tête coupée
Vacille à chaque pas du sombre porte-épée ;
Il vient lent et stupide, il présente à l’enfant
L’affreux don accueilli d’un geste triomphant.
La vierge aux tresses d’or sur le disque se penche,
Dans les cheveux crépus enfonce une main blanche,
Lève, non sans effort, mais la paix sur le front,
Le poids lourd à son bras de la tête sans tronc,
Sourit en l’attirant, et sur ces traits livides
Promène des regards restés sereins et vides ;
Puis vers le lit royal, fière, se retournant,
Tend cette face aux yeux d’Hérode frissonnant.
Les nerfs vibrent toujours sous les chairs convulsives ;
Les orbites en feu jettent des lueurs vives ;
Dans les rides du front, jaune et de sang baigné,
Le courroux siège encore, et l’esprit indigné,
Du cratère béant de la bouche profonde,
Semble lancer encor l’anathème au vieux monde.


VICTOR DE LAPRADE.