Plik et Plok/El Gitano/08


Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 97-114).
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El Gitano


CHAPITRE VIII.

La Châsse de Saint-Joseph.


Por miedo ?… no señor….
Par peur ? non, seigneur !
Calderon.


— Iago, Iago ! cria le capitaine de la Châsse de Saint-Joseph. Iago, mon second moi-même, fais mettre les canonniers à leurs pièces.

— Capitaine,… je…

— Tu trembles, on dirait ?

— Non, capitaine, mais le levante m’a porté sur les nerfs.

— Par le Christ ! à la bonne heure. Que penserait-on si l’on voyait le lieutenant du navire que je commande, trembler comme un goéland par un temps d’orage. Allons, canonniers, à vos pièces ; et vous autres, orientez grand’largue, prenons le vent de cette tartane, que Satan confonde ! et en passant à poupe, nous lui enverrons notre volée. Que Dieu me soit en aide, le levante mollit !… Ah ! par la Vierge ! ce sera une belle fête pour le peuple de Cadix, que le jour où tu y entreras les fers aux pieds et aux mains avec ton équipage de démons ! Chien maudit ! disait l’honnête Massareo, en montrant le poing à la tartane désemparée, silencieuse et sombre, qui se balançait au mouvement des flots.

— Oui, oui, reprit Massareo, par saint Joseph, ruse de guerre ! tu ne bouges pas plus qu’une bouée, pour que je m’approche de toi à longueur de gaffe… Alors tu jetterais sur mon pauvre lougre une chemise soufrée qui le brûlerait jusqu’aux œuvres vives !… ou tu me jouerais quelque autre tour diabolique, mais Notre-Dame protège le vieux Massareo. Plus d’une fois il a dérobé de riches galions du Mexique aux griffes de ces damnés d’Anglais, qui en savaient pourtant long, sainte Vierge ! les hérétiques ! Et il se signa. Puis, s’adressant au timonnier : — Toi, viens au vent, lofe, lofe donc, butor, et songe à virer de bord.

Le levante diminuait sensiblement, et on voyait aux nuages qui s’avançaient rapidement de l’horizon, et aux oscillations de la brise qu’elle tournait au sud. Les étoiles se voilèrent, et la nuit, d’abord fort claire, devint épaisse tout à coup. La tartane était plongée dans l’obscurité ; seulement un point lumineux brillait à son arrière, dans la direction de la chambre, mais on n’entendait pas le plus léger bruit à bord, et personne ne paraissait sur le pont.

Le capitaine du lougre garde-côte, ayant heureusement effectué son changement d’amures, revint et laissa porter sur la tartane jusqu’à demi-portée de pistolet. Là, il appela son lieutenant Iago ; mais celui-ci, croyant qu’il s’agissait de commander le feu, disparut avec la rapidité de l’éclair.

— Iago ! reprit-il encore.

— Seigneur capitaine, il est à fond de cale, par votre ordre, a-t-il dit, pour veiller au passage des poudres.

— Le misérable ! Par saint Jacques ! qu’on l’apporte mort ou vif sur le pont ; et toi, donne-moi mon porte-voix de combat, Alvarès.

Alors le brave Massareo tourna vers le navire muet l’énorme orifice de l’instrument, et lui cria :

— Ho hé !… de la tartane !… ho hé !…

Puis il baissa le porte-voix, mit sa main en conque auprès de son oreille, pour ne pas perdre un son, et écouta attentivement.

Rien… Profond silence…

— Hein ? dit-il au quartier-maître, qui était près de lui.

— Je n’ai rien entendu du tout, seigneur capitaine, si ce n’est une espèce de gémissement ; mais, par le ciel, ne vous y fiez pas ! parlez plutôt à bons coups de canon, ils entendront cette langue-là, par saint Pierre ! car notre brave amiral Galledo, que Dieu tient sous son bras droit, — il ôta son bonnet, et reprit : — notre brave amiral disait toujours que c’était la langue universelle, et que…

— Paix, Alvarès, paix ! tais-toi, vieux congre. Il m’a semblé voir quelque chose se remuer sur le pont. Et de nouveau, embouchant l’immense porte-voix, il cria :

— Ho hé !… de la tartane !… ho hé !… envoyez une embarcation à bord, ou l’on va vous couler…

— Comme des chiens maudits que vous êtes ! ajouta Alvarès.

