Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie/S’il est plus aisé de faire une belle action qu’une belle page

Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie
Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, III (p. 535-539).


S’IL EST PLUS AISÉ
DE FAIRE UNE BELLE ACTION
QU’UNE BELLE PAGE.


(fragment inédit.)


Page 468, ci-dessus, Diderot a ajouté en note à son manuscrit : « Voyez les dernières pages de cet ouvrage où j’expose les raisons d’une opinion qui peut être contredite. » Voici ces dernières pages, qui nous paraissent n’être autre chose qu’un fragment d’une lettre adressée probablement à la princesse Daschkoff :


… M. le prince Orloff est mon voisin. Je ne l’ai vu qu’une fois et je me suis bien promis de ne le pas voir davantage, à moins que je ne fusse assez heureux pour le servir. J’aime mieux me renfermer dans la bibliothèque de Sa Majesté Impériale et m’occuper de la tâche qu’elle m’a prescrite que de m’exposer aux éclaboussures d’une chaudière qui bout toujours et où il ne cuit rien. Que faire d’un homme qui vous assure l’existence de Dieu et qui vous nie, le moment suivant, la certitude des sens et de la raison ? Qu’il oublie tant qu’il lui plaira qu’il parle à des hommes sensés, il n’y a pas grand mal à cela, mais qu’il ne se souvienne jamais qu’il parle à des hommes libres, c’est une inadvertance qui blesse partout et qui est très-dangereuse dans ce pays-ci. Il part incessamment, et je m’en réjouis pour lui. S’il n’avait le ton dur qu’avec ceux à qui il peut adresser l’injure impunément, ce serait une lâcheté dont je le crois incapable ; s’il le gardait indistinctement avec tout le monde, il ne tarderait pas à en éprouver des suites fâcheuses. Il a vu Rome en cinq jours, il aura vu Paris en quinze, et il en parlera comme s’il y avait passé toute sa vie. Il y a des hommes bien heureusement nés.



Et puis permettez, madame, que je défende un endroit de cet écrit que mon ami M. Grimm a attaqué, c’est celui où j’avance qu’il est plus aisé de faire une belle action qu’une belle page. J’y ai pensé, et voici mes raisons.

Il y a des âmes fortes et courageuses parmi les barbares peut-être plus que parmi les peuples policés ; on y fait de belles actions, et il s’écoulera des siècles avant qu’on y sache écrire une belle page. Vixere fortes ante Agamemnona multi, sed omnes urgentur illacrymabiles ignotique longa nocte, carent quia vate sacro[1]Multi, longa nocte, entendez-vous ? On n’écrit point une belle page sans goût et sans un goût pur et grand, et le goût est chez toutes les nations le produit d’un long intervalle de temps. Oui, malgré tout ce qu’on a fait pour corrompre l’homme, je pense que la bonté et la vertu sont moins rares encore que le génie, et je le prouve. J’aurais bientôt fait la liste des hommes de génie dans les lettres depuis la création du monde, et je n’aurais pas si tôt fait celle, je ne dis pas des actions héroïques, mais des héros dans tous les genres ; cependant quelle multitude d’actions étonnantes que l’histoire n’a point célébrées ! Il est vrai que je ne donne pas facilement à un littérateur le titre d’homme de génie ; Tite-Live, à mon avis, n’est qu’un bel et majestueux écrivain ; Tacite est un homme de génie. Au moment où j’écris, je ne doute point qu’il ne se fasse cent actions fortes sur la surface de la terre ; il s’en fait même dans le fond des forêts habitées par l’homme sauvage ; en aucun lieu du monde, il ne s’écrit peut-être pas une page sublime, sans en excepter nos capitales, le centre des beaux-arts. La première scène de l’Andrienne est faite, mais elle ne se refera plus ; quelle est la belle action dont on en puisse dire autant ? Quand le moule d’un homme de génie est cassé, il l’est pour jamais ; je ne crois pas qu’on en puisse dire autant de l’homme vertueux, en prenant cette expression dans son sens le plus rigoureux et le plus raide : je parle de la vertu de Caton ou de celle de Régulus. Il y a plus d’originalité entre les grands écrivains qu’entre les grands hommes ; une grande action diffère moins d’une grande action qu’une page sublime d’une autre page sublime. Qu’on me nomme une grande action, et vingt fois pour une l’histoire m’en fournira le pendant ; il est presque impossible qu’il en soit de même d’une belle page. La fermeté, la constance, le mépris des honneurs, de la richesse, de la vie sont les mêmes dans toutes les âmes fermes. Le patriotisme qui bouillonnait au fond de l’âme d’un Grec et d’un Romain bouillonne de la même manière au fond de toute âme patriotique ; l’éloquence de Démosthène lui appartenait à lui seul. Outre l’originalité naturelle, combien il faut de grands modèles antérieurs au faiseur de la belle page ! Il n’en faut point à celui qui fait la grande action. L’éducation, la circonstance, le moment, un tour de tête passager précipitent l’homme au fond du gouffre et l’entraînent à une action qui tient l’univers étonné dans le silence de l’admiration ; il n’en est pas ainsi de cent beaux vers. Quelle est la passion qui n’ait pas son héros ? La passion qui fait quelquefois si bien parler, fait plus souvent encore balbutier, même l’homme de génie. Celui qui agit, agit à la face d’un peuple ; souvent il est entre l’ignominie et la gloire : s’il ne s’illustre pas, il s’avilit. Jamais l’homme de lettres ne se trouve dans cette position urgente, il est seul quand il écrit ; l’homme de génie n’a d’autre motif que son génie auquel il obéit. Quelle foule d’intérêts, de motifs puissants de toutes les espèces exhortent, soutiennent, sollicitent, déterminent l’homme vertueux ! On ne reproche point à l’homme d’avoir manqué de génie ; on reproche à tous d’avoir manqué de force et de vertu. On peut citer des femmes et en citer un grand nombre qui ont fait de grandes actions ; où est celle qui ait écrit un bel ouvrage, une belle comédie, une belle tragédie, un beau poëme, une belle harangue ? On fait souvent une belle action comme un sot dit un bon mot, comme Chapelain fait un vers heureux ; mais Virgile, Horace, Cicéron ont existé entre des siècles qui les attendaient et des siècles qui les ont suivis et qui les suivront sans les reproduire. Aucune grande révolution, chez aucun peuple, ne s’est élevée sans faire éclore une foule d’actions héroïques. Que demain la ville de Paris soit en flammes ou par un accident ou par une hostilité, et mille âmes fortes se décèleront : pour sauver leurs enfants, des pères mourront, des mères marcheront à travers des charbons ardents ; toute l’énergie de la bonté naturelle se dévoilera en cent manières effrayantes. Le péril passé, où est le poëte qui pleurera dignement sur les cendres de la capitale ? Le tremblement de Lisbonne, qui n’a duré que quelques minutes, a produit plus d’actions fortes que toute la durée des siècles n’a produit de belles pages ; voilà Lisbonne renversée, et la nation entière est restée stupide et muette sur ses décombres. Toutes les belles pages sont connues ; combien de grandes actions sont ignorées, et celles qu’on ignore n’en sont que plus grandes. Si toutes les grandes actions avaient été célébrées par de belles pages, il y aurait autant de belles pages que de grandes actions. Que le genre humain serait à plaindre, s’il n’était pas mille fois plus facile de bien faire que de bien dire ! La nature semble avoir fait l’homme le plus fort pour un moment faible, et l’homme le plus faible pour un moment fort. Celui qui manque de génie n’a point de moment.

