SECTION CINQUIÈME.

SCIENCES.


CHAPITRE I.

DE QUELQUES FAUSSES SCIENCES, TELLES QUE LA MAGIE,
LA DIVINATION, ETC..

Passons aux sciences physiques, c’est-à-dire aux sciences dont l’ensemble comprend l’étude matérielle de l’homme et de l’univers.

L’histoire des sciences comme l’histoire des peuples commence par des fables. Au lieu d’étudier la nature on tente de la soumettre à des formules mystérieuses. L’homme avide et crédule veut changer le plomb en or, la rosée du ciel en breuvage d’immortalité ; il attache son destin à une étoile, et voit l’avenir gravé dans les entrailles des victimes ou sur le livre sacré des Sibylles. Ainsi les sciences occultes naissent avant les sciences naturelles, et l’imagination des peuples leur prête la force de Dieu même. Dans l’antiquité elles gagnent des batailles, elles fondent des empires, dominant tout et jusqu’aux plus hautes intelligences ! Alexandre et Socrate consultent les oracles, et les héros de Rome se soumettent aux poulets sacrés !

Chez les modernes ces influences furent moins glorieuses sans être moins puissantes. La magie, les enchantements, l’art de connaître l’avenir et de soumettre les démons, les mystères de la religion mêlés aux mystères de la sorcellerie, donnent un caractère étrange de tristesse et de grandeur à notre moyen-âge. Toutes les superstitions des anciens se modifient : elles ne peuvent plus rien pour la prospérité des empires, elles peuvent tout pour le malheur des peuples. Ce fut une époque fatale d’imagination et d’aveuglement : les ombres sortaient de leurs tombeaux, les démons se faisaient esclaves de l’homme au prix de son âme, la science enseignait des paroles pour évoquer les esprits, et à sa voix des armées de fantômes apparaissaient sur toute la terre. Alors une lutte terrible s’engage entre le monde des morts et le monde des vivants ; on eût dit que le ciel et l’enfer se disputaient une seconde fois l’empire. Partout où Satan se montre les échafauds s’élèvent, les bourreaux frappent, les bûchers s’allument. Cette lutte toujours sanglante dura plusieurs siècles, et pendant tout ce temps, prêtres, rois, peuples, savants, magiciens, combattirent dans les ténèbres !

Tels furent les mauvais fruits des sciences occultes. Comment le peuple aurait-il pu douter de la magie, lorsque ses enchantements se trouvaient attestés par le droit romain, le droit Canon[1], les Pères de l’Église[2], l’autorité des conciles[3], les ordonnances de nos rois[4], les arrêts des parlements[5] et les supplices des magiciens.

Le docte Reuchlin, l’ami d’Erasme, dédie au pape Léon X un livre sur l’art cabalistique !

Jacques Ier, roi d’Angleterre, compose un traité de la démonologie !

Bodin, auteur de la République, ouvrage consulté avec fruit par Montesquieu, écrit sur les démons et sur les sorciers ; il croit aux sabbats ! il croit à la transformation des hommes en loups, et cite des procédures criminelles à l’appui de ses croyances !

Un homme qui fit l’étonnement de son siècle par l’immensité de ses connaissances, un prince souverain d’Italie qu’on ne peut soupçonner de charlatanisme, Jean Pic de La Mirandole, publie neuf cents propositions sur toutes les sciences, et consacre les soixante-onze dernières à l’art cabalistique dont il exalte les prodiges. Cet art lui a fait connaître l’époque précise de la fin du monde, qui arrivera, dit-il, dans cinq cent quatorze ans et vingt-cinq jours, à partir de la minute où il écrit. Suivant ce calcul, le monde n’aurait plus que cent quatre-vingts ans de durée, aujourd’hui trente novembre dix-huit cent trente-six !

La puissance des enchantements est si grande, dit Agrippa, qu’on croit qu’ils peuvent renverser toute la nature. Quelques mots de magie suffisent pour enfler soudain la mer la plus calme, déchaîner les vents, arrêter le soleil, et détacher les étoiles de la voûte céleste… et si cela n’était pas, comment les lois porteraient-elles des peines si rigoureuses contre ceux qui enchantent le ciel et la terre[6] ?

Eh bien ! ces sciences qui ont fait des martyrs, et dont les adeptes croyaient posséder la puissance de Dieu ; ces sciences qui furent tour à tour la terreur et l’admiration des peuples, après des siècles de persécution et de gloire sont venues expirer dans l’antre de quelques vieilles sibylles et sur les tréteaux des charlatans. Les prodiges ont cessé, les oracles se sont tus, les mauvais esprits sont rentrés dans leurs ténèbres et les spectres dans leurs tombeaux ; et pour expliquer ce que toutes ces choses vues et entendues par nos pères avaient de merveilleux, il nous reste le magnétisme et la catalepsie !

Il reste aussi des milliers de volumes ; mais qui n’expliquent rien, et qui tous sont morts comme les sciences qu’ils enseignaient. Ici nous retrouvons le même encombrement que dans la jurisprudence et la théologie. Nos bibliothèques publiques plient sous le poids de ces œuvres de crédulité que les noms célèbres des Cardan, des Nostradamus, des Vanhelmont, des Campanelle, des Paracelse, des Arnauld de Villeneuve, des Raymond Lulle, des Agrippa, n’ont pu sauver de l’oubli. Passons donc aux sciences véritables, et voyons ce qu’elles ont produit pour la postérité.

CHAPITRE II.

DES LIVRES DE PHYSIQUE, DE CHIMIE, ETC.

On s’étonnera peut-être du petit nombre de livres que renferme ce chapitre de notre catalogue.

D’abord, nous avons dû en distraire toutes les œuvres mathématiques, dont la langue universelle n’est cependant accessible qu’à infiniment peu de lecteurs ; plus tous les livres spéciaux de physique, de chimie, d’anatomie, de zoologie, de botanique, sciences mobiles dont chaque progrès change le système, dont chaque système renouvelle les formes et dont, malgré nos richesses apparentes, nous ne possédons encore que les matériaux. Au point où nous en sommes, vingt ans, trente ans vieillissent une science. Que sont devenus les systèmes célèbres qui hier encore régnaient sur le monde savant ? Newton n’est plus le dieu de la lumière ; Franklin a perdu le sceptre de l’électricité, et Lavoisier celui de la chimie. Un fait nouveau suffit pour détruire les plus sublimes théories. Heureuse fluctuation, mouvement sublime, où chaque chute est un progrès et chaque destruction une lumière !

Voyez la chimie ! que d’expériences ingénieuses, que de découvertes inouïes ! Comme elle est riche pour le pauvre, comme elle est prodigue pour le riche ! Les anciens alchimistes voulaient composer de l’or, et ce secret, s’ils l’avaient découvert, aurait appauvri le monde ; la science nouvelle ne veut qu’étudier la nature, et cette étude lui révèle des formules qui sont la fortune des peuples. C’est une fée plus puissante, plus éblouissante que celles des Mille et une Nuits. Ses découvertes sont des créations, ses jeux sont des merveilles ; elle a des chars qui roulent sans coursiers, des vaisseaux qui voguent sans voiles ! elle fait le diamant avec du charbon, le sucre avec du charbon, de l’eau, et encore de l’eau, le saphir avec de l’argile, la lumière et la foudre avec une pierre d’aimant ; elle change en ténèbres les rayons du soleil, et dans un vase plein d’eau sa baguette magique trouve de brillantes illuminations.

Mais plus la chimie s’enrichit, plus le désordre augmente. Aucune théorie générale n’a remplacé les anciennes théories mortes sous le progrès ; chaque professeur fait sa langue, chaque école crée sa méthode, et l’unité européenne qui ressortait de la nomenclature de Lavoisier est remplacée par le chaos !

De tous ces faits il résulte que les sciences physiques n’ont qu’une vie transitoire qui ne permet guère de les introduire dans une bibliothèque universelle ; elles nous lèguent des noms qui effacent d’autres noms, des expériences qui tuent des systèmes ; et, chaque siècle, elles enfantent des milliers de volumes dont la postérité n’accepte que quelques pages !

Et en parlant de la physique, nous entendons encore la chimie, la minéralogie et la géologie, car ces quatre sciences, séparées dans les livres, n’en forment qu’une dans la nature.

Et cependant, malgré les observations qu’on vient de lire, cette section de notre catalogue ne restera pas entièrement vide. Nous avons recueilli trois ouvrages d’un mérite supérieur, et dont la destinée est de survivre aux révolutions de la science.

Les Lettres sur quelques sujets de physique et de philosophie, par Euler.

Les Lettres sur l’histoire de la terre et l’histoire de l’homme, par de Luc.

Le Discours sur les révolutions du globe, par Cuvier.

Ces trois ouvrages respirent la plus haute philosophie. Les deux premiers surtout sont empreints d’un sentiment religieux qui les fera vivre malgré le mouvement des systèmes et les progrès de la physique. C’est qu’il y a dans le sentiment religieux quelque chose de plus large, de plus puissant que dans nos théories les plus savantes ; la science n’explique que les causes secondaires, le sentiment religieux complète la science en l’élevant jusqu’à Dieu !

CHAPITRE III.

DES LIVRES D’ASTRONOMIE. — PTOLÉMÉE. — COPERNIC. — KEPLER.

De la physique de la terre nous passons à la physique du ciel. C’est la partie merveilleuse de notre collection. Elle ne renferme qu’un très petit nombre d’ouvrages, mais ces ouvrages sont ceux de Copernic, Galilée, Kepler, Newton, Herschel et Laplace, les plus grands noms de la science, ses créateurs et ses législateurs. La Providence permit que ces beaux génies se succédassent sans interruption sur la terre, pour expliquer l’immensité de la création. Une seule âme semble les avoir animés successivement. On les voit se passant le flambeau, et continuant la même pensée qui grandit toujours. Ainsi se compléta la science des orbes célestes ; l’œuvre de Dieu fut mesurée, sa puissance comprise, et du travail successif de ces six intelligences le système du monde jaillit dans son unité !

En 1543, c’est une de ces dates qui marquent dans l’histoire de l’esprit humain ; fut imprimé et publié pour la première fois, à Nuremberg, un volume petit in-folio, intitulé De revolutionibus orbium cœlestium, révolutions des orbes célestes. Ce livre, de cent quatre-vingt-seize feuillets, avait été composé par un chanoine de Frauenberg, Nicolas Copernic, qui, tout en faisant la médecine des pauvres et en régissant les biens de l’évêché de Warmie, avait découvert le système du monde. Mais le grand homme ne devait pas jouir de sa gloire. Il était sur son lit de mort lorsqu’on lui apporta le premier exemplaire de son livre ; ses mains le touchèrent, ses yeux le virent, puis soudain il expira, comme s’il eût attendu ce moment pour retourner dans sa patrie céleste. Sa mission était remplie ; il venait de révéler au genre humain une pensée que Dieu n’avait confiée qu’aux soleils qui roulent dans l’espace.

Toute l’astronomie moderne est sortie de ce livre ; avant lui il n’y avait rien.

Dans le système de Ptolémée, le soleil et les planètes traçaient des milliers de cercles lumineux autour de la terre immobile, et le ciel étoilé, s’inclinant d’orient en occident, tournait lui-même en vingt-quatre heures autour de notre système planétaire qu’il enveloppait tout entier de sa sphère d’azur et de cristal !

Le point de départ de Copernic est là. Il fallait tout changer, tout deviner ; il fallait replacer le soleil au centre de notre système, peser les mondes, agrandir l’espace, et mesurer l’immensité. L’infini, dont le sentiment est en nous, et dont la pensée nous écrase ; l’infini qui explique tout et que nous ne pouvons comprendre, pour trouver les lois de l’univers, il fallait l’imaginer, et presque le contempler. Cette conception fut la plus puissante de Copernic ; elle lui révéla l’immensité du ciel avant que Galilée eût inventé le télescope ; elle lui révéla le triple mouvement de la terre, avant que Galilée, Kepler et Newton eussent découvert les principes de la mécanique céleste. Il vit le ciel dans sa pensée, comme ces grands génies le virent dans les calculs de la science, comme ils le virent avec les instruments qui ouvrent l’espace, et toutes les découvertes faites après lui devinrent la justification de son système.

Que dans ce magnifique travail le sentiment de l’infini ait été la lumière de Copernic, il est impossible d’en douter ; la preuve, c’est que Tycho-Brahé, ce grand astronome qui découvrait des étoiles nouvelles, ce grand géomètre, précurseur inspiré de Kepler et de Newton, le premier qui observa les effets de la réfraction et la marche des comètes, n’objectait à Copernic que l’immensité de sa création. Si ce système est vrai, disait-il, chaque étoile devient un soleil environné de ses planètes, et alors que sommes-nous dans l’espace ? Accoutumé aux idées de limites, de cercles, de centres, il ne peut comprendre un ciel sans bornes, et demande avec effroi où est le milieu de cet infini !

