Pierre Nozière/Livre premier. Enfance

Pierre Nozière - Livre deuxième. Notes écrites par Pierre Noziere en marge de son gros Plutarque.



I

L’HISTOIRE SAINTE ET LE JARDIN DES PLANTES

La première idée que je reçus de l’univers me vint de ma vieille Bible en estampes. C’était une suite de figures du XVIIe siècle, où le Paradis terrestre avait la fraîcheur abondante d’un paysage de Hollande. On y voyait des chevaux brabançons, des lapins, de petits cochons, des poules, des moutons à grosse queue. Ève promenait parmi les animaux de la création sa beauté flamande. Mais c’étaient là des trésors perdus. J’aimais mieux les chevaux.

Le septième feuillet (je le vois encore) représentait l’arche de Noé au moment où l’on embarque les couples de bêtes. L’arche de Noé était, dans ma Bible, une sorte de longue caravelle surmontée d’un château de bois, avec un toit en double pente. Elle ressemblait exactement à une arche de Noé qu’on m’avait donnée pour mes étrennes et qui exhalait une bonne odeur de résine. Et cela m’était une grande preuve de la vérité des Écritures.

Je ne me lassais ni du Paradis ni du Déluge. Je prenais aussi plaisir à voir Samson enlevant les portes de Gaza. Cette ville de Gaza, avec ses tours, ses clochers, sa rivière, et les bouquets de bois qui l’environnaient, était charmante. Samson s’en allait, une porte sous chaque bras. Il m’intéressait beaucoup. C’était mon ami. Sur ce point comme sur bien d’autres, je n’ai pas changé. Je l’aime encore. Il était très fort, très simple, il n’avait pas l’ombre de méchanceté, il fut le premier des romantiques, et non certes le moins sincère.

J’avoue que je démêlais mal, dans ma vieille Bible, la suite des événements, et que je me perdais dans les guerres des Philistins et des Amalécites. Ce que j’admirais le plus en ces peuples c’étaient leurs coiffures, dont la diversité m’étonne encore. On y voyait des casques, des couronnes, des chapeaux, des bonnets et des turbans merveilleux. Je n’oublierai de ma vie la coiffure que Joseph portait en Égypte. C’était bien un turban, si vous voulez, et même un large turban, mais il était surmonté d’un bonnet pointu, et il s’en échappait une aigrette avec deux plumes d’autruche, et c’était une coiffure considérable.

Le Nouveau-Testament avait, dans ma vieille Bible, un charme plus intime, et je garde un souvenir délicieux du potager dans lequel Jésus apparaissait à Madeleine. « Et elle pensoit, dit le texte, que ce fust le maistre du jardin. » Enfin, dans les sept œuvres de la miséricorde, Jésus-Christ, qui était le pauvre, le prisonnier et le pèlerin, voyait venir à lui une dame parée comme Anne d’Autriche, d’une grande collerette de point de Venise. Un cavalier, coiffé d’un feutre à plumes, le poing sur la hanche, cape au dos, chaussé galamment de bottes en entonnoir, du perron d’un château aux murs de brique, faisait signe à un petit page, portant une buire et un gobelet d’argent, de verser du vin au pauvre, ceint de l’auréole. Que cela était aimable, mystérieux et familier ! Et comme Jésus-Christ, dans un cabinet de verdure, au pied d’un pavillon bâti du temps du roi Henri, sous notre ciel humide et fin, semblait plus près des hommes, et plus mêlé aux choses de ce monde !

Chaque soir, sous la lampe, je feuilletais ma vieille Bible, et le sommeil, ce sommeil délicieux de l’enfance, invincible comme le désir, m’emportait dans ses ombres tièdes, l’âme toute pleine encore d’images sacrées. Et les patriarches, les apôtres, les dames en collerette de guipure, prolongeaient dans mes rêves leur vie surnaturelle. Ma Bible était devenue pour moi la réalité la plus sensible, et je m’efforçais d’y conformer l’univers.

L’univers ne s’étendait pas, pour moi, beaucoup au delà du quai Malaquais, où j’avais commencé de respirer le jour, comme dit cette tendre vierge d’Albe. Et je respirais avec délices le jour qui baigne cette région d’élégance et de gloire, les Tuileries, le Louvre, le Palais Mazarin. Parvenu à l’âge de cinq ans, je n’avais pas encore beaucoup exploré les parties de l’univers situées par-delà le Louvre, sur la rive droite de la Seine. La rive opposée m’était mieux connue puisque je l’habitais. J’avais suivi la rue des Petits-Augustins jusqu’au bout, et je pensais bien que c’était le bout du monde.

La rue des Petits-Augustins s’appelle aujourd’hui rue Bonaparte. Au temps qu’elle était au bout du monde, j’avais vu que, de ce côté, les bords de l’abîme étaient gardés par un sanglier monstrueux et par quatre géants de pierre, assis en longues robes, un livre à la main, dans un pavillon, sur une grande cuve pleine d’eau, au milieu d’une plaine bordée d’arbres, près d’une immense église. Vous ne me comprenez pas ? vous ne savez plus ce que je veux dire ?… Hélas ! après une vie d’opprobre, le pauvre sanglier de la maison Bailli est mort depuis longtemps. Les générations nouvelles ne l’ont point vu subir, captif, les outrages des écoliers. Elles ne l’ont point vu couché, l’œil à demi clos, dans une résignation douloureuse. À l’angle de la rue Bonaparte, où il était logé dans une remise peinte en jaune et ornée de fresques représentant des voitures de déménagement attelées de percherons gris pommelé, s’élève maintenant une maison à cinq étages. Et quand je passe devant la fontaine de la place Saint-Sulpice, les quatre géants de pierre ne m’inspirent plus de terreurs mystérieuses. Je sais, comme tout le monde, leurs noms, leur génie et leur histoire : ils s’appellent Bossuet, Fénelon, Fléchier et Massillon.

À l’occident aussi, j’avais touché les confins de l’univers… Les hauteurs bouleversées de Chaillot, la colline du Trocadéro, sauvage alors, fleurie de bouillons blancs et parfumée de menthe, c’était véritablement le bout du monde, les bords de l’abîme où l’on aperçoit l’homme nu qui n’a qu’une jambe, et qui marche en sautant, l’homme poisson et l’homme sans tête qui porte un visage sur la poitrine. Aux abords du pont qui, de ce côté fermait l’univers, les quais étaient mornes, gris, poudreux. Point de fiacres, quelques promeneurs à peine. Çà et là, accoudés au parapet, de petits soldats qui taillaient une baguette et regardaient couler l’eau. Au pied du cavalier romain qui occupe l’angle droit du Champ-de-Mars, une vieille, accroupie au parapet, vendait des chaussons aux pommes et du coco. Le coco était dans une carafe coiffée d’un citron. La poussière et le silence passaient sur ces choses. Maintenant le pont d’Iéna relie entre eux des quartiers neufs. Il a perdu l’aspect morne et désolé qu’il avait dans mon enfance. La poussière que le vent soulève sur la chaussée n’est plus la poussière d’autrefois. Le cavalier romain voit de nouvelles figures et de nouvelles mœurs. Il ne s’en attriste pas : il est de pierre.

Mais ce que j’aimais et connaissais le mieux, c’étaient les berges de la Seine ; ma vieille bonne Nanette m’y menait promener tous les jours. J’y retrouvais l’arche de Noé de ma Bible en estampes. Car je ne doutais guère que ce ne fût le bateau de la Samaritaine, avec son palmier d’où sortait merveilleusement une fumée mince et noire. Cela se concevait : comme il n’y avait plus de déluge, on avait fait de l’arche un établissement de bains.

Du côté du levant, j’avais visité le Jardin des Plantes et remonté la Seine jusqu’au pont d’Austerlitz. Là était la limite. Les plus hardis explorateurs de la nature finissent par trouver le point au delà duquel ils ne peuvent plus avancer. Il m’avait été impossible d’aller plus loin que le pont d’Austerlitz. Mes jambes étaient petites et celles de ma bonne Nanette étaient vieilles ; et malgré ma curiosité et la sienne, car nous aimions tous deux les belles promenades, il nous avait toujours fallu nous arrêter sur un banc, sous un arbre, en vue du pont, au regard d’une marchande de gâteaux de Nanterre. Nanette n’était guère plus grande que moi. Et c’était une sainte femme en robe d’indienne à ramages, avec un bonnet à tuyaux. Je crois que la représentation qu’elle se faisait du monde était aussi naïve que celle que je m’en formais à son côté. Nous causions ensemble très facilement. Il est vrai qu’elle ne m’écoutait jamais. Mais il n’était pas nécessaire qu’elle m’écoutât. Et ce qu’elle me répondait était toujours à propos. Nous nous aimions tendrement l’un l’autre.

Tandis qu’assise sur le banc, elle songeait avec douceur à des choses obscures et familières, je creusais la terre avec ma pelle au pied d’un arbre, ou bien encore je regardais le pont qui terminait pour moi le monde connu.

Qu’y avait-il au delà ? Comme les savants, j’en étais réduit aux conjectures. Mais il se présentait à mon esprit une hypothèse si raisonnable que je la tenais pour une certitude : c’est qu’au delà du pont d’Austerlitz s’étendaient les contrées merveilleuses de la Bible. Il y avait sur la rive droite un coteau que je reconnaissais pour l’avoir vu dans mes estampes, dominant les bains de Bethsabée.

Au-delà je plaçais la Terre-Sainte et la Mer Morte ; je pensais que si on pouvait aller plus loin, on apercevrait Dieu le père en robe bleue, sa barbe blanche emportée par le vent, et Jésus marchant sur les eaux, et peut-être le préféré de mon cœur, Joseph, qui pouvait bien vivre encore, car il était très jeune quand il fut vendu par ses frères.

J’étais fortifié dans ces idées par la considération que le Jardin des Plantes n’était autre chose que le Paradis terrestre un peu vieilli, mais, en somme, pas beaucoup changé. De cela, je doutais encore moins que du reste ; j’avais des preuves. J’avais vu le Paradis terrestre dans ma Bible, et ma mère m’avait dit : « Le Paradis terrestre était un jardin très agréable, avec de beaux arbres et tous les animaux de la création. » Or, le Jardin des Plantes, c’était tout à fait le Paradis terrestre de ma Bible et de ma mère, seulement, on avait mis des grillages autour des bêtes, par suite du progrès des arts et à cause de l’innocence perdue. Et l’Ange qui tenait l’épée flamboyante avait été remplacé, à l’entrée, par un soldat en pantalon rouge.

Je me flattais d’avoir fait là une découverte assez importante. Je la tenais secrète. Je ne la confiai pas même à mon père, que j’interrogeais pourtant à toute minute sur l’origine, les causes et les fins des choses tant visibles qu’invisibles. Mais sur l’identification du Paradis terrestre au Jardin des Plantes, j’étais muet.

Il y avait plusieurs raisons à mon silence. D’abord, à cinq ans, on éprouve de grandes difficultés à expliquer certaines choses. C’est la faute des grandes personnes, qui comprennent très mal ce que veulent dire les petits enfants. Puis j’étais content de posséder seul la vérité. J’en prenais avantage sur le monde. J’avais aussi le sentiment que si j’en disais quelque chose, on se moquerait de moi, on rirait, et que ma belle idée en serait détruite, ce dont j’eusse été très fâché. Disons tout, je sentais, d’instinct, qu’elle était fragile. Et peut-être même que, au fond de l’âme et dans le secret de ma conscience obscure, je la jugeais hardie, téméraire, fallacieuse et coupable. Cela est très complexe. Mais on ne saurait imaginer toutes les complications de la pensée dans une tête de cinq ans.

Nos promenades au Jardin des Plantes, c’est le dernier souvenir que j’aie gardé de ma bonne Nanette qui était si vieille quand j’étais si jeune, et si petite quand j’étais si petit. Je n’avais pas encore six ans accomplis, lorsqu’elle nous quitta à regret et regrettée de mes parents et de moi. Elle ne nous quitta pas pour mourir, mais je ne sais pourquoi, pour aller je ne sais où. Elle disparut ainsi de ma vie, comme on dit que les fées, dans les campagnes, après avoir pris l’apparence d’une bonne vieille pour converser avec les hommes, s’évanouissent dans l’air.



II

LE MARCHAND DE LUNETTES

En ce temps-là, le jour était doux à respirer ; tous les souffles de l’air apportaient des frissons délicieux ; le cycle des saisons s’accomplissait en surprises joyeuses et l’univers souriait dans sa nouveauté charmante. Il en était ainsi parce que j’avais six ans. J’étais déjà tourmenté de cette grande curiosité qui devait faire le trouble et la joie de ma vie, et me vouer à la recherche de ce qu’on ne trouve jamais.

Ma cosmographie — j’avais une cosmographie — était immense. Je tenais le quai Malaquais, où s’élevait ma chambre, pour le centre du monde. La chambre verte, dans laquelle ma mère mettait mon petit lit près du sien, je la considérais, dans sa douceur auguste et dans sa sainteté familière, comme le point sur lequel le ciel versait ses rayons avec ses grâces, ainsi que cela se voit dans les images de sainteté. Et ces quatre murs, si connus de moi, étaient pourtant pleins de mystère.

La nuit, dans ma couchette, j’y voyais des figures étranges, et, tout à coup, la chambre si bien close, tiède, où mouraient les dernières lueurs du foyer, s’ouvrait largement à l’invasion du monde surnaturel.

Des légions de diables cornus y dansaient des rondes ; puis, lentement, une femme de marbre noir passait en pleurant, et je n’ai su que plus tard que ces diablotins dansaient dans ma cervelle et que la femme lente, triste et noire était ma propre pensée.

Selon mon système, auquel il faut reconnaître cette candeur qui fait le charme des théogonies primitives, la terre formait un large cercle autour de ma maison. Tous les jours, je rencontrais allant et venant par les rues, des gens qui me semblaient occupés à une sorte de jeu très compliqué et très amusant : le jeu de la vie. Je jugeais qu’il y en avait beaucoup, et peut-être plus de cent.

Sans douter le moins du monde que leurs travaux, leurs difformités et leurs souffrances ne fussent une manière de divertissement, je ne pensais pas qu’ils se trouvassent comme moi sous une influence absolument heureuse, à l’abri, comme je l’étais, de toute inquiétude. À vrai dire, je ne les croyais pas aussi réels que moi ; je n’étais pas tout à fait persuadé qu’ils fussent des êtres véritables, et quand, de ma fenêtre, je les voyais passer tout petits sur le pont des Saints-Pères, ils me semblaient plutôt des joujoux que des personnes, de sorte que j’étais presque aussi heureux que l’enfant géant du conte qui, assis sur une montagne, joue avec les sapins et les chalets, les vaches et les moutons, les bergers et les bergères.

Enfin, je me représentais la création comme une grande boîte de Nuremberg, dont le couvercle se refermait tous les soirs, quand les petits bonshommes et les petites bonnes femmes avaient été soigneusement rangés.

En ce temps-là, les matins étaient doux et limpides, les feuilles vertes frissonnaient innocemment sous la brise légère. Sur le quai, sur mon beau quai Malaquais où Mme Mathias, après Nanette, Mme Mathias, aux yeux de braise, au cœur de cire, promenait ma petite enfance, des armes précieuses étincelaient aux étages des boutiques, de fines porcelaines de Saxe s’y étageaient, brillantes comme des fleurs. La Seine qui coulait devant moi me charmait par cette grâce naturelle aux eaux, principe des choses et source de la vie. J’admirais ingénument ce miracle charmant du fleuve qui, le jour, porte les bateaux en reflétant le ciel, et la nuit, se couvre de pierreries et de fleurs lumineuses. Et je voulais que cette belle eau fût toujours la même, parce que je l’aimais. Ma mère me disait que les fleuves vont à l’Océan et que l’eau de la Seine coule sans cesse ; mais je repoussais cette idée comme excessivement triste. En cela, je manquais peut-être d’esprit scientifique, mais j’embrassais une chère illusion ; car, au milieu des maux de la vie, rien n’est plus douloureux que l’écoulement universel des choses.

Le Louvre et les Tuileries qui étendaient en face de moi leur ligne majestueuse, m’étaient un grand sujet de doute. Je ne pouvais croire que ces monuments fussent l’ouvrage de maçons ordinaires, et pourtant ma philosophie de la nature ne me permettait pas d’admettre que ces murs se fussent élevés par enchantement. Après de longues réflexions, je me persuadais que ces palais avaient été bâtis par de belles dames et de magnifiques cavaliers, vêtus de velours, de satin, de dentelles, couverts d’or et de pierreries et portant des plumes au chapeau.

On sera peut-être surpris qu’à six ans j’eusse une idée si peu exacte du monde. Mais il faut considérer que j’étais à peine sorti de Paris où le docteur Nozière, mon père, était retenu toute l’année.

J’avais fait, il est vrai, deux ou trois petits voyages en chemin de fer, mais je n’en avais tiré aucun profit au point de vue de la géographie. C’était une science très négligée en ce temps-là. On s’étonnera aussi que j’eusse du monde moral une conception si peu conforme à la réalité des choses.

Mais songez que j’étais heureux et que les êtres heureux ne savent pas grand-chose de la vie. La douleur est la grande éducatrice des hommes. C’est elle qui leur a enseigné les arts, la poésie et la morale ; c’est elle qui leur a inspiré l’héroïsme avec la pitié ; c’est elle qui a donné du prix à la vie en permettant qu’elle fût offerte en sacrifice ; c’est elle, c’est l’auguste et bonne douleur qui a mis l’infini dans l’amour.

En attendant ses leçons, je fus témoin d’un événement horrible qui bouleversa de fond en comble ma conception physique et morale de l’univers.

Mais il est indispensable de vous dire tout d’abord qu’en ce temps-là un marchand de lunettes étalait ses boîtes sur le quai Malaquais, le long du mur de ce bel hôtel de Chimay qui ouvre avec une grâce si noble, sur sa cour d’honneur, les deux battants sculptés d’une porte à fronton Louis XIV.

J’étais en grande familiarité avec ce marchand de lunettes. Tous les jours, Mme Mathias, en me menant à la promenade, s’arrêtait devant l’étalage du lunetier. Elle lui demandait avec intérêt :

« Eh bien ! monsieur Hamoche, comment va ? »

Et ils faisaient un bout de causette.

Et moi, tout en écoutant, j’examinais les lunettes, les conserves, les pince-nez, la sébile des médailles et les échantillons minéralogiques qui étaient toute la fortune du lunetier, et qui me semblaient un grand trésor. J’étais étonné surtout de la quantité de verres bleutés que contenaient les petites vitrines de M. Hamoche et, aujourd’hui encore, je crois que M. Hamoche s’exagérait l’importance des lunettes bleues dans l’optique usuelle.