Je viens de proposer la question à ma femme, et voici sa réponse : « Je ne suis qu’une bête, je ne sais point écrire, je parle assez mal, et je sens en moi tout ce qu’il faut pour faire une grande action. Je conçois mille circonstances où la vie et la fortune ne me seraient pas d’un fétu, et j’ai assez vécu pour savoir que je ne m’en impose pas… » Tous les hommes et toutes les femmes vous en diront autant, et si vous y réfléchissez, vous trouverez qu’un sauvage, un paysan, un homme, une femme du peuple, une bête est plus voisine d’une action héroïque qu’un D’Alembert, un Buffon ou quelque autre membre illustre d’une académie. Tous ces gens-ci calculent trop, et la grande action demande presque toujours qu’on ne calcule point.

Mais Mme de Meaux m’attend pour aller au Grand-Val[2] ; si j’avais du génie, j’oublierais que je dois être chez elle à neuf heures, mais, hélas ! je m’en souviens et je laisse là le plus beau texte pour elle ; ce n’est pas la première fois que j’éprouve qu’il est plus aisé d’être grand en action qu’en parole. Bonjour. Si vous étiez bien aimable, ou vous nous précéderiez ou vous nous suivriez au Grand-Val ; mais vous aimerez mieux écrire un billet doux ou même une belle page que de faire une bonne œuvre. Nous avons peut-être pris l’un et l’autre en nous-mêmes la diversité de nos opinions. Il m’en coûte beaucoup pour être éloquent, il ne m’en coûte presque rien pour être bon ; je suis bon quand on veut et tant qu’on veut ; pour éloquent, c’est autre chose. Je n’ai mémoire de l’avoir été qu’une fois, mais dans ce moment je n’aurais pas été fâché d’être entendu de Démosthène ou de Cicéron, ce fut le jour que je visitai le Théologal de Notre-Dame[3] : je fis alors une belle page comme tous les hommes peuvent faire une belle action.

Mais l’être rare par excellence, c’est celui qui réunit la force qui fait agir et le génie qui fait dire grandement, celui à qui j’obéissais en remplissant cette tâche. Je vous supplie, mon amie, de la lui faire passer promptement et telle que la voilà.



  1. Nous suivons ici le manuscrit. Le texte exact est, on le sait, dans l’ode IX à Lollius, liv. IV des Odes d’Horace, v. 25 et suivants.
  2. Chez le baron d’Holbach.
  3. Voyez Mémoires de Mme de Vandeul, t. Ier, p. xlviii, xlix.