Pensées d’un esprit droit/Pensées d’un esprit droit, et sentimens d’un cœur vertueux


PENSÉES
D’UN ESPRIT DROIT,
et
SENTIMENS
D’UN CŒUR VERTUEUX.


I.


On pense assez généralement qu’il est moralement impossible d’être heureux ; et à en juger par mon expérience, je serais de cette opinion. Cependant mes réflexions commencent à me convaincre que le bonheur n’est pas une chimère, lorsqu’on le cherche dans son propre intérieur, et non hors de soi.

Il faut, pour le trouver, n’avoir aucun reproche à se faire, et voir les défauts et les vices des hommes, sans leur en vouloir plus de mal.

Il ne faut haïr personne, parce que la haine est un tourment pour celui qui entretient cette passion dans son cœur. Il suffit de mépriser et de tolérer les méchancetés et les ridicules.

II.

Si, lorsque je me suis aperçu, pour la première fois, que j’étais trahi, j’avais eu la force de renoncer à la personne qui m’avait trompé, je me serais épargné à moi-même des reproches et à elle de nouveaux crimes. Mais j’ai voulu des explications ; elle m’a donné des assurances dont j’ai encore été sottement la dupe, et je lui ai fait ajouter des mensonges multipliés à la perfidie dont elle était coupable.

III.

C’est bien assez d’avoir contre moi mes remords pour le passé ; il faut du moins m’épargner le mépris de moi-même pour l’avenir[1].

IV.

Quand on n’agit que par le bas motif de l’amour de l’argent, on ne met jamais dans ses actions aucune vérité, ni dans son zèle aucun véritable attachement.

V.

Il n’y a qu’un moyen assuré pour détruire dans son cœur une passion aussi violente que l’amour : c’est de se séparer de la personne qui en est l’objet. Sa présence est un aliment continuel qu’on fournit à un feu mal éteint.

VI.

On vous accablera de protestations d’attachement et de reconnaissance, tandis qu’on attendra quelque chose de vous ; mais, si l’on croit n’avoir plus rien à espérer, on vous abandonnera sans pudeur et sans regret[2].

VII.

Les lois divines et humaines ont établi, entre des gens mariés, la supériorité de l’homme et la dépendance de la femme. Mais, pour engager celle-ci à se soumettre sans répugnance, il faut que le mari n’en exige rien qui ne soit raisonnable.

Rien n’est plus dangereux que l’autorité en des mains qui ne savent pas en faire usage.

VIII.

L’orgueil est le vice qu’on pardonne le moins ; il blesse essentiellement l’amour-propre. L’orgueilleux ne peut être ni affable ni reconnaissant. Ce n’est qu’en nous abaissant qu’il cherche à satisfaire sa hauteur.

On redoute l’orgueil des grands seigneurs, parce qu’ils peuvent nuire. On méprise celui des personnes sans crédit et sans pouvoir, parce que leur sotte fierté ne peut porter préjudice à personne.


IX.

Le commerce de la vie civile exige des secours mutuels et des complaisances réciproques. Ne vouloir jamais prendre sur soi et toujours sur autrui, est le projet le plus injuste et le plus extravagant.

X.

Sans religion, il ne peut y avoir ni vraie probité ni bonheur solide[3].

Mais peu de gens ont une idée juste de la religion. On la fait ordinairement consister dans des pratiques extérieures, et l’on ne remplit aucun des devoirs essentiels qu’elle prescrit. Il faut sans doute observer les préceptes de l’Église, mais ne pas s’imaginer qu’en assistant au service divin, et en marmotant quelques prières où le cœur n’est pour rien, on a tout fait.

On n’a de religion qu’autant qu’on ne fait pas contre les autres ce que nous ne voudrions pas qu’ils fissent contre nous, et qu’on fait pour eux ce qu’on voudrait qu’ils fissent pour nous.

La véritable religion, c’est la vérité, la charité, la bienfaisance, l’humilité, la douceur dans le caractère et dans les procédés. Tout exercice de religion qui n’est pas fondé sur cette base, n’est qu’illusion et hypocrisie.

XI.

Les gens qui ne pardonnent jamais rien aux autres, prétendent qu’on leur pardonne tout[4].

Il faudrait, pour vivre en paix, ne s’offenser de rien, et n’offenser personne.

XII.

