Pernette/Pierre et Pernette







CHANT QUATRIÈME


PIERRE ET PERNETTE



Sur les monts dentelés un trait de feu serpente
A l’orient ; la nuit règne encor sur leur pente.
Entre les sommets noirs et le ciel qui rougit
Le sillon d’or au loin s’élance et s’élargit.
Tout à coup, émergeant d’une cime encor sombre,
Laissant la plaine immense et les coteaux dans l’ombre,
Par-dessus les brouillards, le disque du soleil
Darde aux monts opposés des teintes de vermeil.
La tête des sapins s’embrase la première ;
Toute la forêt baigne, enfin, dans la lumière ;
Aux angles des rochers la flamme en se heurtant
Fait jaillir du granit un rayon éclatant.

Un homme assis là-haut, immobile, en extase,
Comme un bronze au soleil brille sur cette base ;


Le torrent lumineux s’écoule devant lui,
Et bientôt à ses pieds toute la plaine a lui.

Le regard du songeur descend avec l’aurore
Vers un petit clocher dont la flèche se dore ;
Et les toits entrevus d’un village lointain
Rougissent à travers les vapeurs du matin.
C’est Pierre, et chaque jour il vient sur cette roche,
Aux confins de ce bois d’où la plaine est plus proche.
Loin de ses compagnons, là, rêveur, sans témoins,
Il voit les deux manoirs, ou les devine au moins,
Et, poursuivant du cœur une double chimère,
Il cherche à l’horizon et Pernette et sa mère.

Un bruit dans les genêts, un joyeux aboiement,
À ce demi-sommeil l’arrachent vivement.
Il regarde : un chien fauve, aussi prompt qu’une flèche,
Jusqu’à ses flancs bondit, flaire ses mains, les lèche.
A ses transports, l’ami bien vite est reconnu.
Mais quel hasard ? Si loin ! Comment est-il venu ?
Lui qui ne quittait pas l’ombre de sa maîtresse.
Et Pierre longuement le flatte et le caresse,
Ému d’un vague effroi pour ses chères amours,
Et d’un rêve plus vif croyant songer toujours.

Mais est-ce un rêve ? Au coin de ce bouquet de hêtre,
Sous sa forme élégante il la voit apparaître
Sur les rochers légère et svelte, et s’élevant
Comme un joyeux fantôme apporté par le vent.
Ebloui de surprise, enchaîné dans son gîte,
Il sourit au signal du mouchoir qu’elle agite.


Sans faire un pas vers elle… il craindrait de troubler
La vision furtive et prête à s’envoler.
A peine, en l’éveillant, au long cri qu’elle pousse,
La chère voix l’arrache à cette erreur si douce.
Muet, les bras ouverts, il hésite et ne croit
Qu’au milieu du baiser qu’il donne et qu’il reçoit,
Quand tous deux, enlacés comme l’orme et le lierre,
Eurent bien dit les noms de Pernette et de Pierre !

Et ce furent des pleurs, des mots à demi-voix,
Brisés par les sanglots et renoués vingt fois,
Des cris et des soupirs, la douleur, l’amour tendre…
Ineffable concert, hymne qu’on ne peut rendre ;
Pas plus qu’en de vains sons, en des mots sans couleur
On n’exprime la sève et l’arôme des fleurs,
Qu’on ne fait circuler dans l’image inutile
Les clartés de l’aurore et sa chaleur subtile,
Qu’on ne peint le bruit vague et les rythmes secrets
Et la fraîcheur du souffle émanés des forêts.

