Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 1-6).

Il fut pressé, entouré, enlevé par mille bras et porté en triomphe.
ŒUVRES COMPLÈTES DE M. EUGÈNE SCRIBE
de l’académie française

PIQUILLO ALLIAGA
ou
LES MAURES SOUS PHILIPPE III
Séparateur
I.
les fueros de navarre.

C’était jour de marché à Pampelune ; la foule qui se rendait à la grande place s’était arrêtée devant une pancarte affichée à la porte de la Gefatura, l’hôtel du corrégidor. Les paysans, déposant les bannes de légumes et de fruits ou les barils d’huile et de beurre qu’ils portaient sur leurs épaules, contemplaient cette affiche avec une attention si longue et si soutenue, qu’on aurait pu croire qu’ils la relisaient pour la seconde ou troisième fois, si aucun de ces braves Navarrais eût pu être soupçonné de savoir lire ; or, comme il y a dans la foule un aimant qui attire la foule, le flux devint bientôt si considérable, que le reflux s’étendit de l’autre côté de la rue des Dattiers, devant les carreaux de la boutique de Gongarello, le barbier, qui rasait alors une pratique, et qui, surpris de cette éclipse soudaine, fut obligé de s’arrêter, attendu que le jour lui manquait.

Aben-Abou, connu dans le quartier sous le nom de Gongarello, était un petit homme brun, joyeux, goguenard, comme les barbiers ses confrères, et de plus, intelligent et industrieux, comme tous ceux de sa nation ; il était Maure d’origine, et son activité contrastait singulièrement avec l’antipathie de ses graves voisins, pur sang espagnol, vieux chrétiens et descendants de Pélage ; aucun barbier de Pampelune n’avait plus de pratiques que lui ; aussi tous les mois était-il régulièrement dénoncé à l’inquisition par quelqu’un de ses confrères, pour crime de sédition, d’impiété ou de sorcellerie.

Gongarello, fendant la foule qui obstruait sa porte, s’approcha, non sans peine, de la pancarte officielle, et, sans attendre qu’on l’en priât, se mit à lire, à haute voix, l’affiche rouge et noire qui décorait la porte du corrégidor ; elle était ainsi conçue :

« Fidèles bourgeois de Pampelune ! notre bien-aimé seigneur Philippe III, roi de toutes les Espagnes et des Indes, veut, à son avénement au trône, visiter les provinces basques et ses bonnes villes de Saragosse et de Pampelune : il fera ce soir, aux flambeaux, son entrée solennelle dans nos murs ; nous chargeons les corrégidors, alguazils et familiers du Saint-Office des dispositions à prendre dans chaque quartier pour le passage du cortége royal,

« Signé : le gouverneur,
comte de Lémos. »

Et plus bas :

« Le carrosse de Sa Majesté, celui de Son Excellence le comte de Lerma, les voitures de la cour, précédés du régiment de l’Infante et suivis du régiment des gardes, entreront par la porte de Charles-Quint, et suivront la rue de la Taconnera jusqu’au palais du vice-roi, où doit descendre Sa Majesté. Sur le passage du cortège, toutes les fenêtres seront illuminées, pavoisées, ornées de fleurs, ou porteront les armes d’Espagne et celles du comte de Lerma, premier ministre. Nous n’avons pas besoin d’engager la fidèle et loyale population de Pampelune à laisser éclater les témoignages d’enthousiasme et de dévouement qu’elle renferme en son cœur pour son bien-aimé souverain.

« Les contrevenants seront signalés au Saint-Office par nous, Josué Calzado de las Talbas, corrégidor. »

À peine Gongarello achevait-il cette lecture, que le corrégidor apparut un instant au balcon de sa maison, et, levant en l’air son feutre qu’ornait une large plume noire, s’écria : Vive Philippe III ! vive le comte de Lerma, son glorieux ministre !

