Plik et Plok/El Gitano/13


Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 179-204).
El Gitano


CHAPITRE XIII.

El Garotte.
— LE GARROT. —


Pendu, jusqu’à ce que mort s’en suive.
Il me semble que vous devez bien regretter cette belle vie, lui dis-je, avec l’air du plus grand intérêt.
J. Janin, l’Âne mort.

Au milieu de la place San-Juan-de-Dios, s’élève une estrade, deux escaliers y conduisent ; au centre est un fauteuil de bois fort simple, adossé à un long pieu ; deux lignes de miliciens s’étendent de chaque côté de cet échafaud, et forment un long cordon qui va rejoindre la porte de la chapelle ardente. Une foule innombrable encombre la place, et garnit les fenêtres et les toits des hautes maisons de ce barrio ; enfin, les remparts, et jusqu’aux fortifications qui défendent la porte de terre, sont envahis par la multitude. — Il est onze heures, le soleil brille, et la haute coupole de Saint-Jean se détache sur un ciel pur et bleu.

Le barbier Florès, à un homme du peuple.

Faites-moi la faveur, mon compère, de me laisser un peu passer devant vous, votre taille vous permet de voir par-dessus ma tête, et, Dieu me sauve ! ces spectacles sont malheureusement si rares qu’entre chrétiens il faut s’aider un peu dans la voie du salut.

L’homme du peuple.

Allons, passez, seigneur, et ne m’oubliez pas dans vos prières.

Florès.

Santa-Carmen vous bénira, mon compère, et vous ne regretterez pas de m’avoir obligé quand vous saurez que j’ai de curieux détails sur le renégat qu’on va tout à l’heure étrangler.

Une jeune fille.

Sainte Vierge ! vous l’avez vu peut-être ? Quel bonheur ! Une telle faveur n’est pas faite pour des gens comme nous ; pendant ces trois jours que le damné vient de passer en capilla, les bonnes places auprès de la grille n’étaient que pour les grandes dames.

Une autre jeune fille, toute chargée de rubans et couverte de fard et de mouches.

Je suis donc une grande dame, moi, car je l’ai vu comme je vois le plat à barbe de ce barbier aux jambes de héron, et, par ma patronne !…

Le barbier Florès, avec une intonation colérique.

Ta patronne, ma fille, ne figure pas dans le calendrier, et si je ne m’abuse, elle a souvent fait le tour de la ville, la tête rasée, et montée sur une bourrique, le visage tourné du côté de la queue.

La jeune fille, tirant son couteau de sa jarretière.

Barbier de l’enfer, ton gosier est trop étroit pour de telles paroles ; par le Christ ! je vais te l’agrandir.

Un Majo.

Allons, tais-toi, hé, la fille aux rubans, hé ! retourne rue del Fideo, chanter sur ta guitare et baisser ta jalousie pour jeter des fleurs aux passans. Si tu as vu le Gitano d’aussi près, c’est que probablement le bourreau t’a souvent aidée à détacher ta mantille, et il t’aura protégée dans cette circonstance. Lui arrachant son couteau. ― Demonio ! ne joue pas avec cette épingle, car tu te blesseras et moi aussi. Veux-tu que je la remette à son ceinturon, fille de mon âme ?

La jeune fille.

Chien d’hérétique, je serai vengée, car voilà le frère José.

Un capucin, portant d’une main une lanterne, sur laquelle sont peints des diables au milieu des flammes, et de l’autre, une bourse.

Pour les âmes en souffrance dans le purgatoire, mes frères, donnez au nom du Christ. Le ciel vous le rendra.

Les assistans saluent humblement, s’agenouillent avec componction, et ne donnent rien du tout.
La fille aux beaux rubans.

Ave Maria, recevez ce réal, frère José, et priez pour que ce chien de Majo soit éventré à sa première débauche. — Dites donc, frère José, vous verrai-je bientôt ? Ma natte est blanche, mes alcantaras sont garnis de fleurs nouvelles, et j’ai de royaux cigares de la Havanne.

Le capucin, tournant rapidement les talons, et criant d’une voix haute : Por las almas del purgatorio, señores !
La jeune fille.

