Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 111-116).


XXVI.

le départ.

En proie à toutes les réflexions qui venaient l’assaillir, Piquillo se répétait avec désespoir qu’à coup sûr, un commerçant, un manufacturier n’accueillerait pas mieux que le grand seigneur un enfant inconnu qui, après vingt ans, lui tombait du ciel. À coup sûr, il serait dédaigné, repoussé, peut-être même chassé, comme il l’avait été déjà… mais sa mère le voulait.

D’ailleurs et grâce au ciel, le royaume de Valence était loin de Madrid ; Piquillo serait seul témoin de l’humiliation qu’il allait subir, il ne s’en vanterait pas, et n’en parlerait à personne, ni avant, ni après. Son plus grand chagrin était son départ. Il était si heureux de passer sa vie avec Carmen, Aïxa et même Juanita ! À l’idée seule de renoncer pour quelques semaines à cette gracieuse existence, à ce monde enchanté où s’arrêtaient et se bornaient tous ses vœux, il sentait faiblir son courage et se repentait de son serment.

Je vous demanderai de faire remettre en liberté un Maure nommé Gongarello.

Mais il avait promis à sa mère !… à sa mère, qui n’était plus et qui ne pouvait lui rendre sa parole… Il fallait donc la tenir, c’était un devoir, et Piquillo ne savait point transiger avec ses devoirs.

Il fit ses adieux à ses jeunes amies, les priant de ne pas l’interroger sur le but de son voyage, et de lui pardonner une discrétion dont, plus que jamais, cette fois, il comprenait la nécessité. Il promit de revenir bientôt… le plus tôt possible ; d’autant qu’on attendait Fernand d’Albayda, qui avait annoncé son retour à Madrid comme très-prochain, et Piquillo comptait, pour son avenir, bien plus sur l’amitié de Fernand que sur la réception plus que douteuse de sa nouvelle famille.

— Adieu, lui avait dit Aïxa, n’oubliez pas les amis que vous laissez à Madrid. N’oubliez pas qu’ils partageront toujours vos joies et vos chagrins.

— Et vous, avait répondu Piquillo, et vous, Aïxa ! en quelque lieu que je sois, quelque danger qui me menace, quelque fortune qui m’attende, si jamais j’étais assez heureux pour que vous eussiez besoin de moi, dites un mot… je quitterai tout, je reviendrai.

Aïxa ne lui répondit pas, mais elle lui tendit la main d’un air ému, et avec un sourire de reconnaissance qui voulait dire :

— J’y compte.

Jetant un regard, non devant lui, mais en arrière, le jeune pèlerin partait avec peu d’espérance dans le cœur et beaucoup de regret. Il ne songeait point à ce qui l’attendait, mais à ce qu’il venait de quitter, et cette fois, nulle idée ambitieuse, nul rêve de fortune ou de puissance, n’abrégea pour lui les ennuis de la route.

Il avait près de quatre-vingts lieues à faire, et se dirigea vers Valence, en prenant, à l’est, par la province de Cuença.

La grand’mère se cacha la tête dans ses mains et se mit à sangloter.

Le chemin qu’il parcourut d’abord n’était que trop en harmonie avec les sentiments qu’il éprouvait. Rien de plus triste, de plus aride que les environs de Madrid et une grande partie de la Nouvelle-Castille. Le pays qu’il traversait lui semblait inhabité, tant sa population, indolente et oisive, offrait peu de mouvement et d’activité.

Nulle part on n’apercevait la charrue du laboureur, ni les troupeaux des bergers, ni la circulation du commerce ou de l’industrie ; nulle part on n’entendait le bruit d’une manufacture ou d’une fabrique, ou les chants de l’ouvrier. Tout était mort et silencieux.

Mais le troisième jour, au moment où il mit le pied dans le royaume de Valence, on aurait dit qu’un magicien, étendant sa baguette, venait de réveiller toute cette population endormie, de lui rendre tout à coup l’âme, le mouvement et la vie.

À l’aspect de ce jardin continuel, où l’air est imprégné du parfum des orangers et des citronniers, de ces moissons de froment, de chanvre et de maïs qui s’élevaient en amphithéâtre, de ces forêts de mûriers, de caroubiers, d’oliviers et de figuiers qui couronnaient les hauteurs, Piquillo s’arrêta, stupéfait et ravi, sur un petit tertre qui dominait de vastes prairies, et se mit à l’ombre sous un berceau de grenadiers et d’aloès, le long desquels s’élevaient des guirlandes de vignes dont les grappes dorées retombaient en festons au-dessus de sa tête.