Au reste, incolores ou bleus, ses verres dormaient paisiblement dans leurs boîtes ; personne ne les regardait, non plus que ses médailles et ses minéraux, et la rouille dévorait les montures d’acier des besicles.

« Eh bien ! ça va-t-il mieux, les affaires ? » demandait Mme Mathias.

M. Hamoche, les bras croisés, morne, le regard à l’horizon, ne répondait pas.

C’était un petit homme tout à fait chauve, avec un crâne énorme, des yeux sombres et enflammés, des joues pâles et une longue barbe d’un noir bleu.

Son costume, comme son air, était étrange. Il portait une longue redingote de drap vert olive qui était devenue jaune sur les épaules et sur le dos, et dont les pans lui tombaient aux pieds. Et il était coiffé du plus haut chapeau de haute forme qu’on ait jamais vu, tout cassé, tout luisant, prodigieux monument de misère et de vanité. Non ! les affaires n’allaient pas. M. Hamoche ne ressemblait pas assez à une personne qui vend des lunettes, et ses lunettes ne ressemblaient pas assez à des lunettes qu’on achète.

Aussi bien, il était devenu lunetier par l’injure du sort et, sous le mur de Chimay, il prenait les attitudes de Napoléon à Sainte-Hélène. Lui aussi, il était un Titan foudroyé.

À juger par le peu que j’en ai retenu, ses conversations avec ma vieille bonne roulaient sur d’étranges et lointaines aventures. Il y parlait d’une longue navigation sur l’Océan Pacifique, de campements sous les cèdres rouges, et de Chinois fumeurs d’opium.

Il disait comment il avait reçu un coup de couteau d’un Espagnol, dans une ruelle de Sacramento, et comment des Malais lui avaient volé son or. Ses mains tremblaient et il répétait sans cesse ce mot tragique : Or.

M. Hamoche était allé comme tant d’autres en Californie, à la conquête de l’or. Il avait fait le rêve de ces placers à fleur de terre et de ce sol prodigieux qui, à peine gratté, découvrait des trésors.

Hélas ! il n’avait rapporté de la Sierra-Nevada que la fièvre, la misère, la haine et le dégoût incurable du travail et de la pauvreté.

Mme Mathias l’écoutait, les mains jointes sur son tablier, et elle lui répondait en hochant la tête :

« Dieu n’est pas toujours juste ! »

Et nous nous en allions, elle et moi, troublés et pensifs, vers les Champs-Élysées. L’Océan Pacifique, la Californie, les Espagnols, les Chinois, les Malais, les placers, les montagnes d’or et les rivières d’or, tout cela évidemment ne pouvait pas tenir dans le monde tel que je le concevais, et les discours du lunetier m’enseignaient que la terre ne finit point, comme je le croyais, à la place Saint-Sulpice et au pont d’Iéna.

M. Hamoche m’ouvrait l’esprit, et je ne pouvais voir sa mince figure, emphatique et fiévreuse, sans ressentir le frisson de l’inconnu. Il m’enseignait que la terre est grande, grande à s’y perdre, et couverte de choses vagues et terribles. Près de lui, je sentais aussi que la vie n’est pas un jeu et qu’on y souffre réellement. Et cela surtout me jetait dans des étonnements profonds. Car enfin, je voyais bien que M. Hamoche était malheureux.

« Il est malheureux ! » disait Mme Mathias.

Et ma mère disait aussi :

« Ce pauvre homme ! il est dans la misère ! »

C’en était fait. J’avais perdu ma confiance première dans la bonté de la nature. Et, sans doute, je ne surprendrai personne si je dis que je ne l’ai jamais retrouvée depuis.

Tout en m’inquiétant, M. Hamoche m’intéressait beaucoup. Il m’arrivait quelquefois de le rencontrer, le soir, dans mon escalier. Ce n’était point extraordinaire, car il habitait une mansarde dans notre maison. À la tombée du jour, il grimpait les degrés, ayant sous chaque bras une boîte longue et noire, qui renfermait, assurément, les lunettes et les minéraux. Mais ces deux boîtes ressemblaient à deux petits cercueils, et j’avais peur, comme si cet homme de malheur était un croque-mort…

N’emportait-il pas ma confiance et ma sécurité ? Maintenant, je doutais de tout, puisque, reposant sous notre toit, dans la maison bénie, cet homme n’était pas heureux.

Sa mansarde donnait sur la cour, et ma bonne m’avait dit que, pour s’y tenir debout, il fallait passer la tête par la fenêtre à tabatière. Et, comme je n’étais pas toujours sérieux à cette époque, je riais de tout mon cœur à la pensée que M. Hamoche, dans sa chambre, ne quittait pas son chapeau, que ce chapeau, prodigieusement haut, s’élevait sur le toit au-dessus des tuyaux, et qu’il y manquait seulement une de ces flèches de zinc qui tournent au vent.

À six ans, on a l’esprit mobile. Depuis quelque temps, je ne songeais plus au lunetier, au chapeau, aux deux cercueils, quand un jour — il me souvient que c’était un jour de printemps, — il était six heures et demie, et nous étions à table… On dînait de bonne heure, sur le quai Malaquais, dans ce temps-là. Un jour, dis-je, Mme Mathias, qui était très considérée dans la maison, vint dire à mon père :

« Le marchand de lunettes est très malade, là-haut, dans sa mansarde. Il a une fièvre de cheval.

— J’y vais », dit mon père en se levant.

Au bout d’un quart d’heure, il revint.

« Eh bien ? demanda ma mère.

— On ne peut rien dire encore, répondit mon père, en reprenant sa serviette avec la tranquillité d’un homme habitué à toutes les misères humaines. Je croirais à une fièvre cérébrale. L’excitation nerveuse est très intense. Naturellement, il ne veut pas entendre parler de l’hôpital. Il faudra pourtant bien l’y porter : on ne peut le soigner que là. »

Je demandai :

« Est-ce qu’il en mourra ? »

Mon père, sans répondre, souleva légèrement les épaules.

Le lendemain, il faisait un beau soleil ; j’étais seul dans la salle à manger. Par la fenêtre ouverte, et qui donnait sur la cour, les piaillements vigoureux des moineaux entraient avec des flots de lumière et les senteurs des lilas cultivés par notre concierge, grand amateur de jardins. J’avais une arche de Noé toute neuve, qui poissait les doigts et sentait cette bonne odeur de jouet neuf que j’aimais tant. Je rangeais sur la table les animaux par couples, et déjà le cheval, l’ours, l’éléphant, le cerf, le mouton et le renard, s’acheminaient deux à deux vers l’arche qui devait les sauver du déluge.

On ne sait pas ce que les joujoux font naître de rêves dans l’âme des enfants. Ce paisible et minuscule défilé de tous les animaux de la création m’inspirait vraiment une idée mystique et douce de la nature. J’étais pénétré de tendresse et d’amour. Je goûtais à vivre une joie inexprimable.

Tout à coup, un bruit sourd de chute retentit dans la cour ; un bruit profond et comme lourd, inouï, qui me glaça d’épouvante.

Pourquoi, par quel instinct ai-je frissonné ? Je n’avais jamais entendu ce bruit-là. Comment en avais-je, instantanément, senti toute l’horreur ? Je m’élance à la fenêtre. Je vois, au milieu de la cour, quelque chose d’affreux ! un paquet informe et pourtant humain, une loque sanglante. Toute la maison s’emplit de cris de femmes et d’appels lugubres. Ma vieille bonne entre, blême, dans la salle à manger :

« Mon Dieu ! le marchand de lunettes qui s’est jeté par la fenêtre, dans un accès de fièvre chaude ! »

De ce jour, je cessai définitivement de croire que la vie est un jeu, et le monde une boîte de Nuremberg. La cosmogonie du petit Pierre Nozière alla rejoindre dans l’abîme des erreurs humaines la carte du monde connu des Anciens et le système de Ptolémée.



III

MADAME MATHIAS

Mme Mathias était une sorte de femme de charge et de bonne d’enfant qui, par son grand âge et son mauvais caractère, s’était attiré beaucoup de considération. Mon père et ma mère, qui l’avaient attachée à ma très petite personne, ne l’appelaient que Mme Mathias, et ce fut pour moi une grande surprise d’apprendre un jour qu’elle avait un nom de baptême, un nom de jeune fille, un petit nom, et qu’elle se nommait Virginie. Mme Mathias avait eu des malheurs, elle en gardait la fierté. Les joues creuses, avec des yeux de braise sous les mèches grises de ses cheveux qui se tordaient hors de sa coiffe, noire, sèche, muette, sa bouche ruinée, son menton menaçant et son morne silence, affligeaient mon père.

Maman, qui gouvernait la maison avec la vigilance d’une reine d’abeilles, avouait pourtant qu’elle n’osait pas faire d’observation à cette femme d’âge, qui la regardait en silence avec des yeux de louve traquée. Mme Mathias était généralement redoutée. Seul dans la maison, je n’avais pas peur d’elle. Je la connaissais, je l’avais devinée, je la savais faible.

À huit ans, j’avais mieux compris une âme que mon père à quarante, bien que mon père eût l’esprit méditatif, assez d’observation pour un idéaliste, et quelques notions de physiognomonie puisées dans Lavater. Je me rappelle l’avoir entendu longuement disserter sur le masque de Napoléon rapporté de Sainte-Hélène par le docteur Antomarchi, et dont une épreuve en plâtre, pendue dans son cabinet, a terrifié mon enfance.

Mais il faut dire que j’avais sur lui un grand avantage : j’aimais Mme Mathias, et Mme Mathias m’aimait. J’étais inspiré par la sympathie ; il n’était guidé que par la science. Encore ne s’appliquait-il pas beaucoup à pénétrer le caractère de Mme Mathias. Ne prenant aucun plaisir à la voir, il ne la regardait guère, et peut-être ne l’avait-il point assez observée pour s’apercevoir qu’un petit nez mou, d’une innocente rondeur, s’était singulièrement planté au milieu du masque austère sous lequel elle figurait dans la vie.

Et ce nez, en effet, ne se faisait pas remarquer. Il passait presque inaperçu sur cette scène de désolation violente qu’était le visage de Mme Mathias. Pourtant il était digne d’intérêt. Tel que je le retrouve au fond de ma mémoire, il m’émeut par je ne sais quelle expression de tendresse souffrante et d’humilité douloureuse. Je suis le seul être au monde qui y ait fait attention, et encore, n’ai-je commencé à le bien comprendre que lorsqu’il n’était plus qu’un souvenir lointain, gardé par moi seul.

C’est maintenant surtout que j’y songe avec intérêt. Ah ! Madame Mathias, que ne donnerais-je pas pour vous revoir aujourd’hui telle que vous étiez dans votre vie terrestre, tricotant des bas, une aiguille fichée sur l’oreille, sous votre bonnet à tuyaux, et des besicles énormes chaussant le bout de votre nez trop faible pour les porter. Vos besicles glissaient toujours, et vous en éprouviez toujours une impatience nouvelle ; car vous n’avez jamais su vous soumettre en riant à la nécessité, et vous portiez au milieu des misères domestiques une âme indignée.

Ah ! Madame Mathias, Madame Mathias, que ne donnerais-je point pour vous revoir telle que vous fûtes, ou du moins pour savoir ce que vous êtes devenue, depuis trente ans que vous avez quitté ce monde où vous aviez si peu de joie, où vous teniez si peu de place et que vous aimiez tant. Je l’ai senti, vous aimiez la vie, et vous vous attachiez aux affaires terrestres avec cette obstination désespérée des malheureux. Si j’avais de vos nouvelles, Madame Mathias, j’en recevrais infiniment de contentement et de paix. Dans le cercueil des pauvres où vous vous en êtes allée par un beau jour de printemps, il m’en souvient, par un de ces beaux jours dont vous goûtiez si bien la douceur, chère dame, vous emportiez mille choses touchantes, tout un monde d’idées créé par l’association de votre vieillesse et de mon enfance. Qu’en avez-vous fait, Madame Mathias ? Là où vous êtes, vous souvient-il encore de nos longues promenades ?

Chaque jour, après le déjeuner, nous sortions ensemble ; nous gagnions les avenues désertes, les quais désolés de Javel et de Billy, la morne plaine de Grenelle, où le vent soulevait tristement la poussière. Ma petite main serrée dans sa main rugueuse, qui me rassurait, je parcourais des yeux la rude immensité des choses. Entre cette vieille femme, ce petit garçon rêveur et ces paysages mélancoliques de banlieue, il y avait des harmonies profondes. Ces arbres poudreux, ces cabarets peints en rouge, l’invalide qui passait, la cocarde à la casquette ; la marchande de gâteaux aux pommes, assise contre le parapet, à côté de ses carafes de coco bouchées avec des citrons, voilà le monde dans lequel Mme Mathias se sentait à l’aise. Mme Mathias était peuple.

Or, un jour d’été, comme nous longions le quai d’Orsay, je la priai de descendre sur la berge pour voir de plus près les grues décharger du sable, ce à quoi elle consentit tout de suite. Elle faisait toujours tout ce que je voulais, parce qu’elle m’aimait et que ce sentiment lui ôtait toute force. Au bord de l’eau et tenant ma bonne par un pan de sa jupe d’indienne à fleurs, je regardais curieusement la machine qui, d’un air patient d’oiseau pêcheur, prenait sur le bateau les paniers pleins, puis, promenant en demi-cercle sa longue encolure, les allait verser sur la rive. À mesure que le sable s’amassait, des hommes en pantalon de toile bleue, nus jusqu’à la ceinture, la chair couleur de brique, le jetaient par pelletées contre un crible.

Je tirai la jupe d’indienne.

« M’ame Mathias, pourquoi ils font ça ? dis, M’ame Mathias ? »

Elle ne répondit point. Elle s’était baissée pour ramasser quelque chose à terre. Je croyais d’abord que c’était une épingle. Elle en trouvait chaque jour deux ou trois, qu’elle piquait à son corsage. Mais, cette fois, ce n’était pas une épingle. C’était un couteau de poche, dont le manche de cuivre représentait la colonne Vendôme.

« Montre, montre-moi ce couteau, M’ame Mathias. Donne-le moi ! Pourquoi tu ne me le donnes pas, dis ? »

Immobile, muette, elle regardait le petit couteau avec une attention profonde et je ne sais quoi d’égaré qui me fit presque peur.

« M’ame Mathias, qu’est-ce que tu as, dis ? »

Elle murmura, d’une voix faible que je ne lui connaissais pas :

« Il en avait un tout pareil.

— Qui donc ça ? M’ame Mathias, qui donc qu’en avait un tout pareil ? »

Et tirée par la robe, elle me regarda, de ses yeux brûlés, où l’on ne voyait que du rouge et du noir, toute surprise, comme si elle ne me savait plus là, et elle me répondit :

« Mais c’était Mathias, donc ; c’était Mathias.

— Qui Mathias ? »

Elle se passa la main sur les paupières qui restèrent froissées et tirées, mit soigneusement le couteau dans sa poche, sous son mouchoir, et me répondit :

« Mathias, mon mari.

— Alors, tu l’avais épousé.

— Je l’avais épousé pour mon malheur ! J’étais riche, j’avais un moulin à Aunot, près de Chartres. Il a mangé la farine, l’âne et le moulin, et tout ! Il m’a mise sur la paille et, quand je n’ai plus rien eu, il m’a quittée. C’était un ancien militaire, un grenadier de l’Empereur, blessé à Waterloo. Il avait pris du vice à l’armée. »

Tout cela m’étonnait beaucoup ; je réfléchis un instant et je dis :

« Ton mari, ce n’était pas un mari comme papa, n’est-ce pas, madame Mathias ? »

Mme Mathias ne pleurait plus ; c’est avec une sorte de fierté qu’elle me répondit :

« Des hommes comme Mathias, il n’y en a plus. Il avait tout pour lui, celui-là ! Grand, fort, et beau, et malin, et jovial ! Et toujours bien tenu, toujours une rose à la boutonnière. C’était un homme bien agréable ! »



IV

L’ÉCRIVAIN PUBLIC

Dans l’humble maison que ma mère gouvernait avec sagesse, Mme Mathias n’était précisément ni femme de charge ni bonne d’enfant, bien qu’elle s’occupât du ménage et me menât promener tous les jours. Son grand âge, son visage fier, son caractère ombrageux et farouche, donnaient à sa domesticité un air d’indépendance ; elle gardait dans les soins les plus familiers l’expression tragique d’une personne qui a eu des malheurs ; le souvenir lui en demeurait cher, et elle le conservait précieusement au dedans d’elle. Les lèvres serrées par l’habitude du silence, elle n’aimait point à raconter les aventures de sa vie passée.

Elle apparaissait dans mon imagination d’enfant comme une maison dévorée par un antique incendie. Je savais seulement que, née, ainsi qu’elle le disait, l’année de la mort du roi, fille de riches fermiers beaucerons, de bonne heure orpheline, elle avait épousé en 1815, à l’âge de vingt-deux ans, le capitaine Mathias, un bien bel homme qui, mis à la demi-solde par les Bourbons, disait leur fait aux chevaliers du Lys, qu’il appelait poliment les compagnons d’Ulysse. Mes parents étaient un peu plus instruits. Ils n’ignoraient point que le capitaine Mathias avait mangé les écus de la fermière au Rocher de Cancale, et que, laissant ensuite sa pauvre femme sur la paille, il s’en était allé courir les filles. Dans les premières années de la monarchie de Juillet, Mme Mathias l’avait retrouvé, par grand hasard, tandis qu’il sortait d’un cabaret de la rue de Rambuteau, où, rasé de frais, le teint vermeil sous ses cheveux blancs, une rose à la boutonnière, il donnait chaque jour des consultations aux commerçants poursuivis par les huissiers.

Il rédigeait des actes devant une bouteille de vin blanc, en souvenir de son premier état ; car il avait été saute-ruisseau avant d’entrer au régiment. Elle l’avait repris alors ; elle l’avait ramené chez elle avec une joie triomphale. Mais il n’y était pas resté longtemps ; il avait disparu un jour, emportant, disait-on, une douzaine d’écus cachés par Mme Mathias sous sa paillasse. Depuis lors, on n’avait plus de ses nouvelles. On croyait qu’il s’était laissé mourir dans un lit d’hôpital, et on l’en approuvait.

« C’est pour vous une délivrance », disait mon père à Mme Mathias.

Alors des larmes brûlantes et comme enflammées montaient aux yeux de Mme Mathias ; ses lèvres tremblaient, et elle ne répondait pas.

