Peintres et sculpteurs modernes - Gros

Peintres et sculpteurs modernes - Gros
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 649-673).
PEINTRES ET SCULPTEURS


MODERNES.




III.
GROS.




Gros a élevé les sujets modernes jusqu’à l’idéal ; il a su peindre les costumes, les mœurs, les passions de son temps, sans tomber dans la mesquinerie ou la trivialité, écueils ordinaires de ce genre de sujets. L’habitude, le préjugé, étaient contre lui. Dans le moment où il a paru, on avait établi en principe qu’il n’y avait que les formes et que les sujets antiques qui fussent capables d’offrir quelque intérêt au double point de vue de la composition et de l’exécution. D’un autre côté, les précédens qu’il trouvait dans les écoles anciennes, quoique moins exclusifs, ne lui fournissaient pas des modèles bien complets dans cette route hardie. Les tableaux dans lesquels Lebrun, par exemple, a représenté quelques scènes remarquables du règne de Louis XIV, sont disposés de manière à offrir les portraits des personnages marquans du temps plutôt qu’à donner une idée frappante du fait. Dans les batailles mêmes, il représente le monarque tournant presque toujours la tête vers le spectateur, comme s’il posait pour attirer le regard. Quand Lebrun a voulu donner à ses batailles l’action et le mouvement, c’est dans l’histoire d’Alexandre qu’il a été chercher ses sujets, fort beaux sujets sans doute, mais présentant, on en conviendra, moins d’intérêt que ceux qui eussent été empruntés à nos annales.

Emporté par un instinct de son génie, Rubens dédaigne l’histoire toute nue ou ne lui accorde qu’une place secondaire. Dans les magnifiques tableaux où il nous peint la vie d’Henri IV et de Marie de Médicis, si l’on en excepte la sublime figure de la reine dans la naissance de Louis XIII, les personnages contemporains ne sont le plus souvent que de froids témoins d’une action dont les véritables acteurs sont des êtres surnaturels. Les passions personnifiées dans les tableaux de Rubens sont devenues les personnages principaux. Dans un de ces tableaux, la reine vient de faire la paix et s’apprête à fermer le temple de Janus ; on la voit dans le fond, conduite par Mercure et d’autres divinités, pendant que sur le devant la figure de la Paix, un flambeau à la main, consume les armes, les machines de guerre, les attributs de la discorde et de la haine, en opposant un front vainqueur à des monstres frémissans. Dans un autre, les naïades, les tritons se jouent autour d’un navire ; Neptune lui-même le pousse par la poupe pour le faire aborder. C’est l’arrivée en France de la jeune Marie de Médicis. La scène principale, c’est-à-dire la reine elle-même entourée de ses courtisans et mettant le pied sur la terre française, se réduit à de petites proportions et n’est aperçue que dans le lointain.

Gros se passe de ce prestige ; il a vu ses héros à travers son enthousiasme ; la grandeur de leur action les élève suffisamment, et de ses hommes il fait des demi-dieux. Il avait puisé à l’école dont il sortait la rigueur des proportions et un goût épuré de dessin. On peut malheureusement imputer à la même source les parties critiquables de son exécution : mais il ne dut qu’à lui-même les qualités fortes et originales qui le placent à la tête de notre école de peinture.

Antoine-Jean Gros est né à Paris, le 16 mars 1771. Son père était peintre en miniature ; sa mère peignait aussi avec talent. Il put donc recevoir de ses parens les premières notions du dessin ; mais les meilleures leçons lui vinrent probablement de la vue d’un cabinet de tableaux choisis appartenant à son père. On le menait aussi quelquefois chez la célèbre Mme Lebrun, qui prenait intérêt à cet enfant, dont les dispositions se révélèrent de bonne heure. On dit que son père, qui était à la fois frappé et charmé de ces dispositions, le conduisit à une exposition du Louvre pour juger des premières impressions de son fils à la vue de la quantité de toiles qui allaient s’offrir à ses yeux. Il lui demanda, après quelques momens d’examen, quel était le tableau qui le frappait davantage. L’enfant désigna sans hésiter l’Andromaque de David, et exprima aussitôt le désir d’avoir le peintre pour son maître. Si cette anecdote est vraie, elle montre dans cette jeune imagination, tout ardente qu’elle fût déjà, un instinct sûr de la vérité : non pas que ce tableau de David fût un de ses meilleurs ouvrages, ou fût même un bon tableau ; mais, à travers les traces qu’on y trouve encore du mauvais goût de l’époque, c’était l’un des premiers où l’on eût cherché à q s’éloigner de la manière et à ramener l’art à sa simplicité.

David agréa l’enfant, mais ne put l’admettre immédiatement dans son atelier : il partait pour Rome, où il se proposait d’exécuter ses Horaces, et promit ses leçons pour son retour. A quelque temps de là, le Jeune homme fit une grosse maladie ; le pauvre enfant s’écriait dans son désespoir : « Je vais mourir, je n’entrerai pas chez M. David ! » Le moment vint pourtant, et Gros se distingua tout d’abord parmi les remarquables émules qui formaient la nouvelle école. Le jeune homme travaillait nuit et jour. Des succès académiques furent la récompense de ses efforts. Il ne concourut qu’une fois pour le prix de Rome, mais dans cette épreuve on lui préféra son compétiteur Landou, décision qui n’est pas à l’honneur des concours d’académie.

Les événemens terribles qui agitaient déjà la France et l’Europe eurent une influence fâcheuse sur l’humble existence du jeune artiste. Son père, ruiné dans une banqueroute, tombe malade et meurt. Voilà le jeune Gros, qui jusque-là n’avait songé qu’à l’étude et à tout ce qui pouvait l’élever dans son art, forcé de consacrer moins de temps à ses travaux de prédilection. Il lui fallut donner des leçons, faire de petits portraits pour augmenter ses ressources et suffire à ses besoins. Ce fut tin motif de découragement, et bientôt les spectacles sanglans dont il fut le témoin malgré lui portèrent à son imagination un coup funeste. « L’impression de terreur qui en résulta, » dit un biographe du grand peintre, qui a été aussi son élève et son ami[1], « ne s’effaça jamais de son esprit ; elle fut la cause de cette réserve soupçonneuse dont sa vie ultérieure est restée empreinte. » Gros pria David de lui obtenir un passe-port pour l’Italie. Il ne fallut pas moins que l’attestation de son maître et celle de Regnault, alors célèbre, et dont l’école balançait celle de David, pour lui faire accorder comme une faveur l’autorisation de sortir de France, afin de perfectionner son talent par la vue des chefs-d’œuvre italiens.

Nous ne suivrons pas Gros au milieu de tous les obstacles que lui suscitèrent dans l’accomplissement de son désir, et le mauvais vouloir des autorités à la frontière, et la difficulté de se procurer des ressources pour son voyage. Il part enfin, et nous le trouvons bientôt à Gênes, à Florence, puis encore à Gênes, tirant parti de son talent et de sa facilité à faire la ressemblance. Ses portraits lui donnent à la fois des ressources et des amis. L’influence de ces derniers lui ouvre les galeries. Il parle avec ravissement dans ses lettres des chefs-d’œuvre qu’il a sous les yeux : le Saint Sébastien de Puget, les portraits de Van-Dyck le remplissent d’une admiration qu’il ne peut contenir devant le célèbre Saint Ignace de Rubens ; c’est cette magnifique composition dans laquelle on voit le saint entouré de ses moines, élevant les mains pour guérir des démoniaques que l’on vient d’amener devant lui. Il ne tarit pas sur cette œuvre admirable, cette œuvre sublimissime, dit-il, qui avait sa visite tous les jours.

Gros avait quitté la France au commencement de 1793. Ce n’est qu’à la fin de 1796, et à la suite des victoires de l’armée d’Italie, qu’il rencontre à Gênes Mme Bonaparte, dont la protection devait avoir une influence si heureuse sur son avenir. La gloire de Bonaparte remplissait l’Italie, et Gros brûlait du désir de le voir et de faire son portrait. Un instinct secret l’avertissait qu’il allait se trouver en présence de son héros. Présenté à l’aimable femme du général, emmené par elle à Milan, il est à peine arrivé, qu’il se voit chargé d’exécuter l’esquisse dans laquelle il représentait Bonaparte portant le drapeau tricolore et traversant le pont d’Arcole à la tête des grenadiers. On suit avec intérêt dans ses lettres le ravissement qu’il éprouve à sortir enfin des travaux peu attrayans dans lesquels il ensevelissait son activité. Il exprime avec feu ses espérances pour l’avenir ; il entrevoit la gloire et un légitime emploi de ses talens. Il est saisi en même temps de l’inquiétude de ne pas réussir dans ce premier et si important essai. Bonaparte n’avait que bien peu de momens à donner au jeune artiste, et l’ennui de poser les abrégeait encore. Ce fut donc en quelque sorte à la volée qu’il put le saisir. Nous avons entendu raconter à un témoin oculaire, alors aide de camp du général en chef, que, pour arrêter quelques instans cet insaisissable modèle, Mme Bonaparte le prenait sur ses genoux et l’offrait ainsi à l’ardente attention du peintre. Ce portrait existe et tout le monde le connaît ; il est la vivante image de l’héroïsme. La peinture est tout animée des sentimens dont le peintre était plein en présence de l’homme étonnant dont les premiers pas venaient d’ébranler le monde[2].

