PleureusesErnest Flammarion (p. 91-98).


LES CHOSES


Que les lettres de mon histoire…


L’HABITUDE


Et leurs yeux pleureront tout seuls…


Un soir triste me prend après les jours de flamme
Dans son repos dormant ;
Mes souvenirs sont seuls, ils ont perdu leur âme,
Et vont tout doucement.

Maintenant tout est mort dans ma morne vieillesse
Et sur mon front pâli,
Où le bonheur paisible a jeté sa tristesse,
A jeté son oubli.


Le temps lava mon âme aux sanctuaires d’ombres,
Le temps, calme reflux,
Et je marche guidé par de douces mains sombres
Que je ne connais plus.

Comme un fleuve tranquille et pâle dans ses rives
Sous le deuil des rameaux,
Ma voix sans souvenir a des formes plaintives
Qui pleurent sur les mots.

Je laisse sans penser, rêver ma vue errante,
Aux horizons voilés,
Et je porte avec moi mon âme indifférente
Et mes yeux désolés.

Je m’en vais dans le bois parmi la nuit pensive,
La nuit, parmi la paix,
Avec ma marche lente et mon âme attentive,
Comme si j’écoutais.


Et tout seul, sans un mot, parmi les sentiers vides
Des sous-bois où j’allais,
Pendant quelques instants j’aurai les mains timides
Comme si tu tremblais.

La nuit, quand le sommeil tombe des hautes branches
Comme une mort d’espoirs,
J’irai voir l’azur calme et les étoiles blanches
Parmi les rameaux noirs.

J’irai voir, morne et doux, comme l’hiver s’effeuille,
Quand le vent fait gémir
Le bois mystérieux, le bois qui se recueille
Et qui va s’endormir.

Les hommes penseront au vieux passé qui tremble,
Les vieux, vagues aïeuls…
Avec leurs yeux vivants ils nous verront ensemble,
Nous qui sommes tout seuls.


Ils croiront que j’attends doucement que tu viennes
Sur la route où je viens ;
Ils croiront que mes mains pensent encore aux tiennes
Et mes regards aux tiens.

Ils ne comprendront pas que nos âmes sont closes
Aux regards du réel.
Ils ne savent pas bien quelle est la mort des choses
Qui pleurent sous le ciel.

Qu’il ne nous est resté que la forme sans sève
Et que l’humble décor,
Que nous n’avons gardé que le rêve du rêve,
Et que le reste dort.

Puisque les libertés dorment de lassitude
Aux cœurs vides de deuil,
Oh ! puissé-je garder la suprême habitude
De révolte et d’orgueil !


Oh ! puissé-je en remplir, sourd à la voix du blâme,
Sourd aux cris du remords,
Mes deux bras qui seront la tombe de mon âme
Avec leurs gestes morts.

Redresse-toi, géant de pierre, être paisible,
De toute ta hauteur ;
Et que des cris d’orgueil dans ta tête impassible
Montent avec lenteur.