Or, un jour de printemps, Mme Mathias, ayant serré sur ses épaules son terrible châle noir, m’emmena promener à l’heure accoutumée. Mais elle ne me conduisit pas ce jour-là aux Tuileries, notre jardin royal et familier, où tant de fois, laissant ma balle et mes billes, j’avais collé mon oreille contre le piédestal de la statue du Tibre pour écouter des voix mystérieuses. Elle ne me conduisit pas vers ces boulevards calmes et tristes d’où l’on voit, au-dessus des lignes poudreuses des arbres, le dôme doré sous lequel est couché dans son tombeau rouge Napoléon, elle ne me conduisit pas vers les avenues monotones où elle se plaisait, assise sur un banc, à causer avec quelque invalide, tandis que je faisais des jardins dans la terre humide.

En ce jour de printemps, elle prit un chemin inaccoutumé, suivit des rues encombrées de passants et de voitures, bordées de boutiques où s’étalaient des objets innombrables et divers, dont j’admirais les formes sans en concevoir l’usage. Les pharmacies surtout m’étonnaient par la grandeur et l’éclat de leurs bocaux. Quelques-unes de ces boutiques étaient peuplées de grandes statues peintes et dorées. Je demandai :

« Quoi c’est, m’ame Mathias ? »

Et Mme Mathias me répondit avec la fermeté d’une citoyenne nourrie dans les faubourgs de Paris :

« C’est rien, c’est des bons dieux. »

Ainsi, dans ma tendre enfance, tandis que ma mère m’inclinait doucement au culte des images, Mme Mathias m’enseignait à mépriser la superstition. De la voie étroite où nous étions, une grande place plantée de petits arbres m’apparut soudain. Je la reconnus et il me souvint de ma bonne Nanette en revoyant ce pavillon étrange où des prêtres de pierre sont assis, les pieds dans la vasque d’une fontaine. C’est avec Nanette que, dans des temps vagues et d’incertaine mémoire, j’avais visité ces choses. En les revoyant, je fus saisi du regret de Nanette perdue. J’eus envie de courir en pleurant et en criant : « Nanette ! » Mais soit faiblesse d’âme, soit délicatesse obscure du cœur, soit débilité d’esprit, je ne parlai point de Nanette à Mme Mathias.

Nous traversâmes la place et nous nous engageâmes dans des ruelles aux pavés pointus, qu’une grande église recouvrait de son ombre humide. Sur les portails ornés de pyramides et de boules moussues, çà et là une statue faisait un grand geste en l’air et des couples de pigeons s’envolaient devant nous.

Ayant contourné la grande église, nous prîmes une rue bordée de porches sculptés et de vieux murs au-dessus desquels les acacias penchaient leurs branches fleuries. Il y avait, à gauche, dans une encoignure, une échoppe vitrée avec cette enseigne : Écrivain public. Des lettres et des enveloppes étaient collées sur tous les carreaux. Du toit de zinc sortait un tuyau de cheminée coiffé d’un grand chapeau. Mme Mathias tourna le bec de canne et, me poussant devant elle, entra dans l’échoppe. Un vieillard, courbé sur une table, leva la tête à notre vue. Des favoris en fer à cheval bordaient ses joues roses. Ses cheveux blancs s’enlevaient sur son front comme dans un coup de vent orageux. Sa redingote noire était par endroits blanchie et luisante. Il portait un bouquet de violettes à la boutonnière.

« Tiens ! c’est la vieille ! » dit-il sans se lever.

Puis me regardant d’un air peu sympathique :

« C’est ton petit bourgeois, hein ? demanda-t-il.

— Oh ! répondit Mme Mathias, il est gentil enfant, quoiqu’il me fasse souvent endêver.

— Hum ! fit l’écrivain public. Il est maigrichon et pâlot. Ça ne fera pas un fameux soldat. »

Mme Mathias contemplait le vieil écrivain public avec des yeux ardents de tendresse ; elle lui dit d’une voix souple, que je ne lui connaissais pas :

« Eh ! ben ? comment vas-tu, Hippolyte ?

— Oh ! dit-il, la santé n’est pas mauvaise. Le coffre est bon. Mais les affaires ne vont pas. Trois ou quatre lettres à cinq sous pièce, le matin. Et c’est tout… »

Puis il haussa les épaules, comme pour secouer les soucis, et, tirant de dessous la table une bouteille et des verres, il nous versa du vin blanc.

« À ta santé, la vieille !

— À ta santé, Hippolyte ! »

Le vin était piquant. En y trempant mes lèvres, je fis la grimace.

« C’est une petite demoiselle, dit le vieillard. À son âge, j’étais déjà porté sur le vin et les amours. Mais on ne fait plus des hommes comme moi. Le moule en est brisé. »

Puis, me posant lourdement la main sur l’épaule :

« Tu ne sais pas, mon ami, que j’ai servi le petit caporal et fait toute la campagne de France. J’étais à Craonne et à Fère-Champenoise. Et, le matin d’Athis, Napoléon m’a demandé une prise de tabac.

« Je crois le voir encore, l’empereur. Il était petit, gros, le visage jaune, avec des yeux pleins de mitraille et un air de tranquillité. Ah ! s’ils ne l’avaient pas trahi !… Mais les blancs sont tous des fripons. »

Il se versa à boire. Mme Mathias sortit de sa muette contemplation et, se levant :

« Il faut que je m’en aille, à cause du petit. »

Puis, tirant de sa poche deux pièces de vingt sous, elle les glissa dans la main de l’écrivain public qui les reçut avec un air de superbe indifférence.

Quand nous fûmes dehors, je demandai qui était ce monsieur. Mme Mathias me répondait avec un accent d’orgueil et d’amour :

« C’est Mathias, mon petit, c’est Mathias !

— Mais papa et maman disent qu’il est mort. »

Elle secoua la tête joyeusement.

« Oh ! il m’enterrera et il en enterrera bien d’autres après moi, des vieux et des jeunes. »

Puis elle devint soucieuse :

« Pierre, ne va pas dire que tu as vu Mathias. »



V

LES CONTES DE MAMAN

— Je n’ai pas d’imagination, disait maman.

Elle disait n’en pas avoir, parce qu’elle croyait qu’il n’y avait d’imagination qu’à faire des romans, et elle ne savait pas qu’elle avait une espèce d’imagination rare et charmante qui ne s’exprimait pas par des phrases. Maman était une dame ménagère tout occupée de soins domestiques. Elle avait une imagination qui animait et colorait son humble ménage. Elle avait le don de faire vivre et parler la poêle et la marmite, le couteau et la fourchette, le torchon et le fer à repasser ; elle était au-dedans d’elle-même un fabuliste ingénu. Elle me faisait des contes pour m’amuser, et comme elle se sentait incapable de rien imaginer, elle les faisait sur les images que j’avais.

Voici quelques-uns de ses récits. J’y ai gardé autant que j’ai pu sa manière, qui était excellente.


l’école


Je proclame l’école de Mlle Genseigne la meilleur école de filles qu’il y ait au monde. Je déclare mécréants et médisants ceux qui croiront et diront le contraire. Toutes les élèves de Mlle Genseigne sont sages et appliquées, et il n’y a rien de si plaisant à voir que leurs petites personnes immobiles. On dirait autant de petites bouteilles dans lesquelles Mlle Genseigne verse de la science.

Mlle Genseigne est assise toute droite dans sa haute chaise. Elle est grave et douce ; ses bandeaux plats et sa pèlerine noire inspirent le respect et la sympathie.

Mlle Genseigne, qui est très savante, apprend le calcul à ses petites élèves. Elle dit à Rose Benoist :

« Rose Benoist, si de douze je retiens quatre, combien me reste-t-il ?

— Quatre ! » répond Rose Benoist.

Mlle Genseigne n’est pas satisfaite de cette réponse :

« Et vous, Emmeline Capel, si de douze je retiens quatre, combien me reste-t-il ?

— Huit ! » répond Emmeline Capel.

Et Rose Benoist tombe dans une rêverie profonde. Elle entend qu’il reste huit à Mlle Genseigne, mais elle ne sait pas si ce sont huit chapeaux ou huit mouchoirs, ou bien encore huit pommes ou huit plumes. Il y a bien longtemps que ce doute la tourmente. Quand on lui dit que six fois six font trente-six, elle ne sait pas si ce sont trente-six chaises ou trente-six noix, et elle ne comprend rien à l’arithmétique.

Au contraire, elle est très savante en histoire sainte. Mlle Genseigne n’a pas une autre élève capable de décrire le Paradis terrestre et l’Arche de Noé comme fait Rose Benoist. Rose Benoist connaît toutes les fleurs du Paradis et tous les animaux de l’Arche. Elle sait autant de fables que Mlle Genseigne elle-même. Elle sait tous les discours du Corbeau et du Renard, de l’Âne et du petit Chien, du Coq et de la Poule. Elle n’est pas surprise quand on lui dit que les animaux parlaient autrefois. Elle serait plutôt surprise si on lui disait qu’ils ne parlent plus. Elle est bien sûre d’entendre le langage de son gros chien Tom et de son petit serin Cuip. Elle a raison : les animaux ont toujours parlé et ils parlent encore ; mais ils ne parlent qu’à leurs amis. Rose Benoist les aime et ils l’aiment. C’est pour cela qu’elle les comprend. Pour s’entendre, il n’est tel que de s’aimer.

Aujourd’hui, Rose Benoist a récité sa leçon sans faute. Elle a un bon point. Emmeline Capel a reçu aussi un bon point pour avoir bien su sa leçon d’arithmétique.

Au sortir de la classe, elle a dit à sa maman qu’elle avait un bon point. Et elle a ajouté :

« Un bon point, à quoi ça sert, dis, maman ?

— Un bon point ne sert à rien, a répondu la maman d’Emmeline. C’est justement pour cela qu’on doit être fier de le recevoir. Tu sauras un jour, mon enfant, que les récompenses les plus estimées sont celles qui donnent de l’honneur sans profit. »


marie


Les petites filles ont un désir naturel de cueillir des fleurs et des étoiles. Mais les étoiles ne se laissent point cueillir et elles enseignent aux petites filles qu’il y a en ce monde des désirs qui ne sont jamais contentés. Mlle Marie s’en est allée dans le parc avec sa nourrice ; elle a rencontré une corbeille d’hortensias et elle a connu que les fleurs d’hortensia étaient belles ; c’est pourquoi elle en a cueilli une. C’était très difficile. Elle a tiré la plante à deux mains et elle a couru grand risque de tomber sur son derrière quand la tige s’est rompue. Aussi est-elle très fière de ce qu’elle a fait. Elle est très contente aussi, car la fleur est admirable à voir : c’est une boule d’un rose tendre trempée de bleu et c’est une fleur composée de beaucoup de petites fleurs. Mais la nourrice l’a vue : elle s’élance. Elle saisit Mlle Marie par le bras ; elle gronde, elle s’écrie, elle est terrible. Mlle Marie regarde étonnée, de son regard encore flottant, et songe dans sa petite âme confuse. Vous ne sauriez imaginer combien c’est difficile, à sept ans, d’interroger sa conscience. Elle reste candide entre la faute commise et le châtiment préparé. La nourrice la met en pénitence, non dans le cabinet noir, mais sous un grand marronnier, à l’ombre d’un vaste parasol chinois. Là, Mlle Marie pensive, surprise, étonnée, est assise et songe. Sa fleur à la main, elle a l’air, sous l’ombrelle qui rayonne autour d’elle, d’une petite idole étrange.

La nourrice a dit : « Maintenant, mademoiselle, donnez-moi cette fleur. » Mais Mlle Marie a serré dans son petit poing la tige fleurie et ses joues ont rougi et son front s’est gonflé comme si elle allait pleurer. Et la nourrice n’a pas voulu causer des larmes. Elle a dit : « Je vous défends de porter cette fleur à votre bouche. Si vous désobéissez, mademoiselle, votre petit chien Toto vous mangera les oreilles. »

Ayant ainsi parlé, elle s’éloigne. La jeune pénitente, immobile sous son dais éclatant, regarde autour d’elle, et voit le ciel et la terre. C’est grand, le ciel et la terre, et cela peut amuser quelque temps une petite fille. Mais sa fleur d’hortensia l’occupe plus que tout le reste. C’est une belle fleur et c’est une fleur défendue. Voilà deux raisons pour s’y plaire. Mlle Marie songe : « Une fleur, cela doit sentir bon ! » Et elle approche de son nez la boule fleurie. Elle essaie de sentir, mais elle ne sent rien. Elle n’est pas bien habile à respirer les parfums : il y a peu de temps encore, elle soufflait sur les roses au lieu de les respirer. Il ne faut pas se moquer d’elle pour cela : on ne peut tout apprendre à la fois. On apprend d’abord à boire du lait. On n’apprend que plus tard à respirer des fleurs : c’est moins utile. D’ailleurs, aurait-elle, comme sa maman, l’odorat subtil, elle ne sentirait rien. La fleur d’hortensia n’a pas d’odeur. C’est pourquoi elle lasse malgré sa beauté. Mais Mlle Marie est ingénieuse. Elle se prend à songer : « Cette fleur, elle est peut-être en sucre. » Alors elle ouvre la bouche toute grande et va porter la fleur à ses lèvres… Un cri retentit : Ouap !

C’est le petit chien Toto qui, s’élançant par dessus une bordure de géraniums, vient se poser, les oreilles toutes droites, devant Mlle Marie, et darde sur elle le regard de ses yeux vifs et ronds. La nourrice, qui veille cachée derrière les arbres, l’a envoyé. Et Mlle Marie reste stupéfaite.


à travers champs


Après le déjeuner, Catherine s’en est allé dans les prés avec Jean, son petit frère. Quand ils sont partis, le jour semblait jeune et frais comme eux. Le ciel n’était pas tout à fait bleu ; il était plutôt gris, mais d’un gris plus doux que tous les bleus du monde. Justement les yeux de Catherine sont de ce gris-là et semblent faits d’un peu de ciel matinal.

Catherine et Jean s’en vont tout seuls par les prés. Leur mère est fermière et travaille dans la ferme. Ils n’ont point de servante pour les conduire, et ils n’en ont point besoin. Ils savent leur chemin ; ils connaissent les bois, les champs et les collines. Catherine sait voir l’heure du jour en regardant le soleil, et elle a deviné toutes sortes de beaux secrets naturels que les enfants des villes ne soupçonnent pas. Le petit Jean lui-même comprend beaucoup de choses des bois, des étangs et des montagnes, car sa petite âme est une âme rustique.

Catherine et Jean s’en vont par les prés fleuris. Catherine, en cheminant, fait un bouquet. Elle aime les fleurs. Elle les aime parce qu’elles sont belles, et c’est une raison, cela ! Les belles choses sont aimables ; elles ornent la vie. Quelque chose de beau vaut quelque chose de bien, et c’est une bonne action que de faire un beau bouquet.

Catherine cueille des bleuets, des coquelicots, des coucous et des boutons d’or, qu’on appelle aussi cocottes. Elle cueille encore de ces jolies fleurs violettes qui croissent au bord des blés et qu’on nomme des miroirs de Vénus. Elle cueille les sombres épis de l’herbe à lait et des crêtes de coq, qui sont des crêtes jaunes, et des becs de grue roses et le lys des vallées, dont les blanches clochettes, agitées au moindre souffle, répandent une odeur délicieuse. Catherine aime les fleurs parce que les fleurs sont belles ; elle les aime aussi parce qu’elles sont des parures. Elle est une petite fille toute simple, dont les beaux cheveux sont cachés sous un béguin brun ; son tablier de cotonnade recouvre une robe unie ; elle va en sabots. Elle n’a vu de riches toilettes qu’à la Vierge Marie et à la sainte Catherine de son église paroissiale. Mais il y a des choses que les petites filles savent en naissant. Catherine sait que les fleurs sont des parures séantes, et que les belles dames qui mettent des bouquets à leur corsage en paraissent plus jolies. Aussi songe-t-elle qu’elle doit être bien brave en ce moment, puisqu’elle porte un bouquet plus gros que sa tête. Elle est contente d’être brave et ses idées sont brillantes et parfumées comme ses fleurs. Ce sont des idées qui ne s’expriment point par la parole : la parole n’a rien d’assez joli pour exprimer les idées de bonheur d’une petite fille. Il y faut des airs de chanson, les airs les plus vifs et les plus doux, les chansons les plus gentilles, comme Giroflé-Girofla ou Les Compagnons de la Marjolaine. Aussi Catherine chante, en cueillant son bouquet : « J’irai au bois seulette », et elle chante aussi : « Mon cœur je lui donnerai, mon cœur je lui donnerai. »

Le petit Jean est d’un autre caractère. Il suit d’autres pensées. C’est un franc luron ; il ne porte point encore la culotte, mais son esprit a devancé son âge, et il n’y a point d’esprit plus gaillard que celui-là. Tandis qu’il s’attache d’une main au tablier de sa sœur, de peur de tomber, il agite son fouet de l’autre main avec la vigueur d’un robuste garçon. C’est à peine si le premier valet de son père fait mieux claquer le sien quand, en ramenant les chevaux de la rivière, il rencontre sa fiancée. Le petit Jean ne s’endort pas dans une molle rêverie. Il ne se soucie pas des fleurs des champs. Il songe, pour ses jeux, à de rudes travaux. Il rêve charrois embourbés et percherons tirant du collier à sa voix et sous ses coups. Il est plein de force et d’orgueil. C’est ainsi qu’il va par les prés, à petits pas, butant aux cailloux et se retenant au tablier de sa grande sœur.

Catherine et Jean sont montés au-dessus des prairies, le long du coteau, jusqu’à un endroit élevé d’où l’on découvre tous les feux du village épars dans la feuillée, et à l’horizon les clochers de six paroisses. C’est là qu’on voit que la terre est grande. Catherine y comprend mieux qu’ailleurs les histoires qu’on lui a apprises, la colombe de l’arche, les Israélites de la Terre promise et Jésus allant de ville en ville.

« Asseyons-nous là », dit-elle.