Gros avait plu à Bonaparte, qui avait démêlé dans cette nature élevée autre chose qu’un artiste vulgaire qu’on paie quand il s’est acquitté de sa besogne et qu’on ne revoit plus. Il avait fait de Gros en quelque sorte un commensal, et le voyait avec plaisir dans son intimité. Il voulut l’attacher au quartier-général au moyen de fonctions nominatives qui lui donnassent une position et un droit aux égards que les militaires ne sont disposés à accorder qu’à ceux qui portent l’uniforme, surtout en campagne, et dans un moment où la victoire et l’exemple du chef avaient fait de chaque soldat un héros. Gros fut nommé inspecteur aux revues, et put suivre l’armée en cette qualité. Il fut investi peu de temps après de fonctions plus appropriées encore à sa qualité d’artiste. On le nomma membre de la commission chargée de la recherche et du choix des objets d’art que la victoire avait mis en nos mains et que les traités concédaient à la république. En se voyant adjoint à des hommes tels que Monge, Berthollet, etc., pour lesquels le général en chef professait une haute estime, et dont le nom était déjà illustre. Gros recevait la plus haute preuve de faveur. Sa modestie fut alarmée et le fit hésiter quelques instans à accepter la mission dont on le chargeait. Il exprimait sa reconnaissance à ses illustres hôtes, ainsi que le regret de n’avoir rien fait encore pour mériter cette distinction. « Vous avez les titres nécessaires, lui dit Bonaparte, puisque vous avez du talent. »

Ces nouvelles fonctions étaient aussi honorables que délicates. Gros ayant été chargé d’examiner les galeries et les églises de la ville de Pérouse ornées des plus belles peintures du célèbre Pérugin, la municipalité de la ville et les habitans, au désespoir de se voir dépouillés des ouvrages qui honoraient leur cité, lui offrirent en secret une somme très considérable, s’il consentait à leur laisser les précieux tableaux. Gros s’offensa à juste titre de cette proposition ; mais il ajouta qu’il n’entendait choisir que deux ou trois tableaux au plus pour en orner le musée de Paris. Ce trait, s’il eût été connu de Bonaparte, eût sans doute augmenté son estime pour le jeune artiste. Les employés de l’armée n’avaient pas tous, à beaucoup près, montré la même probité dans leurs fonctions, et des exactions scandaleuses dans différens services avaient plus d’une fois excité la colère du général en chef et provoqué ses justes sévérités.

Bientôt les fonctions de Gros l’appellent à Rome, et il se trouve en face de ces chefs-d’œuvre immortels, source du grand et du beau dans l’art moderne, où vont tour à tour se retremper les écoles vieillies et tombées dans le faux goût. En présence des ouvrages de Michel-Ange et de Raphaël, il sentit en lui comme un écho de toute cette grandeur ; mais rien de cette force secrète ne s’était trahi au dehors et n’avait attiré sur lui les regards de ses contemporains. Parvenu à l’âge où la plupart de ces grands hommes avaient marqué dans leur siècle la place que la postérité leur conserve avec respect, il était seul dans le secret de son génie ; tout son talent s’était dépensé en chétifs ouvrages et avait servi à peine à le faire vivre. Dans l’impossibilité matérielle où il se trouvait de se livrer à des travaux sérieux et suivis, le choc magique qui avait électrisé son âme ne servit qu’à augmenter sa mélancolie naturelle et sa pente à un fâcheux découragement. Jusqu’à l’époque où son magnifique talent éclata au grand jour, semblable à un fruit mûri longuement qui perce tout à coup son enveloppe, Gros, relevé de l’abattement par des circonstances fortuites et rejeté ensuite dans l’abandon de lui-même par l’insipidité des travaux auxquels il se voyait condamné, passa de longues années dans ces épreuves, fécondes peut-être après tout, car cette contrainte qui avait pesé sur sa jeunesse augmenta son ardeur sitôt que son talent eut le champ libre, et le fit arriver du premier pas à la célébrité.

Nous ne sommes pas encore parvenu à cette période brillante de sa carrière, moment unique dans la vie de l’artiste, celui où l’admiration s’élève autour de lui, où l’envie sommeille encore. Gros revient de Rome à Milan. Tombé du faîte de son enthousiasme, il se retrouve occupé de ses fonctions ou adonné de nouveau à l’exécution de ses petits portraits. Les amateurs conservent avec estime plusieurs des miniatures à l’huile qu’il exécuta dans ce temps ; elles ont toute la largeur de la grande peinture, et présentent en même temps des détails d’une grande délicatesse.

La commission des objets d’art avait achevé son œuvre, et Gros était resté dans l’armée avec son titre d’inspecteur aux revues. Il était dans la même situation où l’avait laissé Bonaparte, mais la fortune de son protecteur avait été plus vite que la sienne. Parfois Gros sortait de son apathie au bruit des victoires du conquérant de l’Egypte. Il voyait dans son imagination d’autres cieux, d’autres champs de bataille ; il pensait à ces Mamelouks, à ces chevaux arabes, à toute cette splendeur de l’Orient. Il se sentait appelé par toutes ces merveilles. « Si Bonaparte, disait-il, était parti de Milan ! si j’avais pu le suivre ! Qui me tirera de mes petites figures, de mes petits uniformes ? Tout cela m’ennuie et m’endort et endort mon talent. » Il se plaint en même temps de la solitude de son âme. Il voudrait vivre près de sa mère. « Si ma mère était près de moi, écrit-il, elle réglerait mon existence, ce que je suis incapable de faire moi-même. Oui, je le sens au fond de mon cœur, mon malheur est d’être seul. »

Régler ton existence, pauvre artiste ! Oui, sans doute, c’est le secret inconnu des hommes dominés par l’imagination ; sortir de l’abattement, écarter les vaines terreurs, sourire à ce que la vie offre de calme, de doux, surmonter sans faiblesse les épreuves cruelles, cette force, qui se rencontre quelquefois dans des natures simples, est rarement le partage des artistes, des poètes, de ces hommes chez qui une étrange mobilité d’impression est à la fois la source du talent et celle des plus cruels déplaisirs. Il semble que cette profonde tristesse qui saisit l’âme de Gros à plusieurs époques de sa vie s’y montre à ces époques différentes comme ce spectre fatal qui apparaît deux fois au dernier des Brutus. Il semble que de sombres idées soient venues de temps à autre le solliciter à l’affreuse catastrophe qui devait trancher du même coup tant d’agitations et une vie si glorieuse.

L’Italie échappait à nos armes en l’absence de Bonaparte. Gros, toujours attaché à l’armée faute de pouvoir rentrer en France, et surtout à cause de l’impossibilité où il s’y fût trouvé de développer son talent, Gros se trouve de nouveau dans Gênes, mais retenu par le siège terrible que Masséna se vit forcé d’y soutenir presque au moment où la victoire de Marengo allait de nouveau nous rendre l’Italie. Les spectacles les plus affligeans de la misère, les plus dures extrémités, environnent le pauvre artiste, victime lui-même de ces souffrances au point que sa constitution en fut altérée. Quand il put profiter de la capitulation qui lui permettait, ainsi qu’à ses compagnons de douleur, de s’embarquer pour la France, il était réduit à un état incroyable de marasme et d’abattement. Transporté à Antibes, il débarque à demi mort, et de là se fait conduire à Marseille. Le hasard voulut qu’il y rencontrât un ami dont les soins le rendirent peu à peu à la vie et à la santé. Il obtient enfin, par l’entremise de Berthier, qui l’aimait beaucoup, la permission de retourner à Paris, et se retrouve, après une absence de neuf années, dans les bras de sa mère et de ses amis vers le commencement de l’an IX.