La sainte explosion du cri de la nature
Entre ces cœurs vaillants fut brève autant que pure,
De leur ivresse austère ils sortirent joyeux :
La trace de ces pleurs s’effaça de leurs yeux.
Tous deux redevenaient maîtres de leur courage,
Et Pernette, en ces mots, accomplit son message :

« Ami, je ne viens pas t’apporter de l’espoir ;
Le motif est amer de notre doux revoir,
Hélas ! et ce n’est point pour ce charme d’une heure
Que j’ose ainsi laisser mon père et ma demeure.
Rien ne présage encor notre lune de miel ;


C’est l’éclair qui nous luit, et non pas l’arc-en-ciel.
Sur vous, sur ces forêts, sur notre cher village
S’amasse et va gronder un formidable orage.
Notre sage pasteur n’agit pas au hasard ;
Je te parle en son nom et je viens de sa part ;
Voici que des soldats, sous un chef dur et sombre,
Vers le bourg, disait-il, marchent en très grand nombre.
Comment feront, là-haut, pour éviter leurs coups,
Tous ces pauvres enfants, traqués comme des loups ? »

Pierre sourit et dit : « Viennent l’homme et sa bande !
La montagne est bien haute et la forêt bien grande !
Fussent-ils plus de mille à fouiller dans nos bois,
Nos sapins sont encor plus nombreux mille fois.
Nous y pourrons braver les hordes qu’on nous lance,
Rien qu’en leur opposant cette ombre et ce silence.
Vers nos derniers sommets, s’ils nous suivent trop loin,
Nos rocs, pour les broyer, descendront au besoin.
Chaque arbre des sentiers recèlera sa foudre.
N’avons-nous pas, comme eux, du plomb et de la poudre ?
Partout, n’avons-nous pas d’invisibles amis ?
Un aide nous viendra des échos endormis ;
Les vents nous parleront une langue secrète,
Conseillant aux bannis l’attaque ou la retraite.
Pâtres et bûcherons, les forêts, les oiseaux,
Tout conspire avec nous, jusqu’aux chiens des hameaux
Je ne crains sur ces monts soldats ni capitaines ;
Une force m’y vient du granit et des chênes.
La terre où je suis né ne me trahira pas ;
Je me sens secouru par elle, à chaque pas.
Tant que ces vieux rochers se tiendront sur leur base,
J’y resterai debout, si le ciel ne m’écrase !


Mais qu’un seul jour, traîné dans un exil fatal,
Je respire un autre air que ce bon air natal,
Que je cesse de voir, là-bas, nos plaines grises,
De compter par leurs noms ces bourgs et ces églises,
De me dire, en songeant à ma mère, au manoir,
J’y serai, s’il le faut, et j’y mourrai, ce soir ;
J’entendrai dans mon cœur si Pernette m’appelle,
Je veillerai d’ici sur son père et sur elle…
Qu’on m’arrache au pays, à ma vieille maison,
Qu’on me donne un palais, un camp, une prison,
Alors, chef ou soldat, que la mort me délivre,
Je ne suis plus un homme, et je ne veux plus vivre ! »

Heureuse de le voir, dans ces lieux faits pour lui,
Si ferme à supporter le péril et l’ennui,
La vierge résolut, en s’armant de courage,
De lui dévoiler tout, la ruine et l’outrage ;
Elle commença donc :

« Si, du haut des rochers,

Tu vois jusque chez nous, en comptant ces clochers,
Sache que sous mon toit la famille est complète ;
C’est là qu’il faut chercher ta mère avec Pernette ;
Nous n’aurons qu’un foyer pour mieux parler de toi.
Le tien était tombé sous leur méchante loi ;
Car, ne pouvant saisir, tuer le réfractaire,
On chasse les parents du chaume héréditaire.
Les murs sont démolis, le sol est ravagé,
Et, s’il perd un soldat, l’empereur est vengé ! »

Pierre entendit : ses yeux d’un fauve éclair brillèrent
De son front, de son cou les veines se gonflèrent ;


Entre ses doigts crispés trembla légèrement
Son fusil ; il garda le silence, un moment.
Puis, d’une voix tranquille et sans parole amère :