— Te tairas-tu ; ils peuvent avoir parlé, et ta sotte langue, qui va aussi vite que le cri d’un cabestan, m’a empêché de rien entendre, dit le capitaine en reprenant avec une volubilité colérique :

— Pour la troisième fois, ho hé ! de la tartane !… répondez… ou je fais feu.

Cette fois, on distingua un gémissement prolongé qui n’avait rien d’humain, et fit pâlir le capitaine Massareo sur son banc de quart.

— Capitaine, si vous m’en croyez, dit Alvarès en se signant, envoyons notre volée et virons de bord ; car je vois le feu saint Elme qui voltige à l’arrière, et, par la Vierge ! il ne fait pas bon ici.

— C’est par trop fort ! s’écria Massareo ; saint Paul, priez pour nous ! allons, à la grâce de Dieu ! Canonniers, à vos pièces ; armez vos batteries. Bien ! Faites le signe de croix. Bien ! Maintenant, feu !… feu !… tribord.

La volée partit, et sa lueur, éclairant un instant la tartane, projeta sur les eaux un vif reflet de lumière. Puis, quand la fumée blanchâtre de la poudre fut dissipée, on vit toujours le bâtiment, noir, silencieux, avec son point lumineux à l’arrière, obscurci de temps en temps par une ombre qui passait et repassait dans la chambre.

— Eh bien, Alvarès ? demanda Massareo, qui ne comprenait rien à l’obstination du navire canonné. — Seigneur, tous les boulets ont porté en plein bois ; et ce maudit ne bouge pas. Pourtant, il y a du monde à bord, j’en jurerais par mon chapelet. — Le cas est épineux, dit Massareo avec inquiétude ; je vais faire courir une bordée au large, pendant que moi, toi, le canonnier Perès et ce poltron d’Iago, qui est pourtant d’un assez bon conseil, nous délibérerons sur la marche qu’il faut suivre.

On vira donc de bord, en s’élevant à l’est ; on apporta Iago. Les quatre membres de cette assemblée se réunirent, et la discussion fut ouverte.

Aucun plan n’avait encore été arrêté, lorsque le prudent Iago s’écria :

— Avec la protection de Notre-Dame, voici ce que je fais, moi ! J’arme une chaloupe en guerre ; je m’approche de la tartane maudite, et je m’en empare à l’abordage !… Hein ! mes compères, qu’en dites-vous ?

Ses compères avaient bien pensé à ce moyen, le seul qu’on pût raisonnablement employer ; mais aussi ses compères s’étaient abstenus d’en parler, sachant que celui qui indiquerait cette mesure serait naturellement chargé de l’exécuter. L’inconcevable témérité d’Iago les tirant d’embarras, il n’y eut qu’une voix pour louer et féliciter l’auteur de cet admirable plan de campagne, qui vit, mais trop tard, dans quelle position dangereuse il venait de se mettre.

— Le ciel vous a inspiré, remerciez-le, Iago, dit le capitaine.

— Frère Iago, que tu es heureux ! reprit Alvarès en lui frappant amicalement sur l’épaule. Par le Christ ! c’est une belle occasion pour toi de passer officier. Que ne suis-je à ta place ! Quelle gloire tu vas recueillir en exécutant ton audacieux projet ! Prendre le maudit à l’abordage !!! On vendra ton portrait dans les rues de Cadix, et l’on te chantera sur la place San-Antonio. Heureux mortel ! Et il gagna l’escalier qui menait à la cale, en sifflotant d’un air dégagé.

— Mais, s’écria le malheureux Iago, tremblant et étourdi, je n’ai pas dit que je…

— Vous aurez meilleure chance pour aborder le maudit en l’attaquant par tribord, mon fils, lui dit gravement le canonnier Perès ; bas-bord porte malheur, et voici probablement ce qui arrivera : — Vous approchez à une longueur d’embarcation ;… on tire sur vous ;… c’est bien, mon compère. — Vous accostez ;… on lance du haut des vergues une grappe de boulets, qui coule votre chaloupe… C’est très-bien, mon compère. — Alors, avec l’agilité que vous devez posséder vous et votre monde, tâchez de vous attacher aux porte-haubans, aux échelles, et à tout ce qui est à votre portée… C’est parfait, mon compère. — Mais en voici bien d’une autre, par tous les saints du paradis ! Pendant que vous êtes cramponné au plat bord, un panneau se démasque tout à coup, et vous vous trouvez nez à nez avec une douzaine de tremblons évasés, chargés jusqu’à la gueule de balles, clous et lingots, qui, vous pensez bien, font un feu d’enfer et tuent les trois quarts de vos hommes au moins. — Alors, ceux qui restent — s’il en reste — grimpent lestement à l’abordage comme des chats sauvages, le poignard entre les dents et le pistolet au poing ; on se bat corps à corps, on tue, on est tué ;… mais on a toujours eu de la gloire, et voilà. — Par les douleurs de Notre-Dame ! que ne suis-je à votre place. Oh oui ! que ne suis-je à votre place, mon fils ! répéta-t-il avec un bruyant soupir, mais en disparaissant néanmoins assez vite dans le faux-pont.

