Paysans et Ouvriers depuis sept siècles/03

Paysans et Ouvriers depuis sept siècles
Revue des Deux Mondes4e période, tome 147 (p. 845-880).
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PAYSANS ET OUVRIERS
DEPUIS SEPT SIÈCLES

III.[1]
LES FRAIS DE NOURRITURE AU MOYEN AGE

Pas plus pour les paysans que pour les ouvriers, les recettes n’augmentent ni ne diminuent proportionnellement aux dépenses, et la célèbre « loi d’airain » n’a jamais existé que dans l’imagination de quelques personnes.

Le taux des salaires et celui des denrées obéissent à des lois différentes ; il y a eu des heures où les recettes du journalier s’élevaient au quart de leur chiffre actuel, tandis que ses dépenses étaient six fois plus faibles qu’aujourd’hui. Il y a eu d’autres heures où les salaires étaient trois fois moindres qu’à présent, mais où le prix des vivres de première nécessité était inférieur de moitié seulement à ce qu’il est en 1898. Suivant que la hausse ou la baisse portaient sur tel ou tel objet, sur les blés par exemple, ou sur le loyer de la terre, elles affectaient tantôt les ouvriers et tantôt les propriétaires. Ainsi, le coût de la vie était, à la fin du XVIe siècle, deux fois et demie moindre que de nos jours ; parce qu’on se procurait à cette époque, avec une somme déterminée, deux fois et demie plus de marchandises qu’on n’en pourrait acheter aujourd’hui avec la même somme. Cela est vrai en moyenne et d’une façon générale ; mais non pas pour toutes les classes de la société : pendant les vingt-cinq années qui séparent la mort de Charles IX de la proclamation de l’édit de Nantes (1574-1598), les salaires furent trois fois plus bas que ne sont les nôtres, tandis que l’hectolitre de blé se vendit un prix identique à celui de maintenant.


I

« Par l’effet de l’offre et de la demande de bras, disait une ancienne théorie, le salaire se réduit en général à ce qui est indispensable à l’ouvrier pour vivre et se perpétuer. Il ne peut être beaucoup au-dessus de ce niveau parce que l’aisance, en augmentant la population, diminue les salaires ; il ne peut non plus tomber au-dessous, car la gêne et la famine, diminuant le nombre des bras, font remonter le taux de leur rétribution. » Or il n’est pas vrai que l’aisance fasse nécessairement augmenter la population, ni que la gêne la fasse diminuer. Il est, de par le monde, des populations aisées dont le chiffre demeure presque stationnaire, — la France est de ce nombre ; — il y a de même des populations prolifiques et grossissantes, quoique extrêmement dénuées. En certains pays, comme l’Espagne, les salaires demeurent très bas, quoique la population soit très faible ; en certains autres, comme l’Irlande, la population demeure très dense, quoique les salaires soient très bas.

J’entends ici les salaires réels, c’est-à-dire comparés au prix de la vie. De ce que les ouvriers gagnent au Japon 45 à 50 centimes par journée de douze heures, tandis qu’ils gagnent en Australie 9 à 14 francs par journée de huit heures, il ne s’ensuit pas pour cela que le travail soit vingt fois mieux payé en Australie qu’au Japon, attendu que la « puissance d’achat de l’argent » est moindre dans le premier pays que dans le second. Mais cette puissance n’est peut-être que trois ou quatre fois plus élevée au Japon qu’en Australie, tandis que les salaires y sont vingt fois inférieurs. D’où l’on peut conclure que la situation y est quatre ou cinq fois moins avantageuse, pour les prolétaires, qu’elle ne l’est en Australie. En Chine, où le manœuvre, non nourri ni entretenu, reçoit environ 70 centimes par jour, tandis que, défrayé de tout, il ne touche que 10 à 15 centimes, la partie du salaire absorbée par les frais de son existence, pourtant si modeste, est, — toutes proportions gardées, — deux fois plus grande qu’en France, et le bénéfice net de son travail trois fois moins grand.

L’erreur de la théorie rappelée plus haut vient de ce qu’elle ne définit pas le sens du mot « vivre ». Et en effet, il est impossible de le définir ; il y a mille manières de vivre. Même dans la catégorie populaire, formée par les familles qui dépensent en 1898 moins de 2 500 francs par an, se trouvent confondus des aristocrates du travail manuel et des serfs du bureau de bienfaisance. La compressibilité des besoins, chez le pauvre, est, hélas ! incroyable. Si l’on descend un à un les échelons de la misère, on aperçoit, bien au-dessous de cette vie de privation relative à laquelle sont voués encore beaucoup de nos semblables, des abîmes de détresse au fond desquels l’homme parvient à « vivre » et à se perpétuer. À chaque degré, la liste des articles consommés décroît, à mesure qu’augmente la part prise, dans ces budgets amaigris, par les quelques dépenses qu’on n’y peut rayer sans mourir.

Il faut alors s’habituer à être à peine couvert, à se sustenter très mal et très peu. C’est le cas aujourd’hui en quelques nations ; ç’a été le cas de la France en des circonstances critiques du passé. De là à l’aisance contemporaine, ou même à une aisance plus grande que l’on peut entrevoir dans l’avenir, on a traversé, on traversera sans doute des nuances successives de bien-être, où de nouveaux besoins sont nés et naîtront peu à peu avec la faculté de les satisfaire.

En comparant les recettes aux dépenses de l’ouvrier, rural ou urbain, nous voyons dans quelle mesure il a pu faire face, pendant les six derniers siècles, à chacun de ces besoins. De tous, le plus pressant est la nourriture et, dans la nourriture, c’est le pain qui vient en première ligne. Le pain, qui représente en moyenne 40 pour 100 des frais de la table ouvrière, descend jusqu’à 15 pour 100 chez les privilégiés de la classe laborieuse et s’élève, dans les familles nombreuses et misérables, — qui ne mangent guère autre chose, — jusqu’à 90 pour 100 du total de l’alimentation. Aussi la question du pain tient-elle une place dominante parmi les préoccupations de nos aïeux. Ce n’est que d’hier qu’elle est résolue.

N’eût-il pour lui, notre XIXe siècle, que d’avoir changé le pain noir en pain blanc et d’avoir assuré à tous les travailleurs l’usage régulier de ce pain, nouveau pour eux, il ne ferait pas, ce semble, mauvaise figure devant l’histoire. Le progrès agricole a augmenté la production du blé ; il en a, par suite, abaissé le prix. Ce prix, la liberté et le bon marché des transports ont permis au commerce de le niveler. Si l’on n’avait pas rétabli, aux frontières françaises, un droit d’entrée sur les céréales, destiné à accroître artificiellement leur valeur, le froment aurait valu depuis dix ans 15 francs à peine et eût donc été moins cher qu’en 1789.

Toutes taxes douanières à part, le maximum d’écart qui peut exister désormais dans les cours du blé sur la surface du globe ne dépasse guère le prix d’un fret maritime très réduit et d’un trajet très court par voie ferrée d’un point du monde à l’autre. D’une année à l’autre, aussi, la différence est à présent peu sensible, parce qu’il est rare que la récolte soit uniformément bonne ou mauvaise sur la totalité de l’univers ; les excédens d’une contrée suffisent à combler les déficits de l’autre.

Dans le domaine beaucoup plus restreint de l’Europe du moyen âge, les transactions commerciales, en les supposant tout à fait libres, n’auraient pu obtenir de pareils résultats. Les nations étaient trop rapprochées pour que leurs récoltes ne fussent pas influencées souvent par les mêmes excès de froid, de pluie ou de sécheresse. Les chroniques anciennes, où nos pères consignaient leurs observations sur les divers fléaux qui désolaient l’agriculture, nous renseignent à ce sujet. Il n’est pas rare de les voir signaler en Allemagne, en Italie, en Angleterre, en même temps qu’en France, une cherté de grains ou une famine, suivie d’une mortalité exceptionnelle, dont ces divers pays eurent à souffrir. Cette concordance se produit en 1125, en 1137, en 1146, en 1195, en 1214, et ainsi de suite dans le cours des siècles. A plus forte raison des phénomènes météorologiques analogues devaient-ils affecter fréquemment les divers fiefs qui constituent à présent notre territoire français.

Toutefois, à côté de ces désastres communs à la « chrétienté » ou au royaume de France, que nous révèle la hausse universelle des prix du blé, il y avait des disettes locales, des avaries partielles, auxquelles les provinces limitrophes auraient pu remédier en se prêtant un mutuel secours. Mais le grain circulait difficilement. Avec l’absence de voies de communication et de moyens de transport, il n’aurait guère pu voyager quand bien même on l’y eût encouragé, et en général on l’en empêchait. Il arrivait donc, avec une et surtout avec deux bonnes récoltes de suite dans une province, que le blé tombait à rien, et qu’avec une ou deux mauvaises récoltes consécutives il atteignait des prix extraordinaires.

Ce double inconvénient se faisait sentir dans la même région, à peu d’années d’intervalle, ou la même année, entre deux régions médiocrement éloignées, parce que l’opinion publique d’autrefois pratiquait le protectionnisme au rebours de celle d’aujourd’hui. Préoccupée de l’intérêt du consommateur qu’elle craignait toujours d’affamer, elle se montrait insensible à l’avilissement des prix, qui ne préjudiciait qu’au cultivateur, et très inquiète au contraire de leur élévation. Un seigneur du littoral obtient-il de construire une forteresse, c’est à la condition expresse qu’il s’engage à ne pas exporter du blé par mer.

C’est par eau en effet que se font les rares échanges de cette époque ; c’est ainsi que l’Italie importe au XIVe siècle des grains d’Orient, que la Poméranie expédiait au XVe siècle son orge en Suède, son seigle en Écosse et en Hollande. C’est par le port de Saint-Valery-en-Caux, qu’Espagnols et Bretons exportaient sous Louis XI les blés picards, achetés au célèbre marché de Corbie. Voiturer des grains par terre à des distances considérables, il n’y fallait pas songer. Un court trajet les grevait de charges énormes : pour conduire un hectolitre de blé de Rouen à Amiens, en 1478, il en coûte le tiers de sa valeur en port, courtage, péage et octroi. Pour une quotité moindre, on amène actuellement au Havre le froment du Far-West américain, embarqué à Chicago.

Aux dépenses apparentes de transport se joignaient des faux frais difficiles à chiffrer. Ainsi, la sortie des blés étant interdite en principe, pour délivrer un permis d’exportation, le souverain dans les petits Etats, le gouverneur dans les provinces, se faisait volontiers donner une forte somme, qui augmentait d’autant, pour le consommateur, la valeur de cette denrée. Le marchand, il est vrai, était souvent obligé de céder ses grains au prix que les autorités avaient fixé, suivant leur bon plaisir. La puissance sociale, en agissant de la sorte, croyait servir les intérêts du public ; mais, au contraire, lorsque « messieurs de la maison de ville » édictaient des maxima au-dessous du cours normal, « leur prudence, au dire d’un écrivain du XVIe siècle, tournait à nuisance » ; il ne venait plus de blé. Le trafic, violenté, se dérobait ; mais peu importe aux administrations du moyen âge ; elles croient pouvoir supprimer son rôle ; même elles l’invitent à ne pas aborder cette branche maîtresse de l’alimentation, où tout gros négociant leur semble un accapareur et par conséquent un ennemi. En bien des districts, ce n’est pas seulement l’exportation, c’est aussi le commerce local des céréales qui est formellement proscrit. Lorsqu’on le tolère, il est resserré par tant de barrières, alourdi par tant d’entraves, qu’il ne rend aucun service.