L’amitié est le trésor le plus précieux et le plus rare de la vie. Un véritable ami partage mes plaisirs et mes peines ; il tolère mes défauts, et n’a point de lâche complaisance pour eux. Il ne me fait point de protestations continuelles de zèle, mais il me marque, dans toutes ses actions, un tendre et sincère attachement. C’est mon intérêt qu’il désire, et qu’il cherche, préférablement au sien[5].

XIII.

Quand on approche de la vieillesse, il ne faut s’occuper que du soin de faire un meilleur usage du temps qui reste à vivre, qu’on n’a fait de celui qu’on a vécu, et ne songer à son existence que pour se préparer à la perdre bientôt[6].

XIV.

Quand on n’aime que soi, et ce sentiment n’est que trop commun, on est à charge aux autres, et l’on n’est utile à personne.

XV.

Les caractères fiers et opiniâtres sont également incapables et de donner et de recevoir conseil : ils ne suivent que les impressions de leur mauvaise tête et de leur mauvais cœur.

XVI.

C’est la force de la passion qui fait beaucoup plus souvent des dupes en amour que la faiblesse de l’esprit.

XVII.

Quand on est déterminé à rompre avec une personne qu’on a aimée, il ne faut point réfléchir ni sur sa résolution, ni sur les motifs qui engagent à la prendre : il faut s’occuper de toute autre chose que de ce qui a rapport à l’objet aimé. Cette division affaiblira la passion et donnera du courage et des forces pour la vaincre entièrement et sans retour. On n’est radicalement guéri que quand on ne désire et qu’on ne craint plus rien à cet égard.

XVIII.

Les femmes, pour la plupart, ressemblent aux énigmes : elles occupent quand on ne les devine point ; mais dès qu’elles sont connues, elles cessent de plaire[7].

XIX.

Les biens et les maux que le sage éprouve, contribuent à sa perfection. C’est ainsi que le soleil et la pluie concourent à fertiliser la terre.

XX.

Quand on est fier et opiniâtre, ce n’est pas faute de lumières et de connaissances, mais par défaut de sentiment. On a quitté le chemin de la raison, de la justice et de la reconnaissance ; une fausse honte empêche d’y rentrer, et plus on attend, plus on se cabre contre la vérité et la décence. Le parti le plus sage à prendre avec des personnes de ce caractère, est de garder le silence, et de les laisser revenir d’elles-mêmes, si la dépravation du cœur ne les entretient pas absolument dans leur obstination.

XXI.

L’étourderie fait parler et agir sans réflexion. Si les personnes qui ont ce défaut, voulaient bien se rappeler tout ce qu’elles ont dit et fait, elles seraient humiliées des imprudences, des indiscrétions et des écarts dont elles se sont rendues coupables.

L’étourdi parle toujours de travers, et n’écoute jamais ce qu’on lui dit, ou l’entend mal.

XXII.

Rien n’est si bas et si lâche que de chercher à se justifier par le mensonge. Un menteur est l’objet du mépris public, et il contracte, par l’habitude de vouloir tromper les autres, celle de se tromper lui-même.

Nous tenons les uns aux autres par la parole, qui doit être l’interprète de nos pensées et de nos sentimens ; mais si elle a perdu tout crédit et toute confiance, tous les liens de la société et du commerce de la vie sont rompus.

La vérité même passe pour une imposture dans la bouche du menteur[8].

XXIII.

Rien ne doit être plus précieux qu’une bonne réputation[9]. On croirait tout le contraire à en juger par la facilité avec laquelle des hommes la sacrifient à un vil intérêt.

XXIV.

Quand on examine la manière dont les hommes et les femmes vivent les uns avec les autres, on est tenté de penser qu’ils ne sont créés que pour se tourmenter et se détruire réciproquement.

XXV

Je vois deux personnes qui paraissent extrêmement liées d’amitié entre elles. Si je disais à chacune d’elles tout le mal qu’elles m’ont dit l’une de l’autre, elles se détesteraient encore plus qu’elles ne paraissent s’aimer.


XXVI.

Il est inutile et souvent dangereux de donner un conseil à quelqu’un qui, animé par l’ardeur d’une passion, n’en écoute que les mouvemens.

Pour bien conseiller, il faut connaître le caractère de la personne qui a besoin de conseil, et attendre les circonstances favorables pour le faire recevoir, sinon avec docilité, du moins sans aigreur[10].

