Poème sur la Loi naturelle/Deuxième partie

DEUXIÈME PARTIE

Réponses aux objections contre les principes d’une morale universelle.
Preuve de cette vérité.

 
   J’entends avec Cardan Spinosa qui murmure :
« Ces remords, me dit-il, ces cris de la nature,
Ne sont que l’habitude, et les illusions
Qu’un besoin mutuel inspire aux nations. »
   Raisonneur malheureux, ennemi de toi-même,
D’où nous vient ce besoin ? Pourquoi l’Être suprême
Mit-il dans notre cœur, à l’intérêt porté,
Un instinct qui nous lie à la société ?
Les lois que nous faisons, fragiles, inconstantes,
Ouvrages d’un moment, sont partout différentes.
Jacob chez les Hébreux put épouser deux sœurs ;
David, sans offenser la décence et les mœurs,
Flatta de cent beautés la tendresse importune ;
Le pape au Vatican n’en peut posséder une.
Là, le père à son gré choisit son successeur ;
Ici, l’heureux aîné de tout est possesseur.
Un Polaque à moustache, à la démarche altière,
Peut arrêter d’un mot sa république entière ;
L’empereur ne peut rien sans ses chers électeurs.
L’Anglais a du crédit, le pape a des honneurs.
Usages, intérêts, cultes, lois, tout diffère.

Qu’on soit juste, il suffit ; le reste est arbitraire[1].

   Mais tandis qu’on admire et ce juste et ce beau,
Londre immole son roi par la main d’un bourreau ;
Du pape Borgia le bâtard sanguinaire
Dans les bras de sa sœur assassine son frère ;

Là, le froid hollandais devient impétueux,
Il déchire en morceaux deux frères vertueux[2] :
Plus loin la Brinvilliers, dévote avec tendresse,
Empoisonne son père en courant à confesse ;
Sous le fer du méchant le juste est abattu.
Eh bien ! conclurez-vous qu’il n’est point de vertu ?
Quand des vents du midi les funestes haleines
De semences de mort ont inondé nos plaines,
Direz-vous que jamais le ciel en son courroux
Ne laissa la santé séjourner parmi nous ?
Tous les divers fléaux dont le poids nous accable,
Du choc des éléments effet inévitable,
Des biens que nous goûtons corrompent la douceur ;
Mais tout est passager, le crime et le malheur :
De nos désirs fougueux la tempête fatale
Laisse au fond de nos cœurs la règle et la morale.
C’est une source pure : en vain dans ses canaux

Les vents contagieux en ont troublé les eaux ;
En vain sur sa surface une fange étrangère
Apporte en bouillonnant un limon qui l’altère ;
L’homme le plus injuste et le moins policé
S’y contemple aisément quand l’orage est passé.
Tous ont reçu du ciel avec l’intelligence
Ce frein de la justice et de la conscience.
De la raison naissante elle est le premier fruit ;
Dès qu’on la peut entendre, aussitôt elle instruit :
Contre-poids toujours prompt à rendre l’équilibre
Au cœur plein de désirs, asservi, mais né libre ;
Arme que la nature a mise en notre main,
Qui combat l’intérêt par l’amour du prochain.
De Socrate, en un mot, c’est là l’heureux génie ;
C’est là ce dieu secret qui dirigeait sa vie,
Ce dieu qui jusqu’au bout présidait à son sort
Quand il but sans pâlir la coupe de la mort.
Quoi ! cet esprit divin n’est-il que pour Socrate ?
Tout mortel a le sien, qui jamais ne le flatte.
Néron, cinq ans entiers, fut soumis à ses lois ;
Cinq ans, des corrupteurs il repoussa la voix.
Marc-Aurèle, appuyé sur la philosophie,
Porta ce joug heureux tout le temps de sa vie.
Julien, s’égarant dans sa religion,
Infidèle à la foi[3], fidèle à la raison,
Scandale de l’Église, et des rois le modèle,
Ne s’écarta jamais de la loi naturelle.
   On insiste, on me dit : « L’enfant dans son berceau
N’est point illuminé par ce divin flambeau ;
C’est l’éducation qui forme ses pensées ;
Par l’exemple d’autrui ses mœurs lui sont tracées ;
Il n’a rien dans l’esprit, il n’a rien dans le cœur ;
De ce qui l’environne il n’est qu’imitateur ;
Il répète les noms de devoir, de justice ;
Il agit en machine ; et c’est par sa nourrice
Qu’il est juif ou païen, fidèle ou musulman,
Vêtu d’un justaucorps, ou bien d’un doliman. »
   Oui, de l’exemple en nous je sais quel est l’empire.
Il est des sentiments que l’habitude inspire.