Jamais rien de pareil ne s’était offert à ses yeux ou à son imagination. Ni les campagnes froides et humides de la Navarre, ni les plaines de la Castille, les seuls pays qu’il eût vus, n’avaient pu lui donner idée fixe d’une nature aussi riche, aussi splendide, aussi féconde ; et partout le travail et l’industrie, portés au plus haut point, étaient venus seconder ce luxe de la végétation.

On ne pourrait de nos jours s’imaginer tout ce que les Maures du royaume de Valence avaient déployé d’art, et même de génie, dans l’agriculture, si les travaux créés par eux, et qui subsistent encore en partie, ne venaient comme jeter un défi à leurs vainqueurs, qui n’ont pu les surpasser, ni même les imiter. Ils avaient, entre autres, établi un système d’irrigation admirable, dont j’emprunterai la description à un voyageur moderne[1].

« Les eaux du Turia, qui se jettent dans la mer un peu au-dessous de Valence, ont été soutenues par une digue à deux lieues environ de son embouchure, et sept coupures principales, dont trois sur une rive et quatre sur l’autre, vont distribuer dans la plaine ces eaux qui s’étendent en éventail et fertilisent toute la Huerta, contenue et comme embrassée entre leurs deux branches intérieures. Sur chacune de ces sept artères principales, le même système est répété en petit, et une multitude innombrable de veines secondaires viennent prendre l’eau et la porter au plus humble carré de terre caché au centre de la plaine.

« Ce système, dont l’idée est fort simple, offrait néanmoins, dans l’exécution, une complication dont les difficultés n’ont pu être résolues que par la prévoyance la plus ingénieuse.

« Une de ces difficultés se trouvait dans la nécessité d’observer partout une telle graduation de niveau, que tous les terrains, sans exception, pussent jouir à leur tour des bienfaits de l’irrigation. Or, la plaine, bien qu’assez égale, ne présentait pas cependant ce nivellement parfait et géométrique ; on y a suppléé par de petits canaux et des ponts aqueducs.

« En se promenant dans la plaine, on voit à chaque instant de petits canaux qui passent sur les grands, et je ne sais combien d’aqueducs en miniature, construits les uns sur les autres, pour porter à quelques perches de terre un volume d’eau trois fois gros comme la cuisse. Ailleurs, vous voyez, au milieu d’un terrain tout plat, le chemin s’élever tout à coup de quatre pieds, et vous obliger de suspendre, pendant douze pas, le trot de votre cheval : c’est un aqueduc souterrain qui passe par là. Tout ce travail est peu apparent ; la plupart du temps, il se cache sous terre, mais il est plein de sagesse et de prévoyance.

« Une autre difficulté, c’était de répartir les eaux équitablement, afin que chacun pût en jouir à son tour : car, pour faire monter les eaux d’une acequia (c’est le nom des canaux), il faut presque mettre les autres à sec.

« Après le travail de l’ingénieur, venait donc le travail de l’administrateur et du légiste.

« Ce travail a également été fait par les Arabes, et subsiste encore aujourd’hui tel qu’ils l’ont laissé.

« À chacune des sept branches mères correspond un jour de la semaine ; ce jour-là, elle emprunte l’eau de ses voisines pour élever les siennes au niveau voulu ; le tout, bien entendu, à charge de revanche ; ce jour-là, tous les petits filets qui s’alimentent des eaux de la grosse artère sont également ouverts ; mais comme leur nombre est immense, et qu’en venant la sucer tous à la fois, les eaux ne pourraient se maintenir à la hauteur nécessaire, chacun d’eux a son heure dans la journée, comme la branche mère a son jour dans la semaine.

« Voilà près de huit siècles que ces détails minutieux sont fixés, que chaque filet d’eau a son heure et sa minute assignées. Quand cette heure arrive, un des colons intéressés défait en trois coups de pioche la digue de gazon qui ferme sa rigole, l’eau monte, et à mesure qu’elle vient à passer devant chaque pièce de terre, chaque colon, qui l’attend la pioche à la main, lui donne accès chez lui par le même procédé ; alors la terre est submergée et couverte de plusieurs pouces d’eau pendant un temps déterminé.

« Le lendemain, les choses se passent de la même manière dans une autre partie de la Huerta, et au bout de la semaine, toute la campagne a été imprégnée à son tour de ces eaux fécondantes. »

Si de pareils travaux excitent de nos jours l’admiration du voyageur, jugez ce qu’ils durent produire sur Piquillo, qui descendit cette riche plaine en marchant de prodige en prodige. Cette nature riante et animée avait banni ses idées sombres.