« Béni soit Dieu qui donne une fille à ma mère,
Et, bornant de mon cœur l’inquiet horizon,
L’enferme tout entier dans ta seule maison !
Ma mère avec orgueil vit chez ma fiancée ;
Nous n’aurons plus qu’un toit n’ayant qu’une pensée ;
Et, quand je t’y suivrai, j’y serai tout joyeux
D’y voir naître mes fils où naissaient tes aïeux.
Un jour nous reviendrons à des labeurs prospères.
Je veux faire œuvre d’homme ainsi qu’ont fait nos pères ;
Heureux ou malheureux, je me sens assez fort
Pour aider de ma main ou combattre mon sort.
C’est un lâche, il n’est bon qu’à servir sous des maîtres,
Celui qui laisse choir le toit de ses ancêtres ;
Qui ne sait ajouter, par son propre travail,
Un arbre à leur forêt, un bœuf à leur bétail ;
Qui d’un arpent de pré n’élargit pas leur terre
Et s’assied sur leur mur sans y mettre une pierre.
Mon toit s’est écroulé sous les coups des méchants ;
Pour me racheter d’eux j’ai dû vendre mes champs ;
Mais je rebâtirai plus solide et plus grande
Notre antique maison, afin que j’y commande.
Je veux être un aïeul et fonder à mon tour,
Et les fils de nos fils me béniront un jour. »

Pernette rayonnait ! Admirer ce qu’on aime,
N’est-ce pas un triomphe, une fierté suprême !
Elle dit :

« Je savais, ami, ce que tu vaux

Lorsque je t’ai choisi parmi tant de rivaux.
Mon Pierre est un vaillant ! Bienheureuse est la femme
Qui trouve en son époux honneur et force d’âme ;
Qui, soumise à sa loi, peut, en obéissant,
S’appuyer sur un cœur si juste et si puissant !
Je t’ai pris à jamais pour maître ; et je me vante
D’être mieux qu’une reine en restant ta servante.
Je t’aime d’un amour et de fille et de sœur
Dont je ne puis sonder l’ivresse et la douceur.
Toi, le gai compagnon de mes jeunes années,
A travers tous ces jeux où nos amours sont nées,
Toi, si joyeux, si jeune et de si doux aspect,
Tu me remplis souvent de crainte et de respect !
Lorsqu’à ton bras, feignant quelque frivole envie,
J’ordonne en souriant et je me vois servie,
Dans la folle gaîté qui s’échange entre nous,
Parfois, je me sens prête à tomber à genoux.
Peut-être que mon cœur, plus soumis à l’usage,
Devrait, même à tes yeux, se voiler davantage ;
Mais, si je me taisais, dans tes jours attristés,
Quelle voix te dirait ces douces vérités,
Écarterait d’un mot tout le fiel qui t’abreuve ?
Qui donc viendrait en aide à cette longue épreuve ?…
Mais laissons le malheur s’épuiser dans son cours
Et restons enlacés fermement, pour toujours. »

Debout, en plein soleil, sur une roche étroite,
Pierre vers l’orient étendit sa main droite,
Et, prenant les forêts et les cieux à témoins,
Il dit :

« Va, de ton cœur, je n’espérais pas moins ;

Dieu me l’a grand ouvert et je l’ai su connaître.
J’y lis mieux qu’en moi-même et plus avant peut-être,
Et, comme il n’en est pas d’aussi doux, d’aussi pur,
Nul ne sait mieux aimer et d’un amour plus sûr.
Mon exil peut durer ; mon errante existence
Fatiguera ces monts sans lasser ta constance.
Attisant le foyer, ou filant sur le seuil,
Pernette m’attendra, près de ma mère en deuil.
Je compte sur sa foi, plus solide et plus forte
Que le granit sacré du rocher qui me porte.
La terre où je suis né me fermera ses bois,
Leurs feuilles tomberont et renaîtront cent fois,
Les sources tariront ou fuiront de ma lèvre,
Avant que de son miel ton amour ne me sèvre ;
Et ce sol, pas à pas repris par un vainqueur,
Me manquera plutôt que ton cœur à mon cœur. »

C’était un de ces jours de lumière si pure
Que l’œil jusqu’à Dieu perce à travers la nature ;
On respire avec l’air l’espérance et la foi,
Sur ces vives hauteurs où l’homme se sent roi.
Le vent léger et frais, l’odeur de la résine,
Les intimes rumeurs de la forêt voisine,
Les lointains entrevus, là-bas, à l’orient,
Un éclair d’infini qui passe en souriant,
Tous ces flots de musique et de couleur intense
Dans nos flancs élargis centuplent l’existence.
On se sent un pouvoir égal à tout désir ;
On tendrait vers les cieux la main pour les saisir ;
Et l’on croit, dans son cœur qui se gonfle et ruisselle,
Que l’on va concentrer la vie universelle.