On ne doit avoir en vue, en conseillant, que d’opérer l’avantage des autres, et ne mêler à cet objet aucun motif personnel.

XXVII.

On souffre patiemment d’être blâmé quelquefois quand on mérite ordinairement d’être loué.

XXVIII.

Si l’on me confie un secret, quelque peu important qu’il puisse être, je dois le garder scrupuleusement. Mais l’homme sage ne doit faire des confidences que dans le cas d’une nécessité évidente, et avec beaucoup de circonspection.

On ne se confie qu’à un ami : mais peut-on répondre qu’il ne cessera jamais de l’être[11] ? Si je dis un secret à une personne, parce que je la crois mon amie, elle se croira également autorisée à le révéler à un tiers qu’elle regardera aussi comme son ami ; celui-ci le dira à un quatrième, et voilà le secret de la comédie.

XXIX.

Le dépit que cause une inclination méprisée, ou à laquelle l’objet aimé ne répond point, ne demande qu’à être apaisé ; et je voudrais, si je me trouvais malheureusement dans ce cas-là, qu’on me prouvât que mes soupçons sont injustes et sans aucun fondement. Je suis bien éloigné de chercher le crime, je ne désirerais de voir que l’innocence.

Au reste, le dépit n’a jamais guéri une passion ; cette cure doit être l’ouvrage de la séparation et de l’absence : il n’y a point d’autre remède.

XXX.

Rien ne soulage plus sûrement les peines intérieures que la liberté de se plaindre, et de puiser de la consolation dans le sein d’un ami. Mais il y a des gens assez infortunés pour n’avoir pas même cette ressource[12].


XXXI.

La base la plus solide du repos et du bonheur, c’est de ne pas les faire dépendre de ce qui ne dépend pas de nous.

Ce serait une folie que d’entreprendre de corriger les vices d’autrui, et de s’en affecter trop vivement : il faut se borner à n’en point avoir soi-même, et du reste à prendre le temps comme il vient, et les hommes pour ce qu’ils valent.

XXXII.

Nous n’avons point d’étude plus essentielle et plus salutaire que celle de nous-mêmes[13] ; c’est ce qui nous est personnellement propre, et non ce qui nous est étranger que nous devons nous appliquer à connaître ; il faut nous instruire de nos défauts pour les réformer et des dons que la nature a mis en nous pour en régler l’usage, l’objet et la fin.

XXXIII.

Pour peu qu’on veuille de bonne foi s’examiner soi-même, on s’aperçoit aisément du peu que l’on vaut, et l’on n’est pas tenté d’être fier et orgueilleux. On ne s’estime pas au-delà de ce qui convient, et on purifie son esprit et son cœur du dangereux poison de la vanité et de la hauteur.

XXXIV.

Avez-vous jamais fait attention à la façon dont les orgueilleux se conduisent vis-à-vis d’autrui ? avez-vous remarqué avec quel dédain ils vous écoutent, avec quelle arrogance ils ne vous répondent que par un sourire moqueur, ou par quelque propos insultant ? On rougit, pour eux, de leur impudente grossièreté : eux seuls n’en rougissent pas, et s’ils n’excitent pas beaucoup d’indignation, ce qui arrive le plus ordinairement, ils font au moins pitié.

XXXV.

Il faut mettre une grande différence entre les défauts de l’esprit, de l’imagination et de l’humeur, et les vices du naturel et du cœur. Les premiers produisent des caprices, des légèretés, des entêtemens passagers ; et les seconds, des mensonges, de la dissimulation, de l’ingratitude, et une obstination insolente et indomptable. On pardonne aisément les uns, et l’on ne fait jamais de grâce aux autres.

XXXVI.

Qu’il y aurait à gagner, pour les personnes vaines, et qui se méconnaissent, si elles avaient le courage de s’ôter à elles-mêmes le voile qu’elles ont devant les yeux, et de se rappeler, de bonne foi, ce qu’elles sont et d’où elles sont parties pour arriver au point où elles se trouvent ! Elles se jugeraient alors suivant les lumières de l’équité, et les règles de la raison ; et, par une conséquence nécessaire, elles seraient bien éloignées de penser que tout leur est dû, et qu’elles ne doivent rien à autrui.


XXXVII.

