Pierre et Amélie/Chapitre V

J. N. Duquet, Libraire-Éditeur (p. 29-35).

V


Une des plus étouffantes chaleurs qu’on ait vues vint désoler cette contrée ; c’était vers la fin de juillet, le soleil semblait vouloir concentrer tous ses feux sur le Canada, tant il causait de ravages ; les ruisseaux étaient taris, les rivières se desséchaient ; et la terre ouvrant ses flancs de toutes parts, aspirait l’eau du ciel, mais, pas le moindre indice de pluie, pas le moindre vent, pas la moindre brise ; l’atmosphère était un fardeau aux poumons, la nuit même n’apportait aucun soulagement, partout la flamme des incendies, partout la fumée, partout des courages abattus.

Amélie sentait le feu courir dans toutes ses veines ; sa santé s’altérait, et sa belle figure, empreinte de la plus profonde mélancolie, perdait tous les jours de sa fraîcheur ; la clarté du jour lui était insupportable : et, la nuit, elle appelait l’aurore. Un soir que les symptômes de son mal semblaient devenir plus graves, elle abandonne sa couche, et s’éloigne de la cabane ; le moindre vent, le moindre bruit l’étonne, elle a peur de son ombre ; elle croit voir Pierre marcher vers elle dans l’obscurité ; elle lui parle, elle court vers lui ; mais, vaine illusion, vaine ombre ; elle porte ses pas au loin sur la colline et crois marcher vers l’habitation ; elle s’égare enfin.

Le temps était calme, l’atmosphère lourde et embrasée ; des montagnes de nuages s’avançaient de tous les points de l’horizon, et couraient sur la surface du ciel ; de brillants éclairs illuminaient leurs flancs ténébreux, et le sourd roulement du tonnerre se perdait dans le lointain.

Pierre, réveillé par le bruit de la foudre, se lève avec précipitation, et, rongé d’inquiétude, il s’approche du lit d’Amélie ; Amélie, dit-il, réveille-toi, le tonnerre gronde, n’entends-tu pas craquer notre cabane sous les efforts du vent ; (le vent s’était élevé), je crois à une tempête très prochaine ; lève-toi pour prier Dieu ? mais tu ne me réponds pas ; où es-tu ? les éclairs blanchissent ton lit, et je ne te vois pas ; Amélie, Amélie, où es-tu, criait-il avec anxiété en parcourant les appartements. Léopold et Clothilde se lèvent, éveillés par ces cris, et courent de tous côtés chercher la retraite de leur fille.

Pour Pierre, il s’était élancé hors de la cabane en criant, et appelant Amélie de toute la force de ses poumons ; il courait depuis longtemps sur la colline ; ses pieds étaient ensanglantés par les ronces et les pierres de la route, il allait succomber de fatigue quand, soudain, il croit entendre les faibles sons d’une voix humaine ; il appelle, on lui répond, alors, oubliant ses douleurs, plus agile qu’un cerf, il s’élance du côté il avait entendu la voix, quelle fut sa joie quand il aperçut Amélie ! les deux amants tombent dans les bras, l’un de l’autre, et restent quelque temps ensevelis dans le paroxysme de leur bonheur. Pierre enfin parle le premier.

— Amélie, dit-il, mon amante ma bien-aimée, tu veux me fuir, tu t’éloignes de moi, exposée aux fureurs de l’orage, tu préfères écouter les rumeurs sourdes du vent autour de ces rochers que la voix de celui qui t’aime, sous les vignes de notre bassin ; si ma présence t’est odieuse, dis-le moi, je fuirai le beau soleil de notre contrée ; mes yeux verront en pleurant disparaître à l’horizon les arbres de ma patrie quand, sur le dos de l’océan, je m’éloignerai de notre plage ; mais écoute ; prends garde que ce même océan, m’ensevelissant dans ses ondes, roule mon corps sur les grèves de notre fleuve, tu me verras, tu sauras que je t’aimai ; tu pleureras, mais il sera trop tard !

— Pierre, Pierre, ne parle pas de t’éloigner ; tu veux me fuir, veux-tu me rendre plus malheureuse que je ne le suis. Hélas ! si je me suis égarée cette nuit, c’est parceque je croyais te suivre ; ton image est sans cesse devant mes yeux… mais il ne faut pas perdre de temps, l’orage nous menace, nous n’avons pas le temps de nous rendre à notre habitation avant les premières averses, allons nous asseoir sous ces deux sapins, dont les rameaux fortement entrelacés couvrent au loin le sol, c’est un abri que Dieu nous offre, vite, allongeons nos pas dans l’ombre, allons nous mettre à leurs pieds ; mais arrête… avant, prends ceci, c’est un gage éternel de mon amitié ; et elle lui présentait les longues tresses dorées de sa chevelure cette nuit même, ajouta-t-elle, je les ai coupées pour toi.

Cependant des bruits sourds, semblables aux mugissements des cataractes, s’approchaient avec la vitesse des vents, les éclairs devenaient plus fréquents, et leur effrayante clarté blanchissait le sombre chaos des nuages entassés dans l’espace, la voix imposante de la foudre faisait frémir les monts, les vallons, et semait la frayeur dans l’âme des mortels ; les nues avaient crevé leurs flancs d’où s’échappaient des fleuves et des torrents d’eaux qui, inondant les campagnes, emportaient dans leurs courses rapides et vagabondes, des débris d’arbres et de rochers.

C’est au milieu de ces fracas de la foudre, des vents et de l’orage que nos deux jeunes amants, tremblant de frayeur, se tenaient étroitement embrassés sous les sapins de la colline.