Bien qu’on ne pût vraiment citer un texte de loi là-dessus, depuis Charlemagne, il n’était pas permis d’acheter les fruits de la terre avant leur maturité, et tous contrats faits au mépris de cet usage étaient nuls. Défense de traiter de la vente des blés non battus, à plus forte raison, des blés en vert. L’achat des blés en vert était, devant les tribunaux ecclésiastiques de jadis, assimilé à l’usure ; il fut prohibé encore par une loi de la Convention, et ce n’est que depuis huit ans, qu’ont été abrogées, par le Code rural, les dispositions anciennes qui punissaient cette opération. Une fois récolté et engrangé, le blé n’était pas affranchi pour cela de la tutelle inquiète du législateur, qui le suivait d’un œil soupçonneux dans tous les greniers où il séjournait. Lors des chertés excessives du XVIe siècle, la crainte des spéculateurs avait fait prendre des mesures draconiennes contre ceux qui semblaient immobiliser à leur profit plus de grains qu’il ne convenait : « défense de garder chez soi du blé pendant plus de deux ans, si ce n’est pour sa provision », permission aux municipalités et aux officiers de justice de faire ouvrir les greniers privés et de prescrire la vente des blés qui s’y trouvaient, « à prix compétent et raisonnable ». Des mesures aussi exorbitantes, se produisant au moment où la marchandise déjà faisait défaut, avaient bien entendu pour effet de paralyser encore davantage sa distribution et d’activer la disette.

Un moyen plus raisonnable employé par certaines grandes villes, pour parer à la famine ou en atténuer du moins les rigueurs, consistait à faire elles-mêmes le commerce des grains dans l’intérêt de leurs habitans, en constituant, dans les années d’abondance, d’énormes réserves qu’elles écoulaient dans les années de cherté. Ce procédé antique, renouvelé du roi Pharaon, dont l’industrie indépendante se charge de nos jours, fut employé pendant de longs siècles par les cités riches d’Italie et d’Allemagne. Pour se procurer les fonds nécessaires, les mairies au besoin empruntaient. Charles-Quint donnait, en 1527, tout pouvoir aux échevins de Lille de « créer des rentes à vie ou autres », afin d’acheter des grains, « vu que les blés n’arrivent pas bien dans cette ville par suite de la guerre avec le roi de France. »

Le cours du blé ne pouvait pas, même quand la récolte manquait, s’élever ad infinitum. Au-dessus d’un certain chiffre, les pauvres devaient s’en passer ; ils mangeaient autre chose, ou ils mouraient. Le blé, en haussant, devenait de luxe et la demande en diminuait ; mais le besoin ne diminuait pas. La demande ici ne se proportionnait pas au besoin, quelque cuisant qu’il pût être ; les nécessiteux n’étant plus en mesure de disputer cet aliment, qui leur échappait, à l’élite des gens riches ou aisés.

Sans aller jusqu’à la famine positive, les brusques changemens de valeur du grain étaient très douloureux pour la masse. Le blé, ou si l’on veut le pain, qui varie beaucoup en prix, ne varie pas beaucoup en quantité dans la nourriture. Il tient ainsi, selon qu’il augmente ou diminue, une place plus ou moins grande dans le budget du journalier. Et si sa baisse, en deçà d’un certain chiffre, est de moins en moins sensible, sa hausse, au-delà d’un certain autre chiffre, devient de plus en plus douloureuse. Le peuple en un mot profitait peu des grandes baisses et souffrait beaucoup des grandes hausses. Que le kilogramme de blé, au lieu de valoir régulièrement 10 centimes, vaille le triple pendant un an — soit 30 centimes — et le quart pendant l’année suivante — soit 2 centimes et demi — il ne s’établit de ce chef aucune compensation ; du petit ménage, qui n’épargnera, durant l’abondance, que 7 centimes et demi sur ses frais de bouche, on exige, durant la famine, 20 centimes de plus pour les mêmes fournitures. Un pareil manque d’équilibre réduisait infailliblement à la misère, quand il survenait, la moitié des ouvriers. Il est très rare, à vrai dire, de voir des variations subites du simple au décuple ; ce qui était assez fréquent, c’était une hausse du quadruple, qui faisait passer l’hectolitre de 3 à 12 francs, de 4 à 16 francs ; comme si, de 20 francs aujourd’hui, le blé montait tout à coup à 80 francs.

Les provisions, que les villes accumulaient, ne suffisaient pas à les garantir de ces brusques fluctuations ; il n’y avait pas entre les bonnes et les mauvaises années d’intermittence suivie. La cherté et le bon marché, qui se succédaient à des intervalles inégaux, se jouaient des combinaisons et des calculs de l’édilité urbaine. A plus forte raison défiaient-elles la pauvre prévoyance des campagnards isolés, qui n’avaient ni les capitaux, ni les locaux, ni les loisirs nécessaires, pour lutter avec succès contre les caprices des cours. Aussi l’un des résultats des hausses exagérées du blé, c’est que bien des paysans n’avaient pas de quoi acheter des semences, et que beaucoup de terres restaient incultes pendant l’année qui suivait une disette ; ce qui contribuait à maintenir les chiffres élevés.


II

Au XIIe siècle, les prix de l’hectolitre de froment oscillent entre 87 centimes dans le département de l’Eure (1180) et 43 fr. 50 dans celui du Bas-Rhin (1197). Dans la seule province de Normandie, il se vend, durant la même année, 1 franc à Nonancourt, 4 fr. 50 dans le pays de Caux, 10 francs à Mortain et 16 francs dans le Cotentin. Dans le premier quart du XIIIe siècle, le prix moyen de l’hectolitre de blé fut de 3 fr. 80. Pendant la seconde partie du règne de saint Louis, il s’éleva à 5 fr. 80 et pendant la première moitié du règne de Philippe le Bel, à 6 fr. 40. De 1251 à 1300, il varia en Franche-Comté de 4 à 13 francs, en Languedoc de 5 à 12 francs, en Normandie de 92 centimes à 11 fr. 60, et dans l’Ile-de-France de 22 francs à 1 fr. 17.

On constate à la fois des similitudes extraordinaires entre deux points éloignés et, entre deux localités situées à petite distance, des divergences singulières. A quelques années d’intervalle, la position des diverses régions se retourne : celles qui étaient en haut de l’échelle sont en bas et, réciproquement, celles qui regorgeaient de grains, pendant que les autres en manquaient, s’en trouvent privées, alors que les indigentes de la date antérieure ne savent qu’en faire. En 1289, le blé coûte 10 fr. 25 en Piémont et 1 fr. 65 en Alsace ; en 1294, il coûte 11 fr. 50 en Alsace et la moitié seulement en Piémont.

Le blé montait rapidement au commencement du XIVe siècle. La moyenne des vingt-cinq années (1301-1325) avec lesquelles finit la dynastie capétienne directe est de 8 fr. 60 pour l’ensemble de la France. Elle varie, suivant les provinces, de 2 fr. 30 à 28 francs. Peut-être attribuera-t-on l’incohérence de ces moyennes locales à ce que les prix infimes de certaines provinces appartiennent aux années de prospérité et les prix excessifs de certaines autres aux années de famine ; et en effet, dans des recherches de cette nature, on est obligé de prendre les chiffres qui se présentent, au hasard de l’exploration. Mais ce n’est pas à un pareil motif que tiennent les disparités : la Saintonge, qui ressort en moyenne à 2 fr. 50, a connu des cours de 14 francs l’hectolitre ; l’Alsace, que l’on trouve à 28 francs, vendait son blé 2 fr. 60 en 1318.

Quelque normale que soit la récolte, les prix ne s’unifient jamais complètement ; et pour peu que le rendement éprouve quelque diversité, comme en 1344, on voit le grain valoir 1 fr. 40 à Montauban, tandis qu’il atteint 7 fr. 25 dans un département voisin du Languedoc, et se vendre 3 fr. 50 en Normandie, lorsqu’il s’élève à Paris à 17 fr. 25. La période 1351-1375 fut la plus chère des temps féodaux : la moyenne du blé en France s’éleva à 9 francs l’hectolitre. Ces vingt-cinq ans des règnes de Jean le Bon et de Charles le Sage furent aussi ceux où le pouvoir de l’argent devint le plus faible, où la vie était la plus coûteuse[2] ; mais l’augmentation des céréales dépassait de beaucoup la dépréciation du numéraire. En 1375-1400, au contraire, le prix moyen du blé diminua de moitié : de 9 francs l’hectolitre il descendit à 4 fr. 65. En France du moins, puisque, d’après les chiffres recueillis par Cibrario, il haussa encore en Piémont de 12 à 15 francs et qu’en Angleterre il baissait seulement de 7 à 5 francs.

Les prix tendirent aussi à se rapprocher d’un point à un autre : en 1384, le froment vaut à Paris et aux environs 4 francs ; à Dijon 4 fr. 60 ; à Albi 5 fr. 60 et à Arras 6 fr. 40. Il n’en est pas de même dans la période suivante (1401-1425), la plus aiguë de la guerre de Cent ans. De 4 fr. 65 il remonte en moyenne à 7 fr. 20, — correspondant à 31 francs de notre monnaie. — Non qu’il n’y ait eu des trêves, des heures d’accalmie, ou des districts plus ou moins éprouvés : ainsi, durant cette période, la Normandie ne paye son blé que 3 francs l’hectolitre, l’Alsace que 4 francs, l’Orléanais que 7 francs, tandis qu’il coûte 10 francs en Roussillon, 16 francs en Champagne et Ile-de-France et 50 francs en Languedoc.

Ce chiffre prestigieux de 50 francs a pour cause les famines dont la région du Midi eut à souffrir, de 1418 à 1428, presque sans interruption. Après s’être vendu, en 1417, 2 fr. 20 seulement à Albi, le froment monta dans cette ville à 29 francs pendant les douze mois suivans, alors qu’à Paris il tombait à 1 fr. 50, prix extraordinaire, motivé, dit le chroniqueur, « par la crainte de la venue des gens de guerre. » C’était le temps où les Armagnacs et les Bourguignons ensanglantaient alternativement la capitale ; les marchands ne tenaient pas à voir piller leurs réserves. Mais l’année n’était pas révolue que déjà le blé, aux Halles parisiennes, sautait à 9 francs puis à 18 francs. Deux ans après, c’est au tour d’Orléans à connaître les difficultés de l’alimentation : le blé y monte à 32 francs l’hectolitre, lorsqu’il ne valait à Paris que 25 francs, et, ce qui paraît incroyable, 1 fr. 50 en Normandie, 4 fr. 20 en Angleterre, et 3 fr. 70 en Alsace.