— Mais, sainte Vierge ! s’écria Iago, qui avait vingt fois tenté d’interrompre le canonnier Perès, mais, par la couronne d’épines du Seigneur ! j’ai donné ce conseil, ce n’est pas pour l’exécuter moi-même ; et puisqu’ils envient ma place…

— Non, Iago, reprit le brave Massareo, ce serait une injustice ; cette mission vous appartient de droit, et vous l’aurez. Vous l’aurez, Iago ! C’est aussi pousser la délicatesse trop loin.

— Vous avez semé, il est juste que vous recueilliez, dit un autre.

— Sans doute, il faut beaucoup de courage, de sang froid, d’agilité et de bonheur surtout pour mettre à fin une entreprise aussi hasardeuse ; mais avec l’aide de Dieu et de votre patron, Iago, vous vous en tirerez à votre honneur ; sinon, vous mourrez de la mort des braves, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Allez, mon fils, faites bien, Dieu et votre chef ont les yeux sur vous, reprit le capitaine.

— Mais, par tous les saints des chapelles de la cathédrale de Cadix ! cria Iago, pâle de crainte et de colère, je veux à l’instant…

— Je ne puis que louer un tel empressement, Iago. Je vais donc donner les ordres nécessaires pour faire armer la chaloupe en guerre. Rien ne vous manquera ; poignards, haches, piques d’abordage, espingoles, balles mâchées et non mâchées, petits paquets de mitraille. — Soyez tranquille, mon fils, je veille sur vous avec la sollicitude d’un père. — Allons, allons, modérez cette ardeur, et, comme un véritable Espagnol, songez à Dieu, à votre roi et à votre dame, si vous en avez une. Pensez donc quelle sera sa joie quand elle vous verra revenir mourant, couvert de blessures, et que la foule criera en vous entourant : C’est lui, c’est le vainqueur du Gitano ! C’est le brave Iago ! — Ah ! mon fils, si ma position ne m’obligeait à rester à bord !… mort de ma vie ! vous n’auriez pas eu cette mission. Non, par saint Jacques ! vous ne l’auriez pas eue.

Et il prenait le même chemin que les autres membres du conseil, lorsque Iago le retint par le bras en s’écriant :

— Non, capitaine, non ! j’aimerais mieux rester dans une église, ma toque sur la tête, ne pas m’agenouiller devant le Saint-Sacrement, manquer à mon rosaire, que d’aller à bord de ce navire damné, de ce navire où Satan tient sa cour ; et d’ailleurs, reprit-il avec assurance, convaincu d’avoir trouvé un argument sans réplique, d’ailleurs, ma religion me défend le contact des excommuniés et des apostats.

— Qui vous parle de cela, mon fils ? dit le capitaine en se signant ; je suis trop bon chrétien, je tiens trop au salut du corps et de l’âme de mes matelots pour les exposer ainsi. — À la bonne heure, capitaine, c’est cela, tenez surtout au salut du corps, entendez-vous ? du corps de vos marins, c’est l’important, dit Iago un peu rassuré. — Mon fils, reprit le capitaine, vous ne m’aviez pas compris ; je suis loin d’exiger que vous étrangliez le mécréant de vos propres mains. Sainte Vierge ! non, sans doute, ce contact me fait frémir d’horreur ; mais la balle de votre mousquet ou la lame de votre poignard éviteront cette souillure à vos mains toutes chrétiennes !

Iago, encore exaspéré par la déception qu’il éprouvait, s’écria : — Non ! ni fer, ni plomb, ni moi, ne mettront cet excommunié à mort. Je n’irai pas à bord, par les mille plaies de saint Julien ! non, je n’irai pas, ajouta-t-il en frappant violemment du pied. — Iago, mon ami, reprit froidement le capitaine, j’ai droit de vie et de mort sur tout homme de mon équipage qui se révolte et refuse d’exécuter mes ordres.