Le langage, la mode et les opinions,
Tous les dehors de l’âme, et ses préventions,
Dans nos faibles esprits sont gravés par nos pères,
Du cachet des mortels impressions légères.
Mais les premiers ressorts sont faits d’une autre main :
Leur pouvoir est constant, leur principe est divin.
Il faut que l’enfant croisse, afin qu’il les exerce ;
Il ne les connaît pas sous la main qui le berce.
Le moineau, dans l’instant qu’il a reçu le jour,
Sans plumes dans son nid, peut-il sentir l’amour ?
Le renard en naissant va-t-il chercher sa proie ?
Les insectes changeants qui nous filent la soie,
Les essaims bourdonnants de ces filles du ciel
Qui pétrissent la cire et composent le miel,
Sitôt qu’ils sont éclos forment-ils leur ouvrage ?
Tout mûrit par le temps, et s’accroît par l’usage.
Chaque être a son objet, et dans l’instant marqué
Il marche vers le but par le ciel indiqué.
De ce but, il est vrai, s’écartent nos caprices ;
Le juste quelquefois commet des injustices ;
On fuit le bien qu’on aime, on hait le mal qu’on fait :
De soi-même en tout temps quel cœur est satisfait ?
   L’homme, on nous l’a tant dit, est une énigme obscure :
Mais en quoi l’est-il plus que toute la nature ?
Avez-vous pénétré, philosophes nouveaux,
Cet instinct sûr et prompt qui sert les animaux ?
Dans son germe impalpable avez-vous pu connaître
L’herbe qu’on foule aux pieds, et qui meurt pour renaître ?
Sur ce vaste univers un grand voile est jeté ;
Mais, dans les profondeurs de cette obscurité,
Si la raison nous luit, qu’avons-nous à nous plaindre ?
Nous n’avons qu’un flambeau, gardons-nous de l’éteindre.
   Quand de l’immensité Dieu peupla les déserts,
Alluma des soleils, et souleva des mers :
« Demeurez, leur dit-il, dans vos bornes prescrites. »

Tous les mondes naissants connurent leurs limites.
Il imposa des lois à Saturne, à Vénus,
Aux seize orbes divers dans nos cieux contenus,
Aux éléments unis dans leur utile guerre,
A la course des vents, aux flèches du tonnerre,
A l’animal qui pense, et né pour l’adorer,
Au ver qui nous attend, né pour nous dévorer.
Aurons-nous bien l’audace, en nos faibles cervelles,
D’ajouter nos décrets à ces lois immortelles [4] ?
Hélas ! serait-ce à nous, fantômes d’un moment,
Dont l’être imperceptible est voisin du néant,
De nous mettre à côté du maître du tonnerre,
Et de donner en dieux des ordres à la terre ?


  1. Il est évident que cet arbitraire ne regarde que les choses d’institution, les lois civiles, la discipline, qui changent tous les jours, selon le besoin (note de Voltaire, 1756), et selon la prudence des chefs de l’Église.

    C’est-à-dire, il est arbitraire, il est égal pour le salut d’être dévot à saint François ou à saint Dominique, d’aller en pèlerinage à Notre-Dame de Lorette ou à Notre-Dame des Neiges, d’avoir pour directeur un carme ou un capucin, de réciter le rosaire ou l’oraison des trente jours. Mais il n’est point arbitraire, il n’est point égal sans doute d’être catholique apostolique romain, ou de servir Dieu dans une autre religion. Nous savons bien, nous l’avons dit, et nous le confirmons avec plaisir que le roi et la reine d’Angleterre, la chambre des pairs et des communes, en un mot les trois royaumes et leurs colonies, sont damnés à toute éternité, puisqu’ils ne sont pas catholiques apostoliques romains ; qu’il en est de même du roi de Danemark, du roi de Suède, du roi de Prusse, de l’impératrice de Russie, et de tous les monarques de la terre qui sont hors de notre giron. Cette vérité est incontestable.

    Cependant frère Nonnotte et frère Patouillet, ci devant soi-disant jésuites, se sont portés pour délateurs de notre modeste auteur, et ils l’ont déféré à Rome à M. le secrétaire des brefs, comme nous l’avons dit. Ils l’ont accusé d’avoir cru, dans le fond de son cœur, qu’il est égal d’être jésuite, ou janséniste, ou turc. Et comme souvent les puissances belligérantes font des trêves pour courir sus à l’ennemi commun, ils se sont réunis cette fois-ci pour accabler notre pauvre auteur, qui voudrait que tous les hommes vécussent en frères, si faire se peut.

    Addition de l’auteur. M. le maréchal de R… me gronde toujours de ce que mes commentateurs font revenir tant de fois sur la scène l’ami Fréron, l’ami Patouillet, et l’ami Nonnotte. Mais je le supplie de considérer que je suis attaqué continuellement dans ce que j’ai de plus cher au monde par des hommes de la plus profonde érudition, du plus grand mérite et du plus grand crédit, sur qui l’univers a les yeux. Il est certain que ces grands hommes passeront à la postérité avec la théologie du R. P. Viret. Mon nom sera porté par eux, peut-être dans deux jours et pour deux jours, au tribunal souverain de cette postérité. Il faut bien que j’aie un avocat. Damilaville et Thieriot avaient entrepris ma défense. Ils sont morts, et Dieu sait où ils sont. Il ne me reste plus que l’avocat du diable.