Or, planant au-dessus des splendeurs de ce jour,
Dans cet autre infini qui se nomme l’amour,
Puisant l’oubli des maux à ces deux sources saintes,
Ces âmes de vingt ans firent trêve à leurs craintes ;
Sans nul souci des lois et des hommes pervers,
Ils ne voyaient qu’eux seuls et Dieu dans l’univers.
Tout leur semblait ami, tout de joyeux présage.
L’espoir se fait si vite accueillir à cet âge,
Et le cœur, appuyé sur un amour certain,
Se croit si sûr de vaincre et l’homme et le destin !
Les soldats menaçants et les luttes prochaines,
Tout fut vite effacé par la mousse et les chênes,
Par les petites fleurs qu’ils cueillaient autrefois,
Par les rochers témoins de leurs jeunes exploits ;
Et, se livrant à Dieu sans nulle défiance,
Ils revinrent aux jours de leur paisible enfance.

Ils erraient à loisir sur les monts sinueux,
Tout leur passé riait et s’éveillait en eux,
Pierre disait :

« C’est comme à l’un de nos dimanches,

Je te revois petite avec tes jupes blanches,
Quand nous jasions tous deux, à l’abri des buissons,
Parlant de nos oiseaux, des chiens, de nos leçons.
Ton père nous menait visiter ses récoltes ;
Nous essayions, parfois, de joyeuses révoltes,
Grimpant au loin, pillant, sur le bord du sentier,
Et la blanche aubépine et le rouge églantier. »

Pernette poursuivait :

« Et plus tard, grande et fière,

Je suivais mon chasseur des prés à la bruyère,


Non sans un peu trembler des coups que j’admirais.
Tous ces pauvres oiseaux, comme je les pleurais !
Et nous allions ainsi, par nos deux héritages,
Entraînés chaque jour vers de plus hauts étages,
Jusqu’aux bois de sapins jadis fermés pour nous
Par la vague terreur des lutins et des loups.

— Mais la douce saison est enfin commencée
Où la petite sœur devint la fiancée,
Et se promit à moi dans un aveu charmant,
Dit Pierre, en la baisant sur le front, tristement.
Et nous allions plus haut tenter nos escalades ;
Nos deux amis, souvent, guidaient ces promenades.
Et le savant docteur, mêlant l’étude au jeu,
Nous enseignait à lire au grand livre de Dieu,
Nous disait les amours et les vertus cachées
Des plantes dans l’herbier avec art desséchées,
Et comment on applique à mille soins divers
Le bienfait de leurs sucs gardés de longs hivers.

— Quels bouquets, dit Pernette, ou plutôt quelles gerbes
Nous rapportions tous deux, rameaux, fleurs, longues herbes
C’était à qui ferait la plus ample moisson,
Mêlerait plus de rire à la grave leçon ;
A qui d’un œil plus vif et d’un pied plus alerte
Pousserait plus avant, là-haut, sa découverte ;
Et c’était souvent moi — nous avons un témoin —
Qui trouvais la fleur rare et grimpais le plus loin. »

Et Pierre en souriant :

« Oui, le plus beau trophée

Ornait ce front de reine et cette main de fée,


Grâce au vaincu joyeux qui s’empressait encor
D’apporter son tribut pour grossir ton trésor…
Mais voici les rochers que nous ne passions guère,
Et nous avons franchi nos anciennes frontières.
Dans mes États nouveaux entrons ; viens sans effroi,
Et connais ces hauts lieux dont le proscrit est roi. »

Sous les sapins, d’abord, ils virent les retraites,
Les huttes de rameaux et les grottes secrètes
Où campaient sous leur chef ses libres compagnons,
Tous enfants du pays, tous connus par leurs noms.
Et, propice à chacun, la jeune messagère
Louait les vieux parents, la promise, la mère.