La famine va et vient ; elle se promène de l’est à l’ouest et visite tantôt une ville, tantôt l’autre. C’est un fléau familier, comme aujourd’hui la peste ou la fièvre jaune en certaines parties du monde. On s’y attend, on s’y résigne, ainsi qu’à une force indomptée de la nature. A Limoges, en 1433, le blé vaudra 19 francs ; il retombe en 1434 à 4 francs. Alors que le Limousin retrouve le cours normal, le Languedoc le reperd : le blé passe de 5 francs, en 1436, à 24 francs en 1437. Paris, qui payait alors le sien 7 francs, le paie 18 francs en 1438.

Toutefois, à partir de 1440, la situation s’améliore, les cours s’affaissent lentement. Les subits et terribles gonflemens des chiffres, symbole du dénûment des estomacs, du désert de la huche à pain, se font rares. Ces chutes et ces ascensions vertigineuses dans les cours ne vont plus être annuellement constatées. La moyenne française se trouve, par suite des bas prix de 1441-1450, de 6 fr. 70 l’hectolitre, semblable intrinsèquement, après beaucoup de vicissitudes, dans le deuxième quart du XVe siècle, à ce qu’elle avait été en 1326-1350. Mais les 6 fr. 70 du XIVe siècle ne correspondaient qu’à 23 francs de 1897 et les 6 fr. 70 de 1426-1450 équivalente 30 francs des nôtres. Ainsi le blé était plus cher, en proportion des autres denrées, sous Charles VII que sous Philippe de Valois. L’Angleterre le payait alors un tiers de moins que nous.

Avec le milieu du XVe siècle commence cette ère de prospérité matérielle — les sept vaches grasses de notre histoire — qui durera jusqu’à la première partie du règne de François Ier. En 1451-1475, le blé baissa de moitié par rapport à la période antérieure : de 6 fr. 70 il tomba à 3 fr. 25, plus bas qu’à aucune autre date, plus bas même que sous Philippe-Auguste, où il avait valu 3 fr. 80. En 1476-1525, il ne s : éleva pas en général au-dessus de 3 francs pour l’ensemble du royaume. Comme le calme politique dont on jouissait alors ne garantissait pas le paysan de l’inclémence des saisons et des disettes qui en résultaient, — le grain valut en Saintonge 18 francs en 1481, 28 francs à Agen en 1523, — pour que la moyenne des mercuriales n’ait pas dépassé 3 fr. 25 et 4 francs pendant ces soixante-quinze années, il fallut que certaines provinces aient compensé, par un bon marché inouï, l’élévation des cours en certaines autres. En effet, l’Ile-de-France ne paya l’hectolitre que 3 francs, la Normandie que 2 francs, le Berry que 1 fr. 85.

Les cours du XVe siècle sont loin à coup sûr d’avoir l’uniformité des nôtres, qui ne diffèrent entre eux, d’une extrémité à l’autre de la République, que d’un dixième au plus ; mais comme les taux les moins avantageux au consommateur, en ce temps, ne différaient pas beaucoup des chiffres que le froment atteignait normalement cinquante ans plus tôt, l’ensemble des classes laborieuses avait, en somme, peu à souffrir de leurs variations. En 1464, l’année de la plus abondante récolte peut-être, à en juger par les prix, des six siècles qui ont précédé le nôtre, l’hectolitre se vendit 1 fr. 75 à Strasbourg, 1 fr. 25 à Amiens, 1 fr. 10 à Albi, 85 centimes à Paris, 70 centimes en Normandie et 56 centimes à Soissons. — Le même siècle qui avait vu le froment à 70 francs le vit aussi à 56 centimes. — Une semblable uniformité dans le bon marché n’est pas unique ; il n’est pas très rare que le blé vaille, comme en 1495, 2 fr. 30 dans le Midi, 2 fr. 20 dans le Centre et 2 fr. 40 dans le Nord ; et les disparités du simple au double, qui ne peuvent guère être évitées à une époque où les marchandises sont peu transportables, au lieu d’être la règle comme jadis, deviennent alors l’exception : ainsi, en 1509, ce que Marseille paie 4 fr. 30 se vend 1 fr. 45 à Strasbourg, tandis que l’année suivante c’est le contraire : le Midi est favorisé — le cours est de 1 fr. 30 à Albi ; — le Nord est mal partagé — Bruxelles s’élève au prix de 4 fr. 70.

D’ailleurs 4 et 5 francs l’hectolitre ne font, en argent actuel, que 24 et 30 francs de nos jours ; on a vu souvent des chiffres plus élevés il y a quarante et cinquante ans ; tandis que 1 fr. 50 et 2 francs ne faisaient que 9 et 12 francs de 1898, par conséquent un prix très avantageux pour le manœuvre qui gagnait alors 3 francs de notre monnaie. Ces observations demeurent vraies jusqu’à la fin du règne de Louis XII et dans les commencemens de celui de son successeur.

A partir de 1525, les prix vont s’élever sans aucun arrêt et avec une rapidité inouïe. Dans le demi-siècle qui sépare 1526 de 1575, la moyenne du territoire français avait passé de 4 à 7 francs, puis à 12 francs. Et comme la valeur relative des métaux précieux demeurait le triple de la nôtre, les 12 francs de 1551-1575 correspondaient à 36 francs de 1898. Le blé coûtait donc à cette date 80 pour 100 de plus qu’aujourd’hui. Il est présumable que déjà ces cours excessifs provoquaient une grande misère ; d’autant que leur irrégularité ancienne, compagne inséparable des époques troublées, recommence : en 1555, l’hectolitre se vend 7 francs à Strasbourg, 16 francs en Languedoc et 30 francs à Lille, qui eut au reste, durant toute la seconde moitié du XVIe siècle, ce fâcheux privilège de tenir constamment la tête des mercuriales. Il est très rare que cette primauté lui soit enlevée.

Si nous parcourons la France en 1572, l’année de la Saint-Barthélémy, nous trouverons, pour l’hectolitre de blé, une échelle de chiffres qui commence par 1 fr. 35 à Caen, et finit par 33 francs à Tulle. Entre ces deux extrêmes on « cotait », suivant la formule des bulletins commerciaux d’aujourd’hui, à qui ces pages d’histoire — nécessairement arides — ressemblent trop sans doute au gré du lecteur, on cotait 15 francs à Nîmes et 26 francs à Paris.

Sous Henri III, et dans les derniers vingt-cinq ans du siècle, les chiffres de 30 et 40 francs ne sont presque plus extraordinaires. Ce cycle de cent années, qui avait vu à son aurore les prix les plus bas que l’on puisse noter de 1200 à 1800, vit à son déclin les cours les plus hauts de toute la monarchie. Trois ans après l’avènement nominal de Henri IV, au fort de la Ligue, en 1592, la moyenne des prix fut de 35 francs, avec une gradation débutant à 8 francs dans l’Indre, passant à 14 francs à Châteaudun, à 16 francs à Orléans, 22 francs à Lille, 30 à Paris, 40 à Brive et se terminant à 66 francs à Marseille et à 79 francs à Albi. Les moyennes des années 1595 et 1596 sont de 47 et 43 francs. Nul ne songerait à nier que les guerres civiles et étrangères aient influencé très fortement les cours des céréales ; la température y joua sans doute quelque rôle ; mais l’accroissement de la population fut à coup sûr l’une des causes prédominantes. Le même phénomène se faisait sentir chez nos voisins, les Anglais, où le blé valut, en 1590-1600, 15 fr. 50 l’hectolitre ; après avoir coûté dans les périodes antérieures, 10, 7 et jusqu’à 3 fr. 50 en 1510. Chez nous il était passé, durant le même laps de temps de 4 à 20 francs. Or il est clair que la valeur des monnaies n’avait pas diminué de 5 à 1, ni d’un côté du détroit ni de l’autre. Le prix de 20 francs l’hectolitre était un prix de famine, puisqu’il représente 50 de nos francs de 1898.

Il est bon de toucher ici du doigt la vieille erreur où sont tombés tant d’écrivains, en affirmant que « le blé, de tout temps, s’est équilibré à la population et à ses besoins. » Le blé, disait l’un d’eux, le comte Garnier, au commencement de notre siècle, est la mesure naturelle des salaires ; sur cette mesure se règle le prix du travail, qui est lui-même l’élément primitif de toutes les valeurs échangeables… » Deux propositions également fausses. Adam Smith avait pensé que le criterium de la valeur relative de l’argent pouvait être cherché dans le travail, réduit à sa plus simple expression : le salaire du manœuvre. Mais le prix du blé ne détermine ni le taux des salaires, ni la valeur des métaux. Chacune de ces marchandises, — argent, travail, denrées, — hausse et baisse tout bonnement selon qu’elle est plus ou moins offerte, plus ou moins demandée.

Le rapport de l’argent avec le blé n’est pas du tout semblable au rapport de l’argent avec les salaires ; selon qu’on s’appuierait sur l’une ou sur l’autre, on trouverait des coefficiens très différens ; parce que tantôt le grain coûtait six fois moins cher qu’aujourd’hui, pendant que les salaires étaient seulement quatre fois moindres que les nôtres ; tantôt les salaires étaient le tiers de ce qu’ils sont aujourd’hui, pendant que le grain coûtait le même prix qu’à l’heure actuelle. Les variations respectives du blé et des salaires sont rendues aisément saisissables par l’évaluation, en froment, du gain annuel des journaliers.

Le travailleur manuel se procure aujourd’hui, avec les 750 francs que produisent ses 300 jours de labeur, 37 hectolitres et demi de froment. Le même travailleur, avec les 125 francs, équivalant aux 250 jours de son année « servile », en obtenait 30 hectolitres sous saint Louis, il n’avait plus que 23 hectolitres sous Philippe le Bel. Au XIVe siècle, il gagnait successivement 19 hectolitres (1301-1325), montait à 30, puis à 42 hectolitres, au commencement du règne de Charles VI (1376-1400), pour redescendre à 24 dans le demi-siècle suivant. Au contraire, de 1451 à 1525, le manœuvre gagne 46 hectolitres, puis 36 hectolitres et demi par an. Sa situation est donc meilleure, à tout le moins égale à ce qu’elle est en 1898. Mais cette ère fortunée ne dure pas. En 1526-1550, il ne se procure plus que 25 hectolitres, puis 15 seulement en 1551-1575, enfin neuf hectolitres trois quarts en 1576-1600. Il est donc, sur ce chapitre si important de l’alimentation, quatre fois moins riche alors que notre ouvrier contemporain.


III

En admettant qu’un laboureur ou un artisan consomme journellement un kilo de pain, soit environ 500 litres de blé par an, il aurait eu à peine, avec la valeur des 475 litres restant sur sa paie disponible, de quoi se vêtir, se loger, s’éclairer. Encore eût-il dû se contenter de pain sec et d’eau fraîche. Même, ce pain de froment lui aurait manqué, s’il avait eu la charge d’une famille ; puisque la femme de la campagne, qui mange à peu près autant de pain que l’homme, gagne moitié ou un tiers de moins, et que les jeunes enfans, qui ne gagnent rien, ou très peu de chose, ont un appétit très exigeant. Le manœuvre se contentait donc de pain de méteil, de seigle, d’orge, de sarrasin, de millet et, dans les mauvaises années, de pain d’avoine. Toutes les farines étaient mises à contribution.