Comme un écho fidèle, la multitude répéta le même cri ; quelques murmures partirent seulement d’un groupe qui était sous le balcon. Un homme grand et sec, qu’à sa moustache noire on eût pu prendre pour un ancien soldat de la vieille infanterie espagnole, et qui dans le fait n’était autre que Ginès Pérès de Hila, hôtelier au Soleil-d’Or, se mit à tousser d’un air d’autorité qui laissait entrevoir une nuance de mécontentement.

— Que nous recevions à Pampelune, dit-il, notre nouveau roi, la cour, et surtout le comte de Lerma, dont la suite est, à ce qu’on prétend, plus nombreuse que celle de Sa Majesté, je le veux bien ; le comte ne regarde pas à la dépense, ses gens tiennent à être bien servis, ils viendront dîner au Soleil-d’Or.

— Et commanderont quelques habits de gala pour les fêtes, ajouta maître Truxillo, le riche tailleur, qui venait d’arriver et de se mêler à la foule…

— Mais, continua Ginès Pérès de Hila en élevant la voix, à quoi bon ces deux régiments qu’on nous annonce, celui des gardes et celui de l’Infante ?

— Celui de l’infante ! dit Truxillo en pâlissant.

— Précisément, reprit le barbier Gongarello, celui qui a déjà séjourné ici l’année dernière, à telles enseignes que vous avez logé chez vous un brigadier de ce régiment, le seigneur Fidalgo d’Estrèmos, que je rencontrais parfois donnant le bras à la senora Pepita Truxillo, votre femme.

— Fidalgo d’Estrèmos, balbutia le tailleur, d’un air visiblement contrarié.

— Joli garçon, ma foi, que j’avais l’honneur de raser.

— Tout ce qu’il vous a dit n’était que mensonge ! s’écria le mari irrité.

— Il ne m’a rien dit, répondit tranquillement le barbier.

— Il n’en est pas moins vrai, reprit l’hôtelier en élevant encore plus la voix, que notre compère et voisin Truxillo a raison. Une foule d’inconvénients signalent toujours dans une grande ville le passage des troupes, sans compter que ces soldats seront tous logés et nourris chez le bourgeois.

— C’est vrai, c’est vrai ! crièrent plusieurs marchands.

— Et ceux qui ont le malheur d’avoir de belles maisons, continua l’hôtelier, de vastes boutiques ou de spacieuses hôtelleries seront accablés de billets de logement.

— Il faut pourtant bien, dit le barbier, que notre seigneur et maître, le nouveau roi, ait autour de lui des soldats pour le garder.

— Non, il ne le faut pas ! s’écria un homme aux larges épaules, à la barbe rousse et épaisse et à l’œil farouche, qui s’élança sur une borne, et de cette tribune improvisée domina l’assemblée : non, il ne le faut pas ! la loi et nos droits s’y opposent.

— Il a raison ! s’écria l’hôtelier.

— Très-bien ! plus haut ! cria le tailleur.

Vingt ou trente conversations particulières qui se croisaient alors s’arrêtèrent tout à coup. Un profond silence se fit dans le groupe. Il gagna les groupes voisins, et chacun prêta une oreille attentive à l’orateur, qui poursuivit avec véhémence :

— Lorsque le défunt roi Philippe II, sous prétexte de poursuivre Antonio Pérès, est venu à main armée détruire les fueros d’Aragon, il n’avait qu’un regret, c’était de ne pouvoir traiter de même les fueros de Navarre, et ce que n’a pas osé faire Philippe II, voilà son fils et successeur qui voudrait le tenter ! mais vous ne le souffrirez pas, si vous êtes des Navarrais !

— Nous le sommes tous ! cria l’aubergiste.

— Tous ! hurla le tailleur.

— Tous ! répéta la foule, qui, sans comprendre de quoi il s’agissait, commençait déjà à s’émouvoir et à s’agiter.

— Que disent nos fueros[1] ? Que la ville se jugera et se gardera elle-même par ses propres citoyens, et qu’aucun étranger armé n’y pourra pénétrer ! c’est le texte.

— C’est la vérité, cria l’aubergiste, qui ne l’avait jamais lu.

