Pendant l’orage/Le fleuve monte

Librairie ancienne Édouard Champion (p. 123-124).

LE FLEUVE MONTE



19 avril 1915.


Le fleuve monte, le fleuve de sang… Le premier Bulletin des Écrivains parut dans les premiers jours de novembre. Il notait sous sa rubrique « Tombés au champ d’honneur », dix-sept noms. Au mois de décembre, il y en avait vingt-cinq. Au mois de janvier, le total montait a trente-six ; au mois de février, il était de quarante-huit ; en mars, de cinquante-huit. Il atteint soixante-huit en avril. À cette liste il faut ajouter onze disparus, trop bien nommés, car il y en a peu qui reviendront. C’est donc en huit mois révolus une moisson de quatre-vingts écrivains, la plupart tout jeunes. Depuis les temps civilisés aucune génération littéraire n’avait eu sans doute un pareil destin. Et il ne faut pas se flatter que cela soit fini. Peut-on se consoler en songeant que la moisson a été encore plus abondante de l’autre côté, non de la barricade, mais des tranchées ? En tout cas, cela ne ressuscitera pas les nôtres. Aujourd’hui, ceux que je veux pleurer plus spécialement ne figurent même pas sur ces listes. Ce sont les poètes, les écrivains, les créateurs de l’art ou de la pensée qui n’étaient encore rien qu’une fleur à peine ouverte et qui ont été et qui seront fauchés avant d’être connus même d’eux-mêmes. Des générations ont vécu, ont peiné, ont obscurément pensé à celui en lequel elles s’épanouiraient un jour, et voilà qu’il est tombé, comme la vie s’ouvrait pour lui. Salvete, flores martyrum ! comme dit le vieux poète Prudence. Sans doute, c’est un privilège de n’avoir pas goûté aux tristesses de la vie, mais qui n’en a pas connu l’amertume n’en a pas non plus connu la douceur, car amertume et douceur sont étrangement mêlées dans ce roseau qu’à vingt ans on s’apprête à broyer innocemment pour en extraire le suc. Ce n’est pas, croyez-le, que je fasse plus de cas de la vie qu’elle ne mérite. Mais serait-elle encore plus mauvaise, comme nous n’avons que celle-là, il est tentant de vouloir la connaître, et il est dur de s’en retourner sans avoir vu de la comédie traditionnelle autre chose qu’un tragique prologue.