Le rapport des prix de ces grains entre eux variait d’une année à l’autre, suivant le plus ou moins d’abondance du froment. Proportionnellement à ce dernier, le seigle se trouvait en général beaucoup plus et l’avoine beaucoup moins chère que de nos jours. L’avoine dut être, dans les périodes cruelles, la ressource des pauvres gens. C’est à elle que les ventres affamés avaient recours. Quand le blé est à bon marché, l’avoine coûte le tiers ou la moitié de cette céréale ; quand il augmente, elle ne le suit que de loin ; elle ne vaut plus que le quart ou le cinquième du froment.

C’est ce passage constant d’une farine à l’autre qui m’a obligé à ne tenir compte que des cours du grain non moulu et à négliger les prix du pain. Avec le blé, chacun sait de quoi l’on parle ; avec le pain, on l’ignore. Au moyen âge, et dans les temps modernes jusqu’à la Révolution, l’autorité municipale taxait non pas le prix, mais le poids du pain. La miche se vendait pour une somme invariable et s’allégeait ou s’alourdissait suivant que le blé montait ou baissait de prix. Mais, quand le boulanger, tout en continuant à vendre chaque pain le même prix, diminuait son poids de moitié ou davantage, l’ouvrier, qui ne pouvait ni en acheter le double, ni se contenter d’une quantité insuffisante, se résignait à un changement dans son ordinaire. Le besoin faisait passer son pain par une gamme de tons de plus en plus foncés : de blanc, il devenait gris, puis brun, puis noir.

Ces mots « bon pain », « pain blanc », « pain noir », qui traînaient dans le langage, les « dits » nombreux qu’ils avaient fournis, les proverbes et les expressions dans lesquels le pain s’était introduit, trahissent des soucis de nos pères, inconnus aux générations nouvelles. Est-ce aujourd’hui une qualité bien rare que d’être « bon comme du bon pain » ? Nul ne se préoccupe de « ne pas manger son pain blanc le premier », ni ne redoute d’en être réduit « au pain noir de l’adversité », simples métaphores désormais, comme le « pain amer de l’exil ». Quelle que soit l’adversité qui frappe un Français de 1898, il lui serait bien difficile de trouver du pain noir dans sa patrie. Nos indigens mangent le pain de pur froment des princes de jadis.

La variété des pains usités dans les siècles passés rend très hasardeuse toute comparaison que l’on en voudrait faire, soit entre eux, soit avec le pain de nos jours. Dans ce qu’on nommait « pain blanc », au XIVe siècle, il entrait souvent une forte portion de seigle. Le roi de France et le duc de Bourgogne se montraient, à cette époque, très friands d’un certain « pain anglais » à eux seuls réservé, qui sans doute ne valait pas celui de nos boulangeries parisiennes. Charles VI se régalait avec des échaudés, semblables à ceux que les nourrices aujourd’hui acceptent à peine. Notre pain de luxe eût été un gâteau, notre pain ordinaire était un luxe.

Aussi, quand on trouve le prix du pain, sans aucune épithète, demeure-t-on fort perplexe. Il est des pains de toutes farines et des farines plus ou moins coupées de son. Quelle pouvait être cette pâte inférieure qu’un document officiel taxe à 10 centimes le kilo en 1350, lorsque, quelques années plus tard, le pain « claret » valait 35 centimes, le pain « tourte » 38 centimes et le pain « seminel » 48 centimes ? Ce dernier, à vrai dire, confine à la pâtisserie ; on interdit sa fabrication lors des hausses du blé ; on la prohibe aussi en carême. Au-dessous du « seminel », on note, au XVe siècle, le simple pain blanc ou « fouache », puis le pain bis de ménage, ou « pain à bourgeois », et enfin le pain brun, de deux qualités, à l’usage du peuple. Le pain blanc se vend-il 27 centimes le kilo à Paris, en 1421, le « pain brun » ne coûtera que 17 centimes et le « pain de labour » 13 centimes. Mais que penser de ce type vulgaire coté un quart au-dessous du pain brun ? C’était là sans doute ce « gros pain balle » dont parlera Rabelais, c’est-à-dire un pain qui contenait toute l’écorce ou glume du grain.

On arrivait ainsi à céder ce pain buret ou rousset pour moitié du prix du pain blanc ; lorsque ce dernier coûtait 24 centimes le kilo, l’autre ne dépassait pas 12 centimes. Malgré tout, le pain s’éleva fort ; la première qualité atteignit 1 fr. 20 le kilo vers la fin du XVIe siècle, tandis que le pain des prisonniers ou des pauvres revenait à 28 centimes.


IV

Le pain absorbait en moyenne un quart des recettes de la classe ouvrière, aux champs ou dans les villes ; les autres denrées pouvaient être considérées comme formant ensemble un tiers de son budget, soit 35 pour 100. De ces denrées la plus importante est la viande, y compris le lard et la graisse, à laquelle le prolétaire consacre environ 10 pour 100 de ses dépenses.

Si le blé est, parmi les objets de consommation constante, un de ceux qui ont le moins augmenté depuis sept siècles, la viande est, au contraire, la marchandise qui a le plus renchéri. En s’attachant aux prix du bétail sur pied, on trouverait des différences prodigieuses entre les chiffres d’autrefois et ceux d’aujourd’hui. A l’époque de la plus grande baisse des animaux de boucherie et des grains, au milieu du XVe siècle, on vendait une vache pour 160 litres de froment dans la Manche, à la Haye-du-Puits (1454) et un mouton pour 20 litres de froment. Dans cette localité, les 160 litres de froment valaient alors 6 francs et les 20 litres valaient 75 centimes. Le mouton que l’on cédait ainsi, à la fin du règne de Charles VII, pour 75 centimes était meilleur marché que ceux qui se négociaient à Athènes, 600 ans avant Jésus-Christ, pour une drachme ou 93 centimes. De nos jours, vache ou bœuf coûtent en moyenne 380 francs, soit 1900 litres de froment au lieu de 160 ; le mouton se vend en général 30 francs, soit 150 litres de froment au lieu de 20.

Ce n’est là qu’un exemple, entre cent, des changemens de rapport qu’ont éprouvés, les unes vis-à-vis des autres, dans la suite des temps, les diverses marchandises. La vache et le mouton que nous citons ici n’étaient pas, à vrai dire, l’honneur de l’espèce ; leur prix est très inférieur à celui de la plupart des sujets adultes de leur race, à cette époque. Mais combien la valeur ordinaire de ceux-ci paraîtra minime en regard des mercuriales de 1898 ? Au XIIIe siècle, les bœufs ou les vaches se vendent en moyenne 37 francs, les moutons 3 fr. 60, les porcs 9 francs, soit le dixième des animaux de même nom à la fin du XIXe siècle. De 1301 à 1400, le prix des bœufs éprouve peu de variations ; la moyenne oscille entre 24 et 53 francs. Les autres bestiaux augmentent légèrement ; seuls les porcs, à 14 francs, ont une plus-value sérieuse. Au siècle suivant, la baisse est générale ; elle atteint son maximum sous Louis XI, où les bœufs ne valent plus que 22 francs, les veaux et les porcs que 5 francs, les moutons que 1 fr. 50. Mais, depuis Charles VIII jusqu’à Henri III, les bestiaux enchérissent d’une façon ininterrompue suivant le mouvement ascensionnel de tous les prix et arrivent, au début du XVIIe siècle, à valoir : les bœufs, plus du double, 56 francs ; les porcs, plus du triple, 17 francs, et les moutons, le quintuple, 7 fr. 50, de ce qu’ils s’étaient vendus cent vingt-cinq ans auparavant. La hausse des moutons était récente : dans le marché passé entre Panurge et Dindenault, ce dernier, déclarant que « le moindre de ses moutons vaut quatre fois ceux que les habitans de la Colchide vendaient un talent d’or », demande 3 livres tournois pour un animal à choisir dans tout le troupeau, soit intrinsèquement 10 francs. — « C’est beaucoup, répond Panurge ; en nos pays, j’en aurais bien cinq, voire six, pour telle somme de deniers. » Panurge offrait ainsi 10 à 12 sols, soit 1 fr. 83 ; ce qui, à l’époque de la publication de Pantagruel (1547), concorde avec nos moyennes.

Je ne saurais dire s’il s’était manifesté quelque hausse, depuis le milieu du moyen âge, dans les quatre siècles qui séparent la mort de Charlemagne de celle de Philippe-Auguste. En 834, on achetait un bœuf en Bretagne pour 12 francs ; on en payait un autre 34 francs aux environs de Paris, en 840. Les chiffres sont trop rares pour servir de base à une estimation. Ce qui est certain, c’est que, dans le cours des quatre siècles suivans, — 1 200 à 1 600, — après les fluctuations que je viens de signaler, les bestiaux n’avaient augmenté que de 50 pour 100 en général.

Les prix qui ont servi à édifier ces moyennes varient naturellement dans chaque espèce et dans chaque localité selon l’âge et la qualité de chaque animal. Il existe à Paris, au XIVe siècle, des bœufs de 24 francs et des bœufs de 107 francs. Mais il est remarquable que le prix moyen ne paraît pas différer sensiblement, non seulement en France, d’une province à l’autre, mais dans toute l’Europe centrale ; en 1277, une vache vaut 35 francs à Genève, comme à Londres, dans le Maine ou en Artois.

Nous ne pouvons du reste tirer aucune conclusion du prix des bestiaux sur pied, parce qu’ils ne ressemblent en rien aux nôtres. Ces bestiaux du moyen âge n’ont de porcs, de moutons et de bœufs que le nom. Beaucoup sont des animaux à demi sauvages, n’ayant que la peau sur les os et traînant, à travers les landes, une existence dépourvue de tout engraissement. Pour ceux mêmes que l’on nomme « gras », par comparaison, cette épithète est très relative. Un seigneur de Basse-Normandie, le sire de Gouberville, consigne dans son journal (1555) que, tel jour, il est allé « à la forêt voir ses bêtes qu’il ne trouva point ». Il aperçut seulement « le taureau qui clochait, que l’on n’avait point vu depuis deux mois ». Le système agricole pratiqué par la France du moyen âge était peut-être propice à la reproduction, à la pullulation du bétail, il l’était très peu au développement, à l’épaississement de chaque bête.

Les innombrables quadrupèdes lâchés dans la vaine pâture ont de quoi subsister tout juste, de quoi vivre et grandir ; ils ont rarement de quoi prospérer. Un bœuf, pompeusement offert à Charles-Quint par la ville de Malines, est regardé comme un vrai phénomène parce qu’il pèse un millier de kilos. De pareils sujets sont ordinaires dans nos concours régionaux, et il en est chaque mois, à l’abattoir de la Villette, dont le poids vif est moitié plus fort. Un traité d’économie rurale du XIIIe siècle évalue le produit d’une vache bien nourrie à 93 deniers pour les six mois d’été (15 avril au 15 octobre) et à 10 deniers seulement pour les six autres mois, c’est-à-dire à neuf fois moins.

