Pendant l’orage/Le neutre

Librairie ancienne Édouard Champion (p. 47-48).

LE NEUTRE



23 novembre 1914.


Aux yeux d’un belligérant, jamais un entre ne remplira son devoir de neutre. Ce devoir est en effet bien difficile, non seulement à remplir, mais à concevoir. Le neutre est celui qui ne serait ni pour, ni contre, qui verrait, avec la même indifférence, la victoire ou la défaite de l’un des partis, qui serait, en un mot, aussi dépouillé de sympathie que d’antipathie. On peut rêver cela, quand il s’agit d’une guerre sans importance entre deux peuplades obscures ou même entre deux peuples secondaires, mais quand il s’agit d’un résultat qui pèsera sur l’Europe entière, sur le monde entier, est-ce possible ? Si la balance pèse à droite ou à gauche, les intérêts du neutre seront lésés ou favorisés. Comment lui demander une impassibilité, qui serait vraiment stoïque ? Tout ce que peut faire le neutre qui veut le paraître, qui ne veut encourir de reproches ni d’un côté ni de l’autre, est d’observer les règles du droit international, qui sont assez limitées et assez précises, et de les observer mécaniquement, pour ainsi dire, sinon en esprit, du moins à la lettre et avec crainte. Mais qui saura ce qui se passe dans son cœur ? Qui pourra sonder ses vœux secrets ? Le neutre, d’une impassibilité rigoureuse, serait une sorte de monstre inhumain, quasiment inconcevable. Il ne faut pas évidemment aller jusqu’à dire : « Celui qui n’est pas pour moi est contre moi. » On ne peut pas se déclarer neutre et prendre parti. Il ne faut pas choisir et c’est ce qui rend la qualité de neutre si délicate. Le plus habile se conduira avec le plus d’égoïsme. Il pensera à soi d’abord, mais sans se faire d’illusions, car cet égoïsme même sera mal interprété. En somme, il est si difficile d’être un vrai neutre, qu’il vaut peut-être mieux être belligérant.