Puis ils montèrent seuls à ce plateau désert,
Ondulant sur nos monts comme un océan vert.
Tels que de noirs clochers au-dessus des bruyères,
Là, des volcans éteints surgissent les cratères,
Et les blocs de basalte en leurs entassements
Simulent, tout à coup, d’étranges monuments.
Là, dominant au loin la déserte étendue,
PIERRE-SUR-HAUTE[1] en fleurs lève sa tête ardue,
Réservoir des torrents et des ruisseaux discrets
Où s’abreuvent tes fils, cher pays de Forez !
Qui montera là-haut verra tout un royaume,
Tout le pays gaulois du mont Blanc au mont Dôme.

Des aigles au grand vol ce lieu reste ignoré,
Mais l’alouette et moi le tenons pour sacré ;
C’est vers lui qu’éveillé par l’humble cornemuse,



Enfant, je m’élançai pour adorer la Muse.
Viens, ô Muse sans nom qui fais là-haut ton miel,
Muse de mon pays, mais fille aussi du ciel,
Vierge au front ceint d’airelle et de bruyère rose,
Muse invisible à tous et qui vois toute chose !
Ouvre à mes yeux obscurs, écartant le brouillard,
Les larges horizons qu’embrasse ton regard,
Et, pour voler plus près des antiques modèles,
Donne à ton faible enfant le souffle et le coup d’ailes.
Le premier je t’invoque en ces chastes déserts ;
Que ta virginité s’atteste dans mes vers.
Fais circuler, toujours, à travers ma pensée,
L’air pur de la montagne et sa vertu sensée,
Et la salubre odeur des pins de nos sommets
Qui suscite la vie et n’enivre jamais.
D’autres iront cueillir, sous des soleils torrides,
Les savoureux trésors des jardins Hespérides,
En des lieux où l’aspic rampe sous les gazons,
Où les fruits éclatants cachent de vils poisons ;
Moi, sur le maigre solde tes âpres domaines,
Je ferai des moissons plus pauvres, mais plus saines ;
Rien de bas et d’impur ne me suivra chez toi
Et j’y marcherai seul et libre, comme un roi.
Viens ! et donne à mes vers, à mes sobres images,
Un solide support fait de maximes sages ;
Que le parfum en fasse oublier les couleurs ;
Qu’on devine le roc sous le velours des fleurs ;
Que dans l’érable ou l’or, selon ta fantaisie,
De l’antique sagesse ils cachent l’ambroisie ;
Qu’enfin, dans tout ce livre, honnête et bienfaisant,
L’âme éclate immortelle et que Dieu soit présent !
C’est lui qui, ce jour-là, sous un ciel tout de flammes,


Ravivait la candeur de ces deux fraîches âmes ;
Et, dans ce beau désert, loin de tout œil humain,
Les guidait l’un par l’autre et leur donnait la main.
Ils allaient, ignorant quels radieux complices
Mêlaient au doux revoir ces intimes délices,
Goûtant, à leur insu, la haute volupté
De se parler d’amour devant l’immensité.
Et Pernette disait :

« Sommes-nous sur la terre ?