Gros avait alors trente ans. Les plus belles années de sa jeunesse s’étaient donc écoulées en pure perte, à ce qu’il semblait, pour sa réputation et pour son talent. On trouve dans la vie de Michel-Ange un phénomène analogue, s’il faut en croire ses historiens. Pendant un espace de temps à peu près semblable, ce grand inventeur demeura dans une inaction complète ; quelque chose de plus étonnant encore, c’est que cette oisiveté semble tout-à-fait sans raison. Le Florentin n’avait pas été, comme Gros, jeté hors de ses habitudes d’artiste par des événemens plus forts que sa volonté. Il avait de très bonne heure été apprécié par les meilleurs juges en fait de talent : il avait déjà produit des ouvrages remarquables, le marbre et l’airain s’offraient à lui, et tout semblait sourire à la grandeur de ses débuts. Tout à coup le voilà qui s’arrête, et l’histoire ne prend pas même le soin de nous instruire de la plus petite cause d’un désordre aussi singulier. Le pauvre Gros, qui n’avait encore vu devant lui que de petites toiles à couvrir, de petites miniatures à achever patiemment, au gré de quelques nobles génois et de quelques officiers curieux d’envoyer leurs portraits à leurs maîtresses, avait dévoré pendant long-temps les plus cruels ennuis. De retour à Paris, au sein d’une société tout émue des plus grands spectacles, au milieu de l’exaltation où Marengo et la nouvelle conquête de l’Italie avaient jeté la nation tout entière, il ne trouvait pas encore de place dans les esprits pour les travaux de l’imagination. Il essaie de peindre ; il demande encore à l’antiquité des inspirations, au moment où nos soldats, maîtres de la patrie des Décius et des Scipions, se plaçaient dans l’histoire à la hauteur de ces héros de l’ancienne Rome. Après avoir peint Sapho à Leucade, Alexandre domptant Bucéphale, et fait quelques autres essais plus ou moins médiocres sur des motifs analogues, Gros sort enfin de ces obscurs tâtonnemens, Gros tout entier paraît au grand jour dans la fameuse esquisse du Combat de Nazareth.

Un arrêté des consuls avait ordonné l’exécution d’un tableau représentant ce glorieux fait d’armes, dans lequel le général Junot, à la tête de cinq cents hommes, avait défait complètement une armée de six mille Turcs ou Arabes. Un concours avait été ouvert à cet effet, et Gros avait été choisi à l’unanimité pour traiter le tableau. Les dimensions devaient en être gigantesques. On en jugera par ce fait que, sur chacune des deux moitiés de la toile qui avait été destinée à cet ouvrage, Gros peignit peu après la Peste de Jaffa et la Bataille d’Aboukir, tableaux qui sont eux-mêmes d’une dimension considérable. Il est impossible de donner à ceux qui ne connaissent pas cette admirable esquisse une idée de la vigueur, de l’éclat, de la fougue et en même temps de la science de composition qu’elle révèle. Le peintre s’y montre un maître complet. Tout ce qu’il a depuis fait briller d’invention et d’habileté dans la peinture des chevaux s’y trouve déjà dans la multitude et la hardiesse des poses et dans les divers accidens de la couleur et de l’effet. Les chevaux de Gros tranchent tout-à-fait, pour le caractère et pour l’exécution, avec ce que les peintres avaient fait jusqu’alors dans ce genre. Rubens, à la vérité, l’a précédé dans l’audace avec laquelle il a doué de vie et de fureur ces nobles animaux. C’est surtout par la vérité et l’éclat de la robe que les chevaux du Flamand ont au plus haut point l’expression de la réalité, l’éclat des yeux et le mouvement des naseaux leur impriment également une force et une vie extraordinaires ; mais ils n’ont pas la noblesse, et j’oserais dire la passion de ceux de Gros. Ceux-ci, comme leurs cavaliers, semblent respirer l’amour du danger et de la gloire. Dans ces mêlées si poétiques où on les voit se cabrer, mordre, hennir, où les poitrails s’entre-choquent, où les crinières confondues et entrelacées brillent sous le soleil le plus vif à travers la poussière du combat, on admire encore la science avec laquelle le peintre les dessine et la beauté de leurs proportions. Ce mélange si rare de la force et de l’élégance est sans doute le dernier terme de l’art.

Gros avait été installé dans le jeu de paume de Versailles pour y exécuter son tableau. Déjà l’immense châssis était préparé et l’artiste impatient avait dessiné sur la toile le trait de sa composition : tout à coup l’ordre lui arrive de suspendre son ouvrage. On a attribué cette décision à une mesquine jalousie du premier consul, quoique cette opinion ne soit confirmée par aucune preuve. Il est peu probable, en effet, que Bonaparte, vainqueur de l’Europe et de l’Egypte, ait pu se sentir importuné par la gloire de Junot. Quoi qu’il en soit du motif réel de ce changement, le premier consul devait au peintre arrêté au milieu du plus bel élan une éclatante compensation, qui ne se fit pas attendre. Gros fut chargé par lui de peindre l’intérieur de l’hôpital de Jaffa, au moment où le général en chef visite et console les pestiférés. Ce magnifique sujet, tout aussi approprié que l’autre au tempérament de l’artiste, alluma de nouveau sa verve et devint l’occasion du chef-d’œuvre qui allait mettre le sceau à sa réputation. En moins de six mois, l’ouvrage fut achevé et devint l’ornement du Salon de 1804.

L’école française, accoutumée à la discipline de David et aux sujets puisés dans l’antique, s’étonnait de l’intérêt que cette action contemporaine empruntait à la seule fidélité de la représentation. A la vérité, l’uniforme français s’y trouvait mêlé aux costumes variés de l’Orient ; la figure humaine, dans la peinture des Pestiférés, s’y offrait aussi dans des conditions où le mélange de ces divers élémens n’avait rien de forcé ni d’étrange. Gros avait tiré un parti énorme de ces oppositions, et, loin que l’habit européen en paraisse plus mesquin, il est des parties de son tableau où cet habit, en raison de sa simplicité même, prend un intérêt particulier. Nous citerons pour exemple la figure de ce malade assis de face à gauche et sur le devant du tableau, qui, le menton appuyé sur ses poings crispés, semble en proie à une fièvre affreuse. Une capote de soldat l’enveloppe, et le simple bonnet de police qui descend jusque sur ses yeux, et dont la pointe déroulée pend le long de son épaule, compose un ajustement aussi neuf que frappant. Un autre exemple entre une multitude d’autres peindra mieux encore l’effet de ces contrastes. Dans le même coin de gauche, on voit un dragon accroupi à terre, le des appuyé contre la muraille. Par un geste frénétique, il tend les deux bras à la fois pour avoir du pain. Cet homme est entièrement vêtu de son uniforme étriqué, et porte autour de la tête un mauvais chiffon entortillé. Ce misérable corps, sous cet habit militaire, paraît plus dénué, plus effrayant que les corps entièrement nus ou vêtus à moitié qui se roulent près de lui dans la poussière. Gros est plein de ces traits que la description ne peut qu’affaiblir et qui saisissent fortement à l’aspect de sa peinture.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur le détail des épisodes variés qui composent ce tableau. La noble confiance du chef, l’admiration, la reconnaissance des soldats pénétrés de son courage et de son humanité, le calme des Turcs et des Arabes au milieu de cette scène de désolation, toutes ces indications énergiques si clairement exprimées sont dans la mémoire de tous ceux qui s’intéressent aux productions de notre école. L’exécution, qui parut audacieuse et brillante au moment de l’apparition du tableau, a perdu de son éclat par l’effet du temps. Il faudrait en dire autant de presque toutes les peintures exécutées sous l’influence de l’école de David. Les ombres frottées légèrement et les clairs sobrement empâtés qui donnent à cette peinture une transparence flatteuse au moment où le tableau vient d’être achevé laissent prise malheureusement à une espèce de jaunissement, à une atténuation notable des teintes après un certain nombre d’années. Il en résulte quelque chose de vide et de creux que ne présentent point les tableaux flamands et vénitiens, dont la pratique était meilleure. Ces influences fâcheuses font vivement regretter qu’un homme tel que Gros n’ait pas été l’élève d’un Rubens ou d’un Van Dyck. Plus noble et aussi abondant que le premier, plus animé, plus inventeur que le second, rien ne pourrait lui disputer sa place près de ces rois de la peinture flamande.

Les camarades, les émules de Gros, son maître David, enchantés de son succès, voulurent lui rendre un hommage public. Les artistes lui offrirent un banquet, dans lequel des vers en son honneur lui furent adressés par Girodet, son condisciple et son ami. Un hommage plus flatteur encore et plus fait pour frapper son imagination lui avait été rendu dès les premiers jours du Salon : les artistes ses camarades suspendirent au-dessus de son tableau une branche de palmier et chargèrent le cadre de lauriers. C’est en cet état que Gros revit son ouvrage hors de son atelier. Il avait également été l’objet d’une ovation d’un autre genre, et dont le souvenir ne le rendait pas moins fier, quand il la racontait avec ce feu et cette éloquence naturelle qu’il mettait dans ses discours. Après l’achèvement du tableau à Versailles, il avait admis dans son atelier des visiteurs. Le nombre s’en était grossi à tel point, qu’un bosquet de lilas qui se trouvait près de la porte dis- parut entièrement, dans ce peu de jours, sous les pas de la foule, et, quand il fallut à la fin emporter le tableau et fermer l’atelier, des ouvriers en grand nombre, des hommes du peuple frappant aux portes ou montant sur les épaules les uns des autres, se montraient aux fenêtres, un écu de six francs à la main, et suppliant Gros de les recevoir.