— C’est la vérité ! répéta de confiance le digne tailleur.

— Mais, hasarda le barbier à demi-voix, des soldats du roi ne sont pas des étrangers.

— Ce sont des Castillans ! répliqua l’orateur avec dédain ; eh ! qu’y a-t-il de commun entre le roi de Castille et celui de Navarre[2] ? Nous ne sommes pas comme le reste de l’Espagne ; nous n’avons jamais été conquis ; nous nous sommes donnés, à la condition que la Navarre conserverait les vieux fueros qu’elle possédait alors[3].

— C’est vrai ! c’est vrai ! cria-t-on de toutes parts.

— Et, plus forts, plus habiles que les Aragonais nos voisins, nous prendrons la devise qu’ils n’ont pas su défendre, et nous dirons :

« Le roi entrera dans nos murs sans autre garde que les bourgeois de Pampelune ! sinon… non ! »

Ce n’était pas sans dessein que l’orateur faisait ainsi allusion à l’ancienne formule des cortès aragonaises ; il avait toujours eu rivalité de priviléges entre l’Aragon et la Navarre ; aussi des acclamations bruyantes et chaleureuses retentirent-elles dans la rue.

Vive le capitaine Juan-Baptista Balseiro ! crièrent plusieurs gens qui avaient l’air de le connaître, et qui, se précipitant dans la foule, augmentèrent encore le tumulte et le désordre.

Au bruit qui se faisait dans la rue, le corrégidor Josué Calzado parut de nouveau à son balcon, moins effrayé que satisfait d’une apparence d’émeute qui lui permettait de montrer son zèle, et surtout de haranguer le peuple. L’honorable corrégidor aimait à parler. Dans les provinces basques, où il était né, il avait fait autrefois partie des cortès, n’avait pas perdu une seule occasion de prendre la parole, et son éloquence filandreuse et incessante n’avait pas peu contribué à allonger d’une manière démesurée la durée de chaque session. Maintenant établi à Pampelune, dévoué au roi et aux ministres, il attendait impatiemment une place supérieure que le comte de Lerma lui faisait toujours espérer, et qu’il n’avait aucune envie d’accorder à une fidélité complétement acquise, réservant cette faveur à un dévouement moins sûr et qu’on aurait besoin de consolider. Chaque province se regardait alors comme un État séparé.

Mais si l’ancien orateur des cortès aimait s’entendre, il fut en ce moment cruellement désappointé ; à peine eut-il réuni toutes les forces de ses poumons pour crier : Fidèles Navarrais, que sa voix fut couverte par les cris de : À bas le corrégidor !

Vive le roi ! vive son glorieux ministre ! continua-t-il, pour débuter par un raisonnement qu’il croyait sans réplique.

À bas le comte de Lerma à bas le ministre !

— C’est ce que je voulais dire, mes chers concitoyens, écoutez-moi ; ma seule devise est celle-ci : Vive notre glorieux monarque !

À bas le roi, s’il attente à nos libertés !

— C’est ce que je voulais dire, mes compatriotes… daignez m’entendre… Vivent nos libertés !

L’assemblée tumultueuse l’interrompit de nouveau : chacun lui adressait des apostrophes ou des reproches, et le peuple, excité par Ginès et Truxillo, avait déjà arraché la proclamation, dont on foulait aux pieds les lambeaux déchirés.

Cependant la guerre déclarée ne devait point s’arrêter là. Le corrégidor, placé sur son balcon, occupait une forte position, qui lui permettait de braver l’armée ennemie ; l’artillerie des injures qui se croisaient en tous les sens ne l’atteignait pas et l’inquiétait peu ; mais le voisinage du marché aux légumes fournit bientôt aux assaillants des projectiles autrement dangereux pour le corps de la place, et le corrégidor, regardant autour de lui avec inquiétude, avisait déjà aux moyens d’opérer la retraite la plus honorable et la moins désastreuse possible, lorsque cette voie de salut lui fut fermée. Le capitaine Juan-Baptista, en effet, qui avait toutes les allures et l’agilité d’un marin, venait de monter à l’assaut, en gravissant des pieds et des mains le long d’un des poteaux en bois qui soutenaient le balcon, et parut derrière le corrégidor au moment où celui-ci se décidait à abandonner le champ de bataille, l’enlevant d’un bras vigoureux du balcon pour le précipiter dans la rue. Le peuple, qui ne s’attendait point à ce coup de théâtre, fit tout à coup silence, comme dans les endroits intéressants, pour ne rien perdre du spectacle, Le corrégidor saisit ce moment pour s’écrier :