J’ai toujours désiré un ami qui fût un confident à qui je pusse ouvrir mon âme, un conseil dans mes délibérations, un consolateur dans mes peines, un autre moi-même par les liens de la tendresse et de la fidélité. J’ai cru, enfin, que j’avais trouvé ce trésor inestimable, mais je me suis trompé. La trahison que j’éprouve m’apprendra à ne plus me fatiguer à la poursuite d’une chimère.

XXXVIII.

On m’a fait les protestations d’attachement les plus fortes, on les a accompagnées des expressions les plus affectueuses, des promesses les plus flatteuses, des démonstrations les plus séduisantes ; mais tout cela n’était qu’un langage qui paraissait dire tout, et qui ne signifiait rien : le cœur avait l’air de s’épancher en sentimens tendres et sincères, et dans le fond il ne sentait rien. J’ai enfin percé au travers de toutes ces apparences ; j’ai réduit les paroles à leur véritable sens : j’ai apprécié à leur juste valeur les témoignages les plus spécieux, et je n’ai vu que de l’indifférence, de la cupidité et de la perfidie.

XXXIX.

Il n’y a rien de plus incertain et de plus fragile que les amitiés humaines. Il faut des années pour les former, et il ne faut quelquefois qu’un moment pour les détruire[14] ; et ce qu’un instant a détruit, un siècle ne le rétablirait pas. Les amitiés fondées sur l’honneur et sur la vertu, ne sont pas susceptibles de cet inconvénient.

XL.

Un de mes amis avait le cœur flétri par les indignes traitemens qu’il éprouvait de la part d’une personne à laquelle il était attaché. Il était d’une tristesse affreuse : on lui en demandait la raison, et il n’avait garde de la dire. Il me confia qu’il allait se retirer absolument des compagnies, et vivre dans la plus grande retraite. Je lui répondis que ce n’était pas là le remède : voyez tout le monde, lui dis-je, excepté la personne dont il s’agit, et vous serez bientôt tranquille et heureux[15].


XLI.

Il est insoutenable de vivre sous un même toit avec des gens vis-à-vis desquels il faut toujours être dans la réserve, toujours dans la défiance, toujours en garde : autant vaudrait passer sa vie dans un bois au milieu des loups et des sangliers.

XLII.

On m’a cruellement offensé dans la substance du cœur, et l’on m’offense tous les jours ; mais à Dieu ne plaise que je me livre à des désirs de vengeance ! Je sens que je ferais encore du bien à ceux qui m’ont fait et qui me font tant de mal ; je serais même plus disposé à faire des avances, qu’à exiger des satisfactions, si je croyais les rappeler à des sentimens de justice et d’amitié ; mais j’ai tant de fois pardonné, j’ai si souvent prévenu sans succès, que je n’ai plus le courage de renouveler des démarches qui m’aviliraient en pure perte[16].

XLIII.

Quel caractère plus difficile à corriger que celui d’une personne dont l’imagination est capricieuse et bizarre, dont le cœur est hautain et impérieux, dont la volonté est dure et opiniâtre, dont les sentimens sont bas et intéressés ! un pareil caractère ne fera jamais que le malheur de la personne qui en est douée, et le désespoir de ceux qui s’intéressent à elle.

XLIV.

Il n’y a de vraie félicité que dans la paix intérieure de l’âme, et on ne peut « jouir de cette paix que par la vertu[17].

XLV.

Quand vous verrez quelqu’un audacieux et rampant, dites, sans crainte de vous méprendre, qu’il est vicieux ; et, quand vous verrez quelqu’un modeste et ferme, dites, avec la même sécurité, qu’il est vertueux.

XLVI.

Les peines du temps présent seraient bien peu de chose, si elles ne nous rappelaient pas le souvenir des plaisirs du temps passé. Nous ne nous plaignons de ce qui est, que parce que nous regrettons ce qui n’est plus.

XLVII.

Il y a deux sortes de jalousies : l’une est délicate, et on ne l’a que parce qu’on ne s’estime pas assez soi-même ; l’autre est grossière, et on ne l’a que parce qu’on n’estime pas assez l’objet qu’on aime : celle-ci est une injure, et l’autre une preuve d’attachement.

XLVIII.

Le moyen peut-être le plus sûr et le plus efficace pour calmer une grande douleur, est de s’y livrer sans résistance.

