Petits Cahiers de Léon Cladel/Un revenant

Petits Cahiers de Léon CladelEd. Monnier & Cie (p. 9-18).


Un Revenant


— 1870 —



Klüber, Michel-Ulysse Klüber, graveur sur métaux, et citoyen de la capitale, fut, le 3 décembre 1851, trouvé sanglant par des lignards et des dragons sur les pavés empourprés du faubourg Saint-Antoine, non loin de l’omnibus renversé du haut duquel Alphonse Baudin avait harangué la foule, avant de lui montrer comment un délégué de la nation, fidèle à son mandat, doit savoir mourir lorsque tout est perdu, fors l’honneur.

Ainsi que le représentant, l’homme du peuple était tombé dans la même rue au pied de la même barricade, en combattant pour le droit et pour la liberté.

— Vive la République démocratique et sociale ! cria-t-il sous les fers des chevaux cabrés qui piétinaient sur lui.

Le cri de ce porte-blouse expirant arrêta net cavaliers et fantassins qui firent volte-face. Un chef de bataillon, songeant à son avancement trop bien gagné, tressaillit sur ses étriers et, s’étant approché du moribond dont les yeux obscurcis le toisaient, il brandit son sabre, puis, impérieux, brutal, impitoyable :

— Allons, dit-il, qu’on musèle ce braillard et qu’on l’achève !

Une douzaine de fusiliers, dociles à l’ordre donné, se courbèrent vers le ruisseau rouge de sang où gisait, épuisé, le vaincu qui venait de pousser ce cri dont on avait peur encore, et les canons de leurs armes fumantes s’abaissèrent lentement.

Tous ces pauvres enfants de roture, héritiers de misère et serviteurs-nés de toutes les tyrannies, avaient le doigt à la détente et, pâles, en proie à ces angoisses obscures et poignantes qui tordent parfois les complices inconscients d’un grand crime, ils regardèrent avec effarement le martyr qui, s’étant redressé péniblement, offrait sans crainte à de nouvelles balles sa tête auguste de Christ au calvaire et sa poitrine trouée de plusieurs coups de feu.

— Paysans, ouvriers, vous, dont on fait des soldats : soldats, vous dont on fait des bourreaux, obéissez à ce valet de cour, achevez-moi, fit-il, assassinez un des vôtres, amis !

Un mouvement marqué de recul se produisit parmi la troupe et les fusils des grenadiers oscillèrent.

— Allons donc ! enjoignit de loin et d’un ton farouche l’officier à cheval.

L’insurgé répéta :

— Frères, allons donc !

Un vétéran à trois chevrons d’or et tout balafré, qui dirigeait l’escouade d’exécution, considéra ses conscrits d’un œil à la fois suppliant et terrible, puis il murmura :

— Visez haut ! en joue !

Ensuite, d’une vois éclatante qui domina les clairons d’une compagnie de chasseurs de Vincennes accourue il commanda :

— Feu !

Les douze mousquets eurent une seule détonation, et les braves pousse-cailloux, ayant jeté le pékin qu’ils venaient de gracier dans le couloir encombré de blessés et de morts d’une maison voisine éventrée par la mitraille, se groupèrent de l’autre côté de la rue.

— Hé bien ! Hardyo ?

Le bon sergent à moustaches grises, interrogé par son féroce supérieur qui, tranquille en selle, humait un cigare, répondit :

— Il est mort.

— À merveille ! Et maintenant, tiens, mon brave, allume ce muscadinos et va boire un coup avec tes blancs-becs.

Obtempérant sans façon, le grognard, un londrès entre les dents, alla, suivi de son peloton d’imberbes en pantalon garance, vers une cantinière adossée au coin d’une bicoque en saillie sur la rue, et là, prit comme eux un petit verre d’eau-de-vie ; ayant trinqué souventes fois et bu, prudent et furtif, il lança quelques regards obliques au fond du sombre corridor où tout à l’heure on avait jeté le fusillé. Mais celui-ci n’y était plus !

— Suffit ! exclama sourdement le briscard ; enfin, courage ; et qui vivra, verra !…

Le lundi, 24 mai 1869, les habitants des vingt arrondissements de la métropole se portaient en masse aux sections des diverses circonscriptions électorales.

On marchait, serrés et fiers sous le soleil ; il y avait autour de tous les fronts on ne sait quelle auréole de victoire, et, malgré quelques fauteurs de discorde, pas un cri de mépris ou de haine ne s’élevait contre les sergents de ville qui, taciturnes et racornis, attristaient les rues et les boulevards ça et là…

C’était la fête septennale de Paris et, ce jour-là, le trabucaire couronné, César-Macaire, entendant du fond des Tuileries, sa bastille à lui, les rumeurs imposantes de ce peuple qu’il avait opprimé, mais non pas asservi, se sentait très mal gardé par les cent mille baïonnettes de ses prétoriens et par tous leurs canons et tous ses tonnerres.

Or, ce lundi de mai, ce lundi solennellement tumultuaire, entre quatre et cinq heures de relevée, une bande de jeunes hommes, qui n’avaient vu ni 48 ni 51, allaient du même pas vers la cour d’Amoy, scandant en chœur un hymne que ni bâillons ni muselières n’étoufferont jamais en France.

Ils chantaient ! À leur tête, un grand et maigre vieillard, vêtu d’une sorte de carmagnole, et de qui les cheveux, blancs comme neige, flottaient sur deux épaules un peu voûtées, mais encore fort robustes, s’avançait, très lent et menaçant, vers les sbires apostés devant la maison votale où, scrutin en main, le premier de tous, il entra…

— Père, après vous !

Il secoua sa tête léonine et dit, souverainement heureux :

— À vous autres d’abord, à vous les petits : à vous autres, fils !

Il s’approchèrent alors, les jeunes, de l’urne rédemptrice et votèrent un à un. Comme on était assez nombreux, plus de mille, le défilé dura longtemps, une heure au moins.

Chacun déposait son carré de papier en silence et puis s’effaçait en regardant « l’aîné » qui tremblait de vengeance satisfaite et d’orgueil.

Enfin, son tour arriva. Dépliant avec quelque ostentation son bulletin où les noms des futurs élus éclataient en grosses majuscules, il le remit tout ouvert au président du bureau…

Ceint d’une écharpe tricolore et la boutonnière ensanglantée d’une rosette d’officier de la Légion d’honneur, ce souteneur d’empire était long et maigre, comme un glaive. Hautain, il dépassait de toute la tête ses assesseurs. Une cicatrice coupait son front en deux et l’étoilait. Il avait les mains recouvertes de gants militaires ; il portait impériale et moustaches. Son regard était arrogant et sa bouche, cruelle… Il parlait comme on commande.

Évidemment, cet autoritaire, ce sous-dictateur avait servi !

— Votre carte d’électeur ? demanda-t-il à l’ancien qui l’examinait d’un œil étrange et brûlant comme un rayon de feu.

— La voici !

— Bon, allez.

Ils se regardèrent face à face ; on eût dit de deux éclairs d’épée. Enfin, le vieux vota, mais, en votant :

— Vive la…

Le reste fut proféré d’un verbe sourd. Impassible jusque-là, l’ex-reître, qui présidait le bureau, pâlit :

— Où donc ai-je entendu déjà cette voix, où, mais où ?

Michel-Ulysse Klüber qui se retirait triomphant se retourna avec dédain et d’une bouche justicière et tragique :

— Au faubourg Antoine, le jour de l’assassinat de Baudin, en 51 !


Juin, 1860.