— Vous ne voulez pas m’entendre… je suis pour vous ! habitants de Pampelune ; je pense comme vous ! Vivent nos fueros !

Vive le corrégidor ! s’écria le peuple tout d’une voix.

— Oui, oui, il mourra pour défendre nos fueros, ajouta le capitaine. Et sous prétexte de le présenter à la multitude, il le souleva en le serrant dans ses bras avec une telle vigueur que Josué Calzado, suffoqué à moitié, n’eut que la force d’étendre le bras en guise de serment.

Le peuple répéta avec admiration :

Vive notre digne magistrat !

— Il va nous conduire lui-même chez le gouverneur, continua le capitaine, et portera la parole pour nous ; c’est lui-même qui vous le propose.

À ces mots, l’enthousiasme populaire ne connut plus de bornes. Le corrégidor, entraîné dans la rue par le capitaine Juan-Baptista, fut accueilli par les vivats redoublés de la multitude en délire. Avant qu’il eût pu ouvrir la bouche, il fut pressé, entouré, enlevé par mille bras et porté en triomphe. Une couronne de chêne fut placée sur son front, encore souillé par la trace des derniers projectiles, et le cortége populaire, conduit par Ginès Pérès, du Soleil-d’Or, et maître Truxillo, le tailleur, se mit en marche pour le palais du gouverneur, traversant la promenade de la Taconnera, déjà jonchée de feuillage et de fleurs, et où les drapeaux pavoisés aux armes d’Espagne, se balançaient à chaque croisée pour saluer la royale entrée de Philippe III.

Quant au capitaine Juan-Baptista, il avait disparu, et le barbier Gongarello rentrait prudemment dans sa boutique, disant à voix basse à plusieurs de ses compatriotes qui l’interrogeaient sur les événements :

— Que le roi ou le peuple l’emporte, nous autres Maures, baptisés par force, nous ne gagnerons rien à la victoire, et peut-être paierons-nous les frais de la guerre ; ainsi, croyez-moi, restez tranquilles, ne vous mêlez de rien…

Et Aben-Abou, dit Gongarello, reprenant son rasoir, se mit à raser deux de ses pratiques : un chrétien et un juif, qui l’attendaient dans sa boutique.

Pendant que ces événements se passaient au centre de la ville, errait dans la rue Saint-Pacôme, petite ruelle étroite et tortueuse, un pauvre enfant de dix à douze ans à peu près ; je dis à peu près, car personne, pas même lui, n’aurait pu dire son âge. Sa figure pâle et amaigrie portait les traces de la fièvre, et ses habits en lambeaux attestaient la plus profonde misère. Un air de douceur et de bonté se peignait sur tous ses traits, et un rayon d’intelligence brillait dans son œil noir presque éteint. Il marchait ou plutôt se traînait avec peine, et son plus grand mal en ce moment, la maladie dont il se mourait, c’était la faim. Il venait de traverser deux ou trois rues qu’à son grand étonnement il avait trouvées presque désertes ; en effet, aux premières nouvelles de l’émeute, toute la population s’était portée, comme d’ordinaire, du côté du bruit et du désordre, les uns pour y prendre part, les autres, et c’était le plus grand nombre, pour voir.

Le pauvre enfant vit venir à lui un conseiller à l’audience de Castille qui hâtait le pas ; il n’osa lui demander l’aumône, mais il tendit la main.

Le conseiller du roi ne regarda pas, et passa son chemin.