XLIX.

La meilleure de toutes les habitudes serait de n’en contracter aucune, et d’être absolument indépendant et dégagé de tout. Il n’y a qu’un homme éclairé, sage et courageux qui puisse acquérir cet empire sur lui-même.

L.

Plus on a de passions, moins on est libre[18]. Elles font naître les besoins, et ceux-ci ne sont jamais sans le désir de les satisfaire.

LI.

Nous avons trois sortes de liens :

Les premiers sont tissus par la nature, et inévitables : telle est la soumission d’un fils à son père ;

Les seconds dépendent du sort, soit qu’on l’ait mérité ou non ; et il est permis de chercher à s’en délivrer : telle est la pauvreté, etc., etc. ;

Les troisièmes proviennent de nos liaisons et de nos engagemens. Si l’honneur et les lois ont consacré ces engagemens, il faut se soumettre aux chaînes nés qu’ils imposent : tel est l’état du mariage, etc., etc.

Mais, si ce sont des engagemens inutiles ou nuisibles, auxquels trop de complaisance et de bonne foi ont donné lieu, on n’a rien de mieux à faire que de les sacrifier à la liberté, et de se soustraire absolument, et sans retour, aux caprices, à la bizarrerie, à la fausseté et à ingratitude d’autrui.

LII

On ne parle jamais bien que lorsqu’on sent ce qu’on dit.

La nature a mis dans le sentiment une persuasion que les paroles n’opèrent point, et que l’art ne saurait imiter.

Il n’y a rien de vrai et d’expressif que ce qui part du cœur[19] : on le voit et on l’entend, sans le secours même de la voix et des oreilles.

LIII.

De toutes les vertus, la plus admirable est le pardon des injures, quand on est le maître de se venger[20].

On n’a une âme généreuse qu’autant qu’on sait mépriser ce qui ordinairement produit l’indignation, ou du moins n’y faire qu’une attention légère.

LIV.

Qu’est-ce qu’un impertinent ? c’est un sot, si rempli de lui-même, qu’il compte les autres pour rien.

LV.

Combien de gens profanent le nom et l’usage de l’amitié ! Dans les uns, ce n’est que l’art du mensonge et de l’intérêt, dans les autres, un stratagéme pour parvenir plus sûrement à leurs fins.

Il vaut infiniment mieux être seul et isolé, que d’ouvrir son âme à de pareils amis.

LVI.

Pour conserver un ami, il faut devenir soi-même capable de l’être.

Une personne qui rapporte tout à elle, qui n’aime que relativement à sa convenance particulière, doit renoncer aux douceurs et aux avantages de l’amitié.

LVII.

Il n’y a que des sentimens purs et honnêtes qui puissent former les nœuds de l’amitié ; mais l’intérêt les désunit.

LVIII.

Avoir trop bonne opinion de soi, c’est une petitesse honteuse, qui tôt ou tard rend malheureux.

LIX.

Ce n’est pas en exerçant l’empire sur les autres, c’est en dominant sur soi-même qu’on peut uniquement se flatter de parvenir au bonheur.

LX.

La naissance et les dignités sont de

vains titres que le hasard procure[21]. C’est par les sentimens qu’il faut être noble et grand. Il n’y a que la vertu qui mérite l’admiration et le respect des hommes.

LXI.

Le mariage est le lien le plus général et le plus étendu de la société ; mais il s’en faut bien que ce soit toujours celui qui unit le plus sincèrement un homme avec une femme.

LXII.

Les personnes les plus inconstantes se piquent quelquefois d’une opiniâtreté à toute épreuve ; mais leur légèreté et leur entêtement prouvent également leur faiblesse.

LXIII.

Rien n’est ordinairement plus difficile que d’engager l’amour-propre à une démarche qu’il a d’abord refusé de faire.

LXIV.

Il y a des gens qui aiment mieux tout risquer et tout perdre par orgueil, que de reconnaître leurs torts, et de se rétracter avec prudence et simplicité.

LXV.

Un homme sage est également éloigné et de la faiblesse qui croit sans discernement, et du pyrrhonisme qui se fait un pitoyable mérite de ne rien croire.

lxvi.