Frère José, frère José, vous m’avez donc oubliée, je n’ai pourtant omis ni une messe, ni un angélus.

Florès.

Il paraît, mes compères, que le révérend dirige la conscience de la señora : heureusement qu’il est robuste, car ce doit être une terrible tâche ? Amen.

La jeune fille.

Caramba ! il est bien dur, mes seigneurs, d’entendre ainsi calomnier un saint homme par un communero, un franc-maçon !

Plusieurs voix.

Un maçon ! un communero ! où donc, où donc le maçon ?

Florès, pâlissant.

Par le sein de ta mère ! tais-toi, fille ; ne plaisante pas ainsi, il n’en a pas fallu davantage pour faire assommer Pérès.

La jeune fille.

Vous entendez, mes seigneurs, il connaissait Pérès, qui reçut, par la grâce de Dieu, plus de coups de bâton que ce barbier hérétique n’a rasé de mentons dans sa vie. Voyez plutôt, il a un ruban vert autour du col ; par la Vierge qui me voit et m’éclaire ! c’est un maçon ! Éloignez-vous, mes fils, éloignez-vous ! Rumeur dans le peuple.

Plusieurs voix.

À la mer le communero ! — Mort au maçon ! — À la mer !

Florès.

Je vous jure, par le sang de la croix, mes compères, que ce ruban ne signifie rien, et que…

Un paysan

Tiens, carrajo ! ah ! tu oses te mêler à la société des chrétiens !

Un autre.

À toi ce coup ! et voyons si tes frères te secourent, demonio. Appelle-les à ton aide.

Plusieurs voix.

À la mer ! — À la mer !

La jeune fille.

Bravo ! mes seigneurs, la Vierge vous bénira, rapportez son ruban vert et sa tête à l’Alcade, et les quadruples ne vous manqueront pas plus que les indulgences pour ce carême.

Florès, battu, poussé, déchiré, passe pour ainsi dire de mains en mains, jusqu’au rempart qui est baigné par la mer ; là, un vigoureux Andalou le saisit, et le jette à l’eau en criant :

Dieu me sauve ! Ainsi meurent les maçons hérétiques et les constitutionnels, ennemis du roi absolu !

La foule.

Bravo ! — Viva el rey absoluto !

Un marin.

Silence ! silence, mes fils, voilà, si je ne me trompe, le cortège qui commence à défiler. Vrai Dieu ! c’est un beau jour pour moi.

Un paysan.

Pour vous comme pour tout le monde, seigneur marin.

Le marin.

Plus beau pour moi, par saint Jacques ! N’étais-je pas à bord du garde-côtes qui lui donna la chasse sous le commandement du capitaine Iago.

Plusieurs voix.

Comment, seigneur, vous avez assisté à cet effrayant combat ! Sainte Vierge ! et vous vivez !

Le marin.

Heureusement nous avions communié la veille, mes fils, car sans cela le démon nous entraînait au fond des enfers.

Un paysan.

Mais comment cela est-il donc arrivé, seigneur ? car enfin vous aviez coulé sa tartane, a-t-on dit.

Le marin.

Oui, compère, coulé comme une coquille de noix, et tout à coup elle a reparu derrière nous, couverte de flammes, et chargée de plus de dix mille démons qui jetaient le feu par les yeux et par la bouche !

Plusieurs voix.

Sainte Vierge, priez pour nous !

Le marin.

Et au milieu d’eux tous, le Gitano, le maudit, qui se démenait en blasphémant et insultant le ciel, les saints du paradis et monseigneur le Gouverneur !

La foule.

Jésus, quelle horreur ! et qui vous a délivrés du monstre ?

Le marin.

Notre capitaine avait heureusement une bouteille d’eau, bénite par l’archevêque de Tolède, et comme l’infernal navire était tout proche, on a lancé à bord le saint liquide.

Le paysan.

Avec un canon, compère ?

Le marin.

Non, frère, le coup est parti de la pharmacie du bâtiment ; vous comprenez, et alors tout s’est éteint comme par enchantement, et la tartane s’est abîmée de nouveau au bruit des rugissemens des démons.

Un bourgeois.

Mais, seigneur marin, comment le Gitano a-t-il donc fait pour se laisser prendre dans le jardin du cloître, s’il était doué de cette puissance infernale ?