C’est dans le chapitre X de ses orbes célestes que Copernic a réglé pour la première fois l’ordre des planètes et leurs mouvements autour du soleil immobile. Il y dévoile en quelque sorte le plan général de la création. Le troisième livre est l’explication du mouvement annuel de la terre, et de ce que les astronomes ont appelé depuis les stations, les rétrogradations des astres. C’est dans ce livre que l’auteur brise la charpente grossière de la vieille astronomie, et substitue à la complication de ses sphères et de ses cercles le double mouvement de l’axe du globe : découverte qui devint l’origine des plus grandes découvertes. Ainsi fut trouvé le mécanisme du monde, et ces merveilles, que la seule meditation révèle à Copernic, pour être prouvées, attendent deux siècles les calculs de Newton.

Lorsque Ptolémée combattait l’hypothèse du mouvement de la terre, il s’appuyait de cette objection : qu’en admettant que les corps placés à la surface de la terre tendent vers son centre, comme à un terme de repos, il faut que ce centre, et à plus forte raison la masse entière du globe, reste également en repos. Pour répondre à cette difficulté, Copernic imagine l’attraction.

« La pesanteur, dit-il, est une tendance que l’auteur de la nature a imprimée à toutes les parties de la matière pour s’unir et former des masses. Cette propriété appartient également à la lune, aux planètes et au soleil ; c’est elle qui a réuni et arrondi en globe les molécules qui les composent, et qui maintient leurs formes sphériques. Tous les corps placés à leur surface pèsent également vers leurs centres, sans jamais entraver leur circulation dans leur orbites[7]. »

Ainsi Copernic a dit le premier que la pesanteur est une propriété générale de la matière ; que cette propriété appartient à la terre, à la lune, au soleil, à toutes les planètes qui composent notre système ; enfin que c’est par son action que les astres s’agglomèrent et se maintiennent dans leurs formes sphériques. À ces pensées si vastes, à ces propositions si neuves, il manque un seul mot, le mot qui valut l’immortalité à Newton. En effet, cette force que Copernic découvre entre les molécules de la nature, il ne fallait, pour deviner l’attraction, que la transporter au milieu des astres.

Après le livre de Copernic vient le livre de Kepler sur les mouvements de Mars, l’un des plus beaux ouvrages, dit le savant et infortuné Bailly, qui ait jamais été exécuté par l’homme armé de la patience et du génie ! La route des planètes s’y trouve tracée pour la première fois dans des ellipses dont le soleil est le foyer commun. Copernic avait replacé cet astre au centre du monde ; Kepler découvre sa vertu motrice et lui donne une âme qui anime et gouverne tout. La vie que Dieu prodigue aux atomes invisibles, le philosophe l’entrevoit dans les grands corps célestes. Les mondes, les soleils sont à ses yeux des êtres organisés, les habitants de l’espace ; ils y naissent, dit-il, comme les oiseaux dans l’air[8], pour peupler l’étendue, comme les plantes dans le sein du globe pour l’embellir et le féconder. Ainsi, sous l’influence de sa puissante imagination, les mondes s’organisent, les astres vivent et pensent, et la vertu motrice du soleil devient une force intelligente qui pénètre et soutient l’univers. Système bizarre appuyé d’une idée sublime ; car ce fut une idée sublime que celle de la force motrice du soleil s’affaiblissant par la distance et agissant en ligne droite comme la lumière ! Kepler aussi touche l’attraction sans la deviner !

Si dans l’esprit de ce grand homme la vérité se mêle souvent à l’erreur, plus souvent encore elle s’en dégage comme la lumière se dégage des ténèbres. Kepler croyait avec son siècle à la propriété mystérieuse des nombres, à l’astrologie, à l’alchimie, à la magie, mais il croyait aussi à la simplicité des lois de la nature, et cette croyance, personne dans le siècle ne la partageait avec lui. Ce fut la marque de son génie et la source de sa gloire.

La recherche de ces lois, que lui seul entrevoyait, absorba sa vie. Celle qui établit une relation entre la distance des planètes au soleil et la longueur de l’année de chacune de ces planètes lui coûta dix-sept ans de méditation et de calculs. Il fut presque aussi longtemps à découvrir la loi des orbes célestes et la loi des aires, c’est-à-dire celle qui fixe la marche des astres dans une ellipse, et celle qui leur fait décrire chaque jour des portions d’ellipse équivalentes.

Toute l’astronomie moderne est comprise dans ces trois grandes lois ; elles sont la base du système du monde. Kepler a eu la gloire d’ouvrir la route où devait passer Newton.

Nous ne dirons rien ni de ses malheurs, ni de sa misère, ni des attaques furibondes de ses ennemis ; la contemplation du ciel et la conscience de ses découvertes le consolaient de tout. Ses préfaces respirent cette joie poétique des belles âmes qui reçoivent et donnent la lumière. Il s’y place toujours en présence de Dieu, seul auteur de tout ce qu’il fait de bien, de tout ce qui lui arrive d’heureux. C’est Dieu qui l’a conduit comme par la main vers Tycho-Brahé, son maître et son ami ; c’est Dieu qui lui a donné le pain du jour par la libéralité de deux magnanimes empereurs[9]. Sa persévérance dans l’étude, ses découvertes dans l’infini, la vie dut corps et la vie de l’âme, il les doit à Dieu qui lui a inspiré le désir de tout connaître pour tout adorer. Au moment de publier sa grande loi des orbites il écrit hardiment : Le doigt de Dieu est là ! et il termine la préface du cinquième livre de ses Harmonies du monde par ce passage remarquable où l’on voit tous les mouvements de son âme, sa constance à suivre une idée, la gradation de ses progrès et les transports de ses découvertes : « Déjà depuis huit mois j’ai vu le premier rayon de lumière ; depuis trois, j’ai vu le jour ; enfin à cette heure je vois le soleil de la plus admirable contemplation. Rien ne me retient plus ; je m’abandonne à mon enthousiasme, je veux braver les mortels par l’aveu franc que j’ai dérobé les vases d’or des Égyptiens pour en former à mon Dieu un tabernacle loin de l’Égypte idolâtre. Si l’on me pardonne, je m’en réjouis ; si l’on s’irrite, je me résigne. Le sort en est jeté, j’écris mon livre. Qu’il soit lu par la génération présente ou par la postérité, qu’importe ! Il peut attendre son lecteur ; Dieu n’a-t-il pas attendu six mille ans pour se donner un spectateur[10]. »

Ce grand homme, ce grand poète, protégé par deux empereurs, mourut dans la misère !

CHAPITRE IV.

VUE DE L’INFINI. — GALILÉE.

Mais le moment est venu où le voile qui nous cache les profondeurs du ciel doit tomber ! C’est aux enfants d’un lunetier de Middelbourg que la science doit la découverte du télescope. Le hasard voulut qu’en jouant avec des verres concaves et lenticulaires ils rencontrassent précisément la distance qui grossit les objets. Le bruit de ce prodige traversa les Alpes, et parvint jusqu’à Galilée, mais sans développement, sans détails. On lui dit seulement qu’on avait trouvé une combinaison de deux verres au moyen de laquelle les objets paraissaient considérablement agrandis. Ce phénomène le fit réfléchir ; il prit deux morceaux de verre qu’il tailla de sa propre main ; puis, les ayant placés dans un tuyau d’orgue en cherchant le point qui produisait le grossissement, il se trouva que le télescope était inventé !

Aussitôt Galilée le dirige vers le ciel. Heureuse pensée qui allait changer la science et renouveler les pensées du genre humain ! À mesure que l’œil de Galilée s’accoutume à ces espaces, de nouveaux espaces s’ouvrent, de nouveaux astres s’allument, une création sans fin lui apparaît. Un siècle et demi ne s’était pas encore écoulé depuis qu’au milieu du vaste Océan Colomb avait découvert un monde ; au milieu de l’océan céleste Galilée en découvre des millions ! Il veut les compter, leur nombre lui échappe ; c’est le sable de la mer jeté dans l’espace et changé en autant de soleils. Oh ! ce fut une joie divine que cette première contemplation ! Il voyait, lui, faible mortel, ce qu’aucun regard humain n’avait encore vu ! En présence de ces mondes nouveaux, flamboyants dans l’infini, il n’y avait alors que Dieu, les anges et Galilée !

Le premier essai public du télescope se fit au sommet de la tour de Saint-Marc, en présence de la noblesse de Venise. Le peuple tout entier attendait en bas, les yeux fixés sur la tour, s’entretenant des merveilles qu’on venait de découvrir et s’étonnant qu’un simple tube de cuivre pût ouvrir les routes du ciel ! Galilée lui-même a consigné ses découvertes dans un petit ouvrage, chef-d’œuvre de simplicité et de modestie, intitulé : Nouvelles des régions étoilées, Nuntius sidereus. Cet ouvrage fut publié en 1610, mais les découvertes dataient de 1609, et dejà elles étaient répétées dans tous les observatoires de l’Allemagne, de la Hollande, de la France, de l’Angleterre et de la Pologne : elles avaient le monde pour témoins.

Il y a quelque chose d’antique dans ce petit volume de deux cents pages qui renferme en si peu d’espace tant de choses nouvelles, tant de merveilles inconnues. D’abord Galilée dirige sa lunette sur la lune ; il voit sa surface claire et argentée, toute sillonnée de fleuves et de montagnes dont il mesure la hauteur. Il reconnaît une terre, suivant la méthode des analogies dont Copernic avait enrichi la science. La lune emploie un demi-mois à s’éclairer ; Galilée suit les gradations de cette longue aurore, et pendant quinze jours il a le plaisir de voir marcher la lumière et décroître l’ombre sur le disque de cette petite planète, jusqu’au moment où le soleil la couvrit tout entière. Enfin il jugea que nous devions offrir à la lune le même spectacle qu’elle nous offre, et que nous illuminions ses nuits comme elle illumine les nôtres !

Tournant ensuite son télescope sur les étoiles fixes, il fut surpris de ne les pas voir grandir comme la lune ; ce n’était plus qu’un point lumineux dépouillé de ses rayons. Mais une surprise plus grande fut de voir leur nombre s’accroître d’une manière si effrayante qu’il se crut un moment sous l’influence d’une illusion. Toutes les places du ciel qui paraissent vides à l’œil nu s’étaient soudain peuplées d’étoiles que l’éloignement rend invisibles. Alors il jeta les yeux sur la Voie lactée, et sa surprise dut s’accroître encore, car il se trouva que cette tache blanche était un océan de soleils ! Là s’arrêtent ses découvertes dans l’infini. Vainement il voulut contempler d’autres taches plus éloignées et qui lui semblaient de même nature, son télescope manqua de puissance : ces cieux nouveaux étaient réservés à Herschel.

Il revint donc aux planètes qui composent notre système. Il vit le premier les taches du soleil, de larges taches noires dans des abîmes de lumière. Il rencontra sans le comprendre le double anneau de Saturne, dont les sept lunes lui échappèrent ; enfin il découvrit les quatre satellites de Jupiter, et cette découverte lui parut si belle à lui-même qu’il prit soin d’en fixer la date. Ce fut le 7 janvier 1610 qu’il aperçut trois points lumineux, un à l’occident, deux à l’orient de la planète. Le lendemain ces trois petits astres avaient passé à l’occident ; le lendemain il n’y en avait que deux ; le 12 il retrouva les trois étoiles ; enfin le 13 il en vit quatre, et après deux mois d’observation il lui fut facile d’établir que ces petits astres étaient les satellites de Jupiter, et qu’ils roulaient autour de lui comme la lune roule autour de la terre pour l’éclairer[11].

Toutes les découvertes de Galilée étaient favorables au système de Copernic ; il osa le défendre. Condamné une première fois par l’inquisition, il avait promis de se taire ; la vérité l’emporta, ses dialogues parurent. Cet ouvrage à la fois littéraire et scientifique, et où Galilée soutenait le mouvement de la terre, devint le prétexte d’une nouvelle accusation. L’auteur fut mandé à Rome et conduit au palais du Saint-Office. Là ses juges lui intimèrent l’ordre de se défendre ; il parle, mais on l’interrompt à chaque mot, on l’écrase de citations de la Bible. Que pouvaient les preuves mathématiques contre le sta sol de Josué ? Que pouvait la science contre l’ignorance, la vérité contre la théologie ? « Je m’étais mis en devoir, dit naïvement Galilée dans une de ses lettres, d’établir les preuves de ma doctrine ; mais malheureusement elle ne fut pas comprise. On se jetait dans des digressions inutiles pour me convaincre du scandale que j’avais causé, et l’on me citait toujours la Bible comme l’argument le plus fort contre mon système[12] ! » Enfin le procès dura plusieurs mois, et se termina par l’arrêt suivant : Soutenir que le soleil est immobile et qu’il occupe le centre du monde est une proposition absurde, fausse en philosophie, et hérétique, puisqu’elle est contraire au témoignage de l’Écriture. Il est également absurde et faux en philosophie de dire que la terre n’est point immobile au centre du monde, et cette proposition considérée théologiquement est au moins erronée dans la foi.