C’est par les œuvres qu’on connaît le caractère. On a beau dire qu’on a le cœur excellent, quand je ne vois ni la candeur qui le caractérise, ni la complaisance qui en est un attribut, ni aucun de ces mouvemens si expressifs du sentiment qui cherche à plaire, et qui craint d’offenser. On cherche inutilement à affecter ces tendres impressions de l’âme, quand on ne les éprouve pas ; et il n’y a que des imbéciles qui puissent être long-temps la dupe de la dissimulation et de la fausseté.

lxvii.

Nous ne devons jamais trouver mauvais qu’on n’ait pas de goût pour nous. Il y a des sympathies et des antipathies naturelles que nous éprouvons tous[22]. On voit une personne, et sans savoir quelles sont les qualités de son esprit et de son cœur, on se sent porté d’inclination pour elle, ou l’on sent une répugnance à se lier avec elle. Il serait fort difficile de se rendre raison à soi-même de cet attrait ou de cet éloignement.

Mais rien ne doit nous empêcher d’observer du moins, à l’égard de ceux que nous ne nous sentons pas disposés à aimer, ce que les devoirs communs de l’humanité et une éducation honnête exigent de tout le monde. Il faut s’en tenir là ; et rien ne serait si criminel et si monstrueux, que de témoigner, à ces personnes, des sentimens que nous n’avons pas dans le cœur, et de leur faire illusion par des apparences trompeuses.

lxviii.

Si l’on faisait une sérieuse attention au caractère de la plupart des hommes et des femmes, on remarquerait aisément que les personnes qui s’admirent avec le plus de facilité, sont celles qui sont le moins affectées des sentimens qu’on leur suppose.

lxix.

Il n’y a personne qui n’ait des défauts, mais ils sont excusables quand ils sont du moins compensés par quelques vertus[23].

LXX.

Pourquoi manque-t-on souvent l’objet qu’on a en vue ? c’est parce qu’on ne compare pas les moyens à la fin qu’on se propose. On prend une mauvaise route, et un orgueil opiniâtre empêche de rentrer dans le bon chemin. On voudrait que tout pliât sous l’empire absolu d’une hauteur fière et impérieuse. Les événemens produisent enfin l’humiliation et le repentir, mais il n’est plus temps[24].

LXXI.

L’esclavage le plus dur est certainement celui d’une passion dont on voudrait, et dont on ne peut se délivrer.

LXXII.

L’ami véritable donne son cœur sans réserve, sans condition, et uniquement parce qu’il aime. Il a la sincérité, la délicatesse, les transports, la fidélité du sentiment.

Le faux ami n’aime que relativement à son propre intérêt ; et si la cupidité le lui conseille, il devient ingrat et parjure.

LXXIII.

Plus on a de sentimens, plus on s’aperçoit qu’on n’en trouve que très-rarement ailleurs. La comparaison qu’on fait de soi aux autres est un amour propre raisonnable et nécessaire, qui dédommage du peu de retour qu’on éprouve dans l’amitié ; et c’est une espèce de consolation, lorsqu’on est affligé, de ne trouver que de l’indifférence de la part de ceux sur le cœur de qui on avait des droits bien fondés.

LXXIV.

Tout ce qui séduit dans l’extérieur, n’est souvent qu’une grimace dangereuse et funeste. Les dehors spécieux de probité, d’amitié et d’attachement ressemblent à ces légères vapeurs qui paraissent sur les collines immédiatement avant le lever du soleil, et que les premiers rayons de la lumière dissipent entièrement. On ne trouve plus qu’un roc sec et stérile, que des vapeurs couvraient [25].

LXXV.

On a beau vouloir dissimuler ses vues et ses intentions secrètes, le masque tombe tôt ou tard. La cause se manifeste par les effets ; un caractère emprunté se dément enfin, parce qu’il n’a pas ces symptômes de vérité qui sont un don précieux de la nature.

LXXVI.

Je ne me fierai plus ni à l’air, ni aux paroles des hommes : j’y ai été trop indignement trompé. J’apprendrai, par une longue expérience, et par l’examen le plus réfléchi, à qui je puis sûrement donner toute mon amitié et toute ma confiance ; et quand j’aurai découvert ce précieux trésor, je commencerai à être véritablement heureux[26].

LXXVII.

Les soins qu’on se donne pour plaire à quelqu’un qu’on n’aime pas, sont toujours des efforts inutiles ; mais quand on aime, on plaît sûrement sans peine et sans embarras.