C’est au milieu de ces applaudissemens unanimes que le grand peintre vit se réaliser en un instant ces espérances qu’il osait à peine entrevoir dans un avenir lointain. L’enthousiasme universel le conduisait à la première place, quand, la veille encore, il désespérait de lui-même. Il devait payer bien cher dans la suite l’enivrement de ce triomphe inespéré, et pourtant si légitime. On peut dire même que ce fut une faiblesse déplorable plutôt qu’une juste estime de son propre mérite qui le rendit si sensible par la suite aux attaques de la critique. Peut-être se rappelait-il toujours cette époque brillante où il s’était vu accueilli par l’admiration universelle. Il prouva du moins, précisément dans cet instant, que les éloges, loin d’endormir le vrai talent, sont le plus sûr moyen de l’exciter et de l’élever au-dessus de lui-même. Au Salon de 1806, qui suivit, la Bataille d’Aboukir, commandée par Murât, montrait à un plus haut degré encore les grandes qualités de l’artiste, moins peut-être la belle ordonnance qui avait marqué dans son premier ouvrage ; mais par la grandeur du dessin, par l’éclat de la couleur, par une hardiesse et une vigueur incomparables, le peintre s’élevait à une hauteur qui a marqué, si nous ne nous trompons, l’apogée de son talent.

Il semble qu’on peut affirmer que le caractère le plus général du génie est la hardiesse et la confiance dans la force de ses conceptions. Si l’on examine avec attention tout ce qui fait véritablement beauté dans les ouvrages des grands maîtres, on verra qu’un esprit juste, mais timide, enchaîné par l’usage et les précédens, n’aurait jamais risqué certaines images, certaines expressions, certaines tournures qui saisissent par un rapport frappant de l’idée avec la forme qui leur est donnée. Qu’on examine dans les ouvrages célèbres toutes les beautés consacrées et dont l’habitude a rendu l’effet moins piquant, on verra qu’elles étaient presque toutes, à leur apparition, de nature à choquer les puristes. Pour parler de la littérature, par exemple, chaque langue a son arsenal de tournures, d’accouplemens de mots, d’expressions usitées, que l’usage applique à l’expression de certaines idées. Ces tournures ont été employées une première fois avec hardiesse par un esprit aventureux. Le goût consacre les unes et repousse les autres : là est le secret du talent, là est la force qui lui fait apprécier, dans une combinaison toute nouvelle, ce qui est le vrai, ce qui n’a qu’un semblant de vrai, ou ce qui est faux et tout-à-fait à rejeter. Cela explique comment les esprits faux et boursouflés sont enclins par cela même à se croire extraordinaires. Cette extrême confiance dans ses idées est le seul rapport peut-être que la sottise ait avec le génie, et c’est malheureusement le privilège dont elle abuse le plus.

Si l’on applique ces réflexions aux belles peintures de Gros et surtout à la Bataille d’Aboukir, on sera surpris de la franchise et surtout de la nouveauté des pensées. Les écoles de peinture ont, comme la littérature, leurs moyens d’effet, qui sont en quelque sorte la propriété de tout le monde ; ce sont des poses de convention, des façons de mourir, de tomber, de maudire, que l’on apprend à l’académie, et qui deviennent, pendant tout le temps qu’un maître exerce son influence, le langage, les hiéroglyphes parlans de l’art pour les artistes et pour le public. Gros a osé faire de vrais morts, de vrais fiévreux, je parle toujours des belles parties de ses ouvrages, et dans ces parties on ne lui a jamais assez su de gré de la naïveté singulière et en même temps de l’audace de certaines inventions qui semblent interdites à la peinture, mais dont l’effet est immense quand la tentative est heureuse. Il sait peindre la sueur qui inonde la croupe de ses chevaux au milieu de la bataille, et presque l’haleine enflammée qui sort de leurs naseaux ; il vous fait voir l’éclair du sabre au moment où il s’enfonce dans la gorge de l’ennemi. On a vu quel parti il sait tirer d’un détail qui peut sembler trivial ou inutile, au profit du terrible ou du pathétique, par l’accent particulier qu’il sait lui imprimer. Dans le Champ de bataille d’Eylau, le cheval de Napoléon a les jambes visiblement mouillées et trempées de neige jusqu’au-dessus du genou. Le peintre montre dans le même tableau, auprès d’un tas de morts dont on entrevoit vaguement les formes au milieu de la fange, un fusil abandonné dont la baïonnette est tordue et couverte de petits glaçons ensanglantés. J’insiste sur cette poésie des détails qui est propre à Gros : Je crois cette partie de l’art plus interdite que toutes les autres, s’il est possible, à la médiocrité, non pas que ces idées ne puissent s’offrir à tout le monde dans la composition : la preuve, c’est que la réalisation de ces idées n’excite pas toujours toute l’admiration qu’elle mérite chez le spectateur distrait ou superficiel ; mais c’est que la difficulté immense de les rendre clairement et sans puérilité est la raison qui rejette forcément dans les banalités cent fois reproduites l’artiste timide et chancelant sur son Pégase, contraint de s’arrêter par l’impuissance de rendre, ou d’être ridicule pour avoir exprimé sottement ou maladroitement. Je n’ajouterai qu’une réflexion à toutes ces remarques esthétiques beaucoup trop longues peut-être : c’est qu’à la vue de ces touches si expressives et si naïves en même temps, je ne puis m’empêcher de songer au vieil Homère, à ses peintures de la vie si étonnantes dans leur crudité et dans leur simplicité, et le jardin du bon roi Laërte, et la douleur du vieux Priam, et celle du fougueux Achille pleurant de vraies larmes sur son ami, et les plaintes touchantes de ce jeune Lycaon, percé sans pitié par la lance du fils de Pelée, au moment où, sans armes et sans cuirasse, il s’apprête à se baigner dans le Simoïs. Les images que réveille la peinture de Gros ne semblent-elles pas émaner de la même inspiration à la fois grandiose et naturelle ? Il était de l’espèce de ces heureux génies qui vont droit au fait sans rechercher l’effet et l’esprit. Cette recherche, qui est la maladie des époques où les grandes idées et les grandes convictions sont absentes, lui était inconnue. Il pousse même le dédain ou l’ignorance peut-être de certains moyens d’effet jusqu’au point de manquer à des conditions très importantes de l’art. C’est surtout dans les oppositions de la lumière et de l’ombre que ses tableaux se ressentent le plus de toute absence de parti pris, et la Bataille d’Aboukir justifie particulièrement cette critique. Il ne met pas assez d’air entre ses groupes, ses fonds sont insignifians et ne fuient pas assez. David avait érigé en système celui de n’en point avoir. La réaction contre les effets appris par cœur des Vanloo avait amené dans toute son école un mépris affecté pour le clair-obscur, qui est l’art de distribuer la lumière dans les différentes parties d’une composition de manière à les faire valoir au gré de l’artiste. Quand cette partie est bien entendue, les figures doivent céder de la perfection de leur détail à leur effet dans l’ensemble du tableau. On est étonné de la simplicité des détails dans Paul Véronèse, dans Corrège, etc. C’est l’art des sacrifices en un mot, de tous le plus rare, c’est celui qui consiste à ne pas tout dire et à ne pas tout montrer. Les figures d’Aboukir sont trop étudiées, trop savantes pour la nudité des fonds. Il en résulte de la sécheresse et un certain défaut de saillie.

Un autre inconvénient, qu’on serait fondé à remarquer avec plus de justesse encore dans le Champ de bataille d’Eylau, c’est la mollesse et le gigantesque outré des figures du premier plan. Gros n’a pas eu l’adresse d’en dissimuler l’importance^ elles attirent l’attention au détriment de l’action principale ; c’est la partie d’un tableau qui exige le plus d’art dans la disposition de l’effet. Mais le cheval de Murat, ce coursier qui semble celui du dieu Mars, hennissant et piétinant dans le carnage, lançant des éclairs par les yeux et couvrant son mors d’écume ; mais le cheval abattu du pacha, ce fougueux pacha lui-même et sa rage furieuse en voyant sa défaite et la fuite de ses soldats ; mais la rapidité de la charge des dragons, la lutte acharnée du Français, du Turc, de l’Arabe, du nègre, l’un s’écriant au milieu de la victoire, l’autre se tordant de rage, ou mordant l’épée qui le perce, ou serrant d’une main convulsive le sable sanglant qui semble de feu sous les pas de ces milliers de furieux ; la déroute des Ottomans, les étendards traînés dans la poussière, et les turbans des fuyards qui cherchent leur salut dans les flots, toutes ces images puissantes, entraînantes, éblouissent les yeux et l’esprit, et ne laissent guère de place à une vaine critique. Il faut suivre le peintre dans sa mêlée, il faut partager la fureur de son pacha, s’attendrir avec le jeune fils qui rend au vainqueur le sabre de son père, et en revenir encore à cet incomparable cheval de Murat, qui réunit en lui toutes les perfections de la peinture.