Debout en face de ses juges, le saint vieillard écoutait ces paroles étranges et restait confondu d’étonnement. Alors les yeux qui avaient découvert le ciel se voilèrent ; l’intelligence qui avait agrandi la création se troubla. Un moment il put croire que l’ordre de la nature était changé, que tout ce qu’il avait vu était une illusion, que tout ce qu’il avait pensé était un mensonge. Au milieu de son trouble on lui cria de se prosterner, et de faire amende honorable devant Dieu et devant les hommes. Sa tête vénérable s’inclina, ses genoux fléchirent, et d’une voix éteinte par le désespoir il dit : « Moi, Galilée, à la soixante et dixième année de mon âge, étant constitué prisonnier, à genoux devant vos Éminences, et ayant sous les yeux les saints Évangiles, que je touche de mes propres mains ; d’un cœur et d’une foi sincère, j’abjure, je maudis, je déteste les absurdités, erreurs, hérésies du mouvement de la terre. »

En écoutant ces paroles, les juges crurent avoir rendu le mouvement au soleil. Galilée était encore à genoux ; ils le condamnèrent à réciter une fois par semaine pendant trois ans les sept Psaumes de la pénitence, puis ils ordonnèrent de le reconduire en prison. Les insensés ! ils ne voyaient pas la lumière qui rayonnait du front du martyr et qui allait éclairer le monde !

E pur si muove, dit à voix basse le vieillard, en se relevant et en frappant la terre de son pied : mouvement inspiré d’une grande âme qui se replace dans la gloire et dans la vérité. Les perceptions de la science venaient de triompher des aveuglements de la foi.

À la suite de ce jugement, les dialogues furent supprimés. C’est ce livre fameux qui a trouvé place dans notre catalogue à côté du Courrier céleste, dont il est le développement et le complément.

Nous avons visité, près de Florence, la maison modeste où Galilée se retira après son jugement. Elle s’élève au sommet d’une petite colline couverte de vignes et d’oliviers. Ses fenêtres s’ouvrent sur des jardins solitaires, sa terrasse domine de vastes campagnes, dont les perspectives se prolongent à l’infini. Nulle part les jours ne sont plus brillants, nulle part les nuits ne sont plus resplendissantes. Là, en présence de cette nature si riche, de ce ciel si bleu et si profond, les douleurs se calment et l’âme s’élève. Galilée y continua ses découvertes, partageant sa vie entre la contemplation des astres et la méditation de Dieu, jusqu’au moment où, victime de ses longues veilles, il perdit la vue. Alors, sans plaintes, sans désespoir, il appela à son aide les yeux de ses disciples, disant que la terre seule lui était fermée ; et longtemps encore son génie les guida à travers ces avenues éblouissantes de soleils qu’il revoyait dans sa pensée !

C’est dans cette maison qu’il rendit le dernier soupir, à l’âge de soixante-dix-huit ans, le 9 janvier 1672, l’année même de la naissance de Newton. La chaîne des grands génies spectateurs du ciel ne fut pas interrompue !

On nous accusera peut-être d’avoir accordé trop de place à l’analyse des deux ouvrages de Galilée. Mais qu’on y songe bien, ces ouvrages ont fait révolution. Le genre humain leur doit quelque chose de plus que des vérités physiques, il leur doit la première des libertés, celle qui enfante toutes les autres, la liberté de la pensée.

À cette époque, le dogme de l’autorité enchaînait le monde ; toute vérité était écrite, et la science et la raison avaient leurs limites dans ce qui avait été fait, dans ce qui avait été dit : point de progrès à la pensée, point d’avenir au genre humain ! Pour détruire cette puissance anti-sociale, il fallait la convaincre de mensonge ; bien plus, il fallait que ce mensonge frappât tous les yeux, occupât toutes les oreilles, qu’on l’imprimât, si l’on peut s’exprimer ainsi, au front des astres, et qu’il y demeurât éternellement visible, pour la gloire du génie et le salut de l’avenir. Ce fut l’inquisition qui se chargea de rendre ce service à l’humanité. Elle voulait condamner l’œuvre de Galilée, et il se trouva qu’elle condamnait l’œuvre de Dieu. Terrible méprise qui attira la foudre sur sa tête, et dont le scandale toujours croissant pendant un demi-siècle réveilla le genre humain. Ainsi périt l’autorité. Le jour où elle cessa de paraître infaillible, la pensée reprit ses ailes et la vérité son empire !

Maintenant la terre tourne, le télescope est découvert, et les astres roulent dans leurs ellipses autour du soleil, leur foyer commun. Kepler a établi la vertu motrice du soleil ; Huygens, les principes de la force centrifuge ; Galilée, la loi de la chute des corps ; Hook a prononcé le mot attraction ; les principes sont entrevus, les matériaux sont prêts, et, par une combinaison toute providentielle, le génie qui doit élever le monument vient de naître. Ce génie, dont tant de savants illustres ont commencé le travail et préparé la venue, ce prédestiné de la science, à qui il a été donné de comprendre la nature comme Dieu l’a faite : c’est Newton.

CHAPITRE V.

DE NEWTON ET SES OUVRAGES.

Il avait vingt-quatre ans, lorsque, se trouvant à la campagne, une pomme lui tomba sur la tête et le fit songer au phénomène de la pesanteur. Il se demanda si la pomme serait tombée en supposant l’arbre beaucoup plus haut, et il ne put en douter ; puis, élevant graduellement la tige de l’arbre jusqu’à la hauteur de la lune, il se demanda encore pourquoi cet astre ne tombait pas sur la terre comme la pomme était tombée sur sa tête. Cette question le jeta dans des méditations profondes. Il mit vingt ans à la résoudre, mais aussi la réponse fut la découverte du système de l’univers.

Les Indiens donnent à la contemplation le pouvoir de créer. C’est par la contemplation que Manou repeuple la terre, après le déluge. Sublime allégorie qui explique le génie de Newton ! De ces longues et solitaires contemplations, vous voyez sortir tout le système du monde, les planètes et le soleil, comme ils étaient sortis de la pensée de Dieu même !

La gravitation universelle ne fut d’abord pour lui qu’une spéculation mathématique, une hypothèse dont il cherchait les formules, s’étonnant à chaque découverte de les trouver d’accord avec les faits. Or ces formules qu’il préparait éventuellement, se disant toujours : Si l’attraction est vraie, les choses doivent se passer ainsi ; ces formules calculées pour le plaisir de sa puissante intelligence, il se trouva un jour que c’étaient les lois mêmes de l’univers. Voici comment cela arriva. Pour établir la vérité de sa théorie, il lui fallait une mesure exacte de la terre. Cette mesure n’existait pas encore, lorsque Louis XIV, dont toutes les pensées avaient de la grandeur, chargea l’astronome Picard de déterminer le degré du méridien[13]. Newton reçut cet immense travail pendant une séance de la Société royale de Londres. Il devait y trouver soit la confirmation, soit le renversement de la gravitation universelle. Plein de cette glorieuse inquiétude, il se hâte de rentrer chez lui et de reprendre ses calculs ; mais à mesure qu’il avance dans sa démonstration, à mesure qu’il voit la plus sublime géométrie vérifier les lois qu’il a découvertes, son âme se trouble, son cœur brûle, sa main tremble, et bientôt son émotion devient si profonde qu’il est obligé de s’arrêter et de prier un de ses amis, heureux témoin de cette scène, d’achever le calcul dont son génie vient d’entrevoir les résultats. Non, non, jamais une joie si sainte n’avait été éprouvée par un cœur mortel sur la terre ! mais aussi jamais il n’avait été donné à un homme de contempler de si près la création ! L’heure qui venait de s’écouler l’avait rendu maître d’une des pensées de Dieu !

Une fois en possession de ce trésor, l’univers n’a plus de secrets pour lui. Quel beau spectacle que celui de Newton pesant la terre et son satellite, pesant le soleil, pesant les planètes, mesurant la force qui les maintient dans leurs orbites, et les harmonies qui les balancent dans l’immensité ! La manière dont il procède à ces grandes opérations est aussi merveilleuse que leurs résultats. Si la pesanteur, dit-il, est l’effet de l’attraction, le poids des corps en est la mesure. Il faudrait pouvoir transporter le même corps sur chaque planète, et calculer successivement les variations de son poids ; nous connaîtrions les forces attractives de tous les astres, et le système de l’univers nous serait dévoilé. Cette pensée qui se présente à nous comme un rêve, le génie de Newton l’exécute. Il prouve par les calculs les plus rigoureux qu’un corps pesant une livre à quelque distance de la terre, et porté successivement à la même distance des centres de Saturne, de Jupiter et du soleil, pèserait aussi successivement soixante-dix-huit, deux cent quatre-vingt-huit, et trois cent huit mille livres. Or, comme le poids d’un corps n’est que l’attraction exercée sur lui par un autre corps et que la force attractive du plus puissant est réglée par la quantité de matière qu’il contient, il s’ensuit que Saturne, Jupiter et le soleil ont, le premier soixante-dix-huit fois, le second deux cent quatre-vingt-huit fois, et le troisième trois cent huit mille fois plus de matière que notre globe[14].

Voilà pourquoi le soleil soutient tous les mondes ; l’empire lui est échu comme au plus puissant. Partout où sa force a pu s’étendre, il a saisi les planètes et les a forcées de circuler autour de lui. Ainsi restent suspendus à son disque, sur les abîmes de l’espace, les vingt-sept corps célestes qui forment son cortège et qu’il couvre de sa lumière.

L’empire qu’il exerce sur les planètes, les planètes l’exercent sur leurs satellites. Les deux lunes d’Uranus, la lune unique de la terre, les sept lunes de Saturne, les quatre lunes de Jupiter sont attachées à leurs planètes comme les planètes le sont au soleil. De la combinaison de toutes ces forces, qui se combattent et se balancent, du mouvement éternel de tous ces mondes, Dieu et Newton ont fait ressortir l’équilibre de l’univers !

Lorsque Newton publia en 1686 son traité des Principes mathématiques de la philosophie naturelle, il était dans la plénitude de ses hautes facultés, il avait quarante-cinq ans. Pour arracher ce sacrifice à sa modestie, il fallut le solliciter, et peut-être sans les prières de la Société royale de Londres il n’eût jamais consenti à rendre public un ouvrage qui est la gloire de l’esprit humain. Ce n’est pas qu’il craignît la critique ; ce qu’il craignait, c’était d’être troublé dans ses hautes contemplations. Sa vie fut, comme celle des anges que l’Écriture nous montre, absorbée dans la découverte éternelle des œuvres de Dieu ! Que de choses il a vues le premier, et que de choses le genre humain n’aurait jamais vues sans lui !

Pour l’honneur de l’humanité, nous remarquerons que le sentiment du beau et l’amour de Dieu furent les seuls véhicules de cette puissante intelligence. Il avait l’âme d’un sage et l’innocence d’un enfant ; aussi, comme dans l’Évangile, Dieu se laissa-t-il approcher ! Newton vécut en sa présence, et ce fut la source de toutes ses découvertes !

Quoique ces découvertes eussent été préparées par celles de Kepler et de Galilée, son livre fut peu compris dans le siècle. Huygens n’adopta l’attraction qu’entre les corps célestes, et la rejeta comme cause de la pesanteur terrestre. Le grand Leibnitz traita de contes de fées la gravitation universelle ; il méconnut Newton, comme Bacon avait méconnu Galilée. Bernouilli osa combattre l’ensemble du système, et Fontenelle lui opposa les tourbillons de Descartes. Les hommes les plus savants craignaient d’embrasser une pensée si vaste. Le génie de Newton fut cinquante ans à les soumettre ; il n’en avait employé que vingt à la découverte du système de l’univers.

CHAPITRE VI.

CRITIQUES DES OUVRAGES DE NEWTON.
HARMONIES SUBLIMES DES PERTURBATIONS CÉLESTES.
MÉCANIQUE CÉLESTE DE LAPLACE.

Le livre de Newton se trouve placé dans notre catalogue entre celui de Galilée et celui de Laplace. Mais qu’on ne s’y trompe pas ; c’est ici une classification purement bibliographique ; le livre de Newton est seul, il n’a point de pair, il n’a point de rival, et la date de sa publication est restée jusqu’à ce jour la plus grande époque de l’histoire de l’esprit humain !

Une erreur cependant s’était fait jour dans l’esprit de Newton, et la rectification de cette erreur a suffi à la gloire d’un puissant géomètre.