Et ce disant, il lui montra deux pistolets qu’il avait déposés sur le cabestan.

Dans cette effrayante alternative, Iago préféra l’abordage, et descendit dans la chaloupe qui l’attendait, avec la morne résignation d’un homme que l’on mène à la mort.

En s’éloignant du lougre, le malheureux Iago, se rappelant les avis et les prédictions du canonnier, que la peur avait gravés dans sa tête, s’attendait à chaque moment à une subite décharge de mousqueterie. Il accosta pourtant le long de la tartane, sans qu’un seul coup de feu partît de celle-ci. Alors, jetant son amarre, il recommanda son âme à Dieu ; car, d’après les renseignemens topographiques et précis du canonnier, c’était à ce moment que les larges gueules des tromblons devaient faire un feu d’enfer.

Il attendit donc, baisa son chapelet en s’écriant : — À genoux, mes frères, nous sommes morts !

Les dix hommes qui l’accompagnaient, profitant à tout hasard de cet avertissement, se jetèrent dans le fond de la chaloupe.

Silence, le même silence. On n’entendit, on ne vit rien… que la lumière qui brillait toujours dans la chambre, et qui, de temps en temps, était obscurcie par une ombre qui la cachait en passant.

Iago, un peu rassuré, se hasarda à lever la tête, puis la baissa vite à un craquement de la tartane, puis la releva encore, et n’aperçut ni tromblons ni panneaux.

Comme rien ne donne autant d’assurance qu’un danger passé ou évité, Iago se redressa saisi d’une ardeur martiale, et grimpa à bord, suivi de ses dix hommes, que son exemple électrisait. Arrivés sur le pont, ils ne trouvèrent que des débris, des manœuvres brisées par le vent, un désordre enfin qui annonçait que ce navire avait cruellement souffert du levante. Mais tout à coup, on entendit un bruit désordonné dans le faux pont.

Les dix matelots et le second de la Châsse de Saint-Joseph se regardèrent en pâlissant ; pourtant ils crièrent d’une voix un peu chevrotante, il est vrai : — Vive le roi ! en avant la Châsse de Saint-Joseph et le brave Iago !

Or les compagnons d’armes du brave Iago, qui étaient sur ses talons, pressés les uns contre les autres, entendant ce tapage imprévu, se rapprochèrent si brusquement de lui que le malheureux héros fut poussé dans le grand panneau qui était à ses pieds, et disparut.

Ses matelots, prenant cette chute pour une preuve de dévoûment et d’intrépidité, suivirent ce nouveau Curtius aux cris de vive Iago ! et sautèrent dans le faux-pont comme les moutons de Panurge.

Iago s’était relevé promptement, et, profitant de l’erreur de ses marins, il leur dit à voix basse :

— Mes fils, le courage et le sang-froid ne sont rien : vous avez tous vu qu’au risque de tomber sur des milliers de piques ou de sabres, je me suis précipité aveuglément dans le faux-pont… c’est de l’audace, voilà tout.

— Vive notre brave Iago ! répétèrent les matelots.

— Taisez-vous ! au nom du ciel, taisez-vous, mes fils ; vous poussez des cris à effaroucher des mouettes. Gardez vos vive Iago ! pour plus tard. Vous crierez cela sur la place San-Antonio. Ce sera d’un bon effet ; mais avisons au moyen de forcer ce repaire de démons.

Et il montrait la grande chambre dans laquelle on faisait toujours un bruit infernal. Tout à coup, frappé d’une idée subite, il s’écria : — Mes amis, armez vos carabines… feu ! feu sur cette cloison !

Ce qui avait surtout décidé Iago à prendre ce parti, c’est que, dans cette manœuvre, il se trouvait nécessairement posté derrière sa troupe, et par conséquent à l’abri du premier choc de la sortie que pouvaient tenter les assiégés. — Feu ! et que Dieu nous aide, répéta-t-il en poussant son peloton devant lui. On fit feu.

À une distance aussi rapprochée, les balles, arrivant en masse sur la cloison, la défoncèrent en partie, et avant que les matelots eussent rechargé leurs armes, une masse effroyable les culbuta et roula sur eux en poussant d’horribles mugissemens.