Cette fois, les critiques s’éveillèrent et ne ménagèrent point le blâme au peintre de tant d’images hardies : leur voix, à la vérité, fut encore une fois couverte par le concert de l’admiration. Pourtant l’effet discordant de ces censures malveillantes trouva prise sur l’esprit inquiet de Gros. Une autre circonstance, qui n’est pas mentionnée par le biographe dont nous avons parlé, mais qui nous a été attestée par un ami de Gros lui-même, faillit changer en cyprès les lauriers qui attendaient son front. Cette anecdote prouve tristement que, malgré ses triomphes récens et au milieu de l’existence la plus heureuse et la plus enviée, Gros côtoyait toujours le sombre abîme qui devait à la fin l’attirer. Un mois avant l’exposition de cet ouvrage, exécuté avec une chaleur et une rapidité prodigieuses, et au moment où il s’occupait de simples retouches, on lui insinua que l’empereur se trouvait choqué de l’importance du rôle que Murat jouait dans sa composition. On aurait été jusqu’à lui persuader que l’intention de Napoléon était de voir sa propre figure substituée à celle de son lieutenant. A cette révélation inattendue, la tête de Gros se renverse. Retoucher son tableau dans ce qu’il avait de capital, et la veille du Salon, eût paru impossible et affreux à un homme moins fougueux et moins absolu que lui ; qu’on juge de son désespoir par sa résolution arrêtée dans sa tête de se tuer, s’il ne pouvait obtenir de laisser le tableau tel qu’il l’avait conçu et exécuté. Heureusement il eut l’idée d’aller à l’impératrice : elle vit son désespoir et s’employa à le calmer ; elle n’eut probablement pas beaucoup de peine à faire changer une décision qui n’avait peut-être pas été bien arrêtée, et que le désespoir du grand peintre fit annuler. Le tableau parut donc sans changement et fit la sensation que nous avons dite.

On a prétendu que Gros n’avait pas pour cette peinture la prédilection que sembleraient justifier de si brillantes qualités. Le biographe déjà cité remarque avec justesse qu’ayant cédé naturellement au penchant de son talent dans l’exécution de cet ouvrage, le peintre l’estimait moins en raison du peu d’efforts qu’il avait faits pour réussir. C’est une disposition assez générale chez les artistes, qui sont rarement de bons juges de leurs propres productions ; et ce qui semblerait confirmer cette observation en ce qui concerne Gros, c’est la fâcheuse tendance qui lui fit, peu d’années après ses immenses succès dans le genre le plus approprié à sa nature, abandonner ce genre si fécond sous sa main pour en revenir aux tristes erremens de l’école.

Nous avons déjà mentionné quelques détails du tableau représentant Napoléon visitant le champ de bataille d’Eylau. Cette peinture parut en 1808. Le sujet en avait encore été mis au concours, et l’esquisse de Gros avait facilement obtenu d’être préférée. C’est la troisième de ses grandes pages épiques, et l’une de celles qui le recommandent le plus à l’admiration. On y trouve, comme dans la Peste de Jaffa et le Combat d’Aboukir, la même puissance d’idéalisation et cet art admirable qui n’est connu que des maîtres, de pousser aussi loin que possible l’effet résultant de la donnée même du tableau. Ainsi, dans la Peste de Jaffa, la peste est partout ; la voûte étouffante de la mosquée semble faire planer le fléau sur toute la scène. La misère de ces gens-là n’est pas celle de gens affamés ou mourant de leurs blessures. Dans la Bataille d’Aboukir, les défauts mêmes du tableau, l’éclat, la dispersion de la lumière, la confusion des groupes, la nudité du paysage avec un grand ciel bleu et la mer tout unie pour horizon, semblent augmenter l’impression de la rage et de l’impétuosité de ces deux armées se disputant quelques arpens d’une plage aride, sous les rayons d’un soleil brûlant. Au contraire, dans la représentation de l’héroïque champ de bataille où les Français, en nombre bien inférieur, épuisés par les marches, aveuglés par la neige, et à demi noyés dans la fange et les glaces, avaient terrassé les barbares du Nord, le peintre déroule à perte de vue le morne aspect des plaines de la Pologne. Les rangs entiers des régimens tombés à leur place de bataille sont étendus sous la neige comme des gerbes couchées uniformément dans cette cruelle moisson d’hommes. Le village d’Eylau brûle encore à droite. La garde, les restes de l’armée demeurent rangés et l’arme au bras sur ce champ de carnage. Çà et là des chevaux moribonds, secouant les frimas de la nuit, se dressent par un dernier effort sur leurs jambes affaiblies, et retombent près de leurs maîtres étendus morts. Le Russe, le Français, le Lithuanien, le Cosaque à la barbe hérissée et chargée de glaçons, tombés l’un près de l’autre, ne présentent plus que des tas informes sous leur manteau de neige. Ici un sabre inutile près d’une main qui ne peut plus le saisir ; là le canon sur son affût fracassé et enterré dans la glace avec l’artilleur, écrasé lui-même en le défendant, et dont le bras raidi l’entoure encore.

Ce tableau sinistre, formé de cent tableaux, semble appeler l’œil et l’esprit de tous côtés à la fois ; mais ce n’est encore que le cadre de la sublime figure de Napoléon. On le voit au milieu de la toile, arrêté dans sa lugubre promenade et suivi de ses maréchaux. Une de ses mains laisse flotter les rênes de son cheval ; l’autre, élevée en l’air par un geste mélancolique, semble accuser les maux de la guerre. C’est peut-être la plus belle conception de l’artiste, et aussi le portrait le plus magnifique et assurément le plus exact qu’on ait fait de Napoléon. Ce grand homme aurait dû, comme Alexandre, interdire à d’autres qu’à son peintre favori le droit de reproduire son image. Gros seul a su le peindre : c’est dans ses ouvrages seulement que nos neveux trouveront le type immortel de ses traits.

Ce personnage, aussi poétique qu’Achille, plus grand que tous les héros sortis de l’imagination des poètes, n’a point encore trouvé son Homère, et Homère lui-même eût renoncé à le peindre. Que voulez-vous ajouter à ce que la pensée lui prête déjà ? son histoire simple et nue est bien au-dessus de tous les poèmes, de même que sa fidèle image, reproduite par Gros, ne permet pas à l’imagination d’ajouter un trait. La littérature de son temps l’a défiguré en voulant le peindre. Les poètes qui, de nos jours, ont embouché la trompette en son honneur L’ont représenté avec des couleurs de fantaisie. On a fait de lui un héros mystérieux ou fanfaron, comme ces personnages imaginaires que lord Byron a mis à la mode, et qui sont plutôt de véritables mannequins servant de prétexte à débiter les sentences de l’auteur. Un poète de nos jours a dit de lui :

Rien d’humain ne battait sous son épaisse armure ;


ce vers chagrin s’appliquerait, avec bien plus de raison, à tous ces personnages de convention que le roman, le théâtre et même l’histoire nous présentent comme les portraits vivans des hommes célèbres.

Au Salon de 1808 brillaient plusieurs tableaux remarquables : la Bataille d’Austerlitz, par Gérard ; les Révoltés du Caire, de Guérin ; l’Atala, de Girodet, et surtout la Psyché de Prudhon et son tableau de la Justice poursuivant le Crime. Gros avait là des émules dignes de lui. L’empereur fut content de son peintre et le récompensa lui-même. Les tableaux représentant des scènes modernes et exposés en même temps n’offraient pas à beaucoup près la même supériorité, quoique plusieurs de ces ouvrages aient conservé une célébrité méritée. Gros était là sur son terrain et maître dans son domaine.

Nous ne parlerons point avec détail de quelques compositions secondaires qui suivirent et qui n’ajoutèrent rien à sa réputation, telles que la Prise de Madrid, l’Entrevue des deux empereurs, une esquisse capitale de la Bataille de Wagram, etc. Son tableau le plus important, jusqu’au moment où il entreprit de peindre la coupole du Panthéon, est sans contredit la Bataille des Pyramides. La toile de ce dernier ouvrage n’avait pas les dimensions gigantesques des batailles que nous avons particulièrement mentionnées, bien que les personnages en soient de grandeur naturelle. Par un caprice malencontreux, on a eu, quelque temps avant la mort de Gros, l’idée de lui demander de l’agrandir pour l’adapter à une place choisie. Le tableau a perdu à ce placage. C’était en quelque sorte un magnifique portrait historique ; la figure de Napoléon y tenait la plus grande place : l’addition qui y a été faite a faussé tout-à-fait l’intention primitive et détruit tout l’effet de la peinture. Le bas de la toile était rempli par les cadavres entassés d’Arabes et de nègres semblables à ces figures d’esclaves enchaînés ou de peuples vaincus dont l’idée appartient à l’antique. Gros, revoyant après plusieurs années ce tableau, qui était un de ceux qu’il aimait le plus, et contemplant avec orgueil la figure de Napoléon, s’écriait dans son langage énergique : Je lui ai fait un trophée d’hommes.

