Pendant l’orage/Le roi des Bulgares

Librairie ancienne Édouard Champion (p. 41-42).

LE ROI DES BULGARES



20 novembre 1914.


Le personnage que Voltaire appelle ainsi dans Candide n’est autre que Frédéric II. Les Bulgares n’existant pas comme nation à cette époque, il n’y eut aucune méprise et chacun reconnut le roi de Prusse. Voltaire le connaissait bien, ainsi que les mœurs de son armée, et voici ce qu’il en dit, au chapitre III de l’inimitable roman. Candide, ayant assisté à une terrible bataille entre les armées du roi des Bulgares et celle du roi des Abares, bataille où « les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer », sort de la cachette d’où il surveillait philosophiquement « cette boucherie héroïque » et se dirige vers la frontière hollandaise : « Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d’abord un village abare que les Bulgares avaient brûlé selon les lois du droit public. Ici, des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là, des filles éventrées, après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs ; d’autres, à demi-brûlées, criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre, à côté de bras et de jambes coupés ». Ne dirait-on pas l’aspect d’un village belge, après que les Allemands y eurent passé ? Voltaire a bien vu que ces actes barbares étaient considérés par les Prussiens d’alors comme des manifestations du droit public. Je sais bien qu’il y a beaucoup d’ironie là-dedans et qu’il raille bien plutôt qu’il ne stigmatise les excès de la guerre, mais que les exemples qu’il en donne aient été empruntés aux mœurs des armées du « roi des Bulgares », c’est probablement que ces mœurs étaient déjà des modèles de cette barbarie.