Ce rendement intermittent montre que les vaches d’autrefois ne produisaient rien, ou très peu de chose de plus que rien, pendant la moitié de l’année. Tout ce qu’elles pouvaient paître, pendant la saison morte, les empêchait seulement de mourir. Encore l’auteur de cette féodale « Maison rustique » prend-il soin de nous avertir que, pour arriver à ce piètre résultat d’une demi-année, envisagé par lui comme un maximum, la vache doit être, du printemps à l’automne, dans un bon pâturage ; que, s’il s’agit de bêtes nourries dans les bois, les prés fauchés ou les champs moissonnés, il en faudra trois pour donner la même quantité de lait. Or, la grande majorité de l’espèce bovine se contente de ce modeste ordinaire et ne fournit, lorsqu’elle fournit quelque chose, — car souvent on s’abstient de traire les vaches durant six mois, — que 6 à 700 grammes de beurre par semaine.

Aussi, quoique le prix des bestiaux soit minime, le beurre, le fromage, le lait surtout, sont relativement coûteux. Du 1er novembre au 1er mai, le litre de lait se vendait trois fois plus cher que dans le reste de l’année. Et l’on ne s’expliquerait pas ce fait, si l’on ne savait que le foin aussi est très onéreux, parce qu’il en est très peu récolté, proportionnellement au nombre de bouches auquel il est destiné, et parce qu’avec le système communiste en vigueur, personne ne se soucie d’améliorer des prairies pour autrui.

Une autre preuve de cette maigreur des bestiaux, du faible débit auquel ils se prêtent, nous est fournie par la comparaison du prix de l’animal sur pied avec celui du kilogramme de viande autrefois et de nos jours. De ce que la moyenne actuelle du prix des vaches ou des bœufs s’établit à 380 francs, lorsque le kilo de bœuf se vend au détail 1 fr. 60, il résulte que l’animal représente, en viande nette, 237 kilos ; en fait, il représente davantage, puisque le boucher prélève un bénéfice qui suppose l’existence d’un rendement supplémentaire en poids, mais il en était de même jadis.

Négligeons donc, puisqu’il ne s’agit ici que d’une approximation, la part du commerçant, aussi bien au XIXe siècle qu’au XIVe ou au XVIe. Cet animal, qui pèse aujourd’hui 237 kilos, n’a jamais atteint une moyenne semblable dans les âges antérieurs. Le poids le plus fort qu’accuse le rapprochement des prix de vente « au détail » et « sur pied » est de 180 kilos en 1350 et en 1550 ; il descend jusqu’à 120 et 110 kilos seulement de 1376 à 1450, pendant la période la plus critique qu’ait traversée l’agriculture. Sans doute personne ne songeait, en ce temps-là, à soumettre au régime de l’élevage des sujets menacés d’une rafle permanente de la part des brigands-guerriers. On laissait les individus de chaque race se tirer d’affaire comme ils pouvaient. C’est, en effet, à la même époque que l’on constate les plus petits poids pour les moutons et les porcs.

Les premiers, qui pèsent en moyenne 18 kilos, n’en pesaient que 9 sous Charles VII ; les seconds, qui équivalent actuellement à 60 kilos, n’en rendaient alors que 18. Pour les veaux, au lieu des 44 kilos du rendement contemporain, on n’en tire pas, en moyenne, — de 1200 à 1500, — plus de 27 kilos par tête. Cette situation se prolongea jusqu’aux temps modernes. Dans le marché passé sous Louis XIV pour la fourniture de la cour (1659), il est porté que les veaux pèseront au minimum 15 à 20 kilos. La distance est moins grande, par conséquent, entre le prix ancien du kilo de viande et son prix actuel, qu’elle n’est, entre les prix des deux époques, pour le bétail sur pied. Aux XIVe et XVe siècles, par exemple, lorsque le bœuf et le mouton valent jusqu’à vingt fois moins que de nos jours, la viande ne descend pas, en général, au-dessous du dixième de sa valeur présente.

Bien que réduite à des proportions moindres qu’on ne l’imaginerait tout d’abord, d’après le prix infime du bétail, la différence entre la valeur de la viande de boucherie, du XIIIe au XVe siècle, et celle de 1897, n’en est pas moins très importante. Par son bon marché, la viande était un aliment de consommation journalière, « de première nécessité », croyait-on, et l’on ne supposait pas qu’on dût être forcé de la regarder plus tard comme un luxe. De 1301 à 1450, alors que le blé vaut la moitié ou le tiers de ce qu’il coûte aujourd’hui, le kilo de bœuf ne participe pas à cette hausse et se paie le sixième de son prix actuel. A partir de 1450 jusqu’en 1525, tandis que la rémunération du travail correspond au quart de ce qu’elle est à la fin du XIXe siècle, le kilo de bœuf s’achète onze fois, dix fois, sept fois moins cher ; le kilo de porc, sept et cinq fois meilleur marché. Quant au veau et au mouton, quoiqu’ils aient joui naguère, comme de nos jours, d’une légère prime, le kilogramme de l’un et de l’autre, qui se vendent maintenant 1 fr. 80, oscillent en moyenne entre 17 et 26 centimes, de 1450 à 1525.

Ce sont là soixante-quinze années de bombance, où le populaire peut manger à sa faim ; il va pâtir ensuite durant trois siècles. Sous Louis XI, en Normandie, les ouvriers mangent de la viande trois fois par semaine ; dans l’Est, ils en mangent tous les jours. La ration quotidienne de ceux qui sont nourris par leurs patrons dépasse souvent 600 grammes. Le manœuvre d’aujourd’hui, avec ses 2 fr. 50 de salaire, gagne environ 1 600 grammes ; au XIIIe siècle, le produit de sa journée équivaut à 1 900 grammes, et à 2 500 grammes, au XIVe siècle. Dans la seconde moitié du XVe siècle, elle atteignit 3 700 grammes de bœuf et 2600 grammes de porc. La viande était donc, par rapport aux salaires les plus médiocres, à moitié prix de ce qu’elle est en 1898.

Avec le XVIe siècle, la situation va se modifier profondément. Dès l’avènement de François Ier, le journalier ne gagne plus que 2 700 grammes de bœuf ; à la fin du règne de Henri III, il n’en gagnait plus que 1 850 grammes. « Du temps de mon père, écrit un auteur en 1560, on avait tous les jours de la viande, les mets étaient abondans. Mais aujourd’hui tout a bien changé ; la nourriture des paysans les plus à leur aise est inférieure à celle des serviteurs d’autrefois. » Si quelqu’un, en effet, eut le droit de vanter le passé, ce fut certainement l’homme de labeur de la fin du XVIe siècle, lorsqu’il comparait son sort à celui de ses aïeux immédiats. C’est en vain que l’échevinage subventionne parfois les bouchers, — suivant l’usage socialiste de l’époque, — « pour qu’ils n’augmentent pas le prix de la viande ». Le renchérissement revêtit l’aspect d’une calamité publique ; les luthériens eux-mêmes, en Alsace, défendirent d’abattre aucun bétail pendant le carême ; mesure qui demeura en vigueur, dans cette province, un siècle après l’introduction du protestantisme.

Peut-être y a-t-il un atavisme de l’estomac ? la privation ne fut pas acceptée sans murmure par les classes laborieuses. « Le pauvre peuple de Normandie, disaient les doléances de 1584, est à présent réduit en telle extrémité qu’il n’a moyen de manger chair ; ains se nourrit de fruitages et de laitages. » A Nîmes, où la consommation de la viande est présentement de 55 kilos par tête et par an, elle était tombée en 1590 à 1 kilo et demi ; ce qui explique le proverbe languedocien de cette époque : « Ail et viande, repas de richard ; ail et pain, repas de paysan. » La vérité, c’est que le haut prix des céréales forçait l’ouvrier à consacrer au pain presque tout l’argent qu’il employait naguère à l’ensemble de sa nourriture. La viande était, en somme, trois fois moins chère encore que de nos jours, tandis que le blé coûtait le même prix qu’aujourd’hui, et les salaires n’atteignaient pas le tiers des nôtres.

Le bœuf se payait, à la fin du XVIe siècle, 42 centimes le kilo en moyenne ; mais la graisse destinée au potage valait 1 fr. 30. Cet écart énorme, — juste l’opposé de celui que nous voyons maintenant, — montre que les animaux consommés étaient plus nerveux et plus membrés que gras. Aussi le cuir est-il abondant, tandis que le suif est rare ; et pendant que les souliers coûtaient cinq fois et demi moins que les nôtres, les chandelles se vendaient un tiers de plus qu’aujourd’hui. La même disproportion existait entre le porc, qui valait 45 centimes et le lard, qui se vendait 1 fr. 20 le kilo.

Quand on entend les Normands se plaindre, sous Henri III, d’en être réduits à se nourrir, par économie, de « fruitages et laitages », on peut croire que, pour le laitage, ce n’est là qu’une simple formule ; car le lait et le beurre, avec des vaches soumises au régime que l’on a vu tout à l’heure, étaient des denrées toujours plus haut cotées que la viande. Le beurre, qui, du XIIIe au XVe siècle, varia en Angleterre de 49 à 60 centimes le kilo, monta en France, sous Charles VI et Charles VII, jusqu’à 80 centimes, 1 franc et 1 fr. 50 en moyenne. Il était redescendu à 50 centimes, pendant les cent ans qui séparent l’avènement de Louis XI de la mort de François Ier, pour s’élever de nouveau à 1 fr. 25 dans le dernier quart du XVIe siècle. Il valait le même prix à Francfort ; mais la Grande-Bretagne ne payait le sien que 95 centimes. Le beurre frais, sensiblement plus cher que le beurre salé, s’était vendu dans les environs de Paris, au XIVe siècle, jusqu’à 3 et 4 francs le kilo.

Le litre de lait variait de 10 à 20 centimes à cette époque ; plus tard et jusqu’au règne d’Henri IV, il se paya 8 centimes environ en lait ordinaire ; la crème valait 46 centimes et le lait écrémé ou battu 3 centimes et demi. La plupart des renseignemens recueillis sur les fromages ne peuvent être utilisés, d’abord parce que les prix sont donnés « à la pièce », sans indication de poids ; — or il est des fromages de 100 grammes et d’autres de 50 kilos ; — ensuite parce que le plus grand nombre portent des noms empruntés à une localité du voisinage, — jusqu’au XVIe siècle les fromages ne font pas de longs parcours, — dont la réputation est aujourd’hui perdue. Nous ignorons, par suite, le genre de fermentation laiteuse et la famille à laquelle ils se rattachent. La comparaison de leurs prix avec ceux du beurre est un indice de leur qualité médiocre ; chacun sait qu’il existe trois sortes de fromages : ceux qui sont le produit du lait naturel, ceux auxquels on a ajouté de la crème et ceux à qui on l’a enlevée. À cette dernière catégorie se rattachaient la plupart des espèces communes — fromages blancs ou « de presse » — dont le peuple se contentait. Mais le fromage d’Auvergne valait 65 centimes en 1567, et le « Cantal » aujourd’hui ne se paie guère plus du double ; le « Hollande » coûtait alors 1 fr. 32 à Bruxelles, il se vend maintenant 2 francs à Paris : le « parmesan », que nos contemporains achètent 3 francs le kilo à Paris, était coté 2 francs au XVIe siècle. En somme, le lait, le beurre et le fromage ont beaucoup moins enchéri que la viande ; c’est un résultat des progrès de l’agriculture. Quoique le kilo de vache vaille aujourd’hui sept fois plus que sous Louis XII, le lait de cette vache et ses dérivés ne valent, eux, que trois fois et demi plus cher, et la même proportion se retrouve à toutes les époques. C’est une distinction qui a son importance.