Elle s’assied. En ouvrant les mains, elle répand sur elle sa moisson fleurie. Elle en est toute parfumée, et déjà les papillons voltigent autour d’elle. Elle choisit, elle assemble les fleurs ; elle marie les tons pour le plaisir de ses yeux. Plus les couleurs sont vives, plus elle les trouve agréables. Elle a des yeux tout neufs que le rouge vif ne blesse point. C’est pour les regards usés des citadins que les peintres des villes éteignent les tons avec prudence. Les yeux de Catherine sont de bons petits yeux qui aiment les coquelicots. Les coquelicots, voilà ce que Catherine préfère. Mais leur pourpre fragile s’est déjà fanée et la brise légère effeuille dans les mains de l’enfant leur corolle étincelante. Elle regarde, émerveillée, toutes ces tiges en fleur, et elle voit toutes sortes de petits insectes courir sur les feuilles et sur les fleurs. Ces plantes qu’elle a cueillies servaient d’habitation à des mouches et à de petits scarabées qui, voyant leur demeure en péril, s’inquiètent et s’agitent. Catherine ne se soucie pas des insectes. Elle trouve que ce sont de trop petites bêtes et elle n’a d’eux aucune pitié. Pourtant on peut être en même temps très petit et très malheureux. Mais c’est là une idée philosophique et, pour le malheur des scarabées, la philosophie n’entre point dans la tête de Catherine.

Elle se fait des guirlandes et des couronnes et se suspend des clochettes aux oreilles ; elle est maintenant ornée comme l’image rustique d’une vierge vénérée des bergers. Son petit frère Jean, occupé pendant ce temps à conduire des chevaux imaginaires, l’aperçoit ainsi parée. Aussitôt il est saisi d’admiration. Un sentiment religieux pénètre toute sa petite âme. Il s’arrête, le fouet lui tombe des mains. Il comprend qu’elle est belle. Il voudrait être beau aussi et tout chargé de fleurs. Il essaye en vain d’exprimer ce désir dans son langage obscur et doux. Mais elle l’a deviné. La petite Catherine est une grande sœur ; une grande sœur est une petite mère ; elle prévient, elle devine.

« Oui, chéri, s’écrie Catherine ; je vais te faire une belle couronne et tu seras pareil à un petit roi. »

Et la voilà qui tresse les fleurs bleues, les fleurs jaunes et les fleurs rouges pour en faire un chapeau. Elle pose ce chapeau de fleurs sur la tête du petit Jean, qui en rougit de joie. Elle l’embrasse, elle le soulève de terre et le pose tout fleuri sur une grosse pierre. Puis elle l’admire parce qu’il est beau et elle l’aime parce qu’il est beau par elle.

Et, debout sur son socle agreste, le petit Jean comprend qu’il est beau. Cette idée le pénètre d’un respect profond de lui-même. Il comprend qu’il est sacré. Droit, immobile, les yeux tout ronds, les lèvres serrées, les bras pendants, les mains ouvertes et les doigts écartés comme les rayons d’une roue, il goûte une joie pieuse à se sentir devenir une idole. Le ciel est sur sa tête, les bois et les champs sont à ses pieds. Il est au milieu du monde. Il est seul grand, il est seul beau.

Mais tout à coup Catherine éclate de rire. Elle s’écrie :

« Oh ! que tu es drôle, mon petit Jean ! que tu es drôle ! »

Elle se jette sur lui, elle l’embrasse, le secoue ; la lourde couronne lui glisse sur le nez. Et elle répète :

« Oh ! qu’il est drôle ! qu’il est drôle ! »

Et elle rit de plus belle.

Mais le petit Jean ne rit pas. Il est triste et surpris que ce soit fini et qu’il ne soit plus beau. Il lui en coûte de redevenir ordinaire.

Maintenant la couronne dénouée s’est répandue à terre et le petit Jean est redevenu semblable à l’un de nous. Il n’est plus beau. Mais c’est encore un solide gaillard. Il a ressaisi son fouet, et le voilà qui tire de l’ornière les six chevaux de ses rêves. Les petits enfants imaginent avec facilité les choses qu’ils désirent et qu’ils n’ont pas. Quand ils gardent dans l’âge mûr cette faculté merveilleuse, on dit qu’ils sont des poètes ou des fous. Le petit Jean crie, frappe et se démène.

Catherine joue encore avec ses fleurs. Mais il y en a qui meurent. Il y en a d’autres qui s’endorment. Car les fleurs ont leur sommeil comme les animaux, et voici que les campanules, cueillies quelques heures auparavant, ferment leurs cloches violettes et s’endorment dans les petites mains qui les ont séparées de la vie. Catherine en serait touchée si elle le savait. Mais Catherine ne sait pas que les plantes dorment ni qu’elles vivent. Elle ne sait rien. Nous ne savons rien non plus et, si nous avons appris que les plantes vivent, nous ne sommes guère plus avancés que Catherine, puisque nous ne savons pas ce que c’est que vivre. Peut-être ne faut-il pas trop nous plaindre de notre ignorance. Si nous savions tout, nous n’oserions plus rien faire et le monde finirait.

Un souffle léger passe dans l’air et Catherine frissonne. C’est le soir qui vient.

« J’ai faim », dit le petit Jean.

Il est juste qu’un conducteur de chevaux mange quand il a faim. Mais Catherine n’a pas un morceau de pain pour donner à son petit frère.

Elle lui dit :

« Mon petit frère, retournons à la maison. » Et ils songent tous deux à la soupe aux choux qui fume dans la marmite pendue à la crémaillère, au milieu de la grande cheminée. Catherine amasse ses fleurs sur son bras et, prenant son petit frère par la main, le conduit vers la maison.

Le soleil descendait lentement à l’horizon rougi. Les hirondelles, dans leur vol, effleuraient les enfants de leurs ailes immobiles. Le soir était venu. Catherine et Jean se pressèrent l’un contre l’autre.

Catherine laissait tomber une à une ses fleurs sur la route. Ils entendaient, dans le grand silence, la crécelle infatigable du grillon. Ils avaient peur tous deux et ils étaient tristes, parce que la tristesse du soir pénétrait leurs petites âmes. Ce qui les entourait leur était familier, mais ils ne reconnaissent plus ce qu’ils connaissaient le mieux.

Il semblait tout à coup que la terre fût trop grande et trop vieille pour eux. Ils étaient las et ils craignaient de ne jamais arriver dans la maison où leur mère faisait la soupe pour toute la famille. Le petit Jean n’agitait plus son fouet. Catherine laissa glisser de sa main fatiguée sa dernière fleur. Elle tirait son petit frère par le bras et tous deux se taisaient.

Enfin, ils virent de loin le toit de leur maison qui fumait dans le ciel assombri. Alors, ils s’arrêtèrent, et tous deux, frappant des mains, poussèrent des cris de joie. Catherine embrassa son petit frère, puis, ils se mirent ensemble à courir de toute la force de leurs pieds fatigués. Quand ils entrèrent dans le village, des femmes qui revenaient des champs leur donnèrent le bonsoir. Ils respirèrent. La mère était sur le seuil, en bonnet blanc, l’écumoire à la main.

« Allons, les petits, allons donc ! » cria-t-elle. Et ils se jetèrent dans ses bras. En entrant dans la salle où fumait la soupe aux choux, Catherine frissonna de nouveau. Elle avait vu la nuit descendre sur la terre. Jean, assis sur la bancelle, le menton à la hauteur de la table, mangeait déjà sa soupe.


les fautes des grands


Les routes ressemblent à des rivières. Cela tient à ce que les rivières sont des routes ; ce sont des routes naturelles sur lesquelles on voyage avec des bottes de sept lieues ; quel autre nom conviendrait mieux à des barques ? Et les routes sont comme des rivières que l’homme a faites pour l’homme.

Les routes, les belles routes aussi unies que la surface d’une fleuve et sur lesquelles la roue de la voiture et la semelle du soulier trouvent un appui à la fois solide et doux, ce sont les chefs-d’œuvre de nos pères qui sont morts sans laisser leur nom et que nous ne connaissons que par leurs bienfaits. Qu’elles soient bénies, ces routes par lesquelles les fruits de la terre nous viennent abondamment et qui rapprochent les amis.

C’est pour aller voir un ami, l’ami Jean, que Roger, Marcel, Bernard, Jacques et Étienne ont pris la route nationale qui déroule au soleil, le long des prés et des champs, son joli ruban jaune, traverse les bourgs et les hameaux et conduit, dit-on, jusqu’à la mer où sont les navires.

Les cinq compagnons ne vont pas si loin. Mais il leur faut faire une belle course d’un kilomètre pour atteindre la maison de l’ami Jean.

Les voilà partis. On les a laissés aller seuls, sur la foi de leurs promesses ; ils se sont engagés à marcher sagement, à ne se point écarter du droit chemin, à éviter les chevaux et les voitures et à ne point quitter Étienne, le plus petit de la bande.

Les voilà partis. Ils s’avancent en ordre sur une seule ligne. On ne peut mieux partir. Pourtant, il y a un défaut à cette belle ordonnance. Étienne est trop petit.

Un grand courage s’allume en lui. Il s’efforce, il hâte le pas. Il ouvre toutes grandes ses courtes jambes. Il agite ses bras par surcroît. Mais il est trop petit, il ne peut pas suivre ses amis. Il reste en arrière. C’est fatal ; les philosophes savent que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Mais Jacques, ni Bernard, ni Marcel, ni même Roger, ne sont des philosophes. Ils marchent selon leurs jambes, le pauvre Étienne marche avec les siennes : il n’y a pas de concert possible. Étienne court, souffle, crie, mais il reste en arrière.

Les grands, ses aînés, devraient l’attendre, direz-vous, et régler leur pas sur le sien. Hélas, ce serait de leur part une haute vertu. Ils sont en cela comme les hommes. En avant, disent les forts de ce monde, et ils laissent les faibles en arrière. Mais attendez la fin de l’histoire.

Tout à coup, nos grands, nos forts, nos quatre gaillards s’arrêtent. Ils ont vu par terre une bête qui saute. La bête saute parce qu’elle est une grenouille, et qu’elle veut gagner le pré qui longe la route. Ce pré, c’est sa patrie : il lui est cher, elle y a son manoir auprès d’un ruisseau. Elle saute.

C’est une grande curiosité naturelle qu’une grenouille.

Celle-ci est verte ; elle a l’air d’une feuille vivante, et cet air lui donne quelque chose de merveilleux. Bernard, Roger, Jacques et Marcel se jettent à sa poursuite. Adieu Étienne, et la belle route toute jaune ; adieu leur promesse. Les voilà dans le pré, bientôt ils sentent leurs pieds s’enfoncer dans la terre grasse qui nourrit une herbe épaisse. Quelques pas encore et ils s’embourbent jusqu’aux genoux. L’herbe cachait un marécage.

Ils s’en tirent à grand’peine. Leurs souliers, leurs chaussettes, leurs mollets sont noirs. C’est la nymphe du pré vert qui a mis les guêtres de fange aux quatre désobéissants.

Étienne les rejoint tout essoufflé. Il ne sait, en les voyant ainsi chaussés, s’il doit se réjouir ou s’attrister. Il médite en son âme innocente les catastrophes qui frappent les grands et les forts. Quant aux quatre guêtrés, ils retournent piteusement sur leurs pas, car le moyen, je vous prie, d’aller voir l’ami Jean en pareil équipage ? Quand ils rentreront à la maison, leurs mères liront leur faute sur leurs jambes, tandis que la candeur du petit Étienne reluira sur ses mollets roses.


jacqueline et miraut


Jacqueline et Miraut sont de vieux amis. Jacqueline est une petite fille et Miraut est un gros chien.

Ils sont du même monde, ils sont tous deux rustiques : de là leur intimité profonde. Depuis quand se connaissaient-ils ? ils ne savent plus : cela passe la mémoire d’un chien et celle d’une petite fille. D’ailleurs, ils n’ont pas besoin de le savoir, ils n’ont ni envie, ni besoin de rien savoir. Ils ont seulement l’idée qu’ils se connaissent depuis très longtemps, depuis le commencement des choses, car ils n’imaginent ni l’un ni l’autre que l’univers ait existé avant eux. Le monde, tel qu’ils le conçoivent, est jeune, simple et naïf comme eux. Jacqueline y voit Miraut et Miraut y voit Jacqueline tout au beau milieu. Jacqueline se fait de Miraut une belle idée, mais c’est une idée inexprimable. Les mots ne peuvent rendre la pensée de Jacqueline, ils sont trop gros pour cela ! Quant à la pensée de Miraut, c’est sans doute une bonne et juste pensée, mais, par malheur, on ne la connaît pas bien. Miraut ne parle pas, il ne dit pas ce qu’il pense et il ne le sait pas très bien lui-même.

Assurément, il a de l’intelligence, mais pour toutes sortes de raisons, cette intelligence est obscure. Miraut a toutes les nuits des rêves : il voit en dormant des chiens comme lui, des petites filles comme Jacqueline, des mendiants. Il voit des choses joyeuses et des choses tristes.

C’est pourquoi il aboie ou il grogne pendant son sommeil. Ce ne sont là que des songes et des illusions, mais Miraut ne les distingue pas de la réalité. Il brouille dans sa cervelle ce qu’il voit en rêve avec ce qu’il voit quand il est éveillé, et cette confusion l’empêche de comprendre beaucoup de choses que les hommes comprennent. Et puis, comme c’est un chien, il a des idées de chien. Et pourquoi voulez-vous que nous comprenions les idées des chiens mieux que les chiens ne comprennent les idées des hommes ? Mais d’homme à chien, on peut tout de même s’entendre, parce que les chiens ont quelques idées humaines et les hommes quelques idées canines. C’est assez pour lier amitié. Aussi Jacqueline et Miraut sont-ils très bons amis.

Miraut est beaucoup plus grand et plus fort que Jacqueline. En posant ses pattes de devant sur les épaules de l’enfant, il la domine de la tête et du poitrail. Il pourrait l’avaler en trois bouchées ; mais il sait, il sent qu’une force est en elle et que, pour petite qu’elle est, elle est précieuse. Il l’admire à sa manière. Il la trouve mignonne. Il admire comme elle sait jouer et parler. Il l’aime, il la lèche par sympathie.

Jacqueline, de son côté, trouve Miraut admirable. Elle voit qu’il est fort, et elle admire la force. Sans cela, elle ne serait point une petite fille. Elle voit qu’il est bon, et elle aime la bonté. Aussi bien la bonté est-elle une chose douce à rencontrer.

Elle a pour lui un sentiment de respect. Elle observe qu’il connaît beaucoup de secrets qu’elle ignore et que l’obscur génie de la terre est en lui. Elle le voit énorme, grave et doux. Elle le vénère comme sous un autre ciel, dans les temps anciens, les hommes vénéraient des dieux agrestes et velus.

Mais voici que tout à coup, elle est surprise, inquiète, étonnée. Elle a vu son vieux génie de la terre, son dieu velu, Miraut, attaché par une longue laisse à un arbre, au bord du puits. Elle contemple, elle hésite, Miraut la regarde de son bel œil honnête et patient. Il n’est ni surpris ni fâché d’être à la chaîne ; il aime ses maîtres, et, ne sachant pas qu’il est un génie de la terre et un dieu couvert de poil, il garde sans colère sa chaîne et son collier. Cependant Jacqueline n’ose avancer. Elle ne peut comprendre que son divin et mystérieux ami soit captif, et une vague tristesse emplit sa petite âme.



VI

LES DEUX TAILLEURS

La tunique ne me paraît pas très convenable aux lycéens, parce que ce n’est point un vêtement civil, et qu’en la leur imposant on entreprend sans raison sur leur indépendance. Je l’ai portée, et j’en garde un mauvais souvenir.

Il faut vous dire qu’il y avait de mon temps, dans le collège où j’ai appris fort peu de choses, un tailleur habile nommé Grégoire. M. Grégoire n’avait pas son pareil pour donner à une tunique ce qu’il faut qu’ait cette tunique : des épaules, de la poitrine et des hanches.

M. Grégoire vous enjuponnait les pans avec une vénusté singulière. Il taillait des pantalons à l’avenant : bouffants de la hanche et faisant un peu guêtre sur la bottine.

Et, quand on était habillé par M. Grégoire, pour peu qu’on sût porter le képi, en relevant la visière selon la mode d’alors, on avait une très jolie tournure.

M. Grégoire était un artiste. Lorsque, le lundi, pendant la récréation de midi, il apparaissait dans la cour portant sur le bras sa toilette verte qui enveloppait deux ou trois chefs-d’œuvre de tunique, les élèves à qui ces beaux ouvrages étaient destinés quittaient la partie de barres ou de cheval fondu et se rendaient avec M. Grégoire dans une des salles du rez-de-chaussée, pour essayer l’uniforme nouveau. Attentif et méditatif, M. Grégoire faisait sur le drap toute sorte de petits signes à la craie. Et, huit jours après, il rapportait, dans la même toilette verte, un costume irréprochable.

Par malheur, M. Grégoire faisait payer très cher ses tuniques. Il en avait le droit : il était sans rival. Le luxe est toujours coûteux : M. Grégoire était un tailleur de luxe. Je le vois encore, pâle, mélancolique, avec ses beaux cheveux blancs et ses yeux bleus, si fatigués sous des lunettes d’or ; il était d’une distinction parfaite et, n’eût été sa toilette verte, on l’eût pris pour un magistrat. M. Grégoire était le Dusautoy des potaches. Il devait faire de longs crédits, car sa clientèle était composée de gens riches, c’est-à-dire de gens qui n’en finissent pas de régler leurs notes. Il n’y a que les pauvres gens qui payent comptant. Ce n’est pas par vertu ; c’est parce qu’on ne leur fait pas crédit. M. Grégoire savait qu’on n’attendait de lui rien de petit ou de médiocre, et qu’il devait à ses clients et à lui-même de produire tardivement de très grosses notes.

M. Grégoire avait deux tarifs, selon la qualité des fournitures. Il distinguait, par exemple, dans ses factures, les palmes d’or fin brodées sur le collet même et les palmes faites d’avance, avec moins de délicatesse, sur un petit drap ovale qu’on cousait au collet. Il y avait donc le grand et le petit tarif. Mais le petit tarif était déjà ruineux. Les élèves habillés par M. Grégoire constituaient une aristocratie, une sorte de high-life à deux degrés, dans lequel on distinguait les collets brodés et les collets à appliques. L’état de mes parents ne me permettait pas d’espérer jamais entrer dans la clientèle de M. Grégoire.

Ma mère était très économe ; elle était aussi très charitable. Sa charité la fit agir d’une manière qui montre la bonté de son âme, — il n’y en eut jamais de plus belle au monde, — mais qui me causa d’assez vifs désagréments. Ayant appris, je ne sais comment, qu’un tailleur-concierge de la rue des Canettes, nommé Rabiou (c’était un petit homme roux et cagneux qui portait une tête d’apôtre sur un corps de gnome), languissait dans la misère et méritait un sort meilleur, elle songea tout de suite à lui être utile. Elle lui fit d’abord quelques dons. Mais Rabiou était chargé de famille, plein de fierté d’ailleurs, et je vous ai dit que ma mère n’était pas riche. Le peu qu’elle put lui donner ne le tira pas d’affaire. Elle s’ingénia ensuite à lui trouver de l’ouvrage, et elle commença par lui commander pour mon père autant de pantalons, de gilets, de redingotes et de pardessus qu’il était raisonnable d’en commander.