Un instant après apparut un hidalgo marchant lentement et enveloppé de son manteau. Le pauvre enfant ôta timidement son chapeau et le salua ; l’hidalgo s’arrêta, et pour toute aumône lui rendit son salut.

Le jeune mendiant, tombant de faiblesse, s’appuya contre une porte, et il entendit une voix de femme qui lui rendit l’espoir.

— Pablo !… Pablo !… criait une mère, venez ici, votre soupe vous attend.

À ce mot, l’orphelin frappa vivement à la porte, comme s’il eût été invité… mais inutilement : la mère était trop occupée de son enfant et ne l’entendit pas. Hélas ! se dit-il, moi, je n’ai pas de mère qui m’appelle… je n’ai pas de repas qui m’attende ! et il continua à suivre une grande belle rue qui conduisait au bord de l’Arga, n’espérant plus rien des hommes sans doute, car ses yeux étaient levés vers le ciel. En ce moment le soleil, sortant d’un nuage, vint éclairer un côté de la rue ; il courut s’adosser contre la muraille, et pendant que ses membres chétifs se réchauffaient, une expression de joie mélancolique errait en signe de reconnaissance sur ses lèvres décolorées ; il souriait au soleil ! le seul ami qui eût daigné lui sourire.

Puis, comme ses yeux fatigués et qui ne pouvaient supporter un éclat trop vif, se reportaient vers la terre, il vit près de lui, au coin d’une borne, deux ou trois côtes de melon qu’on y avait jetées. Dans la faim qui le dévorait, il se baissa pour les ramasser et les porta avidement à sa bouche ; il aperçut alors un enfant à peu près de son âge, une espèce de bohémien, aussi déguenillé que lui, qui s’avançait en chantant.

— Tu es bien heureux d’être gai, lui dit-il, et de chanter.

— Je chante parce que j’ai faim, et n’ai pas de quoi manger !

À l’instant, et sans proférer une parole, et par un mouvement généreux, il tendit à son nouveau compagnon les côtes de melon qu’il venait de ramasser.

Le bohémien le regarda d’un air étonné et reconnaissant.

— Quoi ! tu n’as pas d’autre dîner que celui-là ?

— Bien heureux de l’avoir trouvé… partageons.

Et les deux amis, s’asseyant au coin de la borne, commencèrent leur repas.

La salle à manger était vaste et spacieuse. C’était une rue en ce moment solitaire et qui ressemblait peu aux autres rues de Pampelune ; elle était propre, grâce à une fontaine dont les eaux roulaient près d’eux et leur offrait une boisson fraîche et limpide ; on voit que rien ne leur manquait. En face d’eux était une maison élégante, sur laquelle on lisait ces mots : Truxillo, maître tailleur. Les deux convives, établis à leur aise sur le pavé, avaient la borne entre eux, et de plus étaient adossés contre les murs d’un fort bel hôtel : c’était celui du Soleil-d’Or, dont les croisées s’ouvraient au-dessus de leurs têtes.

À table, la connaissance se fait vite, et le bohémien dit sur-le-champ à son amphitryon :

— Quel est ton nom ?

— Piquillo ! c’est ainsi qu’on m’appelait chez les moines où j’étais. Et toi, comment te nomme-t-on ?

— Pedralvi… Tes parents ?

— Je n’en ai plus.

— Moi de même… As-tu connu ton père ?

— Jamais.

— C’est comme moi… Et ta mère ?

— Ma mère, dit Piquillo, cherchant à rappeler ses souvenirs, devait être une grande dame. Il venait chez elle des seigneurs qui avaient de riches pourpoints et des plumes à leurs chapeaux ; elle avait un bel appartement avec des tapisseries. Je vois encore sur une table un miroir avec lequel je jouais. Il était doré et avait toujours un tiroir plein de dragées… Voilà tout ce que je me rappelle des soins et de la tendresse de ma mère, et puis un matin je me suis réveillé seul à la porte d’un grand bâtiment qu’on appelait un couvent ; on m’y a gardé… je ne puis dire combien de temps… puis on m’a renvoyé en me disant : Cherche ta vie, paresseux ! J’avais faim… j’ai mendié… et puis j’ai été malade… chacun me disait : Va-t’en, tu as la fièvre… cela se gagne ! tout le monde s’éloignait de moi.