— Méfiez-vous ! criait Iago, qui tenait un de ses braves par le milieu du corps, et promenait çà et là devant lui cette espèce de bouclier vivant. Méfiez-vous, c’est une ruse de guerre, ils vont bientôt fondre sur vous. Rechargez vos armes ! — Seigneur lieutenant, dit un marin, mais l’assiégé a la plus belle paire de cornes que jamais chrétien ait eue plantée sur la tête.

— Saisissez le monstre ! cria Iago en reculant avec son bouclier ; c’est le damné, saisissez-le… Vade retrò Satanas… saint Jacques, saint Joseph, ayez pitié de nous ! — Mais, lieutenant, ce n’est… ce n’est qu’un bœuf. Par la Vierge ! et un vaillant bœuf qui se meurt, je crois. Jésus ! sept balles dans le corps ! Et la lumière que l’on apporta de la grande chambre permit de s’assurer de l’exactitude de ce curieux bulletin. C’était en effet un bœuf destiné à la nourriture de l’équipage de la tartane, et qu’on avait probablement été forcé d’abandonner en quittant le navire.

— Un bœuf, un ignoble bœuf ! disait Iago. Un plan d’attaque combiné avec tant de sang froid et exécuté avec tant d’audace pour… pour prendre un bœuf à l’abordage ! — Nous allons l’emporter, n’est-ce pas, lieutenant ? Il y a assez long-temps que nous doublons le cap Lard et la pointe Gourgannes, pour jeter l’ancre sur un peu de viande fraîche.

— Tenez,… les entendez-vous ? reprit Iago avec colère. Ânes, brutes que vous êtes ! vous allez, n’est-ce pas, vous exposer aux huées de vos camarades, en emportant ce beau trophée… Je m’y oppose ; remontez sur le pont, suivez-moi, fermez les écoutilles, et, surtout, une fois au bord du lougre, ne démentez pas un mot de ce que je dirai au capitaine Massareo, dans votre intérêt comme dans le mien.

Iago revint à bord du lougre, où l’on commençait à s’inquiéter des suites de la fusillade, et fit, avec une impudence rare, un récit détaillé de son combat contre le Gitano et ses démons.

— Enfin, ajouta-t-il, enfin, capitaine, tous morts ou hors de combat.

En écoutant cette héroïque narration, où l’intrépidité de Iago se révélait pour la première fois, le capitaine Massareo, qui connaissait parfaitement la lâcheté de son second, ne concevait rien à ce changement subit ; mais se rappelant la mâchoire de Samson, l’âne de Balaam, et tant d’autres miracles, il finit par regarder Iago comme un élu que Dieu avait tout à coup animé d’un souffle divin, pour lui donner la force de combattre un réprouvé, un fils de l’ange rebelle. Aussi, une fois qu’il eut adopté cette malheureuse idée, il crut aveuglément toutes les sottises et tous les mensonges qu’il plut à Iago de lui débiter.

— Et le Gitano ? demanda-t-il enfin.

— Le Gitano, capitaine, était probablement déguisé, mais je suis convaincu qu’il est au nombre des morts. Diable de sang, comme ça tache ! dit Iago, qui voulait sans doute détourner la conversation d’un sujet aussi délicat, et il s’interrompit pour essuyer une large trace sanglante qui sillonnait sa veste : c’était encore une suite de l’agonie du pauvre quadrupède.

— Vous êtes blessé ? brave lago, dit le capitaine avec intérêt, je veux voir.

— Non, non, par ma mère ! vous ne verrez pas. C’est un rien, une misère, répondit Iago avec une insouciance affectée, en se reculant précipitamment ; mais ce qui est important, capitaine, c’est de couler bas ce nid de démons. Les écoutilles sont fermées, ce sera l’affaire de quelques volées, et nous aurons purgé la côte du plus grand scélérat qui l’ait jamais infestée.

Massareo se mourait d’envie de demander à son tour pourquoi on n’avait pas ramené des prisonniers qui auraient pu faire foi de l’heureux succès de l’expédition ; mais il se voyait alors nécessairement chargé de cette seconde mission, et comme il ne s’en souciait nullement, il acquiesça donc à tout ce que voulut le vaillant et saint Iago, et l’on commença à canonner vigoureusement la tartane sosie du Gitano, qui ne pouvait résister long-temps à un feu aussi bien nourri.