Mon père n’eut, pour sa part, rien à gagner à ces dispositions. Les habits du tailleur-concierge lui allaient mal. Comme il était d’une simplicité admirable, il ne s’en aperçut même pas.

Ma mère s’en aperçut pour lui ; mais elle se dit avec raison que mon père était un fort bel homme, qu’il parait ses habits quand ses habits ne le paraient pas, et qu’on n’est jamais trop mal vêtu lorsqu’on porte un vêtement suffisamment chaud et cousu avec de bon fil par un homme de bien, craignant Dieu et père de douze enfants.

Le malheur fut qu’après avoir fourni à mon père plus de vêtements qu’il n’était nécessaire, Rabiou se trouva aussi mal en point que devant. Sa femme était poitrinaire et ses douze enfants anémiques. Une loge de la rue des Canettes n’est pas ce qu’il faut pour rendre les enfants aussi beaux que les jeunes Anglais entraînés par le canotage et par tous les sports. Comme le petit tailleur-concierge n’avait pas d’argent pour acheter des médicaments, ma mère imagina de lui commander une tunique à mon usage. Elle lui eût aussi bien commandé une robe pour elle.

À l’idée d’une tunique, Rabiou hésita. Une sueur d’angoisse mouilla son front d’apôtre. Mais il était courageux et mystique. Il se mit à la besogne. Il pria, se donna une peine infinie, n’en dormit pas. Il était ému, grave, recueilli. Songez donc ! une tunique, un vêtement de précision ! Ajoutez à cela que j’étais long, maigre, sans corps, difficile à habiller. Enfin, le pauvre homme parvint à la confectionner, ma tunique, mais quelle tunique ! Pas d’épaules, la poitrine creuse, elle allait s’évasant, tout en ventre. Encore eût-on passé sur la forme. Mais elle était d’un bleu clair et cru, pénible à voir, et le collet portait appliquées, non des palmes, mais des lyres. Des lyres ! Rabiou n’avait pas prévu que je deviendrais un poète très distingué. Il ne savait pas que je cachais au fond de mon pupitre un cahier de vers intitulé : Premières fleurs. J’avais trouvé ce titre moi-même et j’en étais content. Le tailleur-concierge ne savait rien de cela, et c’est d’inspiration qu’il avait cousu deux lyres au collet de ma tunique. Pour comble de misère, ce collet, loin de s’appliquer à mon cou, tendait à s’en éloigner et bâillait de la façon la plus disgracieuse.

J’avais, comme la cigogne, un long cou, qui, sortant de ce col évasé, prenait un aspect piteux et lamentable. J’en conçus quelques soupçons à l’essayage, et j’en fis part au tailleur-concierge. Mais l’excellent homme qui, par l’effort de ses mains innocentes, avec l’aide du ciel, avait fait une tunique et n’avait pas espéré tant faire, n’y voulut point toucher, de peur de faire pis.

Et, après tout, il avait raison. Je demandai avec inquiétude à maman comment elle me trouvait. Je vous dis que c’était une sainte. Elle me répondit comme Mme Primrose :

« Un enfant est assez beau quand il est assez bon. »

Et elle me conseilla de porter ma tunique avec simplicité.

Je la revêtis pour la première fois un dimanche, comme il convenait, puisque c’était un vêtement neuf. Oh ! quand ce jour-là je parus dans la cour du collège pendant la récréation, quel accueil !

« Pain de sucre ! pain de sucre ! » s’écrièrent à la fois tous mes camarades.

Ce fut un moment difficile. Ils avaient tout vu d’un coup d’œil, le galbe disgracieux, le bleu trop clair, les lyres, le col béant à la nuque. Ils se mirent tous à me fourrer des cailloux dans le dos, par l’ouverture fatale du col de ma tunique. Ils en versaient des poignées et des poignées sans combler le gouffre.

Non, le petit tailleur-concierge de la rue des Canettes n’avait pas considéré ce que pouvait tenir de cailloux la poche dorsale qu’il m’avait établie.

Suffisamment caillouté, je donnai des coups de poing ; on m’en rendit, que je ne gardai pas. Après quoi on me laissa tranquille. Mais, le dimanche suivant, la bataille recommença. Et tant que je portai cette funeste tunique, je fus vexé de toutes sortes de façons et vécus perpétuellement avec du sable dans le cou.

C’était odieux. Pour achever ma disgrâce, notre surveillant, le jeune abbé Simler, loin de me soutenir dans cet orage, m’abandonna sans pitié. Jusque-là, distinguant la douceur de mon caractère et la gravité précoce de mes pensées, il m’avait admis, avec quelques bons élèves, à des conversations dont je goûtais le charme et sentais le prix. J’étais de ceux à qui l’abbé Simler, pendant les récréations plus longues du dimanche, vantait les grandeurs du sacerdoce et même exposait les cas difficiles où l’officiant pouvait se trouver dans la célébration des mystères.

L’abbé Simler traitait ces sujets avec une gravité qui me remplissait de joie. Un dimanche, tout en se promenant à pas lents dans la cour, il commença l’histoire du prêtre qui trouva une araignée dans le calice après la consécration.

« Quels ne furent pas son trouble et sa douleur, dit l’abbé Simler, mais il sut se montrer à la hauteur d’une circonstance si terrible. Il prit délicatement la bestiole entre deux doigts, et… »

À ce mot, la cloche sonna les vêpres. Et l’abbé Simler, observateur de la règle qu’il était chargé d’appliquer, se tut et fit former les rangs. J’étais bien curieux de savoir ce que le prêtre avait fait de l’araignée sacrilège. Mais ma tunique m’empêcha de l’apprendre jamais.

Le dimanche suivant, en me voyant affublé d’un habit si grotesque, l’abbé Simler sourit discrètement et me tint à distance. C’était un excellent homme, mais ce n’était qu’un homme ; il ne se souciait pas de prendre sa part du ridicule que je portais avec moi et de compromettre sa soutane avec ma tunique. Il ne lui semblait pas décent que je fusse en sa compagnie, tandis qu’on me fourrait des cailloux dans le cou, ce qui était, je l’ai dit, le soin incessant de mes camarades. Il avait en quelque sorte raison. Et puis il craignait mon voisinage à cause des balles qu’on me jetait de toutes parts. Et cette crainte était raisonnable. Peut-être enfin ma tunique choquait-elle en lui un sentiment esthétique développé par les cérémonies du culte et dans les pompes de l’Église. Ce qui est certain, c’est qu’il m’écarta de ces entretiens dominicaux qui m’étaient chers.

Il s’y prit habilement et par d’heureux détours, sans me dire un seul mot désobligeant, car c’était une personne très polie.

Il avait soin, quand j’approchais, de se tourner du côté opposé et de parler bas de façon que je n’entendisse point ce qu’il disait. Et quand je lui demandais avec timidité quelques éclaircissements, il feignait de ne point m’entendre, et peut-être en effet ne m’entendait-il point. Il ne me fallut pas beaucoup de temps pour comprendre que j’étais importun et je ne me mêlai plus aux familiers de l’abbé Simler.

Cette disgrâce me causa quelque chagrin. Les plaisanteries de mes camarades m’agacèrent à la longue. J’appris à rendre, avec usure, les coups que je recevais. C’est un art utile. J’avoue à ma honte que je ne l’ai pas du tout exercé dans la suite de ma vie. Mais quelques camarades que j’avais bien rossés m’en témoignèrent une vive sympathie.

Ainsi, par la faute d’un tailleur inhabile, j’ignorerai toujours l’histoire du prêtre et de l’araignée. Cependant je fus en butte à des vexations sans nombre et je me fis des amis, tant il est vrai que, dans les choses humaines, le bien est toujours mêlé au mal. Mais, en ce cas, le mal pour moi l’emportait sur le bien. Et cette tunique était inusable. En vain j’essayai de la mettre hors d’usage. Ma mère avait raison. Rabiou était un honnête homme qui craignait Dieu et fournissait de bon drap.



VII

MONSIEUR DEBAS

I

Il était peut-être nécessaire au progrès de la vie moderne qu’une gare s’élevât sur les ruines regrettées de la Cour des Comptes, qu’on arrachât tous les arbres de nos quais, qu’on fît passer un chemin de fer souterrain et un tramway à vapeur sur cette rive longtemps paisible.

Je m’attends à voir bientôt, au bord du fleuve de gloire, sur les vieux quais augustes, des hôtels construits et décorés dans cet effroyable style américain qu’adoptent maintenant les Français, après avoir, durant une longue suite de siècles, déployé dans l’art de bâtir toutes les ressources de la grâce et de la raison. On m’assure que la prospérité de la ville y est intéressée et qu’il est temps que des bars et des cafés remplacent les boutiques des librairies et les étalages des bouquinistes.

Je n’en murmure point, sachant que le changement est la condition essentielle de la vie et que les villes, comme les hommes, ne durent qu’en se transformant sans cesse. Ne nous lamentons point devant la nécessité. Mais disons du moins combien était aimable ce paysage lapidaire dont nous ne reverrons plus les lignes anciennes.

Si j’ai jamais goûté l’éclatante douceur d’être né dans la ville des pensées généreuses, c’est en me promenant sur ces quais où, du palais Bourbon à Notre-Dame, on entend les pierres conter une des plus belles aventures humaines, l’histoire de la France ancienne et de la France moderne. On y voit le Louvre ciselé comme un joyau, le Pont-Neuf qui porta sur son robuste dos, autrefois terriblement bossu, trois siècles et plus de Parisiens musant aux bateleurs en revenant de leur travail, criant : « Vive le roi ! » au passage des carrosses dorés, poussant des canons en acclamant la liberté aux jours révolutionnaires, ou s’engageant, en volontaires, à servir, sans souliers, sous le drapeau tricolore, la patrie en danger. Toute l’âme de la France a passé sur ces arches vénérables où des mascarons, les uns souriants, les autres grimaçants, semblent exprimer les misères et les gloires, les terreurs et les espérances, les haines et les amours dont ils ont été témoins durant des siècles. On y voit la place Dauphine avec ses maisons de brique telles qu’elles étaient quand Manon Phlipon y avait sa chambrette de jeune fille. On y voit le vieux Palais de Justice, la flèche rétablie de la Sainte-Chapelle, l’Hôtel de Ville et les tours de Notre-Dame. C’est là qu’on sent mieux qu’ailleurs les travaux des générations, le progrès des âges, la continuité d’un peuple, la sainteté du travail accompli par les aïeux à qui nous devons la liberté et les studieux loisirs. C’est là que je sens pour mon pays le plus tendre et le plus ingénieux amour. C’est là qu’il m’apparaît clairement que la mission de Paris est d’enseigner le monde. De ces pavés de Paris, qui se sont tant de fois soulevés pour la justice et la liberté, ont jailli les vérités qui consolent et délivrent. Et je retrouve ici, parmi ces pierres éloquentes, le sentiment que Paris ne manquera jamais à sa vocation.

Convenons que, sans doute, puisque la Seine est le vrai fleuve de gloire, les boîtes de livres étalées sur les quais lui faisaient une digne couronne.

Je viens de relire l’excellent livre que M. Octave Uzanne a consacré aux antiquités et illustrations des bouquinistes. On y voit que l’usage d’étaler des livres sur les parapets remonte pour le moins au XVIIe siècle, et qu’à l’époque de la Fronde les rebords du Pont-Neuf étaient meublés de romans. MM. les libraires jurés, ayant boutique et enseigne peinte, ne purent souffrir ces humbles concurrents, qui furent chassés par édit, en même temps que le Mazarin, ce qui montre que les petits ont leurs tribulations comme les grands.

Du moins les bouquinistes furent-ils regrettés des doctes hommes, et l’on conserve le mémoire qu’un bibliophile rédigea en leur faveur, l’an 1697, c’est-à-dire plus de quarante ans après leur expulsion.

« Autrefois, dit ce savant, une bonne partye des boutiques du Pont-Neuf estoient occupées par les librairies qui y portoient de très bons livres qu’ils donnoient à bon marché. Ce qui estoit d’un grand secours aux gens de lettres, lesquels sont ordinairement fort peu pécunieux.

« Aux estallages, on trouve des petits traitez singuliers, qu’on ne connoit pas bien souvent, d’autres qu’on connoit à la vérité, mais qu’on ne s’avisera pas d’aller demander chez les libraires, et qu’on n’achète que parce qu’ils sont à bon marché ; et enfin de vieilles éditions d’anciens auteurs qu’on trouve à bon marché et qui sont achetez par les pauvres qui n’ont pas moyen d’acheter les nouvelles. »

Cette requête est d’Étienne Baluze, qui fut bon homme et vécut dans les livres sans y trouver le digne repos qu’il y cherchait. Voici comment il conclut :

« Ainsi il semble qu’on devroit tolérer, comme on a fait jusques à présent, les estallages tant en faveur de ces pauvres gens qui sont dans une extrême misère, qu’en considération des gens de lettres, pour lesquels on a toujours eu beaucoup d’esgart en France, et qui, au moyen des défenses qu’on a faites, n’ont plus les occasions de trouver de bons livres à bon marché. »

Les bouquinistes au XVIIIe siècle reconquirent le parapet pour la joie des curieux. M. Uzanne nous apprend qu’ils furent inquiétés de nouveau en 1721. À cette date, une ordonnance du roi défendit les étalages des livres à peine de confiscation, d’amende et de prison. On rédigea des requêtes rimées en faveur des malheureux bouquinistes. C’est l’un d’eux qui est censé parler sur le Parnasse, comme dit Nicolas :


Ces pauvres gens, chaque matin,
Sur l’espoir d’un petit butin,
Avecque toute leur famille :
Garçons, apprentis, femme et fille,
Chargeant leur col et plein leurs bras,
D’un scientifique fatras
Venaient dresser un étalage
Qui rendait plus beau le passage,
Au grand bien de tout reposant,
Et honneur dudit exposant,
Qui, tous les jours dessus ses hanches,
Excepté fêtes et dimanches,
Temps de vacances à tout trafic,
Faisoit débiter au public
Denrée à produire doctrine
Dans la substance cérébrine.


Ce n’est pas là sans doute l’Élégie pleurant en longs habits de deuil, et je ne dis pas que ces plaintes soient éloquentes. Mais elles sont raisonnables. Elles furent entendues. Les bouquinistes ne tardèrent pas à reprendre possession des quais.

Nourri sur le quai Voltaire, je les ai connus dans mon enfance, heureux et tranquilles. M. de Fontaine de Resbecque les célébrait alors dans un petit livre dont j’ai oublié le titre, ce qui est pour moi un grand sujet de confusion. Le baron Haussmann, qui aimait excessivement la régularité des lignes, pensa les chasser pour rendre les pierres des quais plus nettes. Mais on lui fit entendre raison. Et les étalagistes n’eurent plus d’ennemis que le « chien du commissaire » qui venait parfois, inattendu, mesurer la longueur des étalages, et s’assurer qu’elle n’excédait pas celle du terrain concédé. On assure qu’ils étaient enclins à usurper. Je les ai pourtant tenus pour fort honnêtes gens. Il me fut donné de connaître assez particulièrement l’un d’eux, M. Debas, qui ne fut point des plus prospères, et dont je ne puis me rappeler le souvenir sans attendrissement.

II

Durant plus d’un demi-siècle, il posa ses boîtes sur le parapet du quai Malaquais, vis-à-vis de l’hôtel de Chimay. Au déclin de son humble vie, travaillé du vent, de la pluie et du soleil, il ressemblait à ces statues de pierre que le temps ronge sous les porches des églises. Il se tenait debout encore, mais il se faisait chaque jour plus menu et plus semblable à cette poussière en laquelle toutes formes terrestres se perdent. Il survivait à tout ce qui l’avait approché et connu. Son étalage, comme un verger désert, retournait à la nature. Les feuilles des arbres s’y mêlaient aux feuilles de papier, et les oiseaux du ciel y laissaient tomber ce qui fit perdre la vue au vieillard Tobie, endormi dans son jardin.

L’on craignait que le vent d’automne, qui fait tourbillonner sur le quai les semences des platanes avec les grains d’avoine échappés aux musettes des chevaux, un jour, n’emportât dans la Seine les bouquins et le bouquiniste. Pourtant il ne mourut point dans l’air vif et riant du quai où il avait vécu. On le trouva mort, un matin, dans la soupente où chaque nuit il allait dormir.

Je le connus dans mon enfance, et je puis affirmer que le trafic était le moindre de ses soucis. Il ne faut pas croire que M. Debas fût alors l’être inerte et morne qu’il devint quand le temps le métamorphosa en bouquiniste de pierre. Il montrait, au contraire, dans son âge mûr, une agilité merveilleuse d’esprit et de corps et il abondait en travaux.

Il avait épousé une personne très douce et si simple d’esprit que les enfants, dans la rue, la poursuivaient de leurs moqueries, sans parvenir à troubler cette âme innocente. Laissant sa bonne femme garder ses boîtes de l’air et du cœur dont une fille de la campagne paît ses oies, M. Debas accomplissait des tâches nombreuses et très diverses qu’un même homme n’entreprend point d’ordinaire. Et toutes ses œuvres étaient inspirées par l’amour du prochain. Cette charité faisait l’unité de sa vie dispersée. Comme il avait une belle voix de ténor, il chantait le dimanche les Vêpres dans la chapelle des Petites Sœurs des pauvres ; scribe et calligraphe, il écrivait des lettres pour les servantes et faisait des écriteaux pour les marchands ambulants. Habile à manier la scie et la varlope, il fabriqua des vitrines pour la mercière en plein vent, Mme Petit, que son mari avait abandonnée, et qui avait quatre enfants à nourrir. Avec du papier, de la ficelle et de l’osier, il faisait pour les petits garçons des cerfs-volants qu’il lançait lui-même dans l’air agité de septembre.

Chaque année, au retour de l’hiver, il montait les poêles dans les mansardes avec autant d’adresse que le meilleur compagnon fumiste. Il connaissait assez de médecine pour donner les premiers secours aux blessés, aux épileptiques et aux noyés. S’il voyait un ivrogne chanceler et choir, il le relevait et le réprimandait. Il se jetait à la tête des chevaux emportés et se mettait à la poursuite des chiens enragés. Sa providence s’étendait sur les riches et les heureux. Il mettait leur vin en bouteille, sans recevoir de récompense. Et lorsqu’une dame du quai Malaquais s’affligeait à cause de son perroquet ou de son serin envolé, il courait sur les toits, grimpait sur les cheminées et rattrapait l’oiseau, au regard de la foule attentive. Le catalogue de ses travaux ressemblerait au poème gnomique d’Hésiode. M. Debas pratiquait tous les arts pour l’amour des hommes.

