PleureusesErnest Flammarion (p. 21-24).
◄  Adieu


DANS LE PASSÉ


Si je la rappelais à la clarté du jour,
Elle y remonterait avec sa solitude.


Je me suis retiré doucement pour rêver
Dans ce coin où les chants se perdent en murmures.
Le vertige du bal tombe au pied des tentures,
Et la blonde aux yeux gris ne peut plus me trouver.

Voici ma vision qui s’emplit de vieillesse ;
Je vois au fond de moi des bals, des bals lointains,
Avec leurs pas confus et leurs feux incertains,
Et la voix qu’ils avaient en mourant de tristesse.


J’ai construit au hasard le doux rêve effleuré…
Une vieille habitude y revient la première,
Puis un peu de musique y tremble sans lumière
Et cherche le bonheur dont elle avait pleuré.

Je ne sais plus la main qui s’est abandonnée,
Mais mon cœur se souvient qu’elle frémit un peu.
J’ai perdu lentement la parole d’aveu,
Mais gardé la douceur qui me l'avait donnée.

Je n’ai rien ajouté qui ne fût pas en moi ;
Je n’ai point ici-bas de lyre ni de muse,
J’ai fait parler le songe avec sa voix confuse
Et j’ai laissé l’oubli dormir auprès de toi.

Et pourtant, j’ai senti dans la vision brève
Quelle mélancolie erre sous la clarté,
Et regardé longtemps le départ attristé
Que tes pas fugitifs ont laissé dans mon rêve.


Comme, dans le chemin que nous avons rempli,
Nous sommes loin depuis que nous nous en allâmes !
Le bonheur éternel est au fond de nos âmes,
Triste comme un départ et doux comme un oubli.

Maintenant laissez-moi dans ma chambre endormie,
Loin de la fête neuve et riche du printemps,
À moi qui n’ai trouvé que quelques pas du temps
Entre l'enfant joyeuse et la tranquille amie.

Heureux, toi dont l’orgueil n’a plus besoin d’aveu,
Heureux, ô toi qui vas tout seul parmi le monde,
Qui sais que tout sourire a sa douleur profonde,
Et comprends qu’un bonheur est rempli d’un adieu.