Les œufs, au contraire, dont on peut évaluer la douzaine au prix moyen de 1 franc en 1897, sont une des denrées qui ont le plus augmenté. Aux environs de Paris, elle oscillait, dans la seconde moitié du XVe siècle, de 7 à 19 centimes, et coûtait en moyenne douze fois moins qu’à présent ; durant les soixante-quinze années précédentes (1376-1450), bien que d’un prix plus élevé, elle s’était vendue six et huit fois meilleur marché qu’aujourd’hui ; au XVIe siècle et même au XIVe, elle était aussi demeurée inférieure au coût général de la vie. Les œufs sont donc, avec la viande, l’aliment qui s’est le plus dérobé à la consommation, si l’on suppose, comme il est vraisemblable, que, du bon marché — indice d’abondance — résulte un usage universel. Le même fait persista de 1501 à 1575, avec les prix de 13, 15 et 26 centimes, pour la douzaine d’œufs, dans ces trois quarts de siècle, où le cours de toutes choses était seulement cinq, quatre et trois fois plus bas d’ordinaire que de nos jours.


V

Le vin a été la boisson usuelle des Français du moyen âge. La vigne était cultivée sur la totalité de notre territoire, dans les départemens même où l’on boit aujourd’hui de la bière et du cidre. Toutefois, comme la température n’a pas varié depuis deux mille ans en Europe, il est facile d’augurer que les raisins de Normandie, Picardie ou Ile-de-France, d’une maturité le plus souvent imparfaite, ne donnaient qu’un liquide peu alcoolique, sujet à aigrir et incapable de se conserver. C’est pour ce motif qu’au rebours de ce que nous voyons maintenant, le vin nouveau était toujours plus haut prisé que le vin vieux ; on l’absorbait « tout chaud », suivant l’expression villageoise, avant que l’acide acétique n’y eût fait des ravages, et souvent on l’additionnait de miel.

Cette incapacité à produire de bons vins ne s’appliquait pas aux districts du Midi ayant pour eux le soleil ; cependant, tous les crus aujourd’hui renommés sont modernes, et presque tous les crus renommés jadis sont complètement oubliés. Est-ce le goût qui a varié depuis six siècles, et les clos bordelais, par exemple, donnaient-ils, au temps de la domination anglaise, le même jusqu’en 1898 ? Peut-être, puisque rien ne démontre qu’une bouteille de Château-Laffite soit intrinsèquement meilleure qu’un litre de « petit bleu » et puisque, l’on aurait beau disserter, on n’arriverait pas à s’entendre sur ce qu’il convient d’appeler « piquette » et sur ce que l’on doit nommer « bon vin ». Le cru de Rebrechien près Orléans, qui faisait les délices du roi Henri Ier (1050), devint ensuite si déprécié qu’il fut défendu, à la fin du XVIe siècle, de le jamais servir sur la table royale. Le vignoble auvergnat de Saint-Pourçain est de tous le plus en vogue au temps des premiers Valois, et peu de gens, même en Auvergne ou en Bourbonnais, connaissent maintenant son nom.

Nos pères, toutefois, devaient avoir les mêmes appétences que nous, en fait de vin ; plusieurs observations le prouvent. Ils fuyaient l’acidité autant qu’il était en leur pouvoir et n’épargnaient pas les quolibets aux « tord-boyaux » — ainsi les nommaient-ils — du Cotentin ou du pays d’Auge. Les gens de l’Ouest recherchaient les vins « français », c’est-à-dire récoltés en Ile-de-France, et les habitans de cette dernière province importaient les produits de Bourgogne et du Centre. Quoiqu’il fût de règle d’interdire, dans l’intérêt des viticulteurs locaux, l’importation des vins étrangers, et, dans l’intérêt des consommateurs, l’exportation des vins du pays, le vin circulait néanmoins aux temps féodaux ; mais il ne circulait que par mer et, par les voies fluviales, dans le sens de la descente.

Le privilège de la position primant la qualité du vignoble, l’effort des propriétaires se porte exclusivement sur les terroirs faciles à exploiter et, si beaucoup de clos n’ont été appréciés que fort tard, c’est peut-être simplement que naguère ils n’existaient pas. Cette difficulté des transports poussa l’agriculture, dans le Nord, au début du XVIe siècle, à planter partout des vignes. On voit à cette époque disparaître, des comptes de beaucoup d’hospices, toute espèce d’achat de vins ; tandis que, parmi les dépenses de la maison, apparaissent des frais de vendange. Les pouvoirs publics, de leur côté, commencèrent à défendre l’extension du territoire viticole ; la peur de voir se restreindre le sol réservé au blé inspirait ces prohibitions. La difficulté des transports, qui maintenait, en deçà de la Loire, les vins à un prix assez haut, les faisait descendre à rien dans les régions du Midi, lors des années d’exceptionnelle abondance. Les paysans languedociens ou provençaux furent réduits plus d’une fois au XVe siècle, après avoir rempli les futailles et les vases disponibles, à cesser de vendanger, laissant perdre, faute de débouchés, leurs raisins à la branche.

Pour le vin, comme pour le blé, l’irrégularité des récoltes influait sur les prix avec une violence dont nous pouvons difficilement nous faire idée, aujourd’hui que le commerce, faisant contrepoids à ces oscillations, absorbe ou rejette tour à tour sur le marché des quantités énormes de ce liquide. A la fin du XIIe siècle, le vin variait dans la région parisienne de 5 à 20 francs l’hectolitre, suivant qu’il s’agissait de crus locaux ou de futailles importées de Bourgogne. Sous les règnes de Philippe-Auguste et de saint Louis, le maximum — d’après les chiffres que j’ai recueillis — paraît être, pour l’ensemble du territoire, de 26 francs l’hectolitre, le minimum de 2 fr. 50 à Agen (1251). La moyenne qui, durant cette période, s’était maintenue aux environs de 7 francs passa tout à coup à 19 francs dans le siècle suivant (1276-1375). Il était donc, comparativement au coût général de la vie, beaucoup plus cher qu’à l’heure actuelle, où l’on peut l’évaluer à 30 francs. Le chiffre de 19 francs était dépassé en Ile-de-France et dans le Nord ; il était loin d’être atteint en Guyenne. Le « vin de Gascogne » expédié en Artois s’y négociait pour 23 francs l’hectolitre, tandis que le Bourgogne, rendu à Paris revenait à 43 francs. Encore était-ce une qualité courante ; car il montait jusqu’à 100 et 150 francs, s’il s’agissait de certains vins de Beaune ; « vins de présent » et « d’honneur », si renommés parmi les gourmets, que le désir de ne pas trop s’éloigner de la source d’une si précieuse liqueur avait, au dire de Pétrarque, beaucoup de part à la répugnance des cardinaux d’Avignon pour le retour du pape à Rome.

Ces vins-là se vendaient en « flacon » ; la presque totalité des autres étaient bus « à la pièce », chez les rois comme les vilains. Cette recherche moderne de mettre son vin en bouteilles, que le plus modeste bourgeois d’aujourd’hui s’offre pour des boissons ordinaires, les chevaliers n’en usaient que pour des vins de dessert comme le grenache, ou le « vin grec » venu de contrées lointaines. Le prix élevé des récipiens de verre forçait à laisser vieillir le vin dans des fûts.

Avec la fin du XVIe siècle et la première moitié du XVe se produit une baisse légère : l’hectolitre ne se vend plus que 14 francs, mais il demeure, à ce taux, bien plus cher que de nos jours, puisque, suivant la valeur relative de l’argent, ces 14 francs en représentent 60 de notre monnaie. Sous cette moyenne apparaissent, d’une année à l’autre pour le même cru et, quand on parcourt plusieurs régions, dans la même année, de profondes inégalités : en 1434, par exemple, nous voyons le vin osciller de 1 fr. 20 l’hectolitre à Montélimar et 6 francs près d’Auxonne (Franche-Comté) jusqu’à 29 francs à Paris et 32 francs à Troyes. Son prix ne cessa de diminuer de 1451 à 1525 ; il descendit de 14 francs à 10 sous Louis XI, à 9 sous Charles VIII, à 7 au commencement du règne de François 1er. Ces chiffres équivalent, en monnaie actuelle, à 60, 54 et 35 francs ; ils étaient donc plus élevés que les nôtres.

Les diverses provinces conservaient, à peu de chose près, quoique les plantations de vignes eussent été considérables par toute la France, leur place respective dans l’échelle des prix. Il en fut de même durant les cinquante années suivantes (1526-1575), où le vin remonte à 17 francs, et de 1576 à 1600, où il s’élève en moyenne à 19 francs. Il est d’ailleurs curieux d’observer que le vin n’avait pas augmenté depuis le XVe siècle plus que l’ensemble des denrées, et qu’au regard du XIVe siècle, il avait diminué : l’hectolitre à 19 francs, sous Henri III, ne correspondait pas à plus de 47 francs d’aujourd’hui ; tandis que l’hectolitre à 20 francs, sous Philippe de Valois, avait représenté 64 francs de 1898.

Au contraire du blé et du coût de la vie en général, le vin a donc baissé depuis le moyen âge jusqu’à la fin du XVIe siècle[3], indice d’un progrès agricole d’autant plus sensible que, de 1350 à 1600, le vin fut successivement chargé des impôts les plus nombreux et les plus lourds. Il est, avec le sel, le point de mire favori du fisc. Ces deux denrées de première nécessité sont les colonnes de nos anciennes contributions indirectes ; on les taxe en gros et en détail, qu’elles circulent par terre ou par eau, et les droits sur la contenance ou sur la vente s’appellent, se complètent, se greffent les uns sur les autres. Cependant la cherté relative du vin, au moyen âge, ne peut être attribuée à l’impôt comme l’ont cru quelques historiens, parce que le vin a surtout été coûteux à l’époque où il n’y avait que peu ou point de droits, c’est-à-dire jusqu’à Louis XI.

Si la boisson nationale devint ainsi plus abordable aux petites bourses, si, malgré les taxes dont elle fut l’objet, elle diminua plutôt que d’augmenter, c’est que le domaine vinicole a dû s’élargir singulièrement de 1450 à 1600 dans notre pays. Il n’en fut pas ainsi partout : en Angleterre le prix des vins, au XVIe siècle, était de 50 à 60 francs l’hectolitre ; nos voisins consommaient surtout, à vrai dire, du vin de Bordeaux, sans parler du vin d’Espagne, qu’ils payaient 1 franc le litre sous Elisabeth, tandis que beaucoup de nos petits vins n’étaient pas très recommandables. Sur le continent, on peut parcourir toute la gamme des jus de raisins depuis le rousset du Comtat-Venaissin, à 3 francs l’hectolitre, en 1530, jusqu’au bourgogne le plus délicat payé à Bruxelles, la même année, 260 francs, pour être servi sur une table princière.