Mais sa plus grande occupation était de veiller sur la chose publique. À cet égard, il vécut ainsi qu’un homme de Plutarque. D’âme généreuse, passant ses journées en plein air, déjeunant et soupant sur un banc, il s’était fait des mœurs dignes d’un Athénien. La grandeur et la félicité de sa patrie faisaient le souci de toutes ses heures. L’empereur, en vingt ans de règne, ne put le contenter une fois. M. Debas déclamait contre le tyran avec une éloquence naturelle ornée de lambeaux de rhétorique, car il avait des lettres et lisait parfois ses livres qu’il ne vendait jamais. Bien qu’il eût le goût noble, il donnait souvent à ses indignations un tour familier. N’étant séparé que par la rivière du palais sur lequel le drapeau tricolore annonçait la présence du souverain, il se trouvait, par le voisinage, sur un pied d’intimité avec celui qu’il appelait le locataire des Tuileries.

Badinguet passait quelquefois à pied devant l’étalage de M. Debas. M. Octave Uzanne nous a gardé le souvenir d’une promenade que Napoléon III, au début de son principat, fit, en compagnie d’un aide de camp, sur le quai Voltaire. C’était un jour gris et froid d’hiver. Le bouquiniste dont l’étalage s’étendait entre une des statues du quai des Saints-Pères et les boîtes de M. Debas était alors un vieux philosophe assez semblable par le caractère aux cyniques du déclin de la Grèce. Il avait en commun avec son voisin le mépris du gain et une sagesse supérieure. Mais la sienne était inerte et taciturne. Quand l’empereur passa devant lui, ce bonhomme brûlait un volume dans une marmite pour chauffer ses vieilles mains. Tel ce beau terme de marbre qu’on voit sous un marronnier des Tuileries, figure d’un vieillard tendant la main sur la flamme d’un réchaud qu’il presse contre sa poitrine. Curieux de connaître les livres dont le libraire se chauffait, Napoléon ordonna à son aide de camp de s’en informer.

Celui-ci obéit et revint dire à César :

« Ce sont les Victoires et conquêtes. »

Ce jour là, Napoléon et M. Debas furent bien près l’un de l’autre. Mais ils ne se parlèrent pas. Si je n’aimais la vérité d’un amour filial et candide, j’imaginerais quelque aventure de l’empereur, de son aide de camp et des deux bouquinistes digne, sans doute, d’être comparée aux merveilleuses histoires du kalife Aroun-al-Raschid et de son grand-vizir Giafar, errant la nuit dans les rues de Bagdad. Pour m’en tenir à l’exactitude d’une notice fidèle, je dirai que, du moins, des personnes d’une condition privée, mais d’un mérite reconnu, causaient volontiers avec M. Debas. J’en attesterais Amédée Hennequin, Louis de Ronchaud, Édouard Fournier, Xavier Marmier, mais ils ne sont plus de ce monde. Les plus familiers de M. Debas étaient deux prêtres, hommes excellents, l’un et l’autre, pour la doctrine et les mœurs, mais très dissemblables d’humeur et de caractère. L’un, M. Trévoux, chanoine de Notre-Dame, était petit et gros ; il portait sur ses joues ce vermillon pétri pour les chanoines par ces petits Génies que vit Nicolas Despréaux dans un songe poétique. Il mettait son étude et ses soins à découvrir de petits saints bretons et son âme était pleine d’une joie onctueuse. L’autre, M. l’abbé Le Blastier, aumônier d’un couvent de femmes, était de haute taille et de grande mine. Austère, grave, éloquent, il consolait par des promenades solitaires son gallicanisme attristé. Tous deux, passant sur le quai, leur douillette bourrée de bouquins, ils daignaient échanger des propos avec M. Debas.

C’est M. Le Blastier qui consacra d’un mot la noblesse morale du bouquiniste :

« Monsieur, vous n’avez de bas que le nom. »

Quand M. Le Blastier ou M. Trévoux lui demandait si les affaires allaient bien, M. Debas répondait :

« Elles vont doucement. C’est la sécurité qui manque. La faute en est au régime. »

Et il montrait d’un grand geste de son bras le palais des Tuileries.

Voilà dix ans déjà que M. Debas s’en est allé sans bruit, dans le corbillard des pauvres, un jour d’hiver. Et nous sommes peut-être deux ou trois encore à garder le souvenir de ce petit homme en longue blouse d’un bleu effacé, qui nous vendait des classiques grecs et latins et nous disait en soupirant : « Il n’y a plus d’hommes d’État ; c’est le malheur de la France. »

Peut-être que, chassés des quais, les bouquinistes n’y reviendront plus et que leurs étalages seront la rançon du progrès. Comme au temps d’Étienne Baluze, ils seront regrettés par les humbles curieux et les savants ingénus. Pour moi, je me rappellerai avec joie les longues heures que j’ai passées devant leurs boîtes, sous le ciel fin, égayé de mille teintes légères, enrichi de pourpre et d’or, ou seulement gris, mais d’un gris si doux qu’on en est ému jusqu’au fond du cœur.

III

Tout compte fait, je ne sais pas de plaisir plus paisible que celui de bouquiner sur les quais. On remue avec la poussière de la boîte à deux sous, mille ombres terribles ou charmantes. On fait dans ces humbles étalages des évocations magiques. On conserve avec les morts qu’on y rencontre en foule. Les Champs-Élysées tant vantés des anciens n’offraient rien aux sages après leur mort que le Parisien ne trouve en cette vie sur les quais, du Pont-Royal au Pont Notre-Dame. À mon gré, les myrtes de Virgile ne sont pas plus aimables que les petits platanes qui ombragent le repos des fiacres le long de la Monnaie, et qu’on va arracher.

Ils sont petits et grêles. Mais ils ont de la grâce. Sans eux, le bel hôtel de la Monnaie, de ce style Louis XVI, si sage, si raisonnable, si judicieux, plaira moins. La pierre la mieux sculptée semble dure quand aucun feuillage ne s’agite auprès d’elle. Puis il faut des arbres devant les palais pour rappeler l’homme à la nature.

Quelques bouquineurs vieillis et chagrins, que je rencontrais durant mes lentes promenades, me confiaient leurs mécomptes : « On ne trouve plus rien, me disaient-ils, dans la boîte à deux sous. » Et ils louaient le temps passé, alors que M. de la Rochebilière découvrait chaque matin, entre le Pont-Neuf et le Pont-Royal, l’édition princeps de quelque chef-d’œuvre classique. Pour moi, je n’ai jamais trouvé sur les quais aucune édition originale de Molière ou de Racine, mais ce qui vaut mieux encore que le Tartufe avant les cartons ou l’Athalie in-4º, j’y ai trouvé des leçons de sagesse. Tout ce papier barbouillé m’a enseigné la vanité du succès qui passe et des célébrités éphémères. Je ne peux fouiller la boîte à deux sous sans me sentir aussitôt envahi par une paisible et douce tristesse, et sans me dire : À quoi bon ajouter à tout ce papier noirci quelques pages encore ? Il serait meilleur de ne point écrire.



VIII

LE GARDE DU CORPS

Élevé sur le quai Voltaire, dans la poussière des livres et des bibelots, au milieu des bouquineurs et des fureteurs de toute sorte, j’ai connu tout enfant des amateurs de faïence, d’armes, d’estampes, de médailles. J’en ai connu qui ne cherchaient que des ouvrages en fer et j’en ai connu qui ne cherchaient que des ouvrages en bois ; j’ai connu des bibliophiles et des bibliomanes ; et je n’ai point vu qu’ils méritassent les railleries du vulgaire. Je puis vous assurer que tous ces gens singuliers ont le goût délicat, l’esprit orné, les mœurs douces ; et mon amitié pour les bonnes gens qui mettent toutes sortes de choses dans leurs armoires date des premiers jours de ma vie.

Du temps que j’étais le plus maigre, le plus timide, le plus gauche et le plus rêveur des rhétoriciens, je passais avec délices mes jours de congé chez Leclerc jeune, qui vendait alors des armures anciennes dans une petite boutique basse du quai Voltaire. Leclerc jeune était vieux. C’était un petit homme hérissé, boiteux comme Vulcain, qui, ceint d’un tablier de serge, limait du matin au soir des armes serrées dans un étau, sur le bord de son établi.

Il polissait sans cesse d’antiques épées qui, désormais innocentes, devaient, au sortir de ses mains, achever paisiblement leur destinée dans quelque panoplie de château. Sa boutique était pleine de hallebardes, de morions, de salades, de gorgerins, de cuirasses, de grèves et d’éperons, et il me souvient d’y avoir vu une targe du XVe siècle, toute peinte de devises galantes et telle que ceux qui ne l’ont point vue ont manqué de respirer une merveilleuse fleur de chevalerie. Il y avait là des lames de Tolède et des armures sarrasines d’une grâce infinie ; ces casques ovales d’où tombait un réseau de mailles d’acier fin comme la mousseline, ces boucliers damasquinés d’or m’ont donné dans mon jeune âge une vive admiration pour les émirs exquis et terribles qui combattaient contre les barons chrétiens à Ascalon et à Gaza ; et si maintenant encore je prends tant de plaisir à lire la tragédie de Zaïre, c’est sans doute parce que mon imagination se plaît à parer de ces belles armes l’aimable et malheureux Orosmane. À vrai dire, les casques et les boucliers de Leclerc jeune ne dataient pas des croisades ; mais j’étais enclin à voir dans la boutique de mon vieil ami la cotte de Villehardouin et le cimeterre de Saladin.

C’était l’effet de mon enthousiasme rêveur, et je dois déclarer que l’armurier n’y aidait point. Il limait beaucoup et ne parlait guère. Jamais je ne l’entendis vanter ses armes, hors deux ou trois épées de bourreau qu’il tenait pour de bonnes pièces. Leclerc jeune était un honnête homme, ancien garde royal, très estimé de ses clients.

Il n’en avait pas de plus familier ni de plus assidu que M. de Gerboise, vieux royaliste, à qui il souvenait d’avoir fait la chouannerie en 1832, avec Mme la duchesse de Berri, et qui amusait sa vieillesse à meubler d’épées historiques sa salle d’armes du château de Mauffeuges, aux Rosiers. Ce grand vieillard, qui avait été garde du corps de Charles X, abondait en récits de cour et en généalogies qu’il débitait d’une voix de tonnerre, dans un langage qui me semblait ancien et qui était provincial. M. de Gerboise était bon gentilhomme, avec un air paysan et un parler rustique. La face rougeaude sous une abondante crinière blanche, grand, gros, fier encore de ses mollets, qui avaient été les plus beaux du royaume, vers 1827, jurant Dieu et tous les saints de l’Anjou, violent et finaud, pieux, bretteur et paillard, il m’amusait infiniment par la verdeur de ses propos et par l’abondance de ses anecdotes.

Il traitait avec quelque considération Leclerc jeune, qui avait été garde royal et qui, dans sa simplicité laborieuse, tenait plus de l’artisan que du brocanteur. Et, parvenu à l’âge où l’on a perdu tous les compagnons des jeunes années, le vieux chouan de 1832 se plaisait à rappeler devant l’ancien soldat de la Restauration les souvenirs de leur commune jeunesse.

Tandis qu’il parlait, je me faisais tout petit dans mon coin pour qu’on ne m’aperçût pas, et j’écoutais.

Que de fois je l’entendis conter les souvenirs de la Révolution de 1830 et le voyage royal de Cherbourg ! C’est un récit qu’il terminait toujours en s’écriant :

« Le maréchal Maison, quel gueux ! »

Leclerc ne manquait pas d’ajouter :

« Pendant trois jours, monsieur le marquis, nous n’eûmes à manger que les pommes de terre que nous prenions dans les champs. Et je reçus d’un paysan un coup de fourche dont je suis demeuré boiteux. »

C’est tout ce qu’il avait gagné au service du roi, et pourtant il était resté royaliste, et il gardait précieusement dans le tiroir de sa commode un morceau du drapeau blanc que le régiment s’était partagé dans la cour du château de Rambouillet.

Un jour, il m’en souvient, M. de Gerboise demanda de sa voix rude et chaude :

« Leclerc, où donc étiez-vous en garnison dans l’été de 1828 ? »

L’armurier, levant la tête de dessus son établi :

« À Courbevoie, monsieur le marquis.

— Parfaitement. J’ai connu votre colonel, le petit de la Morse, dont les fils ont aujourd’hui des emplois à la cour de Badinguet. »

Et, d’un geste dédaigneux, il montra le château dont on voyait confusément, à travers les vitres, l’aile aux longs frontons régner sur l’autre rive du fleuve.

« Moi, mon bon Leclerc, ajouta-t-il, au mois de juillet 1828, j’étais de service, comme garde du corps, au château de Saint-Cloud, 2e compagnie, bandoulière verte… Ah ! bigre ! nous n’étions pas déguisés en mardi-gras comme les cent-gardes de M. Bonaparte. C’est bien une idée de parvenu que d’habiller les soldats du trône en oiseau de paradis. Nous portions, mon vieux Leclerc, le casque d’argent avec chenille noire et plumet blanc, l’habit bleu de roi à collet écarlate, épaulettes, aiguillettes et brandebourgs d’argent, le pantalon de casimir blanc. »

Puis, se frappant sur le mollet un coup sonore, il ajouta :

« Et bottes à l’écuyère… À vingt ans, garde de deuxième classe avec rang de lieutenant, un rendez-vous tous les soirs et un duel toutes les semaines… Je n’étais pas à plaindre. Ah ! Leclerc, c’était le bon temps !

— Oui, monsieur le marquis, répondait doucement l’armurier, en continuant d’astiquer une lame, oui, c’était le bon temps dans un sens ; mais j’étais tout de même malheureux par rapport aux camarades de chambrée qui avaient trouvé une grammaire dans mon fourniment. Parce qu’il faut vous dire que j’avais voulu apprendre le français au régiment, et j’avais acheté une grammaire sur ma paye. Mais les hommes se sont fichus de moi, et ils m’ont berné dans mes draps. Et pendant six mois on chantait dans le quartier :


As-tu vu la grand’mère,
As-tu vu la grand’mère
À Leclerc ?


— Ils n’avaient pas tant tort, reprit gravement M. de Gerboise. Dans votre condition, mon ami, vous n’aviez pas besoin d’apprendre la grammaire. C’est comme si moi, dans mon état j’avais voulu connaître l’hébreu. Mon lieutenant-commandant, le comte d’Andive, se serait fichu de moi, et il aurait eu bigrement raison. Je vous disais donc, Leclerc, que j’étais de service à Saint-Cloud, en habit bleu et pantalon blanc, parce que c’était l’été. Dans la tenue d’hiver, le pantalon était bleu de roi comme l’habit.

— C’est comme nous, dit l’armurier. Nous avions l’été des pantalons de coutil.

— Oui, dit le marquis, et ce n’était pas le plus beau de votre affaire. Mais vous étiez tout de même de brave gens, et ce que j’en dis, Leclerc, n’est pas pour vous affliger. Donc, pendant qu’on vous bernait gentiment dans vos couvertures au quartier de Courbevoie, je prenais mon service à Saint-Cloud. Une nuit, je fus mis de faction sous les fenêtres du roi, et ce que je vis cette nuit-là, je ne l’oublierai jamais.

« Tout était dans l’ordre ; le drapeau flottait sur le château. Le capitaine de la compagnie, qui avait rang de lieutenant-général, dormait dans son lit, les clés sous son traversin. Le cri des grillons déchirait le grand silence de la nuit, et la lune levée au-dessus des arbres argentait les allées du parc désert. Le mousquet au bras, je rêvais, contre le perron, à mes affaires et à mes plaisirs. Tout à coup, je vis la fenêtre de la chambre où couchait le roi s’ouvrir et Charles X paraître sur le balcon, en bonnet de nuit à rubans et en robe de chambre à ramages. La clarté blanche du ciel coulait sur ses grands traits aimables et nobles. La bouche entr’ouverte, à sa coutume, il avait un air triste que je ne lui connaissais pas. Il regarda tour à tour longuement la lune montée au zénith et quelque chose qu’il tenait dans le creux de la main gauche et qui me parut être un médaillon. Puis il se mit à baiser tendrement ce médaillon, le bras droit tendu vers l’astre qu’il semblait prendre à témoin. Des larmes coulaient sur ses joues. J’étais si troublé de ce que je voyais, que le canon de mon mousquet se mit à battre violemment contre ma bandoulière. Les regards et les baisers se prolongèrent durant quelques instants. Puis le roi rentra dans sa chambre et j’entendis qu’il fermait la fenêtre.

« Leclerc, n’auriez-vous pas été touché à ma place de voir ce vieux roi en bonnet de nuit baiser un portrait, des cheveux, une relique de femme (je n’ai pu distinguer ce qu’il y avait dans le médaillon) et attester la lune, par ses larmes, de la fidélité de ses tendresses et de ses douleurs ? Pauvre roi ! il n’y avait plus que la lune alors qui sût ses jeunes amours !

« J’ai l’idée, Leclerc, que cette nuit-là Charles X songeait à Mme de Polastron, qui l’avait aimé lorsqu’il était le brillant comte d’Artois, qui l’alla rejoindre à l’armée de Condé où il traînait les misères de l’exil, et qui, lui apportant sous la tente, au milieu des soldats, ses diamants, ses bijoux, son or ramassé à la hâte, lui sacrifia sa fortune et son honneur. Qu’en pensez-vous, Leclerc ? »

L’armurier hocha la tête ; il était visible qu’il n’en pensait rien.

M. de Gerboise reprit vivement :

« Oui, j’aime à penser, Leclerc, que cette nuit-là, à Saint-Cloud, trente-cinq ans après la mort de Mme de Polastron, Charles X pleurait sa meilleure amie. Et il avait bigrement raison.

« Leclerc, nous avons tort, tous les deux, de nous obstiner à vivre.

— Pourquoi donc, monsieur le marquis ? demanda l’armurier.

— Parce que, mon ami, ce n’est pas la peine de rester en ce monde quand on n’y fait plus l’amour. Et puis nous ne reverrons plus nos rois. »

J’avais dès lors quelques raisons de croire que Charles X fut l’esprit le plus léger et la tête la plus faible du monde. J’ai, depuis ce temps, beaucoup lu son histoire sans y rien découvrir à son honneur. Je recueille cette anecdote du vieux roi en bonnet de nuit entretenant la lune, comme l’endroit le plus sympathique de sa vie.