Rien n’est plus simple que le mouvement d’une planète autour du centre qui l’attire ; mais quand au lieu d’une planète il y en a deux, la complication des mouvements et des attractions commence. Que si vous en supposez quatre, cinq, dix, vingt, toutes ces forces qui agissent en sens divers, tous ces corps qui troublent réciproquement leurs marches, finissent par jeter d’immenses perturbations dans l’ensemble du système, et l’on peut entrevoir l’époque où ce désordre toujours croissant entraînerait la chute de l’univers. Cette crainte entra dans l’âme du grand Newton ; il ne lui vint pas dans la pensée que Dieu, qui a tout prévu pour la vie d’un insecte, avait dû prévoir aussi quelque chose pour la vie des mondes. Dans la préoccupation où le jette l’enrayant spectacle des perturbations progressives du soleil et des planètes, il va jusqu’à entrevoir le moment « où la charpente de la nature réclamera le secours d’une main réparatrice ; » donec hœc naturœ compages manum emendatricem tandem sit desideratura[15]. Quelle conception étroite pour une âme si grande ! Voilà donc un Dieu qui aurait eu besoin de mettre deux fois la main à l’œuvre et de raccommoder les soleils qu’il avait allumés !

Eh quoi ! les cieux qui, du temps des prophètes, racontaient la gloire du Créateur, soumis aux lois géométriques ne raconteraient-ils plus que son impuissance ?

Frappé de l’observation de Newton, un géomètre français conçut le projet d’examiner, soit en détail, soit dans leur ensemble, les réactions et les déviations des planètes et de leurs satellites.

Le problème était immense ; il fut résolu par six volumes in-quarto d’équations et de formules analytiques. C’est de cette masse effrayante de chiffres que le génie de Laplace fit sortir la plus vive lumière qui eût encore éclairé le monde depuis Newton. Là fut établi géométriquement que toutes les irrégularités des astres avaient été prévues, qu’elles étaient périodiques, qu’elles entraient dans le système de l’univers, en sorte qu’à la fin de chaque grande période, c’est-à-dire après des oscillations d’une durée de plusieurs siècles, tous les astres qui composent notre système se retrouvaient à leur place, sans altérations et sans changements, comme aux premiers jours de leur création !

Voici donc une pensée conservatrice, une prévoyance divine, une cause finale géométrique, mise à la place du désordre apparent des planètes et du soleil ! quel poids dans la balance religieuse qu’une telle découverte sortie d’une école accusée d’athéisme !

Le livre qui la renferme n’a pas six lecteurs en Europe. Uniquement composé de chiffres, il ne pouvait ni trouver place dans notre catalogue ni manquer à notre travail ; c’était d’ailleurs la préface nécessaire de l’exposition du système du monde, ouvrage capital du même auteur, et que nous avons recueilli !

CHAPITRE VII.

DES LIVRES DE COSMOGONIE.
SYSTÈME DU MONDE DE LAPLACE.

Newton avait donné les lois générales de l’univers. Laplace remonta plus haut, il voulut expliquer les secrets de sa formation ; son livre, quoique systématique, a obtenu le premier rang. C’est la seule cosmogonie qu’on ait encore élevée sur les bases larges et solides de la géométrie et de la mécanique !

Au commencement l’atmosphère du soleil, développée par la chaleur primitive de la création, remplissait les zones où roulent aujourd’hui les mondes ; mais avec le temps cette atmosphère s’est refroidie, elle a tenu moins d’espace, et en se retirant elle a semé sa route de masses circulaires dont plus tard l’attraction a fait des planètes. Ainsi notre monde, tous les mondes se composent des mêmes éléments que le soleil, et ce qui prouve qu’ils ont fait partie de cet astre, c’est qu’ils tournent tous autour du soleil et sur eux-mêmes dans le sens de sa rotation ; ils ont conservé son mouvement et n’ont perdu que sa lumière !

Toutefois dans ces débris d’atmosphère il s’est trouvé des molécules trop volatiles pour s’unir aux planètes ; celles-là continuent de circuler autour du soleil, et forment la lumière zodiacale. D’autres masses plus compactes, également retenues autour du soleil, véritables miniatures de planètes, balayées par la terre dans son mouvement annuel, donnent naissance à deux phénomènes inexplicables avant Laplace, les étoiles filantes et les pluies de pierres. Tel est le système cosmogonique de Laplace. Ce grand géomètre, en substituant l’atmosphère solaire et les lois mathématiques au fiat lux de Moïse, crut avoir créé l’univers sans Dieu. Il disait froidement que Dieu lui était inutile, qu’il n’avait pas besoin de cette hypothèse, ne s’apercevant pas que les lois mathématiques ne sont que l’ordre, et que l’ordre témoigne la volonté et l’intelligence. Funeste aveuglement d’une âme faite pour la vérité ! Celui qui avait trouvé la périodicité des perturbations célestes, c’est-à-dire la plus sublime des causes finales, une de ces harmonies qui rendent Dieu visible, reste incrédule, par orgueil, en présence du système de l’univers.

Et cependant si l’incrédulité peut être vaincue, c’est par la puissance de ces hautes spéculations de la pensée. Aristote lui-même, ce contemplateur si froid, si réservé de la nature, s’émeut en cherchant les lois qui la gouvernent. Dans son émotion, il qualifie de théologiques, c’est-à-dire appartenant plus spécialement à Dieu, les investigations de la philosophie sur le système du monde. Théologisons, dit-il en commençant son discours, théologisons sur ces grands objets ! Puis il continue ses recherches, content d’avoir appelé le Créateur à son ouvrage. Laplace ne s’émeut pas, ne théologise pas, lui ; il calcule, il géométrise ; le nom de Dieu ne se trouve nulle part dans l’œuvre de l’homme. On voit que Laplace y pensait, pour ne pas récrire, et y penser, y penser sans cesse, n’était-ce pas le graver sur tous les feuillets de son livre !

CHAPITRE VIII.

DES LIMITES DE L’ASTRONOMIE.
DERNIERS LIVRES PUBLIÉS SUR LA SCIENCE.

Il nous reste à parler des découvertes des deux Herschel dans les régions sidérales, c’est-à-dire des cieux nouveaux qui se sont ouverts devant eux !

Non loin de Londres en vue des tours normandes de Windsor, aux limites de cette forêt qui inspira si bien la muse de Pope, on rencontre une maison champêtre, simple, agréable, sans luxe, faite pour la science et l’hospitalité. Là, au milieu d’un jardin, à l’air libre, sur une verte pelouse, sont disposés de nombreux télescopes, dont les tubes énormes, semblables à des canons braqués vers le ciel, dépassent de beaucoup le toit de toutes les maisons du voisinage. C’est dans ce lieu, c’est avec ces instruments fabriqués de la main d’Herschel lui-même que furent faites les plus belles découvertes de notre siècle. Environné des prodiges de la science moderne, le grand astronome semble avoir voulu conserver quelques souvenirs de la science des anciens pasteurs ! son observatoire est une prairie !

On y voit le télescope avec lequel il découvrit Uranus dans le point même du ciel où Voltaire le premier, où Kant le second, avaient dit : Ici doit être une planète !

Le télescope de Galilée grossissait trente-trois fois les objets ; Herschel en fit un qui les grossissait douze mille fois. La nébuleuse d’Orion, à peine visible à l’œil nu, y répandait une clarté de plein midi. Quel spectacle ! Sous les regards perçants d’Herschel les profondeurs les plus sombres s’illuminent, et de nouveaux firmaments lui apparaissent, semés de soleils de toutes les couleurs ; il y en a de rouges, de bleus, de verts, d’opales, d’orangés ; ce sont des cieux de saphirs, de rubis et d’émeraudes. Sans doute des planètes roulent autour de ces soleils inconnus ; l’œil d’Herschel ne peut les voir, mais sa pensée les devine. Comment imaginer tant de lumière répandue dans l’espace, si Dieu n’y avait jeté des mondes, et si dans ces mondes des yeux ne s’ouvraient pour la recevoir !

Là Herschel découvre les étoiles doubles, deux soleils formant à eux seuls un système, roulant autour l’un de l’autre, et mettant ceux-ci quarante ans, ceux-là six mille ans à tracer le double cercle de leur immense révolution. La couleur de ces doubles soleils est souvent en contraste, soit le rouge et le vert, le bleu et le jaune, etc. Ainsi la même planète est successivement éclairée par un soleil rouge et par un soleil vert. Chaque jour a sa couleur, chaque couleur donne son spectacle. Sous ces lueurs magiques les mondes se transforment, et la plus sublime poésie serait impuissante à faire comprendre le charme de leur crépuscule et la richesse de leurs aurores !

Là ne s’arrêtent pas les découvertes d’Herschel ; son génie devait encore agrandir la création. Vous est-il jamais arrivé, le soir, en vous promenant dans la campagne, de plonger vos regards au-delà des étoiles et d’y saisir de petites taches blanchâtres, de formes variées, et qui s’étendent ; par couche dans l’espace. Ces petites taches blanchâtres, ce sont des voies lactées, des nuées d’étoiles dont chaque point est un soleil. Voilà les découvertes du premier Herschel. Son télescope sépare ces soleils de la masse qui les absorbe, et les rend visibles à la terre. Et quand on pense que le second Herschel a découvert plusieurs milliers de ces nébuleuses, c’est-à-dire plusieurs milliers de voies lactées semblables à la nôtre ; quand on pense que ces étoiles, rapprochées par l’immensité qui nous en sépare, semblent se toucher et s’élèvent comme des murailles de soleils toutes flamboyantes entre notre ciel et d’autres cieux qui se déroulent sans fin et sans mesure, alors l’âme, toujours plus libre, plus dégagée, se réjouit de se reconnaître au milieu de tels spectacles ! elle voit la preuve de sa grandeur ; car elle sent qu’il faut l’éternité pour contempler cet infini.

Ainsi la création s’agrandit à mesure que nos instruments se perfectionnent, et nos yeux cessent de voir avant que la nature cesse de créer. Mais le second Herschel a fait plus que la contempler, il y a porté le calcul, la règle et le compas ; il a pesé les étoiles doubles, comme Newton avait pesé les planètes, et les lois de la gravitation, qui se montrent pour ainsi dire en miniature[16] dans notre système, il les a retrouvées puissantes et dominantes dans les régions les plus reculées de l’espace. Conclusion mémorable ! s’écrie un illustre apologiste du second Herschel ; conclusion mémorable qui fait époque dans l’histoire de la science par son caractère de généralité et d’unité ! magnifique exemple de la simplicité des lois fondamentales de la nature, par lesquelles son puissant auteur a montré que lui il est le même ici et partout, maintenant et toujours[17].

Telles sont les découvertes des deux Herschel ; ils ont transporté l’astronomie dans de nouveaux cieux ; ils ont élargi l’espace, multiplié les mondes et ouvert les routes lumineuses qui conduisent peut-être à ce soleil central ; moteur immense de la création, autour duquel la voûte céleste tout entière roule et se meut d’une seule pièce, emportée dans l’espace avec ses étoiles, ses soleils et ses Voies lactées !

La science s’est arrêtée là. C’est donc par les ouvrages des deux Herschel que se termine cette série importante de notre catalogue. Nous voici revenus sur la terre ! C’est elle, c’est la terre, c’est le tapis varié qui l’enveloppe, ce sont les animaux qui la peuplent, les éléments qui la composent, qui vont être l’objet de nos études. Dans cette division du catalogue, comme dans toutes les autres, les matériaux sont nombreux et les livres originaux sont rares. Nous n’avons admis que les derniers.

CHAPITRE IX.

BIBLIOGRAPHIE DES SCIENCES NATURELLES.
ARISTOTE ET PLINE. — LINNÉ ET BUFFON.

La nature compte quatre grands historiens : deux parmi les anciens, Aristote et Pline ; deux parmi les modernes, Linné et Buffon. D’Aristote à Pline on ne voit aucun progrès ; entre Pline et Buffon la science meurt ; elle subit le sort des lettres, de la philosophie, des institutions et des nations. Alors il se fait un silence de plusieurs siècles, pendant lequel la pensée ne produit rien. Le moyen-âge est une époque d’isolement et d’attente ; les peuples y vivent dans les ténèbres, sans aucun souvenir des anciens temps. Au lieu de continuer le passé, ils le recommencent, ils recommencent la barbarie, jusqu’au jour où les trésors de l’intelligence et de la science antique leur sont révélés. Mais ce jour une fois levé, le genre humain reprend sa marche, épuisant d’abord la science déjà faite, s’y reposant même pendant quelques siècles, comme si elle avait tout compris, tout expliqué, puis enfin ouvrant les yeux à la lumière, et n’acceptant plus les livres d’Aristote et de Pline que comme le point de départ de la science nouvelle qui allait éclairer le monde. Là commence le règne de Linné et de Buffon, le nomenclateur, le législateur de la science, le peintre, l’historien de la nature.

