Petites Confessions/Albert Besnard

Albert Fontemoing, éditeur (Collection « Minerva ») (Première sériep. 133-139).
ALBERT BESNARD



Comme j’avais sonné, à une heure très matinale, à la porte du petit hôtel qu’habite, au delà de la place Pereire, M. Albert Besnard, je le trouvai dans la cour, prêt à sortir, coiffé d’un chapeau rond et vêtu d’un long et large manteau flottant. On finissait d’atteler deux chevaux à une voiture. « Revenez à midi, voulez-vous ? » Je fus exact au rendez-vous, mais plein d’inquiétude. J’aime la peinture pour l’émotion qu’elle me donne, la joie qu’elle me cause ou le rêve qu’elle éveille en mon cœur, mais je ne connais pas d’une manière impeccable les phases de son développement, et même je confonds parfois les dates : c’est une honte que je confesse, le front rougissant et penché vers la terre. Je craignais donc que mon ignorance historique n’apparût trop évidente au peintre qui triomphe cette année, une fois de plus, au Salon, avec le merveilleux portrait de sa femme, et qu’il ne me méprisât. Aussi quand, dans l’atelier, je le vis devant moi, grand, robuste, solide, pareil, tout ensemble, avec ses yeux bridés, malins et bons, sa barbe grisonnante et régulière, son ventre important, à un Anglais confortable et à un Scandinave puissant, je devins subitement muet.

— Enfin, dit-il, que voulez-vous que je vous raconte ? C’est tellement difficile, quand on n’a pas l’habitude d’écrire, de rendre sa pensée par la parole. Je ne sais pas, moi, il me faudra chercher mes mots, et ils me fuiront.

Les mains dans les poches du veston, M. Besnard allait et venait, soucieux et ennuyé. Ses hésitations et ses craintes, que je reconnaissais trop bien, me rendirent le courage et la voix :

— Un peintre, fis-je, plus que tout autre, a des histoires à conter. Vocation contrariée, parents indignés, charges de l’École, premiers succès et premières jalousies, la mine est inépuisable... Si vous vouliez...

M. Besnard s’était arrêté, caressant sa longue barbe d’un geste méditatif :

— Ma vocation ! dit-il, mais, si loin que remonte ma mémoire, je me vois décidé à être peintre. Il y avait bien ma famille qui me destinait aux consulats, mais j’étais un si mauvais élève, et puis j’étais résolu à entrer aux Beaux-Arts ! Mon père lui-même, d’ailleurs, était un élève d’Ingres. Un homme a exercé sur moi à cette époque de ma vie, une influence profonde : c’est Jean Brémond. Celui-là fut mon maître et mon ami. Il était arrivé vers 1830 chez M. Ingres, qui l’avait assez mal reçu, en apprenant qu’il avait déjà peint des tableaux et qu’il en tirait quelque vanité : « Si vous savez peindre des tableaux, Monsieur, pourquoi venez-vous chez moi ? » Un peu plus tard, ayant sans doute à se plaindre des modelés de ses figures, il lui enjoignait de faire une boule : « Quand vous saurez modeler une boule, Monsieur, vous en saurez autant que moi ! Que de fois n’ai-je pas entendu le récit de ces scènes, restées célèbres par les mots souvent absurdes, mais toujours sublimes, qui naissaient de l’impétuosité du débit : « N’effacez donc pas votre dessin ! » me disait un jour Paul Flandrin, qui, se tournant vers Brémond, ajoutait d’un air de rappel : « M. Ingres aimait les faux traits ? » et Brémond, le regard illuminé et souriant, approuvait. D’autres fois, comme j’avais à peindre un noir dans une étude, mon vieil ami venait à moi et me disait : « Mais, mon enfant, tu crois que ce noir est noir sous la lumière. De quel ton le peindrais-tu dans l’ombre ? Si M. Ingres était là, il te dirait : « Mettez votre chapeau auprès, Monsieur, et dites-moi lequel est le plus noir. Eh bien ! Monsieur, il y a encore plus noir. » Il était possédé de la volupté du contour, et c’est par là qu’il capta pour toujours mon admiration. Quand il parlait d’un bras de femme replié, on avait comme un mirage de tous les plus beaux bras de femmes passés, présents et futurs : « Vois-tu, me disait-il, comme cette épaule s’attache à la poitrine ? Quels jolis petits plis de la peau, près du sein ! Ah ! M. Ingres aimait ces petits plis !... » Livré à lui-même, la folie de la couleur le prenait tout entier et il peignait des figures de femme qui sont de purs chefs-d’œuvre de lumière et de vie, de purs produits de la sensibilité la plus exaltée.

Les mots s’échappaient d’abord lentement, comme retenus encore au moment même où ils se pressaient au bord des lèvres. Parfois, d’un mouvement fatigué, M. Besnard portait la main à son front, puis les doigts revenaient parmi la barbe argentée. Tout de même, les phrases se suivaient nombreuses. Peu à peu le peintre ne se préoccupait plus de la façon dont il exprimerait sa pensée, et il l’exprimait avec simplicité et bonhomie, admirablement. Il n’avait pas conservé un excellent souvenir de Cabanel, dans l’atelier duquel il travaillait aux Beaux-Arts, et qui désirait fort qu’un autre de ses élèves eût le grand prix qu’il obtint en 1874. Pourquoi diable aussi M. Besnard se rendait-il à l’École vêtu d’un ulster à carreaux, et ganté de gris perle, alors que tous ses camarades et même ses maîtres affectionnaient un costume incorrect, fruste et débraillé, un vrai costume de rapin ; et pourquoi encore se plaisait-il à parler en termes décents et polis, alors que tous les autres émaillaient leurs discours des plus grossières et des plus suggestives fleurs de rhétorique ? Son séjour à la Villa Médicis ne l’avait pas non plus enchanté. Le milieu où il vivait était peu intéressant et peu profitable. Pour lui, il n’y avait pas travaillé du tout : tout au bonheur d’être libre, il s’était acheté une voiture, un cheval, et passait au grand air toutes ses journées. Et, d’ailleurs, pourquoi aurait-il travaillé ?