Le marin.

Juste, parce qu’il était dans un endroit sacré, un couvent. Sainte-Vierge ! fouler la terre d’un couvent, c’est pour un damné comme s’il nageait dans l’eau bénite.

La foule.

C’est vrai ! — Seigneur Dieu ! c’est toujours ainsi ; — qui ose en douter ?

Le bourgeois.

Mais, mes seigneurs, une fois sorti du couvent, dans la rue, ne pouvait-il reprendre sa puissance ?

Le marin.

Mais on avait eu le soin de tremper les chaînes dont on l’a chargé, dans l’eau bénite, et deux moines lui en versaient à chaque instant sur la tête. Aussi, Jésus ! fallait-il voir ses contorsions, c’était au point qu’il ne pouvait marcher.

Le bourgeois.

Je le crois, vrai Dieu ! le malheureux avait la cuisse cassée !

Une femme.

C’était une embûche qu’il tendait pour se faire plaindre. Jésus ! à l’entendre, il souffrait de sa blessure !

Le bourgeois.

Voyez-vous, mes compères, tout, cela ne me paraît pas très-clair, et quoi qu’en disent les moines, je ne crois pas…

Une femme.

Mais vous n’êtes donc pas chrétien alors : vous êtes donc hérétique, puisque vous ne croyez pas aux premiers principes de la religion. Santa-Carmen ! vous me faites frémir ! Sainte Vierge, priez pour moi ! Il ne croit pas !!…

Le bourgeois, se rappelant le sort de Florès, en regardant s’il est loin du parapet.

Señora, je crois en tout, j’ai fait vœu d’un cierge de trente livres à Notre-Dame de Pilar, je porte un chapelet ; tenez.

Plusieurs voix.

Est-ce vrai ? — voyons le chapelet, — c’est peut-être un maçon !

Le bourgeois, fort pâle.

Tenez, mes seigneurs, tenez, voyez-le. Et cette lettre du supérieur de San-Juan qui m’est adressée. Voyez, mes seigneurs, lisez !

Plusieurs voix.

Nous ne savons pas lire. — C’est un piège que nous tend l’hérétique. — Le maçon, à la mer ! ce doit être un maçon.

On se précipite sur le bourgeois, mais à ce moment les chants des moines qui accompagnent le cortège deviennent plus éclatans, et le peuple, abandonnant le bourgeois, qui se réfugie dans une taverne, se presse au premier rang.
Une femme.

Ah ! quel bonheur, sainte Vierge, voici la procession. Nous serons bien, Juana, vois donc, presque à toucher l’échafaud. Dis donc, ma fille, il y a deux échelles.

Juana.

Sans doute, comme ce damné a autrefois commandé un vaisseau royal, on lui a fait la faveur de lui donner un escalier à part, il ne montera pas par celui du bourreau ; c’est toujours agréable.

Un homme.

Demonio ! quelle injustice, on accorde cela à un renégat, et on me le refusera peut-être, à moi.

Juana.

Vois donc, Pepa, voici son cercueil que portent les pénitens gris. Jésus ! qu’ils sont laids avec cet œil qui brille sous leur capuchon.

Pepa.

Voici le bourreau qui suit derrière. Sainte Vierge ! il n’est pas laid pour un bourreau, le rouge lui sied bien. Seulement, qu’il est pâle !

Juana.

C’est tout simple, c’est le bourreau de Cordoue, qui vient remplacer le nôtre ; il faut lui laisser le temps de se reconnaître, il est bien permis d’avoir un peu de timidité, car ici on n’est pas encore habitué à lui.

Un homme.

Dites-donc, commères, voyez-vous le Gitano ?

Juana.

Non, mon fils. Voici les bannières du couvent de San-Juan, et puis les sergens avec leurs carabines prêtes à faire feu, et… s’adressant à Fasillo, qui arrive enveloppé d’un manteau, et qui la coudoie rudement. Mais prenez donc garde, jeune homme ; vous avez manqué de me renverser, sainte Vierge ! Encore ! allons, bien, mettez-vous devant moi, à toucher l’échafaud, la meilleure place. Bas à Pepa. Jésus ! Pepa, quel regard, ses yeux flamboient sous son chapeau.