A voir les tableaux de Gros, quand on n’en sait pas le nombre, il est impossible de ne pas le prendre pour un artiste fécond. Sa facilité à exécuter et à imaginer indiquerait un génie qui déborde, une main qui, comme celle de Rubens, ne se reposait jamais, et semblait poussée par le besoin continuel d’animer la toile. Il n’en est rien pourtant : on compte facilement ses grands ouvrages. Quant à des petits tableaux, il en a fait fort peu ; ces esquisses même et ces croquis, ces confidens, ces essais de l’artiste que les maîtres ont laissés en si grand nombre, tous ces témoins de la noble passion qui les agite toute leur vie, ne marquent point en grand nombre les différentes phases de la carrière de Gros, et néanmoins ses croquis, ses esquisses sont admirables et témoignent, comme ses tableaux achevés, de son extrême facilité. Peut-être une sorte de paresse, effet de son tempérament, lui faisait-elle redouter le labeur que le naturel le plus heureux ne peut s’empêcher de subir dans le travail de la composition. Le moment où il faut prendre les pinceaux, celui où l’homme de talent endosse la casaque de l’artiste et sort du cours facile et trivial de la vie ordinaire pour entrer dans le monde des nobles chimères, cette nécessité d’avoir la fièvre, en un mot, effrayait son indolence naturelle. Je tiens d’un artiste qui a vécu et travaillé avec Gros, que, dans le temps où il montrait le plus d’ardeur, et notamment pendant qu’il peignait la Bataille d’Aboukir, il s’arrêtait quelquefois, non pas que sa verve se refroidît, mais parce qu’il trouvait que sa tâche avait été assez longue pour la journée. Il lui arrivait de consulter sa montre pour savoir s’il était temps de quitter le travail et de déposer, avec sa palette, le fardeau de l’inspiration. Le travail n’en était ni plus froid ni plus contraint.

Cette disposition de Gros, heureusement assez rare chez les grands artistes, nous a fait perdre assurément beaucoup de beaux ouvrages. Sans doute il suffit d’un petit nombre pour la mémoire de l’artiste, mais il semble qu’indépendamment du plaisir qu’il trouve à composer, il doit être possédé du désir de réaliser de plus en plus, de serrer en quelque sorte de plus près, et d’ouvrage en ouvrage, cet idéal insaisissable dont il croit se rapprocher à chaque nouvel essai. Les peintres devraient songer aussi à la fragilité de leurs productions. Un incendie va consumer des milliers de beaux ouvrages ; des accidens sans nombre conspirent contre le bois et la toile, ces dépositaires de leurs inspirations ; ne semble-t-il pas qu’en multipliant leurs ouvrages dans la mesure de leurs forces, ils augmentent la chance de surnager sur la mer de l’oubli ? Gros, si amoureux de la gloire, eût dû être touché de cette considération.

Par une conséquence toute naturelle de cette nonchalance, il avait besoin d’être excité au travail par les commandes. Il n’a guère entrepris que des ouvrages demandés d’avance ; c’est pourquoi le nombre des portraits qu’il a laissés est relativement plus considérable que celui de ses compositions. Il en a fait d’excellens, surtout ceux où il pouvait donner carrière à son invention. L’importance des personnages qu’il a peints, et qui ont été presque tous les généraux ou les hommes notables de son temps, justifie cette disposition. Il lui est arrivé très souvent aussi d’élever à des proportions historiques les portraits de personnes inconnues, qui se trouvaient ainsi grandies par la disposition naturelle de Gros à voir en grand. Beaucoup de ces portraits, qui furent regardés comme des ouvrages accomplis à leur apparition, n’ont pas conservé tout leur éclat et toute leur force. Cela tient à la même cause qui a contribué à appauvrir l’effet de ses tableaux d’histoire. Il faut citer parmi les plus remarquables de ces portraits celui du général Lasalle, exposé au Salon de 1808. Plusieurs portraits équestres de dignitaires de l’empire et de membres de la famille impériale marquent également au premier rang parmi les peintures du temps.

Nous touchons à l’époque critique qui va marquer dans la carrière du grand artiste un funeste changement. Les portraits capitaux dont nous venons de parler respirent encore la flamme des débuts. Le tableau de François Ier et Charles-Quint visitant les tombeaux de Saint-Denis (1812) présente encore dans un genre différent, pour le sujet et pour la dimension, un remarquable effort de talent. On y trouve une finesse d’intention et d’exécution qu’on ne s’attendait pas à rencontrer dans le peintre d’Eylau et de Jaffa. Le Charles-Quint surtout est parfait ; il est impossible de mieux caractériser un personnage historique, dont tout le monde a pu se faire un portrait d’après ses actions, et l’image que nous montre le peintre défend à l’esprit de demander autre chose. Bientôt Gros entreprend les peintures de la coupole. Ici il va lui falloir lutter de plus près avec les écoles anciennes. Les qualités qui ont fait de ses grandes batailles des ouvrages incomparables le suivront-elles dans cet empire nouveau dont la conquête va l’attirer ? Ces qualités sont-elles les plus propres à le soutenir dans son entreprise ? Si nous nous en rapportons au succès qui sembla couronner ses efforts, lorsqu’après douze années de travaux il livra la coupole aux regards du public, la question sera résolue victorieusement, et Gros aura répondu à l’attente de ses contemporains. A-t-il cru lui-même au fond de son cœur que la postérité, d’accord avec ces jugemens enthousiastes, les confirmerait en plaçant son dernier ouvrage à côté de ses trois filles immortelles ? Chacun peut encore résoudre au gré de ses prédilections en peinture et de ses penchans personnels ces questions qu’on a débattues à l’époque où la coupole fut découverte. Faudra-t-il rejeter l’infériorité de certaines parties sur les vicissitudes au milieu desquelles l’artiste s’est vu forcé plusieurs fois de changer sa composition au gré des influences de la politique ? Nous ne pouvons le penser. L’essentiel pour l’artiste, il faut bien le dire à la honte de ses convictions, c’est d’avoir une muraille à couvrir, c’est de jaser avec la muraille, comme disait Gros lui-même. Dès le principe, il dut s’apercevoir que tous ses efforts ne pourraient remédier à la disposition étranglée de la corniche, laquelle, rétrécissant excessivement l’orifice de la coupole, réduisait le peintre à exécuter son tableau pour ceux qui auraient le courage d’aller l’admirer de près, à deux cents pieds au-dessus du sol, et c’est précisément le parti auquel Gros se réduisit. Tout le mérite de son travail est comme perdu, quand on le voit d’en bas, à cause de la nécessité où l’on est de changer à tout moment de place pour en apercevoir successivement les différentes parties. On ne saisit que difficilement l’intention qui a présidé à l’ordonnance. Ce qui confirme dans l’opinion que l’artiste avait la conscience de cet inconvénient, c’est que cet immense tableau sphérique est exécuté comme un tableau de chevalet destiné à être vu à une distance médiocre, et sans aucun des sacrifices qui eussent pu contribuer à augmenter l’effet ou à donner l’intelligence des plans[3].

On ne peut se refuser à admirer la grandeur des intentions. Cependant on reste froid devant ces immenses figures dont le gigantesque n’est pas sauvé par quelque chose de plus pittoresque dans l’arrangement de la disposition. Il y a, si l’on peut parler ainsi, je ne sais quoi de prosaïque dans cette disposition régulière de quatre groupes, et cet inconvénient est le pire de tous dans un genre de peinture qui s’accommode des inventions hardies et qui devrait être à la peinture ordinaire ce que l’ode en poésie est à une simple narration. La beauté du pinceau est toujours surprenante et a le même mérite qu’on admire dans les autres tableaux de l’auteur ; mais ici malheureusement, la suavité des teintes et le modelé gracieux des parties se noient entièrement dans cette sécheresse et cette absence d’effet général.

Cet immense travail ne fut achevé qu’en 1824 ; il valut à Gros le titre de baron et les encouragemens les plus flatteurs de la part du roi Charles X. Nous reviendrons sur nos pas pour mentionner les ouvrages qui avaient marqué dans la carrière du peintre pendant l’exécution de la coupole ; il suspendait souvent cette occupation pour travailler aux tableaux et aux portraits qui lui étaient demandés. Parlons d’abord du plus capital de ces tableaux, et qui semble le dernier effort de la veine qui avait produit les grandes batailles, je veux dire le Départ du roi dans la nuit du 19 au 20 mars[4]. Il faut mettre immédiatement après pour le mérite, mais dans un très haut degré encore, l’Embarquement de la duchesse d’Angoulême à Pouillac le 1er avril 1815[5]. On trouve dans ce dernier des détails d’exécution pleins de vie et de chaleur. La tête de la duchesse surtout est un chef-d’œuvre de ressemblance et d’expression, mais il n’y a dans l’ensemble du tableau, dont la disposition est vulgaire, ni l’animation, ni la force qui font du Départ du roi un des plus beaux ouvrages modernes, et celui qui, dans l’œuvre de Gros, rappelle le plus ses anciens ouvrages.