M. Besnard est allé chercher dans un coin de l’atelier un carton poussiéreux, et il en a tiré une photographie. Le voilà près de moi : il se penche, il me montre, il m’explique, et il s’emporte un peu, oh ! tout juste ce qui est permis à un homme de qualité.

— Voici mon premier envoi : une figure de source. J’avais conçu ce tableau très simplement : une femme nue s’appuyait sur une urne de terre d’où coulait un filet d’eau. Ah ! bien, oui ! il a fallu changer cela ! ce n’était pas académique, et, pour que ce fût académique, je glissai sous la femme une étoffe de velours noir et une étoffe blanche, — l’opposition des couleurs, n’est-ce pas ? — et je mis à sa jambe un bracelet. L’urne de terre devint une urne de cuivre damasquiné, et au-dessus de l’urne je peignis ce chérubin ridicule. Maintenant, vous voyez, c’est bien « Villa Médicis », c’est très mauvais.

Maintenant, ma première inquiétude me saisissait de nouveau. M. Besnard venait, après ses cinq années de Rome, de rentrer en France, et je voyais bien qu’il devait à sa vive antipathie pour l’art officiel d’avoir, peu après, passé à l’impressionnisme. Mais n’allais-je pas commettre quelques erreurs, citer un tableau pour un autre, confondre des dates ? J’avais achevé, la veille, de relire La Ruse, de Paul Adam : que pouvait faire un admirateur d’Omer Héricourt ? Perfidement, sournoisement, je parvins à interroger M. Besnard, sans me risquer en des aperçus chronologiques où je me serais déshonoré, et, le cœur dilaté de joie et de tranquillité, j’entendis sa réponse.

— De retour à Paris, je trouvai un peu attiédies les amitiés que j’y avais laissées ; je partis en Angleterre, où je m’étais marié. C’est dans un voyage en France que je vis la première exposition des impressionnistes : ce fut une révélation. L’art qu’enseignaient les Écoles n’était que faux et convenu, celui-là seul était un art de vérité. Mon admiration, tout d’abord, alla à Degas. Chose curieuse : Bastien-Lepage aura été sans utilité pour moi. C’est alors que j’exposai ce portrait de Mme R. J... qui souleva tant de protestations ; il éloigna pour longtemps de moi des femmes que j’aurais été heureux de peindre, et qui refusaient en s’écriant : « Mais nous ne saurons même pas de quelle couleur il nous fera ! »

Mélancolique une seconde, sans que j’en puisse deviner la secrète raison, M. Besnard se tut et ce regret rapide que j’imaginai m’attrista. J’essayai de l’effacer : j’abandonnai, un instant, le peintre de portraits, et je louai le décorateur éblouissant, si habile aux effets de lumières contrariées, si riche de couleurs, et je rappelai la Maladie et la Convalescence, le diptyque du vestibule de l’École de pharmacie ; Paris, le fragment destiné à la mairie du IVe arrondissement ; le Soir et la Vie, panneau pour la salle des mariages de la mairie du Ier. Déjà, je me félicitais de ma mémoire, quand M. Besnard m’interrompit :

— Vous oubliez, dit-il, la décoration de l’Hôtel de Ville, la Vérité, entraînant les Sciences à sa suite, répand sa lumière sur les hommes, et vous oubliez la grande composition qui orne l’amphithéâtre de chimie de la Sorbonne. C’est celle-là que j’aime le plus, mais je ne sais pourquoi il faut insister pour la voir ; on ne l’a pas comprise, je crois, et on ne la montre qu’avec prudence. Cependant, si l’appariteur qui conduit les visiteurs s’aperçoit qu’elle leur plaît, il sourit, et, comme s’il confiait un secret dangereux, il murmure : « On prétend que c’est ce que nous avons de mieux. » Je pense, voyez-vous, qu’on me reproche surtout de m’être dispersé ; j’ai peint des portraits, j’ai peint des décorations murales, j’ai peint des pastels, j’ai peint des aquarelles, et j’ai fait de la gravure. Chez nous, on n’accorde une valeur tout à fait supérieure qu’à ceux qui se spécialisent dans un genre, mais moi j’éprouve un impérieux besoin de passer de l’un à l’autre.

Une invisible horloge sonna une heure. La tenture qui cachait l’atelier de sculpture de Mme Besnard se souleva, et son fils vint réclamer son père pour le déjeuner, depuis longtemps servi. Mille questions montaient encore à mes lèvres, et j’en énonçai à la hâte quelques-unes :

— Mes goûts privés, fit M. Besnard, tandis qu’il gagnait la salle à manger, mes goûts privés... rien ne m’enchante autant que les récits des très vieilles dames, qu’on traite de radoteuses.