Pepa.

C’est peut-être le fils d’une victime du damné, et il vient rire à son supplice, c’est si naturel. Mais, le voici ! Après mon jour de communion certainement c’est mon plus beau jour, Juana. Sainte-Vierge, je te remercie de m’avoir si bien placée !

Plusieurs voix.

Ah ! bravo ! — Demonio ! — Chien maudit ! — À la mort le Gitano ! — à la mort !

Un homme.

Je donne vingt piastres pour remplacer le bourreau.

Un autre.

J’en donne quarante, mais je veux l’égorger, qu’on voie son sang.

Une femme, jetant un riche reliquaire aux pieds de l’Alcade.

Ce chapelet vaut vingt quadruples, je le donne à la Vierge, mais que je puisse le mettre à mort.

Fasillo, écrasant le chapelet sous ses pieds, et saisissant violemment le bras de la femme.

Silence, femme ! si tu tiens à la vie, silence !

La femme au chapelet.

Seigneur Dieu ! À l’aide, ce garçon m’enfonce ses ongles dans la chair. Voyez, le sang jaillit.

Plusieurs voix.

Silence ! taisez-vous ; silence !

Arrive le Gitano, chargé de fers ; il marche appuyé sur le prêtre, et il roule une branche de jasmin entre ses doigts.
Un homme.

Enfin le voici ! Savez-vous, compère, que le bourreau est plus pâle que lui.

Juana.

Jésus ! le renégat n’a pas voulu d’un moine ; il est accompagné d’un curé. Quelle corruption !

Une voix.

Mes seigneurs qui êtes devant, et qui voyez, dites-moi donc comment il est vêtu ?

Juana.

Tout de noir ; il s’appuie sur le prêtre, car sa blessure a l’air de le faire souffrir ; et puis ses fers le gênent. Jésus ! au lieu de penser à l’éternité, il s’amuse à respirer le parfum d’un jasmin !

Un homme.

L’infâme ! il ne sourcille point. À la mort ! à la mort !

Le prêtre, soulevant la chaîne du Gitano.

Vous devez souffrir beaucoup, appuyez-vous sur moi. Hélas ! nous sommes bien près…

Le Gitano.

Du terme de notre voyage, c’est vrai ; mais d’ici, la vue est riante ; on découvre toute la côte de San-Lucar, c’est un beau spectacle.

Plusieurs voix.

À la mort, le chien ! — Qu’on le coupe en morceaux !

Le Gitano.

On ne s’entend pas, avec tous leurs cris ; dites-moi, mon cher curé, on a donc élevé dernièrement ces nouvelles batteries ?

Le prêtre.

Oui ; mais songez…

Le Gitano.

À la mort ? Eh ! mon vieil ami, voici le compère à la casaque rouge, qui y pense pour moi ; c’est assez d’un.

Un homme.

Qu’on le crucifie ! qu’on le brûle à petit feu !

Le Gitano.

Vous ferez difficilement un peuple avec ces gens-là. Quel soleil pur ! quel beau ciel !

Le prêtre.

Oui, mon ami, mon fils, le ciel ; pensez au ciel.

Le Gitano.

Mais, nous voici arrivés ; adieu, mon ami, encore votre main. Tenez, prenez cette fleur ; c’est tout ce que j’ai : gardez-là. Adieu, mon vieil ami.

Le prêtre.

Ah ! avec ce courage, cette énergie ! quelle destinée vous avez manquée !

Le Gitano, essuyant une larme.

C’est vrai, c’est un singulier destin.

Voix du peuple.

Oh ! le lâche, il pleure. À la mort ! le lâche !

Le Gitano continue en souriant.

Chose bizarre ! Par une amère dérision du destin, ce n’est que sous le couteau du bourreau que je trouve les affections que j’ai si ardemment cherchées pendant toute une vie d’orages, que je trouve Fasillo, Rosita, et vous. À quoi tient la vertu, pourtant ? La vertu ! Vous m’y feriez croire, bon vieillard.

Le peuple.

À la mort ! le damné ! l’apostat ! — On tarde bien ! — À la mort !

Le bourreau.

Seigneur Gitano, le peuple s’impatiente.