Le soleil, qui s’était levé radieux, commençait à devenir brûlant ; l’air du matin et une marche de quelques heures avaient excité l’appétit du jeune voyageur, il aperçut devant lui, avec un certain plaisir, une hôtellerie propre et élégante, chose des plus rares en Espagne, nouveau miracle réservé au pays où tout, excitait sa surprise.

L’hôte et les servantes avaient un air de bonne humeur, signe de contentement et de prospérité. Une énorme marmite bouillonnait devant une large cheminée, tandis que plusieurs broches de différentes dimensions, et placées en amphithéâtre, offraient aux ardeurs d’un brasier étincelant, une moitié de mouton, une demi-douzaine de belles poulardes et une vingtaine de perdreaux qui, par un mouvement de rotation lent et régulier, se coloraient successivement d’une teinte dorée et appétissante.

Des voyageurs de bonne mine, des commerçants, des ouvriers étaient assis à différentes tables, non pas selon leur appétit, mais selon leur rang et selon leur bourse.

Lorsque Piquillo parut dans l’hôtel du Faisan-d’Or, un homme habillé de noir et qui avait l’air d’un alguazil, tournait le des à la porte, et achevait de régler son compte avec l’hôte.

Il jeta généreusement une poignée de maravédis pour les garçons et les servantes de l’hôtellerie, et sortit presque au moment où Piquillo entrait.

Celui-ci eut à peine le temps de l’entrevoir, et sentit à sa vue comme un mouvement de crainte, comme un frisson involontaire dont il ne pouvait se rendre compte. Il lui semblait qu’il venait de passer à côté d’un ennemi ; il crut avoir reconnu dans la taille, dans les manières, dans les traits de ce voyageur, quelque chose de son ancien maître, le damné capitaine Juan-Baptista Balseiro.

Mais comment supposer que le capitaine fût devenu alguazil et qu’il eût passé dans les rangs de ses ennemis naturels ? ce n’était pas probable, et notre jeune voyageur s’était trompé sans doute. En tout cas, l’inconnu, quel qu’il fût, n’avait pu reconnaître Piquillo, dont la taille et les traits étaient bien autrement changés depuis sept années.

Tourmenté cependant par cette idée, il interrogea l’hôte du Faisan-d’Or, le seigneur Manuelo, persuadé qu’un hôtelier devait tout connaître. Celui-ci lui répondit que c’était la première et probablement la dernière fois qu’il voyait ce voyageur ; que, d’après ce qu’il lui avait entendu dire à lui-même, il était alguazil, et se rendait, par ordre supérieur et pour affaires de sa profession, à Valence, où il devait s’embarquer.

Piquillo respira, tout en regrettant néanmoins que, dans un pays comme le royaume de Valence, il y eût des alguazils. La vue de celui-là lui avait gâté le paysage !

Peu à peu cependant la gaieté revint à Piquillo ; quant à l’appétit, il ne l’avait pas quitté, et il se disposa à faire honneur à la volaille que son hôte venait de placer devant lui et qui répandait au loin un fumet exquis.

Il commença d’abord par déboucher une bouteille de petit vin blanc de Benicarlo, et il venait d’en boire un verre au souvenir de ses amis, quand, de la fenêtre près de laquelle il était placé et qui, vu la chaleur, était restée ouverte, il vit arriver, pâle, exténuée et se trainant à peine, toute une famille de pauvres gens.

La mère portait un enfant dans ses bras ; deux autres la suivaient en tenant son jupon, dont les lambeaux couraient risque de rester dans leurs mains ; le fils soutenait ses deux sœurs, et le père, dont les traits présentaient les traces de la souffrance et de la maladie, s’appuyait sur l’épaule d’un garçon de quinze à seize ans qui le regardait les yeux pleins de larmes.

Ils étaient tous debout devant les fenêtres de l’hôtellerie, ne se plaignant pas, ne demandant rien, mais regardant ! regardant, eux qui avaient faim, des gens qui mangeaient !

Piquillo allait porter à sa bouche une aile de cette volaille si tendre et cuite si à point. Il vit les yeux de la pauvre mère attachés sur les siens. Le morceau lui tomba des mains. Soudain, et comme par un effet magique, il crut se voir… il se vit quelques années auparavant souffrant et maladif, assis sur le pavé dans les rues de Pampelune, et dévorant avidement des côtes de melon jetées au coin d’une borne.