La scène présente un immense effet de nuit : première difficulté dans un tableau de grande dimension. La figure de Louis XVIII, qui offrait de bien autres difficultés encore, est étonnante de convenance, de vie, d’expression et de noblesse. Des serviteurs, portant des flambeaux, le précèdent ; des gardes nationaux, des militaires l’entourent et lui témoignent avec effusion leur douleur. La confusion qui règne dans les groupes est une beauté de plus et ne nuit pas à l’intelligence de l’action. Ce qu’il faut le plus admirer, c’est que le peintre ait su tirer ce parti d’un sujet en apparence aussi ingrat.

Il est important de signaler à cette époque de la vie de Gros (1816, 1817) une circonstance qui eut sans doute une grande influence sur la marche de son talent pendant les dernières années de sa vie. David, du fond de son exil, l’avait chargé de continuer la direction de son école. Gros s’acquitta de ce devoir comme s’il eût dû sacrifier à cette fonction même sa qualité de peintre pour prendre celle du professeur le plus assidu. L’attachement qu’il conservait pour son maître se mêlant à une admiration sans bornes de ses ouvrages, il mit une sorte d’amour-propre à continuer dans ses leçons toutes les traditions de David. Il semblait même qu’il voulût faire oublier à ses élèves combien sa propre manière avait différé de celle de son maître. « Mon métier, disait-il quelquefois, est de former des artistes et de les envoyer en Italie aux frais du gouvernement. » David ne l’encourageait que trop dans cette tendance. Assuré qu’il était que ses principes revivraient dans l’enseignement de Gros, il désira que Gros lui-même en fît l’application dans ses ouvrages. Il lui écrivait : « Êtes-vous toujours dans l’intention de faire un grand tableau d’histoire ? Je pense que oui. Vous aimez trop votre art pour vous en tenir à des sujets futiles, à des tableaux de circonstance : la postérité, mon ami, est plus sévère ; elle exigera de Gros de beaux tableaux d’histoire. Quoi ! dira-t-elle, qui devait plus que lui représenter Thémistocle ? etc… » Suit une longue énumération de sujets empruntés à l’histoire ancienne. « Tous ces sujets, dit-il, vous réclament. L’immortalité compte vos années, n’attirez pas ses reproches ; saisissez vos pinceaux, produisez du grand pour vous mettre à votre place. » Il lui dit ailleurs : « Le temps s’avance, et nous vieillissons, et vous n’avez pas encore fait ce qu’on appelle un vrai tableau d’histoire. Quand vous avez le talent et l’âge encore, vous convient-il d’attendre toujours ? Vite, vite, mon ami, feuilletez votre Plutarque, etc. » Dans une autre lettre encore, et entre autres conseils, il lui dit : « Je suis content qu’on vous tire des habits brodés, des bottes, etc. ; vous vous êtes fait assez voir dans ces sortes de tableaux où personne ne vous a égalé. Livrez-vous maintenant à ce qui constitue vraiment le peintre d’histoire. Vous voilà sur la route, ne la quittez plus... »

Ces conseils s’adressaient à un homme de cinquante ans, qui en avait passé trente à s’illustrer dans un genre où personne, disait-il naïvement, ne l’avait égalé. Il semblait que ce fût une excellente raison pour l’engager à y persévérer ; mais, au compte de David, ce n’était pas vraiment être peintre d’histoire, et le pauvre Gros n’avait encore produit que des tableaux de circonstance. L’élève soumis dut s’évertuer de son mieux, et sa coupole montre déjà cette malheureuse tendance à rentrer dans cette vraie route et à ne la plus quitter : dans les derniers ouvrages du peintre, c’est la seule qui surnage ; mais il était mal à l’aise dans cette forme pédantesque et sous cette tournure académique. Gros était l’artiste inspiré par excellence, et il semble qu’à cette triste époque le souffle divin ait cessé de l’animer tout à coup ; sa main va toujours, mais le génie est absent. Comme beaucoup de ceux auxquels il a été donné de voyager dans le champ du sublime, il tombe tout-à-fait, s’il ne s’élève aux plus hautes régions ; quand il peint froidement, il est bien au-dessous de la froideur permise à tant d’artistes, et qui semble comme leur élément. On eût dit que les critiques malveillantes, indécentes même, que provoquaient ses derniers ouvrages, augmentaient encore son entêtement à s’engager de plus en plus dans une voie si contraire à son naturel. Il alla jusqu’à refuser les sujets de bataille qui lui étaient offerts, de peur d’être distrait de sa préoccupation favorite. On trouve ces mots dans une lettre par laquelle il répondait à la demande qui lui était faite de traiter le sujet de la bataille d’Iéna sur une toile de quinze pieds : « Je suis très reconnaissant, etc., etc. ;….. mais, ayant déjà fait tant de tableaux de ce genre, je ressens la nécessité de m’en reposer par des sujets plus analogues à l’étude de l’art. »

Çà et là on voit reparaître encore le vieil athlète. Certaines parties témoignent encore de quelque chaleur ; ce sont celles surtout où il se retrouve sur la pente de ses anciennes prédilections. Il n’a jamais pu peindre froidement un cheval. Dans le tableau d’Hercule et Diomède, qui fut son dernier effort et l’occasion de son désespoir, les chevaux, quoique sacrifiés, sont encore pleins de force. Dans les plafonds du musée égyptien, on leur trouve quelque chose du feu et de l’animation qu’il leur donnait autrefois ; mais les personnages allégoriques au milieu desquels il les fait agir ne sont plus que de froides statues. Cet homme, qui élève jusqu’aux nues la représentation du naturel, ne peut animer seulement d’un souffle de vie son cortège de dieux et de déesses. Il n’est pas plus heureux dans les tableaux de chevalet, où il cherche la grâce ; ses femmes sont dépourvues de cette dernière qualité. Même dans ses anciens ouvrages, il n’avait pas su les douer de ce charme qui attire dans les Corrège et dans les Raphaël. Son Saül montre de belles parties, mais le goût académique s’y fait trop sentir. Le Bacchus et Ariane s’éloigne encore plus de ses anciens ouvrages ; on y trouve plus d’afféterie que de délicatesse. Le Portrait équestre de Charles X, exposé au Salon de 1827, fit un effet plus fâcheux encore, car on pouvait s’attendre, par la nature du sujet, à retrouver dans ce tableau une partie de son ancienne inspiration.

Un triomphe inattendu, et ce fut le dernier, vint le consoler quelques instans. Ce succès eût dû imposer silence à la critique et s’étendre comme un bouclier sur les défaillances d’un si mâle talent. Après 1830, les fameuses batailles, cachées long-temps à tous les yeux, furent exposées au Luxembourg. La Bataille d’Aboukir avait été à elle seule l’objet d’une exhibition particulière. L’effet en fut immense, mais passager. Ces peintures étaient inconnues en quelque sorte à la nouvelle génération ; cependant on était à la fois trop près et trop loin de l’époque où tant de grandes actions avaient été célébrées par tant de génie, trop près, pour que l’effet du temps ait pu donner à ces peintures l’autorité de style et de caractère propre à les faire admirer indépendamment de la mode ; trop loin, pour que les idées et les sentimens qui avaient contribué au succès du peintre pussent agir dans le même sens sur un public nouveau. L’envie, lassée d’une longue admiration, forcée d’entendre encore une fois ce concert d’éloges, parvint sans peine à effacer cette émotion favorable dans des esprits distraits par d’autres événemens et attirés par d’autres spectacles.

Les plafonds du Louvre avaient été découverts avant cette époque ; nous avons dit que la manière de Gros se prêtait peu à la décoration. Le mélange de la convention et de la vérité glaçait toute sa verve, et comme Antée, dit un de ses historiens, il avait besoin, pour avoir toute sa force, de sentir la terre sous ses pieds. L’essai le plus malheureux dans ce genre, qui semblait se refuser à ses efforts, fut terminé à une époque plus récente encore ; il représente l’Humanité implorant l’Europe en faveur des Grecs. C’est l’Agésilas de ce génie aux abois et la plus triste expression de son affaiblissement. Il ne reste plus rien de lui dans cette immense toile, qui trahit la lassitude et presque l’ennui.

L’Hercule et Diomède fut exposé en 1835. Gros voulait répondre par un effort de science à ces détracteurs misérables qui lui reprochaient de n’être plus le peintre habile de tant de beaux ouvrages, disons mieux, qui affectaient même de méconnaître tout-à-fait son talent. Le mauvais succès de cette dernière tentative lui porta le coup suprême ; il se crut tout-à-fait oublié et presque déshonoré. « Pour avoir des travaux, disait-il dans son amertume, il faudra me traîner dans les bureaux du ministère ; là, je m’entendrai demander qui je suis, et, quand j’aurai décliné mon nom, l’on me demandera ce que j’ai fait. » Le grand artiste en vint à douter de lui-même. « Gros est donc mort ? Vous venez donc visiter un mort ? » disait-il quelquefois à ses amis. Un jour, il entre dans l’atelier de ses élèves et le trouve presque désert ; il trouve dans cet accident fortuit un contre-coup à la défaveur avec laquelle on accueillait ses travaux. Comme il était difficile de toucher à des blessures aussi vives, même pour y porter quelque soulagement, le zèle de ses amis, ou timide ou maladroit, l’irritait au lieu de le calmer. Il finit même, quand il fut arrivé au dernier degré du découragement, par douter de leur attachement et presque par les éviter. L’affreuse pensée qui s’était emparée de son esprit arrêtait l’épanchement sur ses lèvres et concentrait de plus en plus les effets de ce sombre emportement dont il n’allait plus être le maître.