Ces deux grands hommes naquirent la même année (1707), l’un dans une petite ville au cœur de la France, d’une famille riche et considérée, l’autre dans un village de la province de Smaland en Suède, d’une famille pauvre et inconnue. Les ancêtres de ce dernier avaient pris le nom de Linnœus d’un gros tilleul[18] placé devant la maison champêtre où Linné reçut la vie. Ce nom botanique fut comme un présage de ses belles destinées.

Une autre circonstance non moins poétique, c’est que son enfance s’écoula dans un jardin : il y grandit, comme il le dit lui-même au milieu des fleurs. Ce jardin appartenait à son père, qui était passionné pour la botanique ; sa mère ne l’était pas moins ; la possession d’une plante rare comblait tous ses vœux ; elle ne concevait pas d’autres plaisirs ; en sorte, dit naïvement Linné dans les mémoires de sa vie, que, lorsqu’il lui naquit un fils, elle ne s’étonna pas de faire cesser ses cris en mettant une fleur dans ses petites mains !

Ainsi se préparait au sein de la nature et dans la famille la vocation du jeune Linné. À présent voyons ses travaux et ceux de Buffon !

À vingt-huit ans, Linné débute par le Système de la Nature, ouvrage capital où il embrasse les trois règnes (1735). À quarante-deux ans, Buffon publie les premiers volumes de son histoire naturelle générale et particulière, qui comprennent la théorie de la terre et l’histoire de l’homme (1749). Ces deux livres caractérisent leur auteur. Dès le début ils se séparent. La route est large, magnifique, immense. L’un s’y élance en roi, avec la majesté du premier homme, foulant la terre et regardant le ciel ; l’autre, plus timide, marche en observant toujours. Ses regards se tournent aussi vers le ciel, mais avec moins de fierté pour lui-même et plus d’adoration pour le Créateur. Le premier mot qui se présente à lui, au moment d’écrire l’histoire de la nature, est le nom de Dieu ; il le place en tête de son livre, et dans une page sublime d’adoration et de foi il ose exprimer ses attributs. Voulez-vous le nommer destin ? s’écrie-t-il, vous le pouvez, car c’est de lui que tout dépend. Voulez-vous le nommer nature ? vous le pouvez encore ; il est l’auteur et le père de toutes choses. Voulez-vous que ce soit la providence ? c’est encore lui, le prévoyant, qui gouverne l’univers. Il se dérobe à nos yeux éblouis, mais il se manifeste à la pensée. Cette grande majesté s’est retirée dans un sanctuaire impénétrable à nos sens, et c’est à l’âme qu’elle se découvre[19] !

La manière de procéder de Linné est remarquable ; il décrit les individus pour établir les espèces, et c’est par l’étude des détails qu’il arrive à la connaissance de l’ensemble. Le caractère de son génie est de présumer l’ordre et de le chercher jusque dans les objets les plus minimes de la nature, et c’est là aussi l’origine de toutes ses découvertes. Il est vrai que ses classifications ne sont pas toujours heureuses. Par exemple il range les animaux en sept ordres, et dans le premier ordre auquel il donne le nom de primates, le caractère saillant de l’espèce amène sur le même plan l’homme et la chauve-souris. Un résultat aussi bizarre devait éclairer le naturaliste. L’homme n’est point un objet de simple curiosité qu’on puisse ranger dans un cabinet d’histoire naturelle entre le baboin et la roussette. Il n’est pas le maître du monde parce qu’il est mieux vêtu que l’hermine, mieux armé que le tigre, lui jeté sur la terre nu et sans défenses. Il est le maître du monde parce qu’il n’est pas de ce monde. La cause de sa supériorité échappe à toutes les classifications systématiques, et lorsque Linné trouve dans ses dents incisives et canines le caractère animal qui le rapproche du singe et de la chauve-souris, nous, nous trouvons dans son âme, qui voit Dieu, le caractère sublime, indélébile, unique, qui, en l’arrachant à la terre, le sépare du reste de la création !

Et qu’on ne croie pas que nous blâmions l’illustre naturaliste de ses classifications et des caractères qui lui servent de base, nous le blâmons d’y avoir fait entrer l’homme. L’homme n’est point un anneau de la chaîne matérielle des êtres qui se termine à ses pieds ; il en commence une nouvelle, toute céleste, toute intellectuelle qui se termine aux pieds du trône de Dieu ! L’animal est séparé de la plante par l’intelligence ; l’homme est séparé de l’animal par la religion ; il y a le néant entre eux !

Le système botanique de Linné se présente avec des inconvénients moins graves ; il embrasse tout le règne végétal, les plus grands arbres et les plus petites mousses ; mais il suffit d’une simple valériane pour le renverser. Toutefois le système ne s’est point écroulé sous cette exception fâcheuse ; l’idée fondamentale en est si vraie, si poétique, que les savants eux-mêmes n’ont pu se résoudre à l’abandonner : la poésie a fait vivre la science. Les botanistes anciens ne distinguaient les herbes que par leurs qualités purgatives ou délétères ; une plante leur paraissait inutile dès que ses sucs n’offraient pas un remède ou un aliment, et tandis qu’une jeunesse voluptueuse se couronnait de fleurs pour s’exciter à la joie, eux ne cherchaient dans les végétaux que des tisanes, des emplâtres et des onguents. C’est de cette science de pharmacie et d’orgie que Linné a fait sortir la science des fleurs ; une science ravissante, où tout s’anime, où tout vit, où tout rappelle le sentiment et la pensée. Les fleurs s’ouvrent à la lumière et se ferment à la nuit, comme les yeux de tous les êtres. Elles ont leur veille et leur sommeil ; elles ont leurs amours, leurs noces, leur maternité. Et ici je ne fais que traduire Linné, le grand poète, l’ingénieux observateur ; je caractérise la science, comme il l’a caractérisée lui-même, par les plus douces fêtes de la vie, par les plus doux mystères de l’amour.

Un des plus grands services que Linné ait rendus à la botanique, c’est de simplifier sa nomenclature. Il a donné des noms à toutes choses, mais ces noms, objets de tant de critiques, il ne les a pas donnés au hasard : la plupart offrent d’heureux rapprochements ou de touchants souvenirs ! Le double caractère de cette partie de ses œuvres est la précision et la poésie. Et, par exemple, en contemplant le bauhinia dont les folioles sont toujours accouplées deux à deux, on devine que Linné nomma ainsi cette plante par allusion aux deux frères Bauhin, dont les noms, toujours unis comme ces feuilles, sont attachés aux mêmes ouvrages et rappellent les mêmes découvertes. Un second exemple montrera encore mieux la pensée de Linné. Les fleurs du genre commelina ont deux pétales remarquables et un troisième plus petit ; en établissant ce genre, Plumier et Linné caractérisent les trois Commelins, dont deux (Jean et Gaspard) se sont distingués dans la science, tandis que la mort vint interrompre les travaux du troisième avant l’heure de la gloire. Ce dernier, c’est le pétale le plus petit que les deux plus grands protégent de leur ombre. Ainsi deux fois la botanique a chanté son hymne à la tendresse fraternelle. L’onomatologie poétique de Linné fourmille de semblables rapprochements ; nous en citerons un dernier exemple. Tout le monde sait que l’infortuné Banister trouva la mort dans une de ses excursions savantes. Au sommet d’un rocher où il voulait saisir quelques mousses précieuses, son pied glisse, et il est précipité dans un abîme. Pour consacrer ce souvenir Linné choisit une plante qui ne croît que sur les pics les plus escarpés, et cette plante devient pour l’Europe entière le banisteria scandens, une inscription vivante, gravée au sommet de toutes les montagnes, aux bords de tous les précipices, et que le temps, qui détruit tout, est chargé de renouveler éternellement !

Le style de Linné est approprié à son genre de travail. Ses lignes sont courtes, précises, aphoristiques ; il ne peint pas, il décrit. Ce n’est ni la beauté, ni la laideur qui le frappe ; il veut caractériser l’espèce, et non faire connaître l’individu. Voilà pourquoi ses méthodes réunissent souvent dans la même classe les objets les plus dissemblables, le chêne et la pimprenelle, le chien et le hérisson, bizarreries qu’on a vivement critiquées, et qui peut-être, vues de plus haut, auraient été traitées avec plus d’indulgence. En effet il s’agit de comparer, de grouper un grand nombre d’objets et de les placer dans un ordre qui les fasse reconnaître : le but est de soulager la mémoire écrasée sous la masse de la création, et non d’établir l’ordre même de la nature. La nature ne classe pas, ne divise pas, ne sépare pas : elle remplit tous les vides, elle réunit toutes les extrémités ; la vue de l’ensemble nous montre non des genres, non des espèces, mais un réseau vivant qui enveloppe le globe tout entier, l’homme restant toujours à part ! Cessons donc d’accuser Linné des anomalies de ses méthodes ! Admirons plutôt qu’il ait commis si peu d’erreurs dans cette immense revue de l’univers, où, semblable au premier homme, il imposa des noms à toutes choses. Sa faute, suivant nous, n’est pas d’avoir crée des classifications artificielles plus ou moins parfaites, mais d’avoir donné au livre admirable qui les renferme le titre trompeur de Système de la nature !

Ce livre, nous le publions. Nous publierons également :

Les Principes de botanique, petit volume de vingt-six pages, qui coûta à l’auteur sept années de méditations et d’étude ; la Philosophie botanique, ouvrage original qui est devenu la loi fondamentale de la science ; enfin les Délassements académiques, recueil précieux de mémoires sur toutes les parties de l’histoire naturelle, le sommeil des plantes, les noces des fleurs, l’horloge et le calendrier de Flore, mémoires poétiques et scientifiques entremêlés de mémoires pleins d’élévation et de philosophie sur la nécessité de voyager dans sa patrie, la variété du caractère des hommes, les rapports providentiels de tous les êtres et les lois harmonieuses de l’univers. Ici l’homme religieux apparaît à chaque page, et l’on peut dire de son livre ce que Linné lui-même disait de la nature, que c’est un chemin agréable et facile qui mène à l’admiration de Dieu !

Tant de travaux seraient peut-être restés sans récompense si Linné n’eût trouvé par hasard le moyen de faire développer des perles dans la moule d’eau douce de Suède (unio margaratifera). Le gouvernement avait négligé le savant utile au genre humain, il s’empressa d’appeler à lui le savant qui venait de découvrir un trésor : la cupidité avait éveillé la justice. Alors se renouvela la vieille histoire de la sibylle et du pieux Énée ; on lui demanda son rameau d’or en échange de quelques feuilles de chêne : Linné reçut des lettres de noblesse[20] ; il en avait donné à sa patrie !

Les œuvres de Linné ne se trouvent guère aujourd’hui que dans la bibliothèque des naturalistes ; notre intention à nous est de les introduire dans la bibliothèque des gens du monde : leur place y est marquée à côté des œuvres de Buffon. Moins puissant, moins éloquent que ce dernier, il est plus simple, plus varié, plus vaste. Son esprit voit mieux l’ensemble, parce que son âme se voit mieux elle-même. En écrivant, Buffon songe surtout à ses lecteurs, Linné ne songe qu’à ses disciples : il enseigne ; Buffon peint, raconte et décrit. Le livre de Buffon est une magnifique galerie où chaque tableau nous apparaît dans son cadre, mais isolé des autres tableaux. Le livre de Linné n’isole rien, les objets s’y détachent sur un fonds immense qui les unit ; c’est la variété dans l’unité. On l’a blâmé de ses méthodes parce qu’elles renferment quelques erreurs, et l’on n’a pas remarqué que ces erreurs, qui se concentrent dans les détails de ses classifications, sont sans périls pour la science et sans révolte contre la religion. Les erreurs de Buffon ont plus de gravité ; il s’occupe d’abord de notre petit globe qu’il s’efforce de construire par la toute-puissance de sa seule imagination ; puis il y place les animaux qu’il tire du néant par la toute-puissance des molécules organiques ; puis enfin il y place l’homme, statue immobile qu’il anime et qu’il vivifie par la toute-puissance des doctrines de Locke, créant le genre humain avec de la matière et des sensations, comme Descartes s’était vanté de créer le monde avec de la matière et du mouvement. Ainsi partout la toute-puissance de l’homme, et nulle part la toute-puissance du Créateur. Ce n’est pas que Buffon ne parle souvent de Dieu ; il le jette dans ses écrits comme un ornement ; il le nomme jusque dans les livres où il semble vouloir se passer de lui, et ses systèmes annoncent plutôt l’orgueil du savant que l’orgueil de l’impie.