L’apparition qu’il venait d’avoir rendait encore plus vif et plus présent à sa mémoire ce premier souvenir de son enfance.

Senor Manuelo, s’écria-t-il à l’hôtelier du Faisan-d’Or, n’y a-t-il pas, dans cette large marmite qui bout devant votre feu, de quoi faire une soupe copieuse et une bonne olla-podrida pour cette brave famille qui ne demande rien, mais qui acceptera bien, je l’espère, dit-il en se penchant vers la fenêtre, le repas que leur offre un ami ?

La mère lui jeta un regard de reconnaissance et fit un pas vers lui ; le père, qui était le plus près de la fenêtre, restait immobile et hésitait encore.

Piquillo devina ce qui se passait dans son cœur.

C’était un malheureux qui, à coup sûr, ne l’était pas depuis longtemps, et chez qui la souffrance n’avait pas encore éteint la fierté.

Il avança par la fenêtre sa main, qu’il lui tendit, et il ajouta :

— Vous pouvez accepter ce que vous offre un ami qui naguère était comme vous… et qui n’en rougit pas.

À ces mots, prononcés noblement et sans affectation, tous ceux qui étaient dans la salle levèrent les yeux sur Piquillo. Il y eut un murmure d’approbation. Le pauvre homme pressa contre son cœur la main qu’on lui tendait, et le seigneur Manuelo s’empressa de servir sur l’herbe et en dehors de l’hôtellerie le dîner de la famille, pour qui ce secours venait bien à point : ils tombaient de faiblesse, excepté les petits enfants, qui riaient et battaient des mains à l’aspect de l’immense plat d’olla-podrida qu’on venait de leur apporter.

On y avait joint du pain blanc, du vin et des fruits, et Piquillo, après avoir dîné lui-même, se mit à causer avec le chef de la famille.

Sidi-Zagal était Maure d’origine, et il était venu avec tous les siens s’établir dans la Nouvelle-Castille ; il avait loué auprès de Cuença, dans un assez mauvais terrain, une métairie, que le marquis de Pobar, qui en était propriétaire, lui avait affermée très-cher pour une quinzaine d’années.

Par son industrie, par son travail, par celui de sa femme et de ses enfants, il avait fini par rendre fertile cette terre dont il avait doublé la valeur. Il commençait à prospérer et à recueillir enfin le fruit de ses peines, lorsqu’en vertu des derniers édits, on était venu l’arrêter et le jeter dans les prisons de Cuença, lui et les siens, sous prétexte qu’aucun d’eux n’avait été baptisé, ce qui était vrai.

Mais le pauvre homme, exaspéré par la captivité et par la persécution qu’on lui faisait endurer, avait refusé de recevoir le baptême et de se convertir. On l’avait tenu prisonnier pendant près d’une année, et alors les supplications de sa femme, les pleurs et la misère de ses enfants, avaient fait sur lui ce que n’avaient pu faire la menace et les tourments. Il avait avoué que la foi venait tout à coup de l’éclairer, et avait consenti, pourvu qu’on lui rendit la liberté, à subir, ainsi que toute sa famille, la religion catholique, apostolique et romaine.

L’évêque de Cuença avait fait grand bruit de cette conversion, dont le grand inquisiteur Sandoval l’avait félicité, mais dont l’archevêque de Valence, Ribeira, avait été extrêmement jaloux, car il y avait rivalité entre tous les prélats du royaume : c’était à qui, de gré ou de force, obtiendrait le plus de conversions.

Quoi qu’il en soit, le nouveau chrétien Sidi-Zagal avait été, après un an de prison, renvoyé dans la métairie qu’il tenait du marquis de Pobar, un des premiers gentilshommes de la chambre du roi.

Mais pendant son année de captivité, les terres étaient restées en friche. Il n’avait pu faire de récolte et par conséquent payer son seigneur et maître, qui, aux termes du bail, pouvait, dans ce cas, rompre avec son fermier et le renvoyer ; ce qu’avait fait le noble gentilhomme, attendu que la terre ayant doublé de valeur par les soins de Sidi-Zagal, il pouvait maintenant louer sa métairie beaucoup plus cher à un autre.

Quant à l’année d’arrérages que lui devait son malheureux fermier, il la lui avait fait payer, en vendant à vil prix son troupeau, ses instruments aratoires et toute la monture de sa ferme.

C’est ainsi que le pauvre Maure et toute sa famille avaient quitté Cuença et se rendaient dans le royaume de Valence, convertis et chassés, chrétiens, mais ruinés.