Comparons aux salaires, selon le but de cette étude, le vin, qui passe pour absorber 6 pour 100 environ de la dépense annuelle des classes populaires : de nos jours, à 30 francs l’hectolitre, la journée du manœuvre, payé 2 fr. 50, équivaut à 8 lit. 33 de vin ; elle en représentait 9 litres au XIIIe siècle, 4 litres et demi seulement au siècle suivant, 6 litres au début de la Renaissance. Sous François Ier, elle correspondit à 8 litres et se réduisit à 4 litres sous Henri III. Mais, quoique le salaire, évalué en vin, eût ainsi baissé de moitié au XVIe siècle, il se trouvait cependant à peu près égal à ce qu’il avait été deux cents ans plus tôt ; tandis que, pour le blé ou la viande, la situation du journalier était bien différente.

Pour la bière, pour le cidre surtout, dont la consommation en France est plus récente que celle du vin, les observations recueillies remontent moins haut. La bière ou cervoise, fabriquée avec l’orge et l’avoine, dépend naturellement du prix de ces deux sortes de céréales. Rien d’étonnant si cette boisson revient à 11 francs l’hectolitre au XIVe siècle, où les grains étaient chers, si elle baisse au XVe siècle à 5 francs et si elle s’élève de 1526 à 1600 à 18 francs ; chiffre peu différent, intrinsèquement, de celui des bières actuelles, évaluées à 25 francs l’hectolitre, mais, relativement à notre monnaie, plus fort du double ou même davantage.

Suivant leur saveur et leur degré alcoolique, il y avait, comme aujourd’hui, des bières à tout prix : ainsi en Flandre, au XVIe siècle, on trouvait de la cervoise à 5 francs, mais celle de Hambourg y valait 12 francs, la forte bière de Malines 23 francs et celle de Frise 45 francs l’hectolitre. Il en était de même du cidre qui variait, dans les pays producteurs, de 1 fr. 50 à 14 francs l’hectolitre et se tenait en moyenne entre 3 et 5 francs. La distance était donc beaucoup plus grande entre le jus de la pomme et celui du raisin qu’elle ne l’est de nos jours. Le cidre n’était pas cependant la boisson des Normands et des Bretons au moyen âge. La culture du pommier, sur une grande échelle, ne remonte dans l’Ouest qu’au XIVe siècle, comme celle de l’olivier dans le Sud-Est. Elle se répandit plus tard en Picardie et même en Champagne, où les pommes sauvages jouaient un rôle d’appoint dans les mauvaises années. On les brassait alors « pour mettre sur des marcs de raisin, afin de faire du vin destiné aux domestiques ».


VI

Nous avons passé en revue les principaux chapitres de l’alimentation : pain, viande, laitages, œufs et boisson, qui forment ensemble 48 pour 100 du budget ouvrier, dont la nourriture absorbe, d’après des calculs autorisés, environ trois cinquièmes. Les 12 pour 100 de frais de bouche, qui nous restent à examiner, sont représentés par le poisson (3 pour 100), l’huile (2 pour 100), les légumes et l’épicerie (7 pour 100). Il semble que c’est peu concéder au poisson que de le supposer équivalent à un 1/33 seulement des déboursés annuels d’une famille populaire, pendant quatre siècles où le maigre était obligatoire deux jours par semaine, sans compter le carême, les vigiles, quatre-temps, etc. ; si bien qu’un catholique ne devait guère manger de viande plus de deux cents jours par an. Mais cette abstinence multipliée avait pour résultat de renchérir le poisson, transformé, sauf le long des côtes, en une denrée de luxe.

Le dauphin Humbert de Viennois rédigeait en 1336 ses menus par avance, et voici quel devait être le programme des jours de pénitence : « Le vendredi un potage aux choux, six œufs et du poisson, si l’on en trouve ; le samedi potage aux oignons et à l’huile d’olive, tarte aux herbes et du poisson, s’il y en a. » Ceci semble indiquer que, même pour un prince, il n’y en avait pas toujours. A Paris, les « poissonniers de mer » étaient accusés de se servir de leur monopole, pour maintenir les cours très élevés ; il est probable que la cherté tenait surtout à la rareté. On se servait, pour avoir la marée en temps utile, de chevaucheurs qui faisaient double office, portant par devant le sac de cuir aux dépêches et, par derrière, la bourriche au poisson frais.

Tout porte à croire que l’on ne procédait ainsi qu’en hiver et que, malgré tout, on recevait une marchandise légèrement faisandée, étant donné le petit nombre de lieues que faisaient par jour les messagers royaux, le mauvais état des routes et l’absence de relais réguliers. La plus grande partie du poisson de mer, servi sur les tables bourgeoises, était salé et, pour le vulgaire, les salaisons constituaient déjà un aliment coûteux.

Les gens aisés avaient recours au poisson de rivière. Quoique la France d’autrefois fût parsemée d’innombrables étangs, desséchés en partie à la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre, la demande devait être encore plus forte que la production ; puisque le prix des brochets, carpes, truites et de toute la pêche intérieure, était bien plus élevé dans les âges passés que dans celui-ci. Il existe une tradition — une légende si l’on veut — d’après laquelle les garçons meuniers de certains districts voisins de l’Océan auraient stipulé, dans leurs contrats de louage, « qu’on ne leur ferait pas manger du saumon plus de deux fois par semaine ». Le saumon cependant est payé 37 francs pour la table de saint Louis (1234) ; il coûtait à Paris et aux environs 20 et 26 francs au XIVe siècle à l’état frais ; tandis que salé ou fumé il ne se payait que 3 fr. 50. Les truites, les brochets valaient couramment 3 et 4 francs ; les sujets de belle taille montaient à 9 et 10 francs ; les carpes étaient un peu moins chères : en général 1 fr. 50 et 2 francs.

C’étaient là poissons de riche : les bourgeois se contentaient de la tanche, de la perche et du barbeau ; les pauvres ne pouvaient manger que les espèces inférieures, barbillons ou grenouilles. Les produits de la pêche des étangs étaient inabordables pour la masse. Le journalier des ports comptait sur la raie et le cabillaud ; le marsouin même lui était interdit, lorsqu’il se payait 4 francs le kilo. La morue aussi demeurait au-dessus de ses prétentions ; elle fut jusqu’à la fin du XVIe siècle — les bancs de Terre-Neuve et de Saint-Pierre ne devaient être exploités que plus tard — à un chiffre peu différent, intrinsèquement, de celui qu’elle coûte aujourd’hui et par-là même beaucoup plus cher. Le poisson de mer, à bas prix le long des côtes, — on vend en 1556 à Cherbourg, pour 2 fr. 50, deux congres, deux maquereaux, un mulet, quatre soles, deux raies et une plie, — n’étant susceptible, au naturel, d’aucun commerce lointain, un procédé économique était le séchage, et le hareng, auquel on l’appliquait, alimentait les vendredis populaires.

Une simple remarque sur le coût du transport pour les denrées de cette nature : les huîtres en barils, au XIVe siècle, se vendaient à Paris 1 fr. 50 le cent ; les huîtres en écailles 9 fr. 50, c’est-à-dire le même prix qu’en 1898 ; le cent d’huîtres sans écailles valait au XVIe siècle, dans nos diverses provinces, 85 centimes, mais en coquilles, à l’intérieur des terres, il fallait les payer 5 francs. On observe des écarts analogues entre le hareng frais et le hareng saur, le premier valant trois ou quatre fois plus que le second. Celui-ci du reste était onéreux encore.

De nos jours, bien que l’on achète des harengs depuis 5 francs le cent, leur prix moyen peut être estimé à 11 francs. Lorsqu’ils se vendaient 3 francs vers 1375, ils avaient exactement la même valeur qu’aujourd’hui, en tenant compte de la différence du pouvoir d’achat de l’argent. Mais, à partir de cette époque jusqu’au règne d’Henri IV, ils augmentèrent sensiblement : les 6, 7 et 8 francs le cent qu’ils se vendirent dès lors, suivant les époques, correspondaient à 25 et 30 francs de notre monnaie. Le journalier actuel gagne, avec ses 2 fr. 50, une quantité approximative de 23 harengs. Dans la première moitié du XIVe siècle, il en gagnait juste autant ; mais, dans la seconde, le produit de sa journée n’équivalait plus qu’à 9 ; aux deux siècles suivans, elle est de 11 à 12 harengs.

Plus favorisé que le nôtre, les jours gras, puisque la viande coûtait beaucoup meilleur marché, le manœuvre du moyen âge est donc moins heureux, les jours maigres, que notre contemporain : le poisson lui revenait à un prix double ou triple. Or les jours maigres constituaient la moitié de l’année et le hareng, que j’ai choisi comme type, était le plus accessible de tous les poissons pour la bourse de l’homme de labeur. C’est celui que l’on donnait dans les hôpitaux, celui que l’on distribuait aux pauvres en aumône. En 1429, année de la victoire de Rouvray, remportée par l’armée anglaise sur les troupes de Charles VII, pendant le siège d’Orléans, — bataille connue dans l’histoire sous le nom de « journée des harengs », — ce poisson coûtait à Orléans 14 fr. 50 le cent ; il valait 6 fr. 15 à Paris, où le convoi avait été réquisitionné, et 3 fr. 45 seulement à Rouen. De pareilles différences n’étaient pas rares en ce temps-là.

Quant aux légumes, représentant 4 pour 100 de la dépense totale des ouvriers, la comparaison, pour être exacte, doit se borner aux genres les plus communs : aussi bien les légumes consommés actuellement par les classes aisées sont-ils de découverte récente. Du XIIIe au XVIe siècle, on ne connaissait ni l’artichaut, ni l’asperge, ni la tomate, ni la betterave, pas plus que l’aubergine, le melon, le potiron, etc. Le chou-fleur n’est cultivé que depuis cent cinquante ans environ et la pomme de terre que depuis le règne de Louis XVI. Cette absence de la pomme de terre, qui joue un si grand rôle dans l’alimentation des paysans du XIXe siècle, et que nos aïeux ignoraient, n’est pas, dans les rapprochemens de ce genre, le seul vide embarrassant qui se rencontre. Les élémens de la nourriture ne sont pas seuls à s’être modifiés ; ceux du chauffage, de l’éclairage, de l’habillement, ont eu le même sort.

D’autre part, certains comestibles ont, dans le domaine maraîcher, ou perdu grande partie de leur importance — tels les raves — ou disparu tout à fait, comme le chènevis, les feuilles de pavots et de bourrache, jadis mangés en salades, ou comme cet autre mets délicat du XVIe siècle : la « feuille de violette de mars », mêlée avec la jeune ortie. Les farineux, — pois, fèves, haricots et lentilles, — ont tenu sur la table des petites gens, depuis Charlemagne jusqu’à la Révolution, la place de nos tubercules modernes. Bien que passés au second rang, ils sont encore l’objet d’un trafic notable. Le litre de gros pois ou de haricots secs se vend aujourd’hui environ 23 centimes. Le journalier de 1898 en gagne donc par jour 11 litres ; celui des XIIIe et XIVe siècles en gagnait une quantité à peu près équivalente ; mais le manœuvre du XVIe siècle n’en obtenait plus que 6 litres. Encore ne faut-il pas oublier que, pour notre travailleur actuel, ayant le pain blanc et la pomme de terre à bon marché, la fève ou le haricot sont une nourriture toute facultative ; tandis que, chez l’artisan d’autrefois, ils avaient pour mission de remplacer les céréales dans les années de disette.