Est-ce toi que je vois, toi que j’écoute, ô Pierre ?
Je t’aime en ce désert d’un amour tout nouveau ;
Jamais je ne t’ai vu si puissant et si beau ;
Jamais je n’ai senti, comme sur ces bruyères,
Mon cœur tout débordant d’espoir et de prières ;
Jamais, jusqu’à ce jour, Dieu dans notre amitié
Ne m’a si bien paru s’être mis de moitié.
Par moments, je me crois à l’église : il me semble
Que nous y sommes seuls, agenouillés ensemble ;
Que les cierges, pourtant, l’illuminent encor ;
Que l’encens fume au pied du tabernacle d’or ;
Que le prêtre est absent, et, sous la voûte antique,
Que d’invisibles voix achèvent le cantique. »

Pierre lui répondait :

« Nous sommes devant Dieu

Enchaînés l’un à l’autre, à jamais, en tout lieu !
Il ordonne à nos cœurs, bénis de sa rosée,
L’éternelle union par les lois refusée.
Ici-bas, ni là-haut, quel que soit l’avenir,
Rien n’aura séparé ce qu’il voulait unir.
Nous sommes mariés comme le sont les anges ;


Ce contrat nous invite à des douceurs étranges ;
J’oublie avec ardeur, sur ce chaste sommet,
Ce qu’il nous interdit dans ce qu’il nous permet.
J’ai droit de m’enlacer a ton âme immortelle,
De l’attirer sur moi, de m’appuyer sur elle,
D’entrer dans ses douleurs et de les partager ;
De l’avoir pour refuge à l’heure du danger ;
De cueillir, sans remords, ses pleurs ou son sourire ;
De tout entendre d’elle, heureux de tout lui dire :
Et, dans cet infini, comme au ciel les élus,
Ayant tout, j’ai le droit d’espérer encor plus !

— Oui, Dieu nous a donné, dit sa vive compagne,
Un jour de paradis dans ce coin de montagne.
Notre plaine est si loin qu’on se croirait aux cieux ;
Tout un monde nouveau se révèle à mes yeux,
Et je sens, aux rayons de cette clarté pure,
Comment l’on ressuscite et l’on se transfigure. »

Pierre ajoutait :

« Ce lieu si sévère et si doux,

Nous voudrons le revoir quand nous serons époux.
Fiers de nous reporter au temps de nos épreuves,
Nous y retremperons nos amours toujours neuves ;
Et dans l’heureux désert plein de ce souvenir,
Sous les regards de Dieu nous viendrons rajeunir. »

Ainsi, l’air des hauteurs, et l’amour et leur âge
Avec l’oubli du mal leur donnaient le courage ;
Ils s’emparaient tous deux de l’avenir lointain,
Comme si le présent, hélas ! était certain.
Les hommes et le monde et ses lois insensées,


Disparus de leurs yeux, sortaient de leurs pensées.
Ils marchaient seul à seul et, durant tout un jour,
Rien n’exista pour eux qu’eux-mêmes et l’amour.
Un tel jour brille au loin, à travers les ans sombres,
Comme un lac pur au sein des forêts pleines d’ombre,
Aux fentes d’un cachot, comme un pan de ciel bleu,
Porte ouverte à l’espoir pour voler jusqu’à Dieu.

Tandis que leur amour, promené sur les cimes,
Aux splendeurs du dehors mêlait ses voix intimes,
L’heure au pied trop rapide et maintes fois trop lent
S’éloignait de midi sur l’horizon brûlant ;
Aux promeneurs lassés faisant, après leur course,
Désirer le repos, l’ombre et l’eau de la source.

Au bord d’un large puits qu’abrite un rocher noir,
Sous les pins et les ifs ils revinrent s’asseoir ;
Et tandis que Pernette un moment s’y repose,
Vers le camp, bien muni de pain, de toute chose,
Il court ; de ses amis l’art joyeux et frugal
Avait du jeune chef préparé le régal.
Bientôt près de la source il vida la corbeille.
Or, durant ce temps-là, Pernette, active abeille,
Butinait sur le sol sans épargner ses pas :
Fraise, airelle et noisette égayaient le repas.
Et le petit panier aux deux anses légères
Qui court si loin, au bras des bonnes ménagères,
En quittant la maison, porté sous le manteau,
N’avait pas oublié conserves et gâteau :
Ce fin gâteau, plié d’une blanche serviette,
Que Pierre aime si fort, que fait si bien Pernette !
Pétillant comme un vin, fraîche comme un glaçon


La Fonfort[2] leur offrait sa piquante boisson,
Qu’aiguisent mille sels qu’un léger gaz amorce,
Eau propice à la soif et réparant la force.