Le Gitano.

Je serais désolé de faire attendre sa seigneurie. Il tend ses mains au prêtre. Adieu, mon ami.

Le prêtre.

Je ne vous quitte pas encore.

Le Gitano met le pied sur l’échelle, Fasillo s’approche de lui, saisit sa main, et dit d’une voix sourde :

Adieu, commandant, vous serez vengé, vengé d’une épouvantable manière ! vengé sur toute cette infâme populace ; et par moi, par moi seul. Maintenant, mourez, je puis voir votre mort sans pâlir.

Ici le jeune homme laisse tomber les plis de son manteau, redresse sa tête, ses joues sont pourpres, et il promène sur la foule un regard d’aigle.
Le Gitano, à voix basse, en montant les degrés.

Adieu, caro mio Fasillo !

Juana.

Sainte Vierge ! Pépita, sais-tu que ce jeune homme aux yeux ardens a parlé au maudit ?

Pepa.

Je l’ai vu, il lui a sans doute reproché quelque crime ; car vois, que son air est radieux, maintenant qu’on va mettre au cou du damné son dernier collier.

Un homme.

Ah ! voilà enfin le maudit sur le fauteuil. Tu resteras long-temps assis là, si tu dois te relever sur tes jambes, chien !

Un autre.

Ah ! Dieu soit loué, on lui met le cou dans le collier de fer qui est fixé au poteau.

Juana.

Sainte Vierge ! mais ils vont serrer. Se retournant vers le peuple. Mais, mes seigneurs, on va déjà le garrotter ?

Un homme.

Eh bien !…

Juana.

Mais il est sacrilège ; il nous faut le poing ; on nous trompe, on nous vole.

Le peuple.

C’est vrai, le poing, le poing du sacrilège ! le poing avant la mort !

Violens murmures, cris, tumulte ; le bourreau, qui allait serrer la vis de rappel du collier de fer, s’arrête. L’Alcade se consulte avec la Junte.
L’alcade.

C’est juste, nous l’avions oublié, nous sommes dans notre tort.

Un membre de la junte.

Alors nous n’en finirons jamais ; cela va encore durer deux heures, et chacun a ses occupations.

L’alcade.

Mon cher ami, nous n’avons pas déjà des occasions si fréquentes d’être agréables à ces criards pour manquer celle-ci. C’est l’affaire d’un moment, et l’on se popularise.

Le prêtre au Gitano, toujours attaché sur le fauteuil.

Mon ami, mon fils, pardonnez-leur, le fanatisme les égare.

Le Gitano.

C’est ce que je vois. Ne m’en coupera-t-on qu’un ?

Fasillo, d’une voix haute.

Bravo ! peuple, bravo ! invente des tortures, tu seras largement payé.

Juana.

Le pauvre digne enfant a raison, Dieu nous récompensera de notre zèle, sainte Vierge !

Fasillo, riant.

Oui, femme, Dieu ou le diable.

Juana.

Jésus ! quel coup d’œil !

Le peuple.

Le poing, le poing du sacrilège, du maudit !

L’alcade, au peuple.

Mes seigneurs, je réclame un peu de silence. D’une voix glapissante. La justice, vivant et sacré symbole de la Divinité, n’est pas un vain mot, non, mes seigneurs, la justice, vous la voyez représentée par les augustes membres de la Junte. Or, cette justice s’est toujours fait un devoir de se rendre aux vœux du peuple, sage défenseur de la religion et du trône.

Le peuple.

Viva ! — viva !

L’alcade.

Or, mes seigneurs, la junte…

Le prêtre, l’interrompant.

Monsieur, au nom du ciel, songez que ce malheureux attend la mort, là, sur cet échafaud !

L’alcade.