IX

MADAME PLANCHONNET

J’avais cela d’heureux, qu’au printemps j’entrais dans ma dix-septième année. Mon père m’avait envoyé passer les vacances de Pâques à Corbeil, chez ma tante Félicie, qui habitait une maisonnette au bord de la Seine et y vivait dans la dévotion et les médicaments. Elle m’embrassa avec un juste sentiment de ce qu’on doit à sa famille, me félicita d’avoir passé mon baccalauréat, me dit que je ressemblais à mon père, me recommanda de ne pas fumer la cigarette dans mon lit, et me donna ma liberté jusqu’au dîner.

J’entrai dans la chambre que la vieille servante Euphémie m’avait préparée, et je défis ma malle qui contenait, précieusement serré entre mes chemises, le manuscrit de mon premier ouvrage. C’était une nouvelle historique, Clémence Isaure, où j’avais mis tout ce que je concevais de l’amour et de l’art. J’en étais assez content. Après avoir fait un brin de toilette, j’allai me promener au hasard dans la ville. En suivant les boulevards plantés d’ormeaux, dont la paix un peu triste me charmait, je vis, sur la porte d’une maison basse, tapissée de glycine, un écriteau blanc où l’on lisait en lettres noires : l’Indépendant, journal quotidien, politique, commercial, agricole et littéraire. Cette inscription réveilla mes pensées de gloire. J’étais tourmenté depuis quelques mois du désir de faire imprimer ma Clémence Isaure. Ambitieux et modeste, il me semblait que cette maison paisible, cachée dans le feuillage, offrirait un asile convenable à ma première œuvre, et dès lors l’idée germa dans ma tête de porter mon manuscrit à l’Indépendant.

La vie que je menais à Corbeil était douce et monotone. Ma tante me contait, à dîner, sa brouille avec le docteur Germond, laquelle, survenue dix ans en çà, l’occupait encore ; elle gardait pour le café ses histoires de M. l’abbé Laclanche, homme excellent, mais fatigué par l’âge et l’embonpoint, qui dormait au confessionnal pendant que ma tante lui disait ses péchés. Après quoi, l’excellente femme m’envoyait coucher en me recommandant de ne pas fumer dans mon lit.

Un jour, étant seul au salon, je remuai par ennui les journaux qui se trouvaient sur le guéridon d’acajou. C’étaient des numéros de l’Indépendant, auquel ma tante était abonnée. De petit format, avec des caractères usés sur un papier trop mince, l’Indépendant avait un air de modestie qui m’encourageait.

J’en parcourus deux ou trois numéros ; le seul article littéraire que j’y trouvai, avait pour titre : Une petite sœur de Fabiola. Il était signé d’un nom de femme. Je reconnus avec plaisir qu’il était dans le genre de ma Clémence Isaure, mais plus faible. Et cette considération me détermina à porter mon manuscrit au rédacteur en chef du journal. Son nom était inscrit sous le titre : Planchonnet.

Je fis un rouleau de ma Clémence Isaure, et, sans instruire ma tante de la démarche que j’allais tenter, je me rendis, avec un peu de fièvre, à la maison tapissée de glycine. M. Planchonnet me reçut tout de suite dans son cabinet. Il écrivait, ayant mis bas son habit et son gilet. C’était un géant, et le plus velu que j’eusse encore rencontré. Il était tout noir, faisait à chaque mouvement un bruit de crins froissés et sentait le fauve. Il ne s’arrêta point d’écrire à ma venue et, suant, soufflant, la poitrine à l’air, il acheva son article ; puis, il posa sa plume et me fit signe de parler.

Je lui balbutiai mon nom, le nom de ma tante, l’objet de ma visite, et je lui tendis en tremblant mon manuscrit.

« Je le lirai, me dit-il. Revenez samedi… » Je sortis dans un trouble affreux et souhaitant que la fin du monde et la conflagration universelle survinssent avant ce samedi, tant une nouvelle rencontre avec le rédacteur en chef m’effrayait. Mais le monde ne finit pas, le samedi vint et je revis M. Planchonnet.

« À propos, me dit-il, j’ai lu votre petite chose ; c’est très gentil. Je la mettrai dans le canard. Qu’est-ce que vous faites demain soir ? Venez donc manger la soupe à la maison. Je demeure place Saint-Guenault, vis-à-vis de la Tour carrée. Ce sera en famille. Et sans cérémonie. »

J’acceptai avec beaucoup de reconnaissance.

Le lendemain, à six heures, je trouvai M. Planchonnet dans son salon, avec deux ou trois enfants sur les genoux et d’autres sur les épaules. Il en avait jusque dans ses poches. Ils l’appelaient papa et le tiraient par la barbe. Il portait une redingote neuve, du linge blanc, et sentait la lavande.

Une femme entra, blanche et frêle, un peu fanée, mais agréable avec ses cheveux d’or pâle et ses yeux de pervenche, gracieuse malgré sa taille défaite.

« C’est Mme Planchonnet », me dit-il.

Les enfants (je reconnus qu’il n’y en avait que six) étaient gros et rudes, chargés en couleur, beaux d’une certaine façon. Leurs jambes et leurs bras nus formaient autour de leur père colossal un emmêlement de chairs fraîches, et leurs yeux farouches me regardaient tous à la fois.

Mme Planchonnet s’excusa de leur impolitesse.

« Nous ne restons pas longtemps dans le même endroit ; ils n’ont le temps de connaître personne ; ce sont de petits sauvages ; ils ignorent tout. Et comment voulez-vous qu’ils apprennent quelque chose en changeant de pension tous les six mois ? Henri, l’aîné, a onze ans passés. Il ne sait pas encore un mot de catéchisme. Je ne sais vraiment pas comment nous lui ferons faire sa première communion… Votre bras, Monsieur. »

Le dîner était abondant. Une jeune paysanne, attentivement surveillée par Mme Planchonnet, apportait des plats et des plats encore : tourtes, rôtis, pâtés, fricassées et d’énormes volailles que notre hôte, sa serviette sous le menton, la fourchette à trois dents d’une main, et de l’autre le couteau à manche en pied de biche, faisait placer devant lui, en montrant toutes ses dents et en roulant des yeux terribles au milieu des poils de son visage. Les coudes arrondis, il découpait avec facilité les chairs blanches ou noires, servait lui-même largement ses petits, sa femme et son convive, et disait, avec un rire affreux, des choses innocentes.

Mais c’était en versant à boire qu’il montrait toute sa magnificence d’ogre bon enfant. De ses énormes bras, il tirait par le goulot, sans se baisser, quelqu’une des bouteilles amassées à ses pieds et versait des rouges bords à sa femme qui refusait en vain, aux enfants déjà endormis, une joue dans leur assiette, et à moi, malheureux, qui avalais sans goûter, les vins rouges, roses, blancs, ambrés ou dorés, dont il proclamait, d’une voix joyeuse, l’âge et le cru, sur la foi de l’épicier qui les lui avait vendus. Nous vidâmes ainsi un nombre que j’ignore de bouteilles diversement cachetées. Après quoi, j’exprimais à mon hôtesse des sentiments nobles et tendres. Tout ce que j’avais dans l’âme d’héroïque et d’amoureux se pressait à mes lèvres. Je poussais la conversation au sublime. Mais j’éprouvais une réelle difficulté à l’y maintenir, car, si M. Planchonnet approuvait de la tête mes spéculations les plus transcendantes, il n’y donnait aucune suite et me parlait incontinent du choix et de la préparation des champignons comestibles ou de quelque autre sujet culinaire. Il avait dans la tête un parfait cuisinier et une bonne géographie gastronomique de la France. Parfois aussi, il rapportait des traits d’esprits de ses enfants.

Je m’entendais mieux avec Mme Planchonnet qui déclara à plusieurs reprises qu’elle avait le goût de l’idéal. Elle me confia qu’elle avait lu autrefois une poésie qui l’avait transportée, mais dont elle ne se rappelait plus l’auteur, parce qu’elle se trouvait dans un livre qui renfermait des morceaux de différents poètes.

Je récitais tout ce que je savais d’élégies. Mais les vers se perdirent pour la plupart dans les cris des enfants qui s’entregriffaient horriblement sous la table.

Au dessert, je connus que j’aimais Mme Planchonnet. Et cet amour était si généreux que, loin de l’étouffer dans mon cœur, je le répandais en longs regards et en paroles abondantes. Je m’expliquai sur la vie et la mort et j’ouvris mon âme tout entière à Mme Planchonnet qui, laissant couler ses paupières sur ses beaux yeux bleus, et penchant son visage amaigri que plissait la fatigue, me disait d’une voix molle : « N’est-ce pas, Monsieur ? » et tâchait de sourire.

J’avais encore beaucoup à lui dire quand elle nous quitta pour aller coucher les petits qui, les jambes en l’air, dormaient profondément sur leurs chaises. Ce départ me laissa pensif en face de Planchonnet, qui versait des liqueurs. Je lui trouvai l’air d’une brute. Sa tranquillité pesante m’irritait. Mais j’étais inspiré par les sentiments les plus nobles. Je souhaitai intérieurement qu’il eût une belle âme et que j’en eusse une plus belle encore, afin que Mme Planchonnet fût aimée de deux hommes dignes d’elle.

C’est pourquoi je résolus de sonder le cœur de Planchonnet.

« Monsieur, lui dis-je, vous exercez une belle profession.

— Ah ! me répondit-il, en allumant sa pipe, vous trouvez ça beau de rédiger des canards dans les départements. Et des canards cléricaux. Je travaille pour la calotte. Mais on ne choisit pas son parti, n’est-il pas vrai ? »

Et il se mit à fumer tranquillement sa pipe en écume de mer, sur laquelle une femme nue était sculptée voluptueusement.

Je lui demandai :

« Monsieur Planchonnet, connaissez-vous ma tante ? »

Il me répondit :

« Je ne connais personne à Corbeil. Il y a six mois, j’étais à Gap… Un peu d’anisette, n’est-ce pas ? »

Un immense besoin de tendresse s’était développé en moi. Il me venait de l’amitié pour Planchonnet. Je lui témoignai de la familiarité, de l’intérêt et surtout de la confiance. Je lui contai ma vie ; je lui fis part de mes espérances et de mes rêves.

Il cessa de fumer. Je parlai encore. Enfin, m’étant aperçu qu’il sommeillait, je me levai, lui souhaitai le bonsoir et lui exprimai le désir de présenter mes hommages à Mme Planchonnet. Il me fit entendre que je ne pourrais le faire, parce qu’elle était couchée. J’en fus aux regrets et cherchai mon chapeau, que j’eus grand-peine à trouver. Planchonnet me reconduisit avec une lampe jusqu’au palier et me donna, sur la manière de tenir la rampe et de descendre les marches, des conseils qu’on ne donne pas d’ordinaire. Mais l’escalier était apparemment un difficile escalier, car j’y trébuchai dès les premiers degrés. Tandis que je descendais, Planchonnet, penché sur la rampe, me demanda si je retrouverais bien la maison de ma tante. Cette question m’offensa. Je promis de la trouver sans peine ; en quoi je m’engageais beaucoup trop, car je passai une partie de la nuit à la chercher. Pendant cette recherche, je m’impatientais de la maladresse avec laquelle on met parfois les deux pieds dans les ruisseaux. Cependant, je roulais vainement dans ma tête l’action d’éclat par laquelle je pourrais exciter l’admiration de Mme Planchonnet. Je songeais à ses jolis yeux bleus, et j’étais vraiment désolé que sa taille ne fût pas aussi jolie que ses yeux.

Le lendemain, je me réveillai par un grand soleil, avec la langue sèche et la peau brûlante. Surtout je souffrais de ne pouvoir me rappeler ce que j’avais dit la veille à Mme Planchonnet, et j’avais tout lieu de croire que c’étaient des sottises.

Ma tante ne me cacha pas qu’elle considérait ma rentrée tardive comme un manque d’égards pour sa maison. Quand je lui révélai fièrement que j’avais fait recevoir ma Clémence Isaure à l’Indépendant, elle se fâcha tout rouge, et m’envoya sur-le-champ retirer le manuscrit, afin de prévenir le malheur d’une insertion dont la seule idée la terrifiait. J’allai donc, la tête basse, redemander mon œuvre à Planchonnet, qui me la rendit d’une âme égale, comme il l’avait prise.

« Qu’est-ce que vous faites ce soir ? me dit-il. Venez donc dîner à la maison. Nous mangerons les restes. »

Je refusai, en considération de ma tante. Quelques jours après, je fis une visite à Mme Planchonnet que je trouvai assise devant un bouquet de fleurs des champs, remettant un fond à la culotte de son fils aîné. Nous fûmes l’un envers l’autre d’une extrême réserve. Il pleuvait. Nous parlâmes de la pluie.

« C’est bien triste, lui dis-je.

— N’est-ce pas ? me dit-elle.

— Vous aimez les fleurs, Madame ?

— Je les adore. »

Et elle tourna vers moi ses jolis yeux fleuris sur un visage fané.

Je quittai Corbeil la semaine suivante. Et je ne vis jamais plus Mme Planchonnet.



X

LES DEUX COPAINS

C’était dans les dernières années du second Empire. Jean Meusnier et Jacques Dubroquet occupaient par moitié un atelier au fond d’une cour, près du cimetière Montparnasse. Tout le rez-de-chaussée appartenait à des marbriers, qui encombraient la cour de tombes blanches, de croix et d’urnes funéraires.

Une poussière de marbre et de plâtre étendait sur le sol son linceul sali. L’atelier était posé comme une grande cage vitrée sur les magasins des tailleurs de pierres funéraires ; à l’intérieur, un poêle de fonte, deux chevalets et des chaises de paille défoncées. La poudre des marbres, qui pénétrait par les fentes de la porte et des châssis, recouvrait seule la nudité livide des murs et du carrelage.

Jacques Dubroquet était peintre d’histoire, et Jean Meusnier paysagiste. Ce paysagiste ressemblait à un arbre ; il en avait la rude écorce, la forte sève, la paix et le silence. Ses cheveux drus se dressaient sur son front rugueux, comme les rejetons d’un saule étêté.

Il parlait peu, sachant peu de mots. Mais il peignait beaucoup. Matinal, égayé d’un verre de vin blanc, il s’en allait par la banlieue faire des études d’après lesquelles il exécutait ensuite, dans l’atelier, des tableaux d’un sentiment brutal et d’un faire obstiné.

Paysan de race, prudent, défiant, rusé, le visage aussi muet que la langue, se souciant peu de son copain, il n’y avait pour lui au monde qu’Euphémie, la crémière du boulevard Montparnasse, une grosse femme tendre de cinquante ans, chez laquelle il prenait ses repas, et qu’il aimait d’un amour satisfait et narquois.

Jacques Dubroquet, peintre d’histoire, plus âgé que lui de quelques années, était d’un tout autre caractère.

C’était un homme de pensée. Il voulait ressembler à Rubens et, pour y parvenir, il portait de longs cheveux, la barbe en pointe, un feutre à larges bords, un pourpoint de velours et un grand manteau. La poussière inévitable des tombes attristait cette magnificence. Jean Meusnier aussi en était couvert ; mais il en paraissait adouci et comme embelli. Elle déshonorait au contraire la beauté du peintre d’histoire, qui brossait sans cesse et vainement son velours, et souffrait.

D’un naturel aimable, riant et somptueux, il avait l’âme grande et, craignant que le nom de Jacques Dubroquet n’en donnât pas une suffisante idée, il changea ce nom en celui de Jacobus Dubroquens, qui était bien mieux dans son génie.

Dubroquens touchait, par son âge, aux derniers romantiques et aux républicains de sentiment. Il avait fait ses études de peinture dans l’atelier de Riesener, à la fin du règne de Louis-Philippe.

Grand liseur, il fréquentait assidûment ce cabinet de lecture de la bonne Mme Cardinal, où les étudiants en médecine repassaient leur anatomie en déjeunant d’un petit pain, une main ou une jambe humaine posée sur la table à côté d’eux. Il dévorait tous les livres, et puis il allait en disputer avec des camarades, dans la pépinière du Luxembourg, devant la statue de Velléda.

Et il était éloquent ! La Révolution de 1848 interrompit ses études de peinture. Il sentit son enthousiasme humanitaire grandir dans les clubs, il prit conscience de sa mission et conçut l’art nouveau.

Depuis lors, Jacobus Dubroquens eut beaucoup d’idées ; mais il lui fallait généralement, pour les exprimer, une toile de soixante pieds carrés. Soixante pieds carrés de peinture ou rien, voilà l’alternative dans laquelle il se trouvait d’ordinaire. Aussi ne sera-t-on pas trop surpris que Jacobus Dubroquens, à l’âge où je le connus, c’est-à-dire déjà grisonnant, n’eût pas fait encore un seul tableau.

Il avait trop d’idées. Et puis l’Empire le gênait. Il en attendait la chute. Il était célèbre dans la crémerie du boulevard Montparnasse, pour une copie d’une des sirènes de Rubens, qu’il avait faite au Louvre en 1847, et où il y avait des morceaux qui voulaient être bons, mais dont la couleur était froide et grise, en sorte que cette copie ne ressemblait pas à l’original. Quand on lui en faisait l’observation, Jacobus Dubroquens répondait en souriant :

« Mon Dieu ! c’est bien simple ! Rubens saute haut comme cela (et il mettait la main au niveau de son genou), et moi je saute haut comme cela », (et il élevait le bras au-dessus de sa tête).

À la Sirène près, il n’était l’auteur d’aucun tableau. Cette particularité, assez remarquable dans la vie d’un peintre, ne l’inquiétait nullement.

« Mes tableaux, disait-il en se frappant le front, ils sont là ! »

Il avait là, en effet, sous son feutre à la Rubens, deux ou trois conceptions peu communes d’apothéoses, dans lesquelles il mêlait toujours Anaxagore, le Bouddah, Zoroastre, Jésus-Christ, Giordano Bruno et Barbès.

Que de fois, tout jeune, en ce temps déjà lointain, je préférai à l’École et au cours de M. Demangeat l’atelier poudreux des deux amis et les théories esthétiques de Jacobus Dubroquens !

Sa belle voix chaude d’orateur de clubs dominait les grincements des scies des marbriers, les piaillements des moineaux et les cris des enfants qui se battaient dans la cour. Avec quelle éloquence il décrivait ses futurs tableaux, qui représenteraient la Marche de l’Humanité, le Génie des religions, le Progrès de la démocratie et la Paix universelle. Avec quelle conviction il annonçait que son œuvre était de faire la synthèse de la philosophie par la peinture !