Pedralvi lui tendit brusquement la main, que Piquillo serra avec reconnaissance.

— Et enfin, continua-t-il, je n’ai rien… je ne sais où aller… Voilà mon histoire.

— Moi, dit Pedralvi, je me rappelle ma mère… je la vois encore… elle était grande et forte, et me portait sur son dos. Un jour, nous venions de Grenade, nous descendions d’une montagne qu’on appelait les Alpujarras, et j’ignore comment cela s’était fait, mais des hommes en soutane noire s’étaient emparés de moi, malgré ses cris et les miens. Ils me jetaient de l’eau froide sur la tête, en proférant des mots barbares que je ne comprenais pas… et ma mère s’écriait : Il n’est pas chrétien… il ne le sera jamais… ni moi non plus, et elle essayait, en me frottant le front, d’effacer ce qu’elle nommait une tache, une souillure… et alors ils l’ont tuée !

— Tuée ! s’écria Piquillo avec effroi.

— Oui… en l’appelant hérétique et damnée.

— Hérétique ! répéta l’enfant, qu’est-ce que c’est que cela ?

— Je n’en sais rien… mais son sang coulait… je l’ai vu… et elle me disait en me le montrant : Pedralvi… mon fils, souviens-toi !… Puis tout à coup elle est devenue pâle… ses membres se sont roidis, et elle a cessé de parler. Ce qui a suivi… je ne me le rappelle pas. Je sais seulement que dans un bois j’ai rencontré des bohémiens… qui m’ont emmené avec eux… Puis un jour ils ont été attaqués… encore par des hommes en noir qu’on appelait des alguazils. Chaque mère s’est enfuie emportant son enfant… Moi qui n’avais pas de mère, je suis resté… sur la grande route ! Depuis ce temps je marche devant moi… je chante et je mendie… Voilà mon histoire.

Les deux orphelins, les deux amis se tendirent de nouveau la main en se disant : mon frère ! Et, en effet, dans leur teint basané, dans leurs yeux noirs et expressifs, dans la coupe de leurs traits, il y avait un air de parenté, de famille ou du moins de race et de tribu.

— Maintenant, dit Piquillo en regardant tristement la dernière côte de melon qui avait disparu, notre dîner est fini.

— Fini ! dit le bohémien, et j’ai faim.

— Moi aussi !

— Plus qu’auparavant, je crois ! et pas d’espoir d’un second service.

— Peut-être, dit une douce voix qui partait d’en haut, et à une fenêtre qui venait de s’ouvrir apparut une jeune fille en costume mauresque. C’était une petite servante de l’hôtel du Soleil-d’Or, Juanita, qui leur dit : Tenez, mes enfants ; et elle leur jeta un gros morceau de pain blanc et les restes d’un déjeuner que venaient de faire deux jeunes étudiants de Saragosse, arrivés de la veille à Pampelune pour assister à l’entrée du roi et de la cour.

Jamais banquet royal, jamais diner de ministre ne vit des conviés plus joyeux, plus ravis, plus enivrés. Stimulé par ces mets fortifiants, leur appétit, qui n’avait été qu’endormi, se réveilla jeune et splendide : tous les malheurs furent oubliés, et chacun dans ce moment n’eût pas troqué son sort contre celui du roi d’Espagne ; mais la reconnaissance de l’estomac n’excluait pas chez eux celle du cœur, et de temps en temps ils oubliaient de manger, et s’arrêtaient pour lever des yeux pleins de tendresse vers leur providence, vers la petite servante qui, restée à la croisée, jouissait avec bonheur de son ouvrage et de leur appétit. Ce riant tableau, que Pantoja de la Cruz, premier peintre de Philippe III, n’eût pas jugé indigne de ses pinceaux, fut tout à coup troublé par un cri que poussa la providence, je veux dire la servante navarraise, et auquel Piquillo répondit par un second cri en se sentant vigoureusement secouer l’oreille. C’était le seigneur Ginès Pérès de Hila, le propriétaire du Soleil-d’Or, que Juanita avait signalé la première du haut de son observatoire, et que, tout entiers à leur appétit, nos deux épicuriens n’avaient pas entendu arriver.