Je sais ce que j’ai à dire. Or, mes seigneurs, la Junte a pesé, mûri, combattu dans sa profonde sagesse la demande que vous lui adressez ; et voyez, mes seigneurs, si le bien, l’intérêt, l’avantage du peuple n’est pas le seul mobile de toutes nos décisions ; voyez si les délégués de votre roi n’ont pas à cœur de suivre ses paternelles instructions, les paternelles instructions de celui qui vous porte dans son cœur, comme une vaste famille. L’Alcade s’attendrit par degré. Car il me l’a dit, mes seigneurs, il me l’a dit à moi-même : Je vous confie une partie de mes droits sur mes enfans. Il pleure. Songez que leur bonheur m’est cher avant toute chose. Il sanglote. Comme j’ai juré de faire votre bonheur, je tiendrai mon serment. Mais je me tais, mes seigneurs, je me tais, car les expressions me manquent ; heureusement les faits y suppléeront. Avec un touchant sourire, mêlé de larmes. Vous aurez le poing, mes bons amis, vous aurez le poing !

La foule.

Viva ! — viva el Alcade ! — viva el Rey absoluto ! — viva el Alcade !

L’alcade.

Bourreau, tu as entendu, agis.

Le Gitano.

Enfin !

Le bourreau.

Non, mon seigneur.

L’alcade.

Comment !

Le bourreau.

On m’a fait venir de Cordoue, on m’a dérangé de mes occupations, ce n’est pas ma faute à moi si le bourreau de Cadix est mort.

L’alcade.

Que nous fait cela ?

Le bourreau.

Mon seigneur, on me donne vingt douros pour étrangler le condamné que voici, mais non pour lui couper encore le poing. Ajoutez dix douros, seigneur, et je suis à vous.

Le prêtre.

Quel horreur, ô mon Dieu !

Le Gitano.

Le drôle donnera une bonne dot à sa fille ; il entend les affaires.

L’alcade, à la Junte.

M’est avis, mes seigneurs, que c’est fort cher dix douros. Au bourreau. Allons donc, Miko, bah, un coup de couperet est bientôt donné, voyons, sois complaisant.

Le bourreau.

Vous ne l’aurez pas à un réal meilleur marché.

Le peuple, jetant de l’argent.

Voilà, voilà les dix douros, le poing du sacrilège !

Un boucher, agitant son coutelas, et se précipitant sur l’échafaud.

Par saint Jacques ! je le coupe pour rien, moi, le poing ! et l’autre encore, et la tête si l’on veut !

Le bourreau.

Compère, vais-je tuer vos bestiaux, moi ? chacun son état ; seulement prêtez-moi ce coutelas, si vous êtes chrétien

Le boucher redescend au milieu des bravos ; le bourreau ramasse soigneusement l’argent, remonte, appuie le poing du Gitano sur le bras du fauteuil, lève le coutelas, la lame siffle, le poignet tombe à côté du Prêtre, qui prie agenouillé.
La foule.

Bravo ! — Viva ! — Mort à l’hérétique ! — Mort au sacrilège !

Le Gitano.

Je croyais que c’était plus douloureux, mon vieil ami.

Le prêtre, se levant, et d’une voix sonore et retentissante.

Il était coupable devant les hommes, ce martyre l’absout devant Dieu !

Fasillo, se précipitant sur le poignet, et l’enveloppant dans son manteau.

Prêtre, tu ne dis pas tout : ce sang retombera sur eux ! Adieu, commandant, il me faut encore de la force pour te venger : je m’en vais, car une minute de plus, et je mourrais là.

Fasillo disparaît dans la foule.
Pepa.

Qui appelle-t-il son commandant, ce jeune fou ? tais-toi donc, Juana, car voici le beau moment. Silence, silence !

On fait profond silence.


Le prêtre se jette dans les bras du condamné ; le bourreau s’approche, passe au cou du Gitano le collier de fer qui s’adapte au poteau ; puis il agit, au moyen d’un tourniquet, sur la vis de rappel, et le carcan, en se serrant contre le pieu, presse violemment le cou du patient. Encore un tour, et le Gitano est étranglé ; à ce moment, le prêtre lui jette un voile sur le visage, et tombe à ses pieds, en priant ; la foule crie bravo, et se retire satisfaite. Le soir, quand le soleil se coucha derrière la tour de la Douane, l’Alcade revint au pied de l’échafaud, où l’on avait laissé le corps du supplicié. Là, il se découvrit, et, selon l’usage, il l’appela trois fois ; comme, selon l’usage encore, le Gitano ne répondit pas, les valets du bourreau prirent son corps, qui fut jeté à la voirie, et dévoré par les chiens.