Pendant l’orage/Le bon portrait

Librairie ancienne Édouard Champion (p. 103-104).

LE BON PORTRAIT



13 février 1915.


J’ai eu l’occasion, ces temps derniers, de faire venir de Londres une traduction anglaise du poète latin Lucrèce. Pourquoi ? Ce serait trop long à expliquer. Enfin, le livre est venu et je me suis mis à lire la notice sur le traducteur mise en tête du volume, que je n’ai pu fermer avant de l’avoir achevée. Il n’est pas un genre littéraire où les Anglais soient davantage nos maîtres que celui de la biographie. Eux seuls savent faire le bon portrait, celui qui marche, qui parle, que l’on voit, que l’on entend. C’est merveilleux. Le traducteur de Lucrèce fut un professeur de Cambridge auquel ce travail valut une grande réputation d’écrivain et d’érudit. Il s’appelait J. Munro et son biographe s’appelle J.-D. Duff, également de Cambridge. Il nous apprend que Munro était de taille moyenne avec de larges épaules, les cheveux châtains foncé, partagés en deux par une raie médiane et bouclés. Il avait l’habitude, quand il parlait, de les caresser et de les tirer. Son visage était entièrement rasé. Les yeux étaient bleus, très expressifs, le nez large, les lèvres serrées aux coins tombants. Je néglige d’autres détails. Il portait un chapeau haut, des vêtements noirs et quand il se promenait, tenait ses mains derrière le dos. Il ne fumait pas et ne prenait pas de thé. Après dîner il se retirait dans son salon où il s’asseyait dans un haut fauteuil à gauche de sa cheminée, un livre à la main, et quand il avait un visiteur, c’est sur ce livre qu’il parlait. Il posait sur un tabouret ses pieds chaussés de pantoufles. Il déjeunait de très bonne heure et ne prenait que du pain et du beurre, ainsi qu’à son lunch. Sa conversation s’égarait très souvent sur l’antiquité. Il détestait les « potins » et baissait la voix quand il parlait des scandales de la cour de Tibère. Il lisait le Times et ne se servait que de plumes d’oie.