Cependant Jean Meusnier, à son chevalet devant sa petite toile, poussait avec l’obstination lente d’un paysan le dessin d’un arbre farouche, et gardait un silence végétal.

Puis, tout à coup, levant les yeux vers le châssis vitré d’où tombait une lumière crue, il grognait :

« Ce sacré bahut… qui me gêne… comment l’appelez-vous ? »

Nous cherchions et nous ne trouvions pas. Enfin Jean Meusnier faisait un grand effort de mémoire et s’écriait :

« Eh bien ! le soleil, quoi ! Vous comprenez, il tape trop dur pour l’instant. »

Parfois, nous dînions tous trois à la crémerie, dans la petite salle ornée d’une grande toile de Jean Meusnier. C’était une composition féroce, qu’il avait peinte en riant intérieurement, et qui représentait des arbres odieux et ridicules. Ce puissant paysagiste ne sentait la beauté et la laideur que dans le monde végétal. Et le sauvage s’était amusé à faire des caricatures de chênes et d’ormeaux.

Quant au règne humain, il n’en connaissait qu’Euphémie, qui, décidément, lui semblait une personne bien agréable. Avant le dîner, il tournait autour d’elle dans la cuisine, à la clarté des fourneaux, tandis que Jacobus Dubroquens m’expliquait la triade gauloise devant la salière et le moutardier de la petite table.

Comme il eût exprimé la triade en peinture ! Il ne lui manquait qu’une toile de vingt mètres carrés, et la République.

En attendant, il composait des modes pour poupées, dessinait les trois temps de l’extraction des cors d’après la méthode Édouard et peignait des rosiers de Marie sur moelle de sureau.

C’était un bien honnête homme. Il ne laissait rien deviner du mystère douloureux de sa vie et, en toute rencontre, dissertait sur l’art et la philosophie, d’un esprit paisible et content.

Mais nous allons où le destin nous mène, et les plus fidèles d’entre nous abandonnent l’un après l’autre leurs vieux compagnons sur le chemin, sur le dur chemin de la vie. Au long de ma dernière année de droit, je perdis de vue les deux copains. Dans la suite, le nom de Jean Meusnier, devenu célèbre, me fut rappelé tous les jours par les journaux qui le citaient avec des louanges. Les tableaux du maître, je les voyais au Salon, aux Mirlitons, au Volney, chez Georges Petit, chez les amateurs de peinture et chez les femmes à la mode. Les vitrines des papetiers me montraient à l’envi son visage connu de vieux dieu rustique.

Mais du pauvre Jacobus Dubroquens, point de nouvelles ! Je m’imaginais qu’il n’était plus de ce monde et que la mort clémente l’avait doucement emporté hors de cette terre, qu’il n’avait jamais vue que dans un rêve et à travers un nuage.

Mais, un beau jour de l’automne 1896, comme je prenais à la station des Tuileries le bateau qui descend la rivière, je remarquai, sur le pont, un vieillard assis à l’avant, qui, drapé dans un vieux manteau rapiécé et portant sur l’oreille un feutre romantique, posait complaisamment sur un carton à dessin une main encore belle et gardait l’attitude du génie méditatif.

Je reconnus, sous ses soixante-dix ans, le bon Jacobus Drubroquens. On lui eût donné plus que son âge, à voir les rides de ses joues, mais ses deux yeux bleus gardaient une jeunesse invincible.

Il répondit à mon salut sans savoir qui j’étais et sans se soucier de le savoir, ayant pris l’habitude, dans les crémeries, d’une sorte de fraternité anonyme qui s’étendait à tous ses interlocuteurs.

« Vous savez, mon tableau, me dit-il, mon grand tableau ! Ils veulent que je l’exécute réduit et corrigé.

— Et qui veut cela, maître Jacobus ?

— Eux ! la boutique, le gouvernement, les ministres, le Conseil municipal, quoi ! Est-ce que je sais donc ? Est-ce que je connais ces épiciers-là, moi ? Je néglige les êtres contingents et je méprise tout ce qui n’est pas réalisé dans l’absolu. Oui, ils veulent dénaturer ma grande idée. Mais soyez tranquille, je ne transigerai pas. »

Ainsi donc l’Empire était tombé, la République durait depuis vingt-cinq ans, et Jacobus Dubroquens n’avait pas encore pu faire son grand tableau.

Au reste, son contentement était parfait. Il dessinait, pour vivre, des modèles de pipes, commandés par un concurrent de Gambier, et des vignettes destinées à orner des boîtes de sardines. À le voir ainsi souriant, on doutait si c’était un vieux fou ou si c’était un sage, et je n’oserais pas en décider.

En me quittant, il me montra d’un grand geste le ciel rose, la rivière argentée et les bords couverts d’une poudre de lumière blonde.

« Hein ? me dit-il, voilà un joli fonds pour mon apothéose de la femme libre… en donnant plus de valeur aux tons, nécessairement. Je ferai, cette fois, du Véronèse, mais plus fort… Véronèse saute haut comme cela ; moi… »

Et je lui vis faire le geste d’autrefois.

De la passerelle du débarcadère, il me cria :

« Venez me voir dans mon atelier, au Point-du-Jour. La rue là…, à droite, nº 6. Sonnez fort. »

J’y allai seulement deux mois plus tard. Devant la maison que Jacobus m’avait indiquée, je rencontrai Jean Meusnier, robuste et noueux comme un chêne, et portant sur sa redingote correcte la rosette de commandeur. On eût dit un antique satyre devenu très homme du monde. Il me serra la main.

« C’est vous !… Il y a longtemps… Ce pauvre Dubroquet, hein ? Une fluxion de poitrine… fichu ! »

Et il s’engagea devant moi dans un petit escalier de bois qu’il faisait trembler de son poids.

En montant, il soufflait et grognait :

« Sacré bahut, va ! »

Sur le plus haut palier, une femme en camisole, la concierge, secoua tristement la tête et nous dit tout bas :

« Il ne passera pas la journée. Entrez, mes bons messieurs. »

Dans une soupente, sur un mauvais lit de sangle, devant la Sirène de 1847, Jacobus râlait.

Il nous fit signe d’approcher et, d’une voix sifflante, très faible, mais encore distincte :

« C’est fini ! J’emporte avec moi la peinture philosophique… Ils sont tous là, dans ma tête, mes tableaux… Après tout, c’est peut-être un bien, qu’on ne les ait pas vus… Ça aurait fait trop de peine aux camarades. »

L’agonie, assez douce, dura cinq heures et se termina vers minuit.

Jean Meusnier ferma les yeux de son vieux copain et, pensif, revoyant toute sa vie, songeant au mystère des choses, comme effleuré d’un grand coup d’aile invisible, il porta la main à son front et murmura dans un étonnement douloureux :

« Sacré bahut ! »



XI

ONÉSIME DUPONT

J’ai connu Onésime Dupont dans sa vieillesse. Par lui, j’ai touché à la génération d’Armand Carrel et des rédacteurs du Globe, dont il gardait la doctrine et les mœurs. Son nom, jadis fameux, est maintenant oublié. C’était un homme de 48, un rouge. Il aimait la musique et les fleurs. Je le voyais quelquefois chez mon père. Il était vêtu tout de noir, avec une extrême recherche. Ses façons trahissaient un perpétuel et minutieux respect de soi-même. Il gardait à quatre-vingts ans l’allure d’un homme d’épée. La seule peur qu’il eût jamais connue, la peur de se salir, le tenait si fort qu’il ne quittait presque jamais ses gants clairs et ne donnait la main qu’à très peu de personnes. Il avait d’incroyables scrupules de conscience et d’hygiène, un besoin constant de propreté morale et physique. Je n’ai jamais connu un homme si poli ni d’une politesse si glaciale. La lueur de ses yeux allumés sur une longue face jaune et les replis de ses lèvres minces auraient déplu sans un air de générosité, d’héroïsme, de folie, qu’exprimait toute cette antique figure. Onésime Dupont n’était pas pauvre. Il passait pour riche, parce qu’à l’occasion il interrompait la stricte économie de son bien par des actes d’une magnificence bizarre et singulière.

Conspirateur durant la monarchie de Juillet, représentant du peuple en 1848, proscrit en 1852, député en 1871, il était républicain et travaillait à l’avènement de la liberté sur la terre et de la fraternité universelle. Sa doctrine était celle des républicains de son âge ; mais ce qu’il avait d’original, c’est qu’il était en même temps l’ami le plus généreux du genre humain et le plus sombre des misanthropes. Les hommes qu’il chérissait en masse jusqu’à sacrifier à leur bonheur ses biens, sa liberté, sa vie, il les méprisait en particulier et évitait leur contact comme une souillure. Ce n’était pas la seule contradiction de cet esprit qui proclamait sans cesse l’indépendance de l’idée, condamnait l’emploi du glaive et qui, soutenant ses doctrines l’épée à la main, se battait pour des questions de principes. Il fut jusqu’à la vieillesse le plus fier duelliste de son parti.

Sa hauteur, sa froideur et le sentiment inflexible qu’il avait de l’honneur faisaient de lui une sorte de gentilhomme rouge. Il était fils d’un marchand de porcelaines du faubourg Poissonnière. Il fut destiné lui-même au négoce. Ses débuts dans le commerce des porcelaines furent marqués par un incident assez extraordinaire. Je veux vous le conter comme me l’ont conté des vieillards qui sont morts depuis longtemps.

Le père Dupont, honnête homme et habile homme, se faisait vieux vers 1835. Ayant acquis dans son commerce une fortune assez ronde pour le temps, il résolut de se retirer à la campagne avec sa femme Héloïse, née Riboul, qui venait de recueillir enfin l’héritage de son père, Riboul, ancien maçon, acquéreur de biens nationaux. Un jour donc de cette année 1835, le bonhomme appela sons fils Onésime dans la petite cage grillée qui, depuis trente ans, lui servait de bureau et d’où l’on pouvait surveiller les commis du magasin en faisant des écritures. Et, là, il lui tint ce langage :

« Je ne suis plus jeune, et j’ai envie de finir ma vie dans le jardinage. J’ai toujours eu envie de greffer des poiriers. La vie est courte, mais on revit dans ses enfants. L’auteur de la nature nous a accordé cette immortalité sur la terre. Tu as vingt ans. À cet âge, je vendais de la vaisselle dans les foires. J’ai conduit ma charrette à travers tous les départements de la République, et il m’est arrivé plus d’une fois de dormir sous la bâche, au bord d’un chemin, dans la pluie, dans la neige. L’existence, qui m’a été dure, te sera facile. Je m’en réjouis, puisque ta vie est la suite de la mienne. J’ai marié ta sœur à un avocat. Il est temps que je donne à ta vertueuse mère et à moi le repos que nous avons mérité tous les deux. Je me suis haussé dans la société par mon travail : j’ai fait mon instruction dans les almanachs et dans les papiers répandus par toute la France à l’époque où le pays établissait sa constitution au milieu des troubles. Toi, tu as été enseigné dans un collège. Tu sais le latin et le droit. Ce sont des ornements de l’esprit. Mais l’essentiel est d’être honnête homme et de gagner de l’argent. J’ai fait une bonne maison. À toi de la soutenir et de l’agrandir. La porcelaine est une excellente marchandise, qui répond à tous les besoins de la vie. Prends ma place, Onésime. Tu n’es pas encore capable de la tenir seul. Mais je t’aiderai dans les premiers temps. Il faut que les clients s’accoutument à ta figure. Dès aujourd’hui, reçois les commandes qu’on apportera. Le registre des tarifs, qui est dans ce casier, te sera d’un grand secours. Mes conseils et le temps feront le reste. Tu n’es ni sot ni méchant. Je ne te reproche pas de porter des gilets à la Marat et de faire le bousingot. C’est un travers de ton âge. J’ai été jeune aussi. Assieds-toi là, mon garçon, devant cette table. »

Et le bonhomme Dupont indiqua du bras à son fils un vieux bureau qui n’était pas à la mode et qu’il gardait par économie, n’étant point fastueux. C’était un bureau de marqueterie, garni de cuivres, qu’il avait acheté à l’encan, une trentaine d’années auparavant, et qui avait servi à M. de Choiseul durant son ministère.

Onésime Dupont obéit en silence et prit la place qui lui était assignée. Son père alla se promener, confiant dans son fils, car il estimait que bon sang ne saurait mentir, et satisfait d’avoir changé un bousingot en marchand de porcelaines. Onésime demeuré seul, étudia les tarifs. Il était enclin à faire son devoir et à donner de l’attention à toutes les affaires dont il s’occupait. Il se livrait à cette étude depuis une demi-heure, quand survint M. Joseph Peignot, marchand de porcelaines à Dijon. C’était un homme jovial et le meilleur client de la maison Dupont.

« Vous ici, monsieur Onésime ! Quoi ! vous n’êtes point sur le boulevard à faire le gandin, avec votre bel habit bleu à boutons d’or ! Les jolies filles des Bains chinois doivent être bien tristes de votre absence. Mais vous avez raison, il y a temps pour le plaisir et temps pour les affaires sérieuses… Je venais voir votre père.

— Je le remplace.

— J’en suis heureux. C’est un ami à moi. Voilà dix ans que je fais des affaires avec lui. J’espère en faire dix ans et plus avec vous. Vous lui ressemblez. Mais vous ressemblez beaucoup plus à votre mère. Ce n’est pas un mauvais compliment que je vous fais. Mme Dupont est fort bien de sa personne. Comment va votre père ? Je compte bien dîner avec lui un jour de cette semaine au Rocher de Cancale, comme nous faisons tous les ans depuis dix ans. Dites-moi bien qu’il n’est pas malade.

— Il est en bonne santé. Je vous remercie, monsieur. Que désirez-vous ?

— Eh ! mais, c’est l’époque du rassortiment. Je viens vous faire mes commandes annuelles. Je suis arrivé ce matin par la diligence, et je loge, comme de coutume, à l’hôtel de la Victoire, rue du Coq-Héron. »

Et M. Joseph Peignot, tirant un papier de sa poche, énuméra les objets dont il avait besoin, services de table par douzaines, assiettes par centaines, cuvettes, pots. Une commande superbe.

« Je m’efforcerai de vous satisfaire, monsieur », dit Onésime.

Les yeux sur le tarif, il indiqua soigneusement le prix des pièces que le marchand énumérait… Vingt-quatre services à la Charte, blanc et or… douze services Lamartine, soixante garnitures de toilette…

« Vous voyez, dit M. Joseph Peignot, je ne crains pas de me charger de marchandises. Il faut beaucoup acheter si l’on veut beaucoup vendre. Je suis hardi, tel que vous me voyez, et je ne crains pas les risques du commerce… Vous n’avez pas meilleur client que moi », ajouta-t-il avec un bon rire.

Et, aussitôt, il prit un air attristé et soupira d’un ton plaintif :

« Vous me ferez bien une petite réduction. Vous tenez vos prix trop haut. Les temps sont durs. Il y a de l’argent en France, mais il se cache. La sécurité manque. Faites-moi ma petite réduction.

— J’ai le regret de ne pouvoir vous accorder ce que vous me demandez, monsieur, répondit Onésime avec une politesse glaciale.

— Vous ne pouvez me faire cinq du cent en sus de la remise ordinaire ? Vous plaisantez !

— Non, monsieur, je ne plaisante pas.

— Votre papa, lui, me la ferait tout de suite, ma petite réduction. Il m’accorde toutes les remises que je lui demande. Il ne refuse rien à son vieil ami Peignot. Voilà un brave homme, le papa Dupont !

— Brisons là, monsieur, dit Onésime en se levant. Après ce que vous venez de me dire, je ne puis plus communiquer avec vous que par l’intermédiaire de deux de mes amis.

— Qu’est-ce que vous dites ? demanda le Dijonnais, dont l’âme innocente se remplissait de surprise.

— Je dis, monsieur, que j’aurai l’honneur de vous envoyer mes témoins, qui se feront un devoir de se mettre à la disposition des vôtres.

— Je ne vous comprends pas.

— C’est donc, monsieur, que je n’ai pas parlé avec assez de clarté. Veuillez m’en excuser. Je vous envoie mes témoins parce que vous avez insulté mon père.

— Moi, insulter votre père, un ami de dix ans, un confrère que j’estime, que j’honore ! Vous n’êtes pas dans votre bon sens, jeune homme !

— Vous l’avez insulté, monsieur, en déclarant qu’il pouvait vous faire une réduction sur le tarif de ses marchandises, ce qui était insinuer que ses bénéfices sont excessifs et par conséquent iniques, puisqu’il peut, selon vous, les réduire sur votre demande. C’était enfin lui reprocher de vous faire tort de la différence, dans le cas où vous ne la réclameriez pas, et l’accuser d’indélicatesse à votre préjudice. Vous l’avez donc insulté. Je crois m’être, cette fois, suffisamment expliqué. »

En entendant ces paroles, le Dijonnais ouvrait une bouche et des yeux tout ronds. L’impossibilité où il se trouvait de rien comprendre à ces raisons l’accablait, et ce qui l’effrayait le plus, c’était le calme et la douceur avec lesquels elles étaient déduites. Onésime Dupont lui parlait, en effet, de cette voix lente et mélodieuse avec laquelle il devait plus tard soutenir dans les clubs et à l’Assemblée nationale les motions les plus terrifiantes.

« Jeune homme, dit en pâlissant le marchand de Dijon, l’un de nous deux est fou, cela est certain et nécessaire. Mais je crois fermement — et je jurerais au besoin — que c’est vous. Je ne quitterai point Paris avant d’avoir vu votre père et de m’être expliqué avec lui. Ce qui m’arrive à cette heure est tellement étrange, que je ne croyais pas qu’il dût jamais arriver rien de semblable, ni à moi ni, d’ailleurs, à personne autre. »

Et il sortit, accablé d’une sorte d’étonnement et sentant qu’il allait être malade. Il le fut, en effet, et se mit au lit dans l’hôtel de la Victoire, rue du Coq-Héron.

Cependant Onésime Dupont écrivit à deux sous-officiers de la caserne du Château-d’Eau qu’il avait un service à leur demander. C’étaient deux sergents bousingots qui servaient couramment de témoins aux rédacteurs du National et aux membres du club Espérance.

Mais dès le lendemain le père Dupont reprit sa place à son bureau. Il acheva de vieillir derrière son grillage, ne cultiva point le jardin, qui était dans ses vœux, et ne greffa pas de poiriers.

Onésime, relevé de ses fonctions commerciales, s’attacha uniquement aux intérêts publics et fonda la société secrète Truelle et Niveau, qui inquiéta par d’incessantes attaques et mit trois fois en péril le gouvernement de Juillet.