— Ah ! ah ! c’est donc ainsi qu’on me vole ! s’écria l’hôtelier d’une voix terrible, en lançant vers Juanita un regard menaçant dont l’effet fut perdu, car la pauvre servante avait déjà refermé la fenêtre. L’aubergiste furieux, tenant toujours d’une main l’oreille de Piquillo, voulut de l’autre ramasser les reliefs du festin ; mais le petit bohémien, plus leste que lui, avait déjà fait une râfle générale des provisions restantes, les avait entassées à la hâte dans une espèce de bissac qu’il portait sur son dos et qui n’avait pas l’habitude d’être rempli… Puis, jetant dans l’oreille de son compagnon ces mots prononcés rapidement et à voix basse : « À ce soir, derrière l’église Saint-Pacôme, » il disparut comme un éclair.

Piquillo eût bien voulu le suivre, mais l’une de ses oreilles était toujours en otage dans les mains du farouche hôtelier, et puis il lui semblait, par un sentiment instinctif de générosité et de justice, qu’il devait rester pour défendre leur bienfaitrice.

— Battez-moi, dit-il résolument à son adversaire, car le repas lui avait rendu ses forces, et la force lui avait rendu le courage. Battez-moi, si vous le voulez, mais ne grondez pas la jeune fille !

— Juanita ! s’écria l’aubergiste, c’est une petite friponne que je renverrai chez son oncle Gongarello, le barbier… J’avais consenti à la prendre pour rien ; mais je vois que, même à ce prix-là, elle me coûte cher, et que j’y perds encore ! Toute cette race de Maures ne vaut pas la corde qu’on emploie pour les pendre, ou le bois qu’on achète pour les brûler !

— Grâce pour elle ! reprit l’orphelin, et je vous servirai et je vous obéirai en tout.

— Soit, dit l’aubergiste, à qui il venait par hasard de naître une idée, et c’était pour lui une bonne fortune si rare qu’elle devait le disposer à l’indulgence. Soit, je te pardonnerai ainsi qu’à Juanita, et je te donnerai même un réal…

— Un réal ! fit Piquillo, tout étonné et en ouvrant de grands yeux, est-ce de l’or ?

— À peu près ! c’est vingt maravédis[4].

— Vingt maravédis !

Piquillo n’avait jamais possédé pareille somme.

— Que faut-il faire pour gagner ça ?

— Te promener d’ici à ce soir dans les rues de Pampélune, en criant : Vivent les fueros !

— Pas autre chose ? ce n’est pas difficile ; et j’aurai un réal ?

— Je te le paierai ici même… ce soir.

— Vous le jurez par Notre-Dame del Pilar ?

— Je te le jure, reprit l’aubergiste en ouvrant la main et en lâchant son captif.

Piquillo ne sentit pas plutôt son oreille libre, qu’il s’élança gaiement dans les rues qui s’ouvraient devant lui, et disparut en criant à tue-tête : Vivent Les fueros !

  1. Les fueros de Navarre, sans être aussi étendus que ceux d’Aragon, étaient garantis comme ceux-ci par une loi spéciale qui défendait à tout soldat étranger, c’est-à-dire à tout soldat castillan, de mettre le pied sur le sol navarrais.
  2. Cette tendance à l’isolement, qui n’est pas encore, même de nos jours, entièrement détruite en Espagne, s’opposera peut-être long-temps encore à son unité politique.
  3. Louis Viardot, Études sur l’Espagne, p. 402.
  4. Vingt-six centimes