Ainsi coula pour eux, dans ce vert paradis,
Le goûter, aussi long, aussi gai que jadis.
Rire, projets charmants, douces taquineries
Brodaient, comme autrefois, les longues causeries ;
Si bien qu’à ce soleil, dans leurs cœurs éblouis,
Les sinistres pensers s’étaient évanouis.

De larges blocs moussus, d’où l’eau filtre et s’échappe,
Leur offraient et le banc et la table et la nappe,
Et de la source heureuse encadraient le miroir,
Les conviés souvent s’y penchaient pour s’y voir ;
Le ciel s’y reflétait tout bleu, pur de nuages,
Et de son vif azur bordait ces deux visages.
Des lèvres et des yeux mille signaux charmants
Couraient sur ce cristal entre les deux amants.
Tout à coup, le miroir s’agite : une tempête
Dans l’étroit océan frémit sous chaque tête ;
Un fluide animé, montant du fond de l’eau,
Efface en bouillonnant le gracieux tableau.
Alors, on s’écriait ! L’œillade et le sourire
Se disaient de plus près ce qu’ils avaient à dire ;
Les deux fronts se touchaient, mieux que sur le flot clair ;
Et les baisers cessaient de se perdre dans l’air.

Quand le soleil, doublant l’ombre qui se projette,
Ordonna le retour à la sage Pernette,



Ils partirent légers, sans larmes, pleins d’espoir ;
Comme s’ils étaient sûrs, demain, de se revoir,
Comme s’ils avaient là, près de cette fontaine,
Leur pain de chaque jour et leur table certaine,
Comme s’ils avaient vu, sous ces arbres heureux,
Un autel nuptial déjà dressé pour eux.

Jusqu’aux chemins frayés, bornes de son empire,
Pierre s’aventura, heureux de la conduire ;
Il dépassa les champs perdus le long des bois
Où le seigle aux genêts succède quelquefois ;
Puis, l’ornière des chars lui marqua les limites
Des douces régions au proscrit interdites.

Ils laissaient le soleil et les monts derrière eux.
L’astre, à demi couché, jetait ses derniers feux ;
L’ombre des voyageurs, oscillant sur le chaume,
S’allongeait à leurs pieds comme un vague fantôme.
Pernette, l’ayant vu, s’arrêta brusquement,
Tressaillit et serra le bras de son amant.
Pierre sentit au cœur quelque chose de sombre,
Mais sourit, et lui dit : « As-tu peur de ton ombre ? »
Et, la baisant au front, ajouta « C’est le lieu
Où sera le revoir que nous promet l’adieu. »

L’adieu se fit, profond, muet, dans une étreinte.
Sous les fleurs de ce jour avait dormi la crainte ;
Mais chez la douce enfant elle éclatait soudain,
Dès qu’ils eurent franchi le seuil de leur Eden.
Les périls oubliés, les ennemis sans nombre
Se dressaient à ses yeux épouvantés d’une ombre.

Il fallut que l’ami, prêt lui-même à pleurer,
Souriant, suppliant, la forçât d’espérer ;
Lui montrât, de partout, d’infaillibles présages,
Et, conscrit de vingt ans, parlât comme les sages.
Il finit par ces mots :

« J’ai maint avis secret,

On en sait moins au bourg que nous dans la forêt.
Partant de loin, des lieux où notre sort s’agite,
De bannis en bannis les nouvelles vont vite.
L’homme qui tient sous lui le peuple gémissant
Et qui change l’Europe en une mer de sang,
Celui dont les limiers, chasseurs de chair humaine,
Me traquent dans ces bois et m’ont pris mon domaine,
Chancelant sur ce trône où d’autres vont s’asseoir,
S’écroulera demain, et peut-être ce soir.
Alors, libres et fiers dans le village en fête,
Nous qui l’avons bravé nous lèverons la tête ;
Et ses camps, nos forêts, ses cachots noirs et sourds
Rendront leurs fiancés aux filles de nos bourgs ;
Les cloches sonneront, et Pierre, sans remise,
Conduira triomphant sa Pernette à l’église. »