Abrégeons cette triste tâche : ne livrons pas trop long-temps en spectacle les égaremens de cette grande âme en détresse. Le respect pieux, la tendre vénération qui s’attachent à la noble figure de Gros, vivent encore dans le souvenir de ceux qui ont été ses élèves, ou qui, l’ayant seulement approché, ont reçu quelques émanations de tout ce feu, de toute cette puissance ; ceux-là passeront rapidement sur une page funeste.

Le 25 juin 1835, Gros sortit le matin de sa maison pour se rendre à ses fonctions de juré au Palais, mais il ne parut point à l’audience. À l’heure du dîner, sa femme l’attendit vainement, et le soir il n’était point encore rentré. Toute cette journée, il marcha au hasard ; le soir, il sortit de Paris, et, pendant toute la nuit qui suivit, il erra à travers la pluie et le brouillard dans les bois de Meudon. Au lever du soleil, il fut trouvé noyé dans un petit bras de la Seine, au bas de la colline, et dans un endroit où l’eau avait à peine quatre pieds de profondeur. Des enfans aperçurent son corps au milieu des roseaux et donnèrent l’alarme. Ce ne fut que le soir que ses restes furent transportés dans sa maison et rendus à sa femme éplorée.

Nous n’avons pas besoin de dire que la nouvelle d’un pareil événement saisit de douleur les artistes et les amis de Gros ; mais le public n’eut pas, dans le moment même, le sentiment de la perte immense que faisaient les arts et la patrie. Il ne parut pas, si nos souvenirs nous servent bien, que ce malheur ait eu un grand retentissement dans ce monde frivole, si facilement ému des petites choses. Cette ingratitude fut une douleur de plus pour les amis et pour les admirateurs de Gros ; ils ne pouvaient s’empêcher de penser que cette indifférence fatale, long-temps ressentie avant la cruelle résolution, en avait été la principale et funeste cause. Les artistes se réunirent tous autour de ce cercueil et semblèrent vouloir le cacher sous les lauriers ; tardif hommage ! faible compensation de tant de douleurs !

Le suicide de Gros est un des événemens les plus tristes dont l’histoire des passions humaines puisse faire mention. Ni celui de Rousseau ni celui du peintre Robert, arrivé de nos jours et quelques mois avant celui de Gros, ne sont des exemples aussi déplorables de la fragilité de la raison. Rousseau, aigri de plus en plus, nourrissant dans une solitude qui lui plaisait son intraitable orgueil et sa haine des hommes, avait fini par la folie. Pour Robert, il se tue dans la force de l’âge et des passions, emporté par un mouvement aveugle et concevable à son âge ; mais Gros, arrivé depuis long-temps à la gloire et à la fortune, parvenu à cette époque de la vie qui est celle du repos. Gros, saisi d’un désespoir incurable, embrasse ce noir fantôme qui l’obsédait et jette à terre, comme un fardeau insupportable, toute cette gloire, tout ce passé et aussi tout cet avenir de jouissances paisibles. Et qu’on ne prenne pas ces réflexions pour un blâme jeté sur sa mémoire ; ce ne sont pas les véritables artistes qui riront de pitié en voyant Gros se tuer quand il croit que sa gloire est perdue.

« Sa personne, dit en parlant de lui l’auteur d’un excellent travail sur les peintres français[6], attirait invinciblement l’attention. Tout était fort chez lui, et sa contenance ressemblait à sa peinture ; car il était grand comme ses tableaux, vigoureux comme sa touche, et sa belle tête tenait par un cou de taureau à ses larges épaules. Il avait le front légèrement reculé, indice fréquent d’une nature sujette à l’exaltation ; ses sourcils abondans accusaient la richesse d’un tempérament énergique, et ses grands yeux, ombragés de cils noirs, étaient pleins de pensées et de feu. Souvent, dans le monde, il demeurait taciturne et ne rompait le silence que par une conversation entrecoupée ; mais, sitôt qu’une passion forte le possédait, on voyait briller son regard et tout son visage s’enflammer. Dans ces momens-là, il rencontrait facilement l’éloquence, les mots lui arrivaient pleins d’images, et, dans ce style familièrement coloré, il peignait un homme, une situation, un travers…..

« …… En disant qu’il y avait chez Gros plus de jet que de réflexion, je veux dire seulement qu’au lieu de méditer long-temps son sujet, comme l’aurait fait Poussin, il se laissait aller à des inspirations successives qui pouvaient bien se corriger l’une par l’autre, mais qui toutes étaient le fruit de cette force pittoresque qui répond en peinture au vis tragica de l’art dramatique…..

« ….. Il n’écrit pas son intention de ce style réfléchi, calme, austère, plein d’heureuses réticences, qui laisse travailler l’imagination en ne disant pas tout ; mais il remue, il échauffe, il entraîne, il nous communique l’enthousiasme dont il est pénétré. Il nous montre l’extérieur de l’histoire, son allure, son costume ; il la promène au soleil et nous la fait suivre des yeux comme on fait une revue éclatante. Ses figures font mieux que penser, elles agissent, elles ont l’éloquence de la pantomime, la poésie de l’action. »

Gros, sans nul doute, avait été fortement impressionné en Italie par la vue des peintures de Rubens : les qualités et les défauts de ces deux grands peintres offrent beaucoup d’analogie. Cependant, à la fin de sa vie, et quand il eut pris l’attitude d’un chef d’école, il parlait moins souvent de cet objet de ses premières admirations. Pendant que son camarade Girodet s’efforçait de chercher la couleur et ne vantait que l’éclat et la finesse des tons. Gros recommandait fortement à ses élèves d’insister avant tout sur le dessin, et il était surtout flatté des complimens qu’on lui adressait sur la correction de ses figures. Il lui était arrivé depuis, en voyant l’extrême sobriété de teintes qui caractérise la palette et les tableaux de certains adeptes, de dire qu’après tout on ne peut pas faire de la peinture à la spartiate. En 1831, lorsqu’au sortir d’une révolution, les artistes de tous les étages, préoccupés d’améliorer leur sort, s’émurent dans des réunions tumultueuses et présentèrent en foule des demandes de réforme. Gros disait d’eux : Ils veulent entrer à l’Institut au nom des droits de l’homme.

La patrie aurait dû consoler au moins les mânes de cet illustre désespéré. Elle concède libéralement un espace et un tombeau dignes de leurs services aux orateurs, aux guerriers, aux grands ministres ; quelquefois elle accorde cet honneur à des hommes de parti dont la postérité aura peine à démêler les titres. Les artistes, qui font les délices des générations, seraient-ils traités moins favorablement ? Les cendres de Racine, de La Fontaine, sont confondues obscurément et oubliées dans un cimetière. Il a fallu de nos jours, pour élever une statue au Poussin dans sa ville natale, attendre le résultat d’une souscription, qui n’est pas encore remplie. Le simple tombeau de famille dans lequel Gros n’occupe qu’une place étroite présente, au milieu de plusieurs autres inscriptions modestes, la mention de son nom et la date de sa mort ; cette inscription tient un espace plus petit que n’était sa glorieuse palette. Ses amis avaient fait placer au faîte du monument le buste du grand peintre : mais un autre tombeau, élevé précisément en face et à un pied de distance, ne permet plus de l’apercevoir. Il conviendrait à la génération qui s’élève de réparer cet oubli et de consacrer dignement cette grande mémoire.


EUGENE DELACROIX.

  1. Gros et ses Ouvrages, par J.-B. Delestre.
  2. Le célèbre Loughi, Milanais, fut chargé de la gravure de ce portrait. Bonaparte, qui avait fait exécuter la planche à ses frais, en fit cadeau au jeune peintre. La reproduction est digne en tout du tableau.
  3. Nous trouvons, dans la notice sur Gros de M. Delestre, un passage qui montre que le grand artiste avait très bien compris les inconvéniens attachés à son travail. «... Nous dirons combien il est regrettable qu’on n’ait pas suivi la première proposition de Gros, de placer les quatre groupes des rois dans les angles de la coupole inférieure, en réservant celle où tout est maintenant réuni pour y peindre la seule figure de sainte Geneviève, etc. » (Gros et ses Ouvrages, page 352.)
  4. Salon de 1817.
  5. Salon de 1819.
  6. M. Ch. Blanc, Histoire des Peintres français au dix-neuvième siècle, 1845.