— Mon Dieu, j’ai peur, disait Amélie, je tremble ; où fuir, où me cacher !

— Cache-toi dans mon manteau, dans mon cœur, répondait Pierre, et prions Dieu, il ne nous laissera pas mourir ; nous sommes ses enfants, il nous aime, toi, plus que le lis des champs ; moi, plus que l’oiseau de passage. Courage, Amélie ; les vents cessent l’orage diminue, les rayons de la lune illuminent la vallée ; et les nuages passant sous la terre nous laissent voir les étoiles et l’azur du ciel ; lève ton front, et regarde ?

— Avant de me lever la tête de ton manteau, dis-moi, si l’arc-en-ciel étale ses belles couleurs sur les arbres de notre colline, et si elle boit dans l’eau de la fontaine du bocage ? Une fumée blanche s’élève-t-elle de la mousse des rochers ?

— L’alouette des prés n’a pas encore quitté son nid, je n’ai pas ouï les chants du coq ; le soleil n’a pas franchi les portes du levant, l’arc en-ciel ne peut briller, et la fumée du roc, on ne peut la voir avant la chaleur du matin ; mais, j’entends du bruit, les branches craquent sous la pesanteur des pas.

— Je me lève, sauvons-nous, Pierre, que le temps est calme et beau !

— Amélie reviens sur tes pas, je vois venir mon père et ma mère. Nous nous retrouvons donc s’écrièrent à la fois Pierre et Amélie, en tombant dans les bras de leurs parents, après quelques heures d’une aussi funeste absence ; qui a pu vous guider jusqu’ici ? Mon Dieu que vous êtes mouillés, que vous paraissez fatigués !

Celui- même, répondirent Léopold et Clothilde, qui vous a préservés de la foudre, nous a montré le sentier que vous aviez suivi ; mais, quelle imprudence, pourquoi vous êtes-vous éloignés de la maison pendant la nuit, et à l’approche d’une tempête ?

— Mon père, ma mère, répond Amélie je me suis levée pour prendre le frais sur la colline, et les ténèbres m’ont égarée.

Cependant la famille s’achemine vers l’habitation, et Pierre et Amélie, obtinrent de leurs parents la permission de s’unir dans quelques jours, par les liens sacrés du mariage.

Ici le vieillard interrompit son discours, de grosses larmes tombèrent sur sa barbe ; puis, tirant du fond de son cœur un long soupir, il recommença ainsi : Ô mon fils, dit-il, pardonne aux larmes que je répands, il m’est si doux de pleurer quand je fais revivre dans ma mémoire les souvenirs de nos illustres aïeux. Les glaces d’une longue vieillesse circulent dans mes veines, et refroidissent la moëlle de mes os ; mais mon cœur s’enflamme et bondit encore dans mon sein pour ces dignes enfants de la patrie. Loin des vains fracas de la foule et des plaisirs brillants des villes, je vis plus heureux dans mon humble chaumière, avec le souvenir de mes pères, que ces efféminés, ces misérables dont le maigre patriotisme décèle la bassesse de leur âme, et la corruption de leur cœur. Ici je jouis de tous les vrais plaisirs que procure la paisible vie des champs, de ces plaisirs qu’on ne peut moins apprécier que sentir, je vois se lever l’aurore et naître les ombres de la nuit, sans que le bruit des hommes ne m’ait troublé ; je vais où je veux aller, et reviens quand il me plait de revenir. L’or peut ne m’être qu’à charge puisque la nature, la belle et bienfaisante nature s’offre de nourrir et couvrir mon corps, ai-je soif, je me baisse sur l’humide fougère, sous les aunes verts ; j’écarte les joncs limoneux, je m’approche de la roche mousseuse, partout s’élèvent sous mes lèvres les légers bouillons d’une source ou d’un ruisseau. Il est midi : j’ai faim, mon dîner pend aux arbres ; puis dans les carrés de mon jardin, et sur les tablettes de ma laiterie, n’en ai-je pas assez pour mon souper. Les fatigues ont abattu mon corps, j’ai chassé tout le jour par des sentiers abrupts, des arbrisseaux épineux ont embarrassé ma route ; le sommeil vient fermer mes yeux ; aucun songe, aucun fantôme ne troublent mon repos. La pluie tombe sur mon toit, les hirondelles crient sur ma fenêtre, je me réveille, il est grand jour. Quelle surprise !… je m’aperçois que mes habits ne sont que des lambeaux ; mes brebis accourent de la colline m’offrir leurs toisons ; le rouet ronfle, ensuite vient le métier ; et me voilà avec de nouveaux habits. Mais pour vivre heureux, il faut vivre avec Dieu ; alors je me garde bien de l’offenser ; je le prie, je le remercie à chaque moment du jour ; et les sons de la cloche du hameau ne viennent jamais vibrer à mes oreilles sans que je coure à son saint temple lui demander de m’ouvrir les portes de la céleste patrie. La lecture cette nourriture de l’intelligence, ce support dans l’infortune, cette éponge des larmes du cœur, la lecture a toujours fait mes plus grands délices. La Bible, Virgile et le Télémaque ont toujours été les plus grands amis de mes veilles, j’aime à errer dans le désert, écoutant la voix des patriarches et les paroles d’un Dieu sur la montagne de Sion ; mais suivre Mélibé dans les campagnes qu’arrose le Mincio, ou Télémaque dans la basse Égypte, ramenant les douceurs de l’âge d’or, est aussi chose digne d’envie. Vois, mon fils, c’est ainsi que j’ai vu passer un siècle sur ma tête.