    Voici, au fond, de quoi il s’agit. Frère Nonnotte a voulu me faire cuire en ce monde, comme on voulut faire cuire frère Guignard, frère Girard, frère Malagrida, frère Mathos, frère Alexandre, et tant d’autres frères, et comme de fait on en a cuit quelques-uns. Non content de cette charité, il veut m’envoyer en enfer ; et, qui pis est, il veut que tous les siècles à venir lui donnent la préférence sur moi. Ah ! c’en est trop. Passe pour être damné.

    Mais cette postérité équitable, devant laquelle nous plaidons, que dira-t-elle de tout cela ? Rien.

    Note de l’éditeur. Le R. P. Nonnotte, dont notre auteur reconnaît le crédit immense, égal à son érudition, a été en effet régent de sixième, et a même prêché dans quelques villages.

    C’est lui qui releva toutes les erreurs grossières de notre auteur, et qui eut la générosité de vouloir lui vendre toute l’édition pour deux mille écus.

    Il est vrai que le R. P. Nonnotte ne savait pas que le fameux combat de saint Pierre et de saint Paul avec Simon le magicien, à qui ressusciterait un parent de l’empereur dans Rome et à qui ferait les plus beaux tours, était un conte d’Abdias et de Marcel, répété par Hégésippe, et longtemps après très indiscrètement recueilli par Eusèbe.

    Il ne savait pas que les empereurs romains, permettant des synagogues aux Juifs dans Rome, toléraient aussi les chrétiens, et que Trajan, en écrivant à Pline : « Il ne faut faire aucune recherche contre les chrétiens », leur donnait par ces mots essentiels la permission tacite d’exercer leur religion secrètement ; qu’en un mot Trajan n’était pas un exécrable persécuteur, comme ce bon jésuite le représente.

    Il est vrai que notre auteur, ayant dit dans son Histoire générale : « L’ignorance se représente d’ordinaire Dioclétien comme un ennemi armé sans cesse contre les fidèles », ce jésuite exact et officieux falsifie ainsi ce passage : « L’ignorance chrétienne, etc. », pour faire des amis à notre auteur.

    Il ne savait pas que le célèbre docteur Dupin traite de fables ridicules les prétendus martyres de saint Clément, de saint Césaire, de saint Domitite, de sainte Hyacinthe, de sainte Eudoxie, de saint Eudoxe, de saint Romule, de saint Zénon, de saint Macaire, toutes fables, dit-il, qu’il faut mettre avec les martyres des onze mille soldats et des onze mille vierges (page 178, tome II). Le pauvre homme ne connaissait ni Dupin, ni Dodwell.

    Il ne savait pas que quelques lois de la première race avaient eu plusieurs femmes à la fois, comme son confrère Daniel l’avoue de Gontran, de Théodebert et de Clotaire Second. Il n’avait pas même lu Daniel.

    Il ne savait même rien de l’histoire de la confession publique et de la confession secrète, quoiqu’il se fût mêlé de confesser des filles. Il ne savait pas l’histoire de la synaxe et de la messe, quoiqu’il l’eût dite.

    Enfin pour abréger, il ne savait pas mieux la fable que la Bible. Il dit dans son beau livre, page 360, pour excuser ses petites méprises : « Je suis comme Polyphème ; je m’écrie avec lui :

                  Video meliora proboque,
    Deteriora sequor.

    Nous ne nions pas que le R. P. Nonnotte n’ait quelque air de Polyphème ; mais il le cite fort mal ; et M. le secrétaire des brefs, très savant Italien qui a lu son Ovide, sait très bien que ce n’est pas Polyphème, amant de Galathée, qui dit : Deteriora sequor.

    M. Damilaville, qui a daigné relever tant de sottises de Nonnotte, a dit qu’il écrivit son libelle avec l’ignorance d’un prédicateur, l’effronterie d’un jésuite, les falsifications continuelles d’un procureur de couvent, la perfidie et la scélératesse d’un délateur. Mais puisque notre auteur lui pardonne, je lui pardonne aussi, et me recommande à ses prières. (Note de Voltaire, 1773.)

  2. Les deux frères de Witt.
  3. Ces vers sont imités de ceux de Prudentius, que Voltaire cite dans le Dictionnaire philosophique, au mot Apostat.
  4. On ne doit entendre par ce mot décrets que les opinions passagères des hommes, qui veulent donner leurs sentiments particuliers pour des lois générales. (Note de Voltaire, 1756.)