FIN.

  1. Que Rousseau était à plaindre ! et quelle confession il faisait déjà de lui-même !
  2. Donec eris felix multos numerabis amicos ;
    Tempora si fuerint nubila, solus eris.
    Ovide.
  3. Effets admirables ! la religion chrétienne, qui semble n’avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci.
    Montesquieu.
  4.  Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous,
    Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes.

    La Fontaine.
  5. Qu’un ami véritable est une douce chose !
    Il cherche vos besoins au fond de votre cœur :
    Il vous épargne la pudeur
    De les lui découvrir vous-même.

    La Fontaine.
  6. Qui n’a point l’esprit de son âge,
    De son âge a tout le malheur.

  7. Aucun écrivain n’a dit plus de mal des femmes que Rousseau, et aucun écrivain n’a excité plus d’enthousiasme parmi les femmes : c’est qu’il avait beaucoup aimé.
  8. Quicumque turpi fraude semel innotuit,
    Etiamsi verum dicit, amittit fidem.

    Phædre, fab. x.
  9. La bonne réputation, a dit un moraliste, est le plus magnifique tombeau que l’on puisse avoir. Mais il est plus aisé de perdre une bonne réputation que de la conserver.
  10. On conseille un ami sans se mettre à sa place :
    Ce qui fait qu’on le perd, c’est qu’ordinairement
    La vanité, l’humeur et le tempérament,
    Suggèrent la plupart des avis qu’on lui donne :
    Il vaudrait cent fois mieux ne conseiller personne.

    La Chaussée.
  11. Quand entre les amis le secret est juré.
    Rien ne peut dispenser de ce devoir sacré.
    On doit au vice même, on doit à l’inconstance,
    Quand l’amitié finit, un silence.

    L’abbé de Villiers
    .
  12. Rousseau s’est souvent placé, dans ses écrits, au nombre de ces gens assez infortunés ; et cette ressource lui fut toujours enlevée par son imagination et par ses défiances.
  13. The proper study of mankind, is man.
    Pope’s Essay on Man.
  14. On est trompé à des amitiés de trente ans.
    Mme de Maintenon.
  15. Il en est des conseils comme des remèdes : les uns ne conviennent pas à tous les caractères, les autres à tous les tempéramens.
  16. Tout le caractère de Rousseau est ici tracé en quelques lignes.
  17. Si les fripons pouvaient connaître tous les avantages attachés à l’habitude des vertus, ils seraient honnêtes par friponnerie.
    Franklin.
  18. Passions, sources de délices !
    Passions, sources de supplices !
    Cruels tyrans, doux séducteurs !
    Sans vos fureurs impétueuses,

    Sans vos amorces dangereuses,
    La paix serait dans tous les cœurs.

    La paix serait dans J.-B. Rousseau.

  19. Pectus est quod disartum facit. Cic.
  20. Massillon a fait son plus beau sermon sur la plus belle des vertus le pardon des injures.
  21. Qu’on se trouve, en naissant, au trône ou dans la boue,
    C’est un coup du hasard dont le destin se joue.

    T. Corneille.
  22. Il est de certains nœuds dont le secret pouvoir
    Attache un cœur à l’autre avant que de se voir.
    Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,
    Dont, par le doux rapport, les âmes assorties,
    S’attachent l’une à l’autre et se laissent piquer
    Par ces je ne sais quoi qu’on ne peut expliquer.

    P. Corneille, Rodogune.
  23. Vitiis sine nemo nascitur, optimus ille est qui minimis urgetur.
  24. Fier insecte, ver indocile,
    Quel espoir ose enfler ses vœux !
    de la terre habitant fragile,

    Se croit-il l’arbitre des dieux !
    Quoi ! son berceau touche à sa tombe !
    Échappé du néant, il tombe
    Dans les abîmes du cercueil ;
    Ses jours sont des éclairs rapides,
    Qu’engloutissent des nuits avides :
    Quel espace pour tant d’orgueil !

    Le Brun.
  25. Les hommes de tout temps jugeant sans connaissance.

    Par un faux éclat prévenus,
    Ont souvent pris pour des vertus
    Ce qui n’en a que l’apparence.

    Pavillon
  26. Rousseau ne put trouver ce trésor qu’il chercha toujours, et qui fut le besoin, le tourment, et l’erreur de sa vie.