Petit dictionnaire ministériel/Texte entier/Introduction


INTRODUCTION.




Voyez-vous ce grand portail à demi-colonnes ? ces deux arbres à lampions, plantés à droite et à gauche, vous ont fait deviner une administration : vous êtes en effet devant un ministère. Ce local immense, la révolution en avait déshérité des moines pour y établir des commis ; aussi nos dévotes excellentes semblent-elles ne l’occuper qu’à regret, et se sont-elles promises d’y réinstaller au plutôt ses premiers possesseurs ; cette restitution aux corporations religieuses, des domaines que le service de l’état avait envahis, a déjà même reçu un commencement d’exécution ? jetons, puisque nous y sommes, un coup d’œil rapide sur la distribution de celui-ci.

Il nous présente d’abord deux divisions bien distinctes : l’hôtel du ministre et les bureaux.

L’hôtel du ministre a subi de nombreuses révolutions, car tous ceux qu’on y a logés depuis 1791, y ont opéré des démolitions et des constructions sans nombre, au gré de leurs aises et de leur caprice, et cela avec d’autant moins de parcimonie que le trésor public n’a jamais refusé d’en payer les frais. Ce pavillon, attenant à la porte cochère, est le logement du suisse et de sa famille. La cour est spacieuse ; six longues marches conduisent au rez-de-chaussée, dont une porte vitrée, construite en ceintre, nous barre l’entrée : nous l’ouvrons, et nous nous trouvons dans un vaste vestibule aux dalles de granit ; les banquettent qui en garnissent les contours indiquent assez qu’il est le séjour ordinaire des laquais, des chasseurs, des cochers et des solliciteurs. Une large porte battante nous conduit de cette pièce à une belle salle, où quatre hommes vêtus de noir montent la garde, la chaîne au cou ; ce sont des valets qu’on est convenu d’appeler huissiers, et qui vont nous annoncer à Son Excellence. Une double porte nous mène au salon de réception ; nous traversons la salle des pas perdus, (voyez le dictionnaire) et nous voilà nez à nez avec Monseigneur. Il attend que vous vous expliquez, mais, du moment que vous n’avez que faire de ce personnage, tournez-lui le dos poliment, et continuons l’inspection commencée. Je vais vous introduire dans la salle la plus importante de toutes : j’ai nommé la salle à manger. Elle communique à la salle de billard, et celle-ci à la salle du conseil (voyez le dictionnaire). N’admirez-vous pas cette distribution ? ne remarquez-vous pas avec quelle attention on a su entremêler les lieux de fatigue et de délassement ? avec quel art on vous fait

Passer du grave au doux, du plaisant au sévère ?

Montons au premier étage. Là de nombreuses cloisons ont multiplié les appartemens. Une moitié est destinée à la famille et au ménage du ministre, l’autre est consacrée aux nécessités du travail et des affaires : c’est là qu’est le cabinet de travail de Son Excellence, et celui du secrétaire intime, etc.

Nous aurions encore à parcourir ces deux ailes de bâtiment où toute la suite de monseigneur occupe plus ou moins d’espace, selon la hiérarchie des emplois. Le secrétaire-général et sa famille, le caissier du ministère, le chef du bureau des dépenses intérieures (voyez le dictionnaire), l’architecte, le menuisier, le serrurier, le porteur d’eau, le cocher qui voiture les dépêches à la grande poste, et les bêtes de somme qui concourent à ces deux derniers services, ont eu droit, de tout temps, au gîte gratuit, sous le toit ministériel. Nous n’en finirions pas s’il fallait visiter tout cela, et nous allons passer à la cour voisine où sont situés les bureaux. — Et la cuisine ? — Miséricorde ! j’allais la passer sous silence. Elle se prolonge dessous le rez-de-chaussée ; et vous distinguez d’ici, à travers les barreaux de ses croisées enfumées, les bonnets de coton de ses nombreux employés (voyez le dictionnaire). J’oubliais encore de compter, après les logemens d’usage, les logemens d’abus : le secrétaire-général, par exemple, a un neveu, le caissier un cousin, le chef des dépenses un beau-fils ; dès-lors le second et le troisième étage sont livrés en proie au népotisme ; tout l’art de la cloison est employé à les diviser en petits appartemens.

Nous aurions trop de peine à nous reconnaître dans ces enfilades de couloirs, de corridors, de portes bâtardes ou dérobées qui conduisent aux différens bureaux. Les solliciteurs s’y rencontrent eux-mêmes plus d’une fois désorientés. Grandes pièces où se tiennent les directeurs-généraux ; pièces plus modestes où travaillent, isolés, les chefs de bureaux et les sous-chefs ; enfin, petits compartimens où les employés sont attachés à leur chaîne de sept heures, voilà les bureaux. Tout cela comprend d’ordinaire un personnel de cinq à six cents écrivains, calculateurs, rédacteurs et copistes, deux cents pièces, plus ou moins, où l’on fabrique la circulaire et le rapport.

Vous me demandez courent ces visages affairés qui se croisent en tout sens : eh ! faut-il vous le dire ? à cette encolure fluette, à cette épaule voûtée, à cette jambe serpentante, à ce sourire caressant, qui ne reconnaît les solliciteurs ? Ils affluent de tous les points de la France, et c’est à leur école surtout que nous avons appris la langue ministérielle. Par un heureux échange, nous avons voulu l’enseigner aux solliciteurs aspirans. De là notre dictionnaire. Nous avons dû nécessairement leur donner, avant tout, une idée des lieux où leur vocation les appelle. On est toujours moins étranger dans les parages dont on a la carte topographique.