Pendant l’orage/Des lettres

Librairie ancienne Édouard Champion (p. 33-34).

DES LETTRES



11 novembre 1914.


C’est une des choses qui m’intéressent le plus dans les tristes journaux d’aujourd’hui, que ces lettres trouvées sur des ennemis, ces carnets où le soldat teuton a consigné ses observations, d’abord ses espérances, plus récemment ses ennuis et ses doléances d’une campagne interminable. Elles étaient fréquentes, il y a encore quelques semaines. Elles se font plus rares. On dirait que ce n’est plus la même armée que nous avons en face de nous et que la seconde ou la troisième n’a même plus le courage de noter ses mauvaises aventures. Un soldat qui n’a plus la certitude de la victoire n’a pas grand courage à conter ou des espérances trop incertaines ou des mécomptes trop certains. Ces impressions que j’ai tirées de lectures fragmentaires ne sont peut-être pas très exactes. On n’a en effet publié ces lettres trouvées, ces feuilles de route, qu’à regret, dirait-on, et sans méthode, comme des épisodes insignifiants, alors qu’on aurait pu y trouver la véritable psychologie de l’envahisseur. Tout

de même, il s’y révèle une grande naïveté. Ces soldats, arrachés soudain aux professions les plus diverses, semblent tout d’abord continuer la campagne d’il y a quarante-quatre ans. Leur formation intellectuelle n’a pas eu d’autre fondement que cette histoire trop réelle, mais amplifiée jusqu’à la légende. Aussi sont-ils très à l’aise avec eux-mêmes tant qu’elle semble recommencer. Quand elle bifurque, c’est le désarroi ou le silence. L’esprit allemand est d’une lenteur extraordinaire. Ils mirent très longtemps, en 1870, à croire à leur victoire. En 1914 leur résistance à la mauvaise fortune sera tenace. N’ayons de ce côté aucune illusion. Il faudra les piler pour qu’ils se jugent vaincus.