Sidi-Zagal avait à peine achevé ce récit, que Piquillo, se levant, paya sa dépense et celle de ses pauvres convives ; tous les voyageurs qui avaient dîné dans l’hôtellerie s’étaient successivement remis en route, et Piquillo en allait faire autant.

— Que comptez-vous faire ? dit-il au Maure.

— Chercher de l’ouvrage pour moi et les miens. On dit que dans le royaume de Valence il y en a toujours pour nous autres enfants d’Ismaël.

Nos frères qui sont riches nous font travailler et nous pardonnent d’être chrétiens. Ils savent bien que ce n’est pas notre faute.

Comme il disait ces mots, on entendit le bruit d’une voiture, et plusieurs individus entrèrent dans l’hôtellerie faisant un bruit proportionné à leur importance. C’était à ne pas s’entendre.

— Un bon diner, de bon vin, et ce qu’il y aura de mieux ! cria l’un des voyageurs d’une voix haute.

— Voici, messeigneurs, dit humblement l’hôtelier.

— Quels sont ces nouveaux venus ? demanda tout bas Piquillo.

— Des gens du fisc.

— Et celui qui est à leur tête, ce gros homme ?

— Le receveur de la province de Valence, don Lopez d’Orihuela. Piquillo salua.

Le gros homme avait les bras trop courts pour atteindre jusqu’à son chapeau, car il ne salua pas, et n’eut pas l’air d’apercevoir Piquillo. Mais il jeta un regard de mépris et d’étonnement sur Sidi-Zagal et sa famille.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? dit-il à l’hôtelier en les montrant du bout de sa canne à pomme d’or.

— Des Maures, ou plutôt de nouveaux chrétiens qui viennent de la Nouvelle-Castille, et se rendent dans le royaume de Valence.

— Eh bien ! ont-ils payé le droit de mutation ?

— Comment cela ? dit Piquillo.

Don Lopez d’Orihuela ne le regarda pas davantage, et continua sans répondre à personne :

— Ne savez-vous pas que des Maures, fussent-ils des chrétiens de fraîche date, ne peuvent point passer d’une province dans une autre et s’y établir… sans payer des droits au gouvernement ?

— Quelle tyrannie ! s’écria Piquillo, à qui l’hôtelier faisait vainement signe de se taire.

— Hein !… qu’est-ce ? qui a parlé ? continua le gros homme. C’est trois ducats par tête. Vous êtes neuf : vingt-sept ducats à payer au roi, représenté par moi.

El il tendit la main.

— Mais, monsieur, dit Piquillo, ces malheureux sont sans un maravédis.

— Ça ne me regarde pas. Ils paieront ou rebrousseront chemin, et n’entreront point dans le royaume de Valence.

— Et s’ils s’adressaient à votre générosité…

— Je ne répondrais qu’un mot : Je ne suis point payeur, mais receveur du roi. J’ai acheté ma charge assez cher, et Murvieo, monsecrétaire, ici présent, vous dira que je suis moi-même gêné, que le duc de Lerma nous demande toujours des versements en avance.

— Et Votre Excellence est en retard des deux derniers, ajouta le secrétaire.

— On ne vous demande pas cela ! répliqua sèchement don Lopez. Grâce au ciel, j’ai du crédit.

— Mais vous n’en faites point ! s’écria Piquillo ; et si l’on était pour vous aussi impitoyable que vous l’êtes pour les autres…

— Qu’est-ce à dire ? s’écria le receveur furieux. Je n’ai besoin de personne… moi !

— Peut-être ! s’écria une voix forte et vibrante qui partait de l’autre extrémité de la salle.

Tous les yeux se tournèrent de ce côté, et l’on vit, enveloppé dans un manteau, un beau jeune homme, de vingt-huit à vingt-neuf ans, adossé contre la muraille, immobile comme une statue, et qui, entré depuis quelques instants, n’avait pas perdu un mot de cette conversation.

  1. Il m’a semblé que, dans un moment où la chambre des députés et la France entière s’occupaient enfin de lois et de travaux sur les irrigations, premières sources de la richesse agricole, il serait peut-être intéressant de mettre sous les yeux de nos lecteurs un système inventé, il y a huit cents ans, par les Maures de Valence. Cette description est prise dans l’excellent Voyage en Espagne de M. Guéroult, un de nos littérateurs les plus distingués, et fils de notre ancien et bien-aimé professeur de rhétorique. au lycée Napoléon. Je suis heureux de reconnaître ici tout ce que je dois au fils et au père.