Pendant l’orage/Hier et demain

Librairie ancienne Édouard Champion (p. 119-120).

HIER ET DEMAIN



8 avril 1915.


Après huit mois d’interruption, le Mercure de France s’est décidé à reparaître. Ce n’est pas, je pense, qu’il prenne enfin, ou déjà, son parti de la guerre — durât-elle dix ans, il ne s’y habituerait pas, — mais quand on veut vivre, il faut vivre la vie telle qu’elle est. On ne lutte qu’un moment contre les vagues aussi fortes que celles où la tempête roule l’Europe et le monde. Il faut couler ou accepter le courant, où qu’il nous porte. Le Mercure était une revue plus attentive aux œuvres désintéressées de l’esprit qu’aux préparations guerrières : il se réveille guerrier. À peine si c’est un choix de sa volonté. Il est guerrier, parce que la France entière est guerrière et qu’il fait partie de la France. Il n’y a pas vraiment place aujourd’hui pour un autre sentiment : il était même inutile d’en tenter l’expérience. On n’eût pas trouvé, même dans les pays neutres, des rédacteurs assez dionysiaques pour sourire avec un dédain ivre parmi les ruines de la civilisation qu’un peuple arrogant (d’une arrogance qui fléchit un peu chaque jour) essaie d’accumuler autour de nous. Il faut se rendre au plus pressé, qui est de secourir cette civilisation qu’on a eu un instant la vision de voir tomber sous les lourdes bottes qui la piétinaient. Quand elle sera debout, bien étayée, nous chanterons encore, nous danserons encore : l’heure n’est pas venue. Les écrivains de ma génération ont eu ce privilège, dont ils ont peut-être un peu abusé, de pouvoir évoluer librement et d’aller jusqu’au bout de leurs idées et de leurs préférences. Il est à craindre, car cet état était certainement agréable, que les générations qui nous suivent ne retrouvent plus la même liberté d’allures. Aussi loin que je puisse voir dans le prochain avenir, il m’apparaît, barré par de terribles préoccupations de défense, non moins que par un souvenir qui longtemps pèsera sur les volontés. Ce sera un autre monde, j’en ai conscience. Pourtant j’espère aussi que les cauchemars seront vaincus et qu’on saura trouver une méthode où se conciliera le devoir de défendre la vie et le devoir de la vivre.