Que la joie est facile aux âmes de vingt ans,
Et qu’un triste horizon s’égaye en peu d’instants
Quand parle un amoureux, lui qui sait toute chose,
Et qu’il peint l’avenir, et qu’il voit tout en rose !
Comme on admire en lui l’esprit supérieur,
Et combien ses raisons s’imposent vite au cœur !
Pernette, en l’écoutant, accueillit la lumière ;
Elle crut, elle vit tout ce que voyait Pierre.
Souriant de sa peur, elle essuya ses yeux.


Les baisers du départ furent presque joyeux,
Comme ceux que le soir, au hameau, sur la porte,
Donne, et que le matin fidèlement rapporte.

Le retour au manoir s’acheva promptement,
Dans le foyer joyeux flamba le gai sarment ;
Bien avant dans la nuit, à sa clarté légère,
Chacun voulait ouïr la vive messagère.
Laissant le coup du soir dans son verre oublié,
Attentif, à son banc Jacques semblait lié ;
Pour la première fois, la douce Madeleine
Achevait sans pleurer son écheveau de laine ;
Et, malgré maints récits, maints avis différents,
L’espoir contagieux gagna les vieux parents.

Toi, maintenant, sommeil, sur la blanche couchette,
Viens, en un rêve heureux, dans l’âme de Pernette,
Prolonger cet espoir que tu sais embellir ;
Quand luira le soleil, peut-être il doit pâlir !
Toi, dont le bras, souvent, pèse aux flancs qu’il caresse,
Sommeil, parfois si dur à la triste vieillesse,
Toi qui, dans les palais, ou les humbles réduits,
De tant de jours cruels fais tant d’atroces nuits,
Ouvre à cette jeune âme un horizon paisible,
Sommeil de l’âge heureux qui rends le ciel visible !
En tableaux pleins de grâce et de sérénité,
Peins-lui les souvenirs de ce jour enchanté.

Sur la place, à travers un peuple qui l’assiège,
Fifres et violons précèdent le cortège.
Il fait soleil : partout des fleurs et des rubans ;
Dans la rue, à l’église, on monte sur les bancs ;

De fleurs et de rameaux les dalles sont chargées ;
Le large plat d’étain verse à flot les dragées ;
Le gai carillonneur sonne ses plus beaux airs,
Cloches et pistolets, des cierges, des cieux clairs,
L’encens, l’odeur des pins, le souffle de la brise,
Les troncs de la forêt, les piliers de l’église,
Hier et demain, mêlés en tout confusément,
Lui versent dans ce rêve un même enchantement.
Pierre est là, sérieux, lumineux, haut de taille,
En costume à la fois de noce et de bataille,
Armé de son fusil, fleuri de son bouquet.
L’autel est un rocher, l’église est un bosquet.
On se met à genoux sur un banc de bruyères.
Des cantiques d’oiseaux terminent les prières.
Mêlé d’azur, de fleurs, de neige et de soleil,
S’étend sur les époux un poêle sans pareil ;
Nulles visibles mains ne portent ce nuage ;
Le bon curé paraît, des pleurs sur le visage,
Dans une chape d’or, sans poser sur le sol.
Des ramiers a l’entour se croisent dans leur vol.
Il parle, et de ses voix un torrent l’accompagne.
Le soleil va passer derrière la montagne ;
Le prêtre étend sur eux ses mains et les bénit ;
Le couchant rougit l’herbe et l’autel de granit ;
Les cierges sont éteints, le rocher devient sombre,
L’église et la forêt, tout s’efface dans l’ombre,
Le sommeil s’épaissit… Et, du rêve joyeux
En s’éveillant, Pernette avait des pleurs aux yeux.

  1. La plus haute cime des montagne du Forez
  2. Nom populaire des sources d’eau minérale et gazeuse très communes dans le Forez.