Mais si le génie de Buffon faiblit lorsqu’il veut créer l’univers, il est sublime lorsqu’il ne songe qu’à le peindre. L’histoire des animaux est à la fois le plus beau monument qu’on ait élevé à la science et le plus magnifique tableau qu’on ait fait de la création. L’auteur y peint chaque climat, y décrit chaque contrée, les montagnes et les vallons, le ciel et la mer, les forêts vierges et les champs cultivés. Là, vous voyez apparaître un à un tous les êtres qui peuplent le globe : les animaux domestiques modifiés par l’éducation et les animaux féroces, libres dans leurs instincts et dans leur intelligence. Buffon les isole, il est vrai, ce qui est une faute, mais il les étudie, mais il les peint dans leur site natal, ce qui est un trait de génie. La nature champêtre ou sauvage, et quelquefois aussi l’habitation de l’homme, fait le fonds de tous ses tableaux.

Un des effets les plus heureux de cet admirable ouvrage n’est pas d’avoir illustré la science, mais d’avoir tourné les esprits vers l’étude de la nature. Il en inspire le goût, en en montrant les charmes, en y jetant la lumière. L’histoire des animaux, et les treize discours sur divers sujets d’histoire naturelle disséminés dans ces ouvrages, sont des chefs-d’œuvre, les seuls peut-être dont le siècle de Louis XIV ne puisse offrir le modèle, et qui manquent à sa gloire !

CHAPITRE X.

DE L’ÉCOLE NOUVELLE OUVERTE PAR BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.

Le nom de Bernardin de Saint-Pierre vient naturellement se placer auprès de celui de Buffon. Son livre est un mélange délicieux de philosophie morale et d’histoire naturelle : l’étude de la nature dans l’homme, l’étude de la nature dans l’univers, deux sciences qu’on ne devrait jamais séparer, car tout se tient dans la création, et la puissance intellectuelle de l’homme est le lien qui unit la morale à Dieu. Bernardin de Saint-Pierre ne fut ni l’historien, ni le romancier, ni le nomenclateur de la nature ; il en fut le contemplateur ; aussi son point de vue est-il toujours vrai et religieux dans la formation du globe comme dans la structure de l’insecte, comme dans la vie humaine, il sait qu’il y a puissance, prévoyance et bonté. Cette pensée est sa lumière ; elle le guide au milieu des ténèbres de la science, et la foi ardente qui lui fait présupposer l’ordre le lui découvre !

Il n’y a qu’une science, la science des lois de la nature ; la géométrie, la physique, la chimie, la minéralogie, la médecine, la morale, la métaphysique, etc., ne sont que des branches détachées, ou plutôt de riches débris de cette science universelle dont le point de vue est Dieu ! Chaque savant voit la vérité dans le débris qu’il possède, et ne se doute pas que cette vérité n’est visible qu’à celui qui en contemple la source. Ainsi un botaniste, après avoir étudié les caractères et les vertus d’une plante, après l’avoir classée dans son herbier, croit en connaître l’histoire. Cependant il ignore ses relations avec le soleil, les eaux, les vents, les plaines, les montagnes, le globe ; il ignore quelles harmonies l’unissent aux autres végétaux, quelles aux animaux, quelles à l’homme. Ce sont ces convenances que l’auteur des Études semble avoir entrevues le premier. Pour lui tout est lié dans la nature ; la création est un ordre, une chaîne dont les anneaux se touchent, et dont les extrémités vont du ciel à la terre, de la plante à l’homme par les formes, et de l’homme à Dieu par la pensée.

Notre globe terrestre lui apparaît tournant sur ses pôles, et chaque matin découvrant au soleil l’hémisphère qui a été voilé par les ombres de la nuit. Alors le concert commence, le vent souffle, les feuillages sont agités, les fleurs exhalent leur encens ; c’est une harmonie universelle de sons, de couleur, de parfums, c’est la vie et l’amour ! Tous les trois mois le concert change, quoique le globe harmonieux soit toujours le même ; les saisons viennent tour à tour en balancer les deux hémisphères. Le printemps incline le nôtre vers le soleil jusqu’au solstice d’été et le couvre de verdure et de fleurs ; l’été, en le ramenant à l’équinoxe, en mûrit les moissons, et l’automne tardive le charge de fruits jusqu’au solstice d’hiver qui l’enveloppe de frimas et lui donne quelques jours de repos. Mais pendant ce temps le soleil ne reste pas oisif, et déjà il rétablit par sa présence dans l’hémisphère opposé les bienfaits que son absence refuse au nôtre. C’est au sein de ces grandes harmonies que Bernardin de Saint-Pierre découvre une infinité d’harmonies secondaires, qui toutes s’enchaînent et qui toutes concourent au grand travail de la nature. Il voit les vapeurs que le soleil puise dans l’Océan, les montagnes qui les arrêtent, les vents qui les distribuent, les fleuves qui en jaillissent et sillonnent le globe en retournant aux mers, leurs sources éternelles ! Il mesure ces cuirasses énormes de glaces fixées sur les pôles et disséminées sur les monts des deux zones torrides pour les rafraîchir, et ces vastes déserts de sable d’où sortent les tempêtes brûlantes qui soufflent sur les contrées glaciales pour les réchauffer. Puis de ce vaste ensemble qui lui montre l’ordre et la puissance, il passe aux détails qui lui révèlent la bonté. Il étudie le cours des eaux, et, le premier, il trace la géographie des fleuves ; il reconnaît la station constante des végétaux, et le premier il trace la géographie des plantes ; il observe les zones assignées à tous les êtres, et le premier il trace la géographie des animaux. Les pages des Études où il appelle l’attention des savants sur ces nouvelles sciences, sont empreintes d’une émotion religieuse qui touche l’âme et qui l’éclaire ; c’est le don de l’auteur. Il faut que sa joie devienne la vôtre ; car, voyez-vous, lorsqu’il rencontre les preuves invincibles de la prévoyance de Dieu, c’est pour l’humanité qu’il se réjouit !

Dans ce livre admirable, l’homme apparaît toujours au centre de la création. Tout est soumis à son intelligence et ordonné à ses besoins ; ainsi, lorsque Bernardin de Saint-Pierre trace le tableau géographique des plantes distribuées par zones sur le globe, il s’arrête tout à coup pour remarquer que dans cette distribution, il ne fait point entrer la famille des graminées, parce que la nature, ayant placé dans cette famille le principal aliment de l’homme, a voulu qu’elle fût cosmopolite comme lui ! « Il n’y a point de terre, dit-il, où quelque espèce de blé ne puisse croître. Homère, qui avait si bien étudie la nature, caractérise souvent chaque pays par le végétal qui lui est propre. Il vante une île pour ses raisins, une autre pour ses oliviers, une autre pour ses lauriers, une autre pour ses palmiers ; mais il donne à la terre l’épithète générale de zeidora, ou porte-blé. En effet, la nature en a formé pour croître dans tous les sites, depuis la Ligne jusqu’aux bords de la mer Glaciale. Il y en a pour les lieux humides des pays chauds, comme le riz de l’Asie ; il y en a pour les lieux marécageux des pays froids, comme une espèce de folle-avoine, qui croît naturellement sur les bords des fleuves de l’Amérique septentrionale, et dont, au rapport du Père Hennepin, plusieurs nations sauvages font chaque année d’abondantes récoltes. D’autres blés réussissent à merveille sur les terres chaudes et sèches comme le millet et le panic, en Afrique, et le maïs, au Brésil ; enfin l’orge croît jusqu’au 62e degré de latitude, dans les rochers de la Finlande, où j’en ai vu des récoltes aussi belles que celles des champs de la Palestine. »

Plutarque raconte qu’Alexandre essaya vainement de naturaliser le lierre dans les champs de Babylone. Cette faible plante qu’il voulait faire servir à ses triomphes résista à ses mains guerrières. Que ne portait-il avec lui un végétal utile à l’homme : le blé, le riz, l’avoine, ou toute autre espèce de graminée ! ces plantes qui devaient nous suivre autour du globe se seraient soumises à sa puissance ; mais le lierre expira où le blé aurait vécu. Dieu n’avait pas songé aux caprices d’Alexandre, il n’avait songé qu’aux besoins de l’humanité[21].

Ces délicieuses harmonies, Bernardin de Saint-Pierre les retrouve jusque dans la distribution géographique des animaux. Tous ceux qui ne sont pas directement utiles à l’homme et tous ceux qui lui sont funestes ont été parqués dans des points étroits du globe. Dès qu’ils en sortent ils cessent de se reproduire, et souvent aussi ils cessent de vivre. Au contraire les animaux paisibles, le cheval, le bœuf, l’âne, la brebis, la chèvre, ces compagnons de l’homme, ces auxiliaires indispensables de ses travaux champêtres, le suivent dans tous les climats. Partout où il a planté sa tente ils sont venus labourer la terre, donner leur lait et prodiguer leurs toisons. C’est ainsi que, par une exception adorable, Dieu ouvre du même coup toutes les régions du monde aux graminées qui nourrissent le genre humain et aux animaux qui les cultivent !

Tel est le livre de Bernardin de Saint-Pierre ; ce n’est ni un livre de science, ni un livre d’éloquence, ni un livre de poésie, et cependant il a fourni des couleurs aux plus grands poètes, des formes nouvelles aux plus éloquents prosateurs et des lumières aux plus savants naturalistes ; c’est un de ces livres rares qui font école !

Voilà pourquoi nous avons placé à la suite des études les Tableaux de la nature et la Géographie des plantes de M. de Humboldt, deux ruisseaux sortis de ce grand fleuve !

CHAPITRE XI.

DE QUELQUES LIVRES CURIEUX D’HISTOIRE NATURELLE.
SWAMMERDAM, RÉAUMUR, DE GEER, TREMBLEY, BONNET.

Nous voici arrivés aux limites de l’histoire naturelle. L’astronomie nous a fait pénétrer l’abîme des infiniment grands, l’histoire des insectes va nous faire pénétrer l’abîme des infiniment petits. Nous y trouverons autant de mondes perdus dans la poussière que nous avons trouvé de soleils perdus dans les espaces célestes, mais sans nous étonner de cet infini : une goutte d’eau avec ses millions d’habitants, une nébuleuse avec ses millions de soleils, pèsent également dans la main de Dieu !

Les anciens ont peu étudié cette partie de l’histoire naturelle. Aristote, dans son grand ouvrage si éloquemment loué par Buffon, parle d’une vingtaine d’insectes, tels que la fourmi, l’abeille, la sauterelle, l’araignée, le moucheron, la chenille et une espèce de ver à soie, mais il en parle sans les connaître, sans les avoir jamais observés ; il ne dit rien de leurs mœurs, rien de leur industrie, rien de leurs amours, et ne soupçonne pas même les merveilles de ces petits mondes qui lui furent fermés.

Pline a consacré aux insectes un livre entier de son histoire de la nature, où presque toujours il copie Aristote. Il parle d’une espèce de fourmis plus grosses qu’un loup, et dont aux Indes on se sert pour arracher l’or de la mine ; de mouches qui vivent dans les flammes, où elles se jouent comme le poisson dans l’eau ; de papillons qui naissent de la rosée du matin, et d’une espèce de chenille qui s’engendre des gouttes de pluie[22]. Tel est le merveilleux de Pline. Ce n’était pas la peine de corriger Aristote qui fait naître la même chenille des fibres mêmes de la feuille qui doit lui servir de nourriture[23].

Il a fallu quatre mille ans avant que ces petits animaux qui nous disputent le globe aient excité la curiosité des naturalistes. Les poètes chantaient les amours du papillon et de la rose, ils célébraient les fourmis et les abeilles à une époque où les savants n’avaient pas encore daigné leur jeter un regard. Ces derniers les croyaient produits par la corruption, et n’imaginaient pas qu’ils pussent jouer dans le grand ensemble de l’univers d’autre rôle que celui de naître et de mourir. Réaumur fut le Christophe Colomb de ces petits peuples. Il découvrit les mystères de leurs amours et les lois curieuses de leur instinct et de leur politique, ces royautés d’un brin d’herbe, ces républiques d’une motte de terre. Comme un voyageur égaré sur des rives lointaines, il entra dans des cités inconnues, où l’on exerçait tous les arts et toutes les industries ; il y vit des fileuses, des tisserands, des maçons, des charpentiers, des architectes, des physiciens savants dans les lois de l’équilibre, des ingénieurs habiles à se servir des formes de la plus profonde géométrie. Enfin il crut reconnaître dans ces atomes animés des passions et des ambitions aussi terribles que les nôtres, et souvent il assista à ces scènes éternelles de guerre et d’amour qui ont pour théâtre un fétu ou un grain de sable, et qui sont l’harmonie et le salut du monde !

Il avait compris l’ordre providentiel établi entre les ruses, les industries, les combats de ces petits êtres si bien armés pour la guerre, si bien organisés pour le plaisir. Il avait vu qu’une seule mouche échappée à cette loi générale qui balance la production par la destruction suffirait pour envahir la nature, pour anéantir le genre humain !