Sujets aux mêmes intempéries, et confinés par l’état économique dans le lieu de leur production, ils haussaient et baissaient avec une extrême instabilité ; entre les prix des diverses provinces il y a des écarts du simple au triple : en 1576-1600, l’hectolitre de pois coûte 15 francs en Orléanais et 26 francs en Dauphiné, 12 francs en Languedoc et 39 francs en Flandre. Mais on distingue, sous l’effacement des moyennes qui font disparaître les saillies exceptionnelles, une heureuse discordance entre la valeur des légumes et celle des grains : au temps d’Henri III, tandis que le blé se vend 20 francs l’hectolitre, les pois, meilleur marché d’un cinquième, valent 16 francs ; cent ans avant, sous Charles VIII, le blé étant à 4 francs, les pois, plus chers de moitié, étaient à 6 francs.

Les pois et les fèves sont une des rares marchandises ayant à la fois baissé de prix et diminué en quantité. Il est vraisemblable que la part réservée aux légumes secs, dans la superficie cultivée du moyen âge, était très supérieure à celle qui leur est présentement réservée, et que la production dépassait par conséquent beaucoup les 4 millions d’hectolitres que nous en recueillons annuellement. Leur consommation s’est restreinte, dans une proportion énorme, pour se disperser sur d’autres farineux indigènes ou exotiques, comme le riz ; pour se porter surtout vers celle de la pomme de terre, dont la France récolte maintenant plus de 100 millions d’hectolitres.

Un autre comestible, dont l’importance est moitié moindre dans le budget populaire, l’huile à manger, a aussi changé de nature. On se procure en 1898 pour 2 fr. 40 un kilo d’huile d’olive de bonne qualité ; mais pour 1 fr. 90, on a de l’huile d’œillette et, pour 1 fr. 40 le kilo, on a de l’ « huile blanche ». Ce sont ces deux dernières, dont la saveur n’est nullement désagréable, qu’emploient la grande majorité de nos compatriotes. L’olive du reste n’entrait que pour partie dans l’approvisionnement du moyen âge ; l’œillette ne fut connue qu’au XVIe siècle, mais les huiles de pavot, de navette, de noix surtout, dont on usait, ne valaient certes pas mieux que l’huile commune, issue du coton, que nos épiciers détaillent pour 1 fr. 40.

Ce dernier prix, la moyenne des huiles à manger d’autrefois l’atteint parfois intrinsèquement, et traduite en francs modernes, d’après la valeur relative de l’argent, elle l’excédait fort. Il est juste d’ajouter que dans le Midi, où la consommation de l’huile était plus grande, elle s’offrait aussi à un taux plus avantageux que dans le Centre et le Nord, où son usage se trouvait plus restreint. Mais, tout compensé, les huiles anciennes revenaient à un tiers de plus que nos huiles d’olive et au double des huiles dont la petite bourgeoisie et la classe ouvrière se servent de nos jours.

Un assaisonnement dont l’emploi culinaire était plus universel, plus indispensable que celui de l’huile, et que nos pères payaient pourtant beaucoup plus cher, c’est le sel. Le sel, auquel on peut réduire presque tous les frais d’épicerie des pauvres gens d’autrefois, exigeait souvent à lui seul cette portion de la dépense d’un ménage d’ouvrier, qui se répartit aujourd’hui sur le sucre, le café et dix autres denrées ou condimens, — naguère inconnus ou payés au poids de l’or, — que nos « prolétaires » consomment journellement. L’appréciation des prix du sel est certainement l’une des plus délicates. Le seul chiffre sincère, au regard du journalier, serait celui auquel cette marchandise est vendue au détail par le regrattier. A l’heure où nous écrivons, cent ans après la suppression de la « gabelle », le sel n’en est pas moins soumis à des impôts extrêmement lourds, qui vont jusqu’à 500 p. 100 de sa valeur vénale : la marchandise, qui s’achète en gros 30 fr. les mille kilos, paie à l’État un droit de 100 fr. ; sans parler d’octrois qui s’élèvent, dans Paris, à 60 fr. Ces droits, joints aux bénéfices et aux frais généraux des intermédiaires, portent le coût de cette denrée à 20 centimes le kilogramme pour le consommateur. Ainsi, quoique le prix du détail soit uniforme dans tous nos départemens, nos arrière-neveux pourront relever dans les cours commerciaux ou les tarifs des épiciers, trois prix auxquels le sel peut être réellement vendu en 1898 : 3 centimes, 13 centimes et 20 centimes le kilo, selon qu’il s’agit de sel au détail, de sel en gros (impôt compris) ou de sel affranchi de taxe pour l’agriculture et l’industrie.

Jadis l’impôt variait, d’une province à l’autre, du simple au quadruple, et il y avait grand nombre d’exemptions partielles. Par suite, il est souvent difficile de savoir, lorsqu’on rencontre un achat, si la somme indiquée est bien celle que valait ce condiment lorsque la ménagère le mettait dans sa marmite ; ou si au contraire il devait encore acquitter quelque contribution. Par suite encore, il a pu se glisser, parmi les chiffres qui m’ont servi à former les moyennes, quelques prix dans lesquels l’impôt ne figurait pas ; d’où l’on peut conclure que ces moyennes elles-mêmes sont plutôt atténuées qu’exagérées.

Par lui-même le sel devait être assez cher, puisqu’en 1202, sous Philippe-Auguste, lorsqu’il n’était encore soumis à aucune fiscalité, on le payait à Paris i centimes le kilo, — soit 20 centimes d’aujourd’hui, — prix aussi élevé que celui auquel il revient maintenant au consommateur. La presque-totalité du sel venait, au moyen âge, des marais salans, et les frais de port étaient considérables, depuis la Provence ou l’Aunis jusque dans l’intérieur du royaume. Des 6 millions de quintaux que la France produit à l’heure actuelle, près de moitié se compose du sel gemme des départemens de l’Est ; 2 800 000 sont fournis par la Méditerranée et 30 000 seulement par les salines de l’Océan. Jusqu’au XVIe siècle, même dans les provinces limitrophes de la Franche-Comté et de la Lorraine, le sel de mer était seul employé, à l’exclusion du sel de salins ou, comme on disait, « d’Empire ». Le raffinage du sel minéral demeura d’ailleurs assez longtemps rudimentaire ; sa « cuite » était onéreuse.

La taxe sur le sel avait été établie en France au commencement du règne de Philippe le Bel (1286) ; elle doubla aussitôt la valeur de cet aliment et parfois la tripla. Le garde du salin d’Agen devait jurer, en entrant en charge, de ne vendre le sel « que le triple de ce qu’il l’avait acheté ». Plus tard la différence fut du quadruple : à Orléans, au XVe siècle, le sel « franc » se cotait 3 centimes le kilo, le sel imposé 13 centimes. Il montait ailleurs à 17 centimes et jusqu’à 24 centimes à Paris, lorsque, à l’île d’Oléron, lieu de production, il ne se payait pas plus de 4 centimes, à peu près le même chiffre qu’en Angleterre. La cherté de cette denrée qui représentait, en monnaie de nos jours, 1 fr. 25 le kilo, explique la présence, dans les comptes d’établissemens publics et de particuliers, d’une gratification annuelle « au mesureur de sel, pour faire bonne mesure ». A la fin du XVIe siècle, le sel était arrivé au prix inouï de 62 centimes intrinsèques, les quatre cinquièmes de la journée du manœuvre qui n’en gagnait par jour que 1 250 grammes ; tandis qu’en 1898, il en gagne dix fois plus : 12 kilos et demi. Durant les siècles précédens la journée de travail, évaluée en sel, correspondait, suivant les époques, à 4, 5 ou 7 kilos. Pour retrouver, entre les prix de cette marchandise et le taux des salaires, une proportion qui se rapproche de celle d’aujourd’hui, il faut remonter jusqu’à la période antérieure à la guerre de Cent ans.


VII

Resterait à tirer de l’ensemble de ces chiffres l’enseignement qu’ils comportent. Cet enseignement est l’objet principal d’études qui, sans lui, n’auraient d’autre résultat que de satisfaire une assez vaine curiosité. Mais, tant que l’on n’a passé en revue qu’une portion du budget populaire, toute conclusion serait prématurée ; et la nourriture ne comprend que les 6 dixièmes de ce budget. Loyer, vêtement, chauffage et éclairage en forment le complément, et la place me manque pour examiner maintenant ces quatre chapitres. Si nous voulons toutefois rapprocher le coût de l’alimentation au moyen âge de ce qu’il est en 1898, nous commencerons par réduire en francs actuels les prix d’autrefois, d’après la puissance d’achat des métaux précieux de l’an 1200 à l’an 1600.

Multipliées ainsi par un coefficient uniforme pour obtenir leur valeur présente, les denrées de première nécessité ressortiront presque toutes de nos jours à meilleur marché qu’autrefois. Les œufs et la viande de boucherie ont prodigieusement renchéri ; les premiers de 60 pour 100, la seconde de 65 pour 100 ; le lard a peu varié, il est plus cher de 4 pour 100 seulement. Au contraire, le beurre et le lait, le vin, les légumes, ont baissé de 10, 13 et 19 pour 100. L’huile à manger, l’épicerie et le poisson ont diminué de 35, 41 et 50 pour 100 ; enfin le pain est de 16 pour 100 meilleur marché, et l’on sait qu’il forme à lui seul le quart de la dépense d’un ménage rural. Il va de soi que, pour apprécier l’influence des prix sur la situation matérielle du manœuvre, il faut tenir compte de l’importance respective de chaque aliment dans les frais de bouche : Sur une somme de 1 000 francs qu’une famille paysanne débourserait chaque année, et dont la nourriture absorberait 600 francs, la baisse de 16 pour 100 sur le pain représente une épargne de 40 francs, tandis que la baisse de 50 pour 100 sur le poisson équivaut seulement à 15 francs[4].

Le groupe des économies réalisées forme un total de 96 francs et, déduction faite de l’excédent de charges qu’occasionne la hausse de la viande et des œufs — 41 francs — le budget alimentaire se trouve, en définitive, d’environ 9 pour 100 moins lourd qu’il n’était jadis. Il est vrai que les salaires sont aujourd’hui moindres — de 13 pour 100 — qu’ils n’ont été au cours des quatre siècles que l’on vient de résumer. Par suite, la position du journalier serait identique en 1898, et même un peu inférieure — de 4 pour 100, — au point de vue de l’alimentation, à ce qu’elle était de 4200 à 1600.

Mais, ainsi envisagée et condensée en une moyenne applicable à quatre siècles, la comparaison des salaires aux dépenses de table des ouvriers ne signifierait pas grand’chose. Cette moyenne a précisément pour effet de masquer les fluctuations des prix que nous venons d’étudier, d’effacer les inégalités énormes, révélées par l’histoire des chiffres, entre les générations qui se sont succédé de saint Louis à Henri IV. Ces ancêtres, du moyen âge à la Renaissance, comparés en bloc à nos contemporains, semblent en différer fort peu, parce que le bien-être des prolétaires du XVe siècle vient contre-balancer la misère de ceux du XVIe. Additionner