Ces mondes nouveaux occupèrent l’Europe ; tous les regards des naturalistes se tournèrent de ce côté. On s’étonnait de retrouver l’immensité dans l’invisible, l’infini dans la poussière. Réaumur eut de nombreux disciples dont les travaux tenaient de la féerie. Alors Spallanzani découvre le rotifère, qui ressuscite après plusieurs années de mort et les animaux infusoires qui vivent dans l’eau bouillante, et dont l’instinct se manifeste par tant de singularités que le professeur Crusius[24] et le docte Gleichen[25] n’ont pas balancé à leur accorder une âme presque raisonnable. À la même époque Bonnet commence sa carrière par des observations curieuses sur le puceron vierge et mère tout à la fois ; Lyonnet décrit les quatre mille quatre cent quarante-un muscles de la chenille du saule, et Trembley publie ses expériences sur les polypes d’eau douce qui, semblables à l’hydre de Lerne, renaissent et se multiplient sous le couteau qui les frappe. Dans cette école la plupart des naturalistes bornent leurs recherches à un seul insecte : Hook au bourdon, Schirach à l’abeille, Keler à la mouche commune, Pujet à l’œil du papillon, et comme si ce champ eût encore paru trop vaste à l’intelligence humaine, deux académies sont fondées en Allemagne dans l’unique but d’étudier les amours et les travaux d’une mouche.

Lorsque Réaumur publia ses découvertes, Buffon ne s’était fait connaître que par des traductions, et Linné n’avait encore rien écrit. Toutefois Réaumur n’était pas entré le premier dans la carrière entomologique ; Rhedi et Swammerdam avaient préparé sa route, comme Kepler et Galilée avaient préparé la route de Newton, sans rien dérober à sa gloire.

Rhedi et Swammerdam sont les premiers qui aient écrit sur les insectes après les avoir observés. La science commence avec eux, et l’on peut dire qu’elle commence par un chef-d’œuvre : la Bible de la Nature, de Swammerdam.

C’est donc à juste titre que nous avons rejeté de notre catalogue tous les ouvrages des naturalistes compilateurs qui ont précédé ce grand homme, et au nombre desquels il faut placer Gesner, Aldrovande et Jonston, savants plus avancés dans l’étude des livres que dans l’étude de la nature !

Tels ont été, non les maîtres, mais les devanciers de Réaumur. Parmi ses disciples, nous avons choisi de Geer, surnommé le Réaumur de la Suède, et Bonnet, le fondateur de l’école génevoise. Les œuvres de ce dernier sont pleines de charmes ; c’est une suite de tableaux qui étonnent l’imagination et absorbent l’intelligence. Le style de l’auteur est simple, clair, élégant ; il écrit comme il observe, se passionnant pour ses découvertes, et toujours plus vivement ému à mesure que le petit coin du voile qu’il soulève lui laisse entrevoir de plus merveilleux spectacles. Nous avons recueilli plusieurs de ses ouvrages, entre autres la Contemplation de la Nature ; c’est son chef-d’œuvre. Il y a fondu, au milieu de ses propres observations, toute la science physique et métaphysique du siècle. Son plan est le plus vaste qui se puisse concevoir ; il embrasse la création ; c’est la chaîne des êtres de Leibniz, dont les anneaux se déroulent de la terre au ciel, du caillou à la plante, de la plante à l’animal, de l’animal à l’homme. Rien de plus magnifique que ce plan, malheureusement fondé sur une erreur. Une chaîne matérielle ne saurait jamais atteindre l’infini ; le dernier anneau manquera toujours. Que la nature passe graduellement de la plante à l’animal par les tremelles et les zoophytes, rien d’impossible ; mais où sont les liens qui unissent le singe à l’homme, l’animal concentré dans ses besoins physiques à l’être intellectuel, qui ne vit pas seulement de pain, mais de vérité ? D’une part, je vois le vide du néant ; de l’autre, je vois une âme qui touche à Dieu, une âme qui se sent immortelle. Tous les soleils qui roulent dans l’espace ne suffiraient pas pour combler cet abîme. Mais si le plan de l’ouvrage est faux, sa conception est vaste et religieuse ; il représente la nature dans ses détails et dans son ensemble il rappelle le monde à son auteur, et après la vérité, qui surpasse tout, rien n’est peut-être plus magnifique que cette chaîne jetée dans l’espace, comme une echelle lumineuse qui, de création en création, de soleils en soleils, d’intelligence en intelligence, s’élève jusqu’à Dieu !

C’est donc par la contemplation de la nature que se termine le chapitre de notre catalogue consacré à l’histoire naturelle. Après Linné, Buffon, Bernardin de Saint-Pierre, Réaumur, de Geer, Bonnet, Trembley et quelques-uns de leurs disciples, on ne trouve plus qu’une armée de nomenclateurs. Ceux-là peuvent être utiles et faciliter la science, mais ils ne feront jamais partie de la Bibliothèque universelle.

CHAPITRE XII.

BIBLIOGRAPHIE DES SCIENCES MÉDICALES.
MÉDECINE SYSTÉMATIQUE.

Si l’on considère combien sont nouvelles toutes les sciences, on s’étonnera de la multitude d’excellents ouvrages qu’elles ont produits. L’histoire naturelle ne date pas de plus de cent ans ; la chimie date à peine de cinquante ; la minéralogie et la géologie ont été créées de nos jours ; la théorie magnétique, galvanique et électrique ne font que de naître, et cependant toutes ces sciences sont en progrès, toutes offrent des résultats prodigieux pour le bien-être de l’humanité et pour la gloire de l’intelligence. Une seule, la médecine, est restée en arrière, et pour la trouver dans son état normal, c’est au point de départ qu’il faut la prendre ; cette assertion nous fait remonter jusqu’à Hippocrate.

Hippocrate fit de la médecine une science d’observation ; les modernes en ont fait une théorie systématique. Là est l’origine de son peu de progrès. Les systèmes, qui parfois jettent la lumière dans les sciences physiques, en médecine ne produisent que les ténèbres. Être mécanicien, animiste ou humoriste, suivre fatalement les hypothèses de Brown ou de Broussais, inonder le malade de boissons aqueuses, comme Bontekoë ou comme Botal, épuiser dans ses veines la dernière goutte de sang, c’est se faire un bouclier du titre de docteur contre l’article 302 du Code criminel.

Le tableau énergique des révolutions médicales, depuis deux mille ans, manque à l’histoire de la science. On y verrait les peuples livrés successivement aux doctrines les plus meurtrières et les plus tranchées, l’ignorance présente accusant l’ignorance passée, les théories d’un siècle condamnées par les théories du siècle suivant ; en sorte que la médecine aurait toujours été dans l’erreur, qu’elle se serait toujours trompée, c’est-à-dire qu’elle aurait toujours tué ; l’erreur dans l’art d’Hippocrate, c’est la mort. Voilà ce que nous apprend l’histoire des révolutions médicales, et ce sont les médecins eux-mêmes qui ont dressé l’acte d’accusation.

L’ancien traitement de la petite vérole par les sudorifiques et les cordiaux en offre un terrible exemple. Quoique ce traitement fût mortel, les médecins ne cessèrent de l’imposer jusqu’au moment où Sydenham lui substitua un traitement absolument contraire. Alors il eût soin d’observer que la méthode qu’il abolissait avait été plus fatale à l’humanité que ne le serait une guerre de plusieurs siècles !

Un second fait non moins décisif se passe aujourd’hui sous les yeux de l’Europe. Nous avons vu la doctrine de M. Broussais remplacer instantanément la doctrine de Brown. Or, qu’est-ce que représentent ces deux doctrines, si ce n’est la négation et l’affirmation du même principe, deux traitements opposés, dont l’un ne saurait donner la vie sans que l’autre ne donne la mort ?

Ainsi Brown ne voit dans les maladies que des signes d’asthénies et de faiblesse. Vous êtes consumé d’une inflammation générale ; n’importe, il prodigue les échauffants, les toniques, le quinquina, la cannelle, l’opium, le camphre ; il veut vous rendre des forces, vous sur-exciter, et il vous tue.

Dans le système de Broussais, au contraire, toutes les maladies sont des inflammations, des phlogoses, et par conséquent tous les malades, sans distinction, doivent être rafraîchis par des boissons délayantes et affaiblis par des saignées copieuses. S’ils ne guérissent pas, on les couvre de sangsues ; s’ils ne meurent pas, on les saigne de nouveau. Inutilement ils se plaignent d’épuisement et d’asthénie ; tout cela est l’effet d’une cause irritante, d’un stimulus local qui exige de nouvelles et d’intarissables saignées. L’agonie elle-même n’est point un état de débilité. Hommes, femmes, enfants, vieillards, tout le monde meurt par excès de force, et l’on trouve toujours après la mort des traces d’une phlogose qui aurait infailliblement cédé si on avait répandu plus de sang et fait avaler plus de tisane.

Qui ne voit dans ces deux systèmes un mépris profond de la vie des hommes, joint à une ignorance complète des lois de la nature. L’idée de soumettre tous les faits pathologiques à un principe général est l’idée la plus étroite et la plus meurtrière qui soit jamais entrée dans une cervelle humaine. Le médecin arrive avec un traitement tout fait, le même pour tous les cas ; il n’a besoin ni d’étude ni d’observation, il n’a pas même besoin de voir son malade. Pauvre malade ! il faut qu’il prenne son parti ; sa vie est jouée à pair ou non. Si la théorie rencontre bien, il est sauvé ; si elle rencontre mal, il est mort. Ses héritiers paieront le médecin !

Ces théories exclusives ont quelque chose de la fatalité des anciens ; elles ne se bornent pas à tuer les hommes ; elles favorisent la paresse, établissent l’ignorance, et font des médecins sans études à la manière de Gil-Blas et de Sangrado. Et pourquoi voulez-vous que nos jeunes docteurs se condamnent à étudier les médicaments, lorsque les uns font tout avec les toniques, les autres tout avec la saignée ? Comment leur ferez-vous entendre que la thérapeutique est appelée à juger en dernier ressort de toutes les théories ? deux mots suffisent : saigner et rafraîchir. Rafraîchir et saigner, voilà les grands arcanes de la science ; ils ont tué le premier aphorisme d’Hippocrate. La vie est courte, il est vrai, mais en voyant ce qui se passe, vous serez forcé de convenir que l’art n’est pas long, et que le jugement n’est pas difficile !

Ces faits suffisent pour justifier le vide de cette partie de notre catalogue. Nous avons banni toutes les théories systématiques, c’est-à-dire des bibliothèques entières. En médecine, il n’y a que l’observation, l’expérience, la méthode d’Hippocrate ; tout le reste, quelle que soit la célébrité des noms et la puissance du génie, n’est qu’erreur, empirisme ou charlatanisme !

CHAPITRE XIII.

MÉDECINE D’OBSERVATION.
HIPPOCRATE, CELSE. — ZIMMERMANN, PINEL, BICHAT.

Une fois débarrassé de ce superflu médical qui, semblable à la vieille théologie et à la vieille jurisprudence, n’est plus consulté que par les savants, nous trouvons sept ou huit beaux livres, œuvres du génie, fruits de l’expérience et de l’étude. Ces livres tiennent peu de place dans notre bibliothèque, mais ils renferment beaucoup de choses ; ce sera, si l’on veut, les écrits de la petite tablette, titre par excellence qu’on donnait à Alexandrie aux seuls ouvrages d’Hippocrate !

Hippocrate, c’est le nom éternel ! la supériorité de sa raison, autant que la supériorité de sa science, l’ont élevé à la première place qu’il occupe depuis plus de deux mille ans. Il est du petit nombre d’hommes dont le nom, comme celui d’Homère et de Socrate, est le type du vrai beau et sert de comparaison dans tous les éloges, sans jamais pouvoir être égalé !

Le caractère de son génie, c’est la pénétration et le jugement. Comme observateur, il voit loin et vite ; il approfondit les objets qu’il semble parcourir ; chacun de ses regards est une découverte. Comme philosophe, il est plein de vues générales, mais ces vues ne sont jamais des systèmes, elles sont l’enchaînement et la conséquence des faits observés ; comme écrivain, son style est mâle, simple, rapide, et se grave dans la mémoire ; c’est le style propre de la science. On a dit de ses ouvrages qu’ils offraient à eux seuls plus de phénomènes, de symptômes et d’observations qu’il n’y en a dans les ouvrages réunis de tous les médecins, depuis l’invention de la médecine jusqu’à nous, et cet éloge qui paraît prodigieux, n’est que juste. Ses études médicales embrassent toute la nature. Le premier il reconnut que chaque saison apporte ses maladies, et que les airs, les eaux et les lieux exercent de puissantes influences sur le physique et le moral de l’homme. Le petit traité où il développe cette pensée n’a que vingt pages, mais ces vingt pages ont enfanté des milliers de volumes. Là, chaque ligne est un fait, et chaque fait une lumière ; la philosophie et la politique s’y instruisent comme la médecine. Bernardin de Saint-Pierre y a trouvé des harmonies, Buffon des vues larges et nouvelles, Montesquieu l’idée fondamentale d’un chapitre de l’Esprit des lois, et le système de Herder sur la philosophie de l’histoire en est sorti tout entier !

Mais Hippocrate n’est pas seulement l’homme de la science, il est l’homme de l’humanité. Ses ouvrages sont empreints d’un sentiment évangélique qui rappelle quelquefois les doctrines de Socrate dont il fut contemporain. Il ordonnait à ses disciples de guérir gratuitement les pauvres et les étrangers. Il leur disait : Plus vous aimerez les hommes, plus vous aimerez votre art, puisque cet art vous donne le pouvoir de leur être utile. Il définissait le désintéressement, une prééminence divine qui élève l’âme au-dessus des choses terrestres ; et tout ce qu’il enseignait, il le faisait. Ses maximes philosophiques sont l’histoire complète de sa vie !

Le plus beau monument de ce grand caractère c’est le serment qu’il exigeait de ses disciples. « Je jure, leur faisait-il dire, par Apollon, par Esculape, par Hygie, et les autres dieux et déesses de la médecine, de regarder comme mon propre père celui qui m’aura instruit dans l’art de guérir, de lui témoigner ma reconnaissance en subvenant à tous ses besoins, de considérer ses enfants comme les miens, et de leur enseigner gratuitement la médecine, s’ils ont le dessein d’embrasser cette profession. J’agirai de même envers ceux qui se seront engagés par le serment que je prête. Jamais je ne me laisserai séduire pour administrer à qui que ce soit un médicament mortel, ni pour exciter l’avortement…. Mon unique but sera de soulager et de guérir les malades, de répondre à leur confiance, et d’éviter jusqu’au soupçon d’en avoir abusé, spécialement à l’égard des femmes. Dans quelque position que je me trouve, je garderai le silence sur les choses que j’aurai jugé devoir rester secrètes. Puissé-je, religieux observateur de mon serment, recueillir le fruit de mes travaux et mener une vie heureuse, sans cesse embellie par l’estime générale ! que le contraire m’arrive si je deviens parjure ! » Je doute qu’un pareil serment ait jamais été prononcé aux écoles de médecine de Londres et de Paris. La haute morale qui imprime tant de grandeur aux institutions des anciens manque à presque toutes les nôtres.

À la suite des œuvres d’Hippocrate on trouvera les huit livres qui nous restent de Celse. Là point de système, mais des observations ; c’est la manière du maître dans sa simplicité primitive. Le septième livre est consacré aux opérations chirurgicales ; il renferme plusieurs inventions attribuées à la science moderne, mais que les hommes instruits reportent à leur source.

Toutes les œuvres médicales de l’antiquité grecque et romaine se concentrent pour nous dans ces deux beaux génies, Hippocrate et Celse. Si on ne lit point ici le nom si célèbre de Galien, c’est que ses livres sont pleins de théories plus ou moins subtiles qui l’éloignent de la vérité. Ils renferment, il est vrai, toute la science anatomique et thérapeutique du siècle, c’est-à-dire l’espèce de science que le temps perfectionne et qui meurt avec le temps ; mais la véritable science, celle qui naît du génie de l’observateur, et qui ne meurt jamais, le style verbeux et l’imagination brillante de Galien se refusent presque toujours à l’exprimer. Voilà ce qui le sépare d’Hipocrate, dont les œuvres éternelles ne sont que l’observation simple et précise des lois de la nature.

De Celse à Harvey nous trouvons de grands médecins et de savants docteurs, mais aucun de ces hommes dont la postérité accueille les ouvrages et bénit le souvenir !

La médecine moderne date donc de la découverte de la circulation du sang. Nous donnerons le livre où elle fut annoncée pour la première fois (1628). C’est un livre original comme le Traité des orbes célestes de Copernic, et les Nouvelles des régions du ciel de Galilée ; il a fait révolution !

Après l’œuvre de Harvey la science ne compte plus que trois ouvrages :

1o Le Traité de l’expérience de Zimmermann ; livre de haute philosophie, le plus beau, le plus utile qui ait été publié depuis Hippocrate, dont il développe les doctrines.

Vous pouvez être savant chimiste, savant botaniste, savant anatomiste, commenter admirablement la pathologie et la thérapeutique ; si vous n’êtes grand observateur, vous ne serez jamais bon médecin.

Tel est le résultat du beau traité de Zimmermann.

2o La nosographie philosophique de Pinel, ouvrage descriptif et cependant entièrement neuf. Pinel est le premier qui ait compris la nécessité d’étudier les tissus des divers organes, leurs fonctions et leurs altérations morbides, pour en tirer à la fois la classification des maladies et l’indication de leurs traitements. Cette idée est fondamentale ; indiquée par Pinel, elle produit un excellent ouvrage ; approfondie par Bichat, elle a renouvelé la médecine. Le livre de Bichat porte le titre d’Anatomie générale : c’est le seul traité de physiologie que nous ayons admis dans notre collection. Il peut en effet remplacer tous les autres.

Dès son entrée dans la carrière Bichat rejette tous les systèmes, embrasse la méthode d’Hippocrate et rétablit la science sur l’observation. Son premier essai fut la découverte des membranes synoviales ; bientôt après il publie ses recherches sur la vie et la mort, puis enfin son Anatomie générale, production immortelle, où se trouvent placés à leur véritable rang tous les phénomènes de l’économie vivante. Là on voit que chaque tissu a sa vie propre, que les maladies sont souvent bornées aux systèmes élémentaires, et qu’avant d’attaquer un organe dans son ensemble elles affectent successivement les divers tissus qui en font partie. Ainsi Bichat transporte aux tissus les affections qu’on n’avait encore cherchées que dans les organes ; il recule l’origine de la maladie, il saisit le symptôme à sa naissance avant les progrès qui l’agrandissent, et régénère à la fois, par cette seule découverte, la pathologie et la thérapeutique, la physiologie et la médecine, l’art d’observer et l’art de guérir.

Nous n’avons signalé qu’une très petite partie des ouvrages de Bichat. Il avait entrepris de renouveler toutes les sciences médicales, et souvent il lui arrivait d’ouvrir jusqu’à deux cents cadavres dans un mois. Lorsqu’on étudie tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il a voulu faire, il semble que la vie d’un seul homme n’ait pu suffire à tant de travaux. Et quelle surprise et quelle douleur lorsqu’on lit à la tête de son dernier ouvrage, l’Anatomie descriptive, qu’il mourut à trente ans.

Ses doctrines philosophiques décèlent la même hauteur de pensée que ses doctrines médicales. Il avait réduit la machine humaine à vingt et un tissus doués chacun d’une organisation et d’une vitalité différente ; mais toutes ces vitalités étaient soumises à l’action supérieure de l’âme ; il croyait à cette action, indépendante du corps, et une pareille croyance dans un homme qui avait tant et si bien étudié la matière mérite qu’on s’y arrête. C’est là sans doute la cause première de sa grande supériorité sur tous les médecins athées ou matérialistes de notre siècle. En effet, le médecin athée ne saurait jamais acquérir qu’une science incomplète. Il n’étudie de l’homme que son corps, l’action de l’âme lui est inconnue. Son art ne lui apprend ni à la combattre lorsqu’elle est trop énergique ; ni à s’en aider lorsqu’elle pourrait le secourir ; il n’y croit pas. Ainsi l’athée ne voit que la matière ; il abaisse l’homme et la science, et il en résulte que la médecine, cette haute philosophie qui embrasse à la fois l’étude du corps et de l’âme, n’est en effet pour le médecin matérialiste que l’art vétérinaire appliqué à un animal un peu plus intelligent que le singe ! Quel résultat et quelle science !

Aujourd’hui deux routes à peine tracées sont ouvertes à l’art de guérir : la médecine préventive, c’est-à-dire la médecine de pronostic qui prévoit et prévient les maladies, et la médecine morale qui étudie les affections et les forces de l’âme pour les opposer aux maux du corps. Là se concentrent tous les progrès de l’avenir ; là est une révolution plus complète, plus heureuse que toutes celles qui ont été opérées par l’anatomie et la physiologie !

Terminons le grand chapitre consacré aux sciences naturelles. En recueillant ce qu’elles ont produit de remarquable pendant un travail de quatre mille ans, un fait nous a frappé ; c’est que les plus hautes découvertes, celles qui font le plus d’honneur à l’esprit humain, se concentrent dans un espace de trois siècles, et ces trois siècles sont précisément ceux qui touchent le nôtre. Ainsi, de 1473 à 1571, nous voyons naître Copernic, Bacon, Kepler et Galilée ; de 1596 à 1646, Descartes, Pascal, Huygens, Newton et Leibniz ; de 1707 à 1771, Linné, Buffon, Swammerdam, Bernardin de Saint-Pierre, Réaumur, Bonnet et Bichat. Tous ces beaux génies arrivent sur le globe, chacun à son heure, comme des ouvriers que la voix de Dieu appelle successivement au même travail. Dans cette grande mission scientifique, les premières pensées se tournent vers le ciel ; la terre n’a que les secondes. Il semble que notre âme s’attache de préférence aux choses qui l’étonnent. Nous voulons connaître la loi qui soutient les soleils, nous cherchons l’immensité, avant même de jeter un regard sur la petite planète qui nous sert d’habitation. Deux fois s’est révélée cette aptitude singulière de l’esprit humain. Aristote ne vient qu’après les pasteurs chaldéens, et Linné qu’après Newton. Ainsi, chez les anciens comme chez les modernes, la science de l’astronomie a précédé la physique terrestre et toutes les sciences de l’histoire naturelle. Les yeux de l’homme ont beau rencontrer les choses qui passent, son âme mieux instruite s’en détourne et cherche éternellement et divinement l’infini.


  1. Voyez Du Perray, de la Capacité des Ecclésiastiques, liv 1er, chap. 7.
  2. Saint-Augustin, Cité de Dieu, liv. 21 chap. 6.
  3. Du Perray, de la Capacité des Ecclésiastiques, liv. 1er.
  4. La dernière de ces ordonnances est du mois de juillet 1682.
  5. La maréchale d’Ancre est brûlée comme sorcière par arrêt du parlement, 1617. Gaufredi est brûlé comme sorcier par arrêt du parlement de Provence, 1611.
  6. Agrippa, Philosophie occulte, liv. 1er, chap. 62.
  7. De Revolutionibus orbium cœlestium, lib. 1er, c. 9.
  8. De Stellā novā, p. 125.
  9. Mathias et Rodolphe.
  10. Harmonices mundi, lib. 5
  11. Un seul homme nia les découvertes de Galilée ; cet homme était moine et théologien, il avait peu étudié l’astronomie, mais il connaissait parfaitement l’Apocalypse ; or, comme les étoiles nouvelles ne se trouvaient pas figurées dans le chandelier à sept branches, il en concluait rigoureusement qu’elles ne pouvaient exister dans le ciel. On peut juger par là de la force des ennemis de Galilée.
  12. Lettre manuscrite de Galilée citée par M. Pougens dans ses Lettres philosophiques, pag. 294.
  13. Ce degré est la trois-cent-soixantième partie du contour entier de la terre.
  14. Bailly, Histoire de l’Astronomie, tom. II, pag. 495.
  15. Newton, opt. pag. 327, édit. de Lausanne.
  16. La route de la terre autour du soleil est de 200 millions de lieues par an. Celle d’Uranus est vingt fois plus considérable ; voilà la miniature.
  17. Discours prononcé à l’assemblée anniversaire de la Société royale de Londres, le 30 novembre 1833, par S. A. R. le duc de Sussex, frère du roi.
  18. En suédois, Linden.
  19. Systema naturœ, pag. 1.
  20. Cette découverte ne donna pas tout ce qu’on en avait espéré et on ne tarda pas à l’abandonner. Le secret est perdu, mais on croit que Linné facilitait la production des perles en piquant la coquille.
  21. Les observations nouvelles de M. Leconteur viennent confirmer les observations de Bernardin de Saint-Pierre. M. Leconteur a signalé plus de cent cinquante variétés de froment ; cette céréale, aux moyens de ces variétés, peut suivre l’homme dans tous les climats. (Académie des Sciences, séance du 25 janvier 1837.)
  22. Pline, Hist. nat., lib. XI.
  23. Aristote, Hist. des animaux.
  24. Christ. aug. Crusii anleitung über Naturliche, etc., pag. 2.
  25. Dissertations sur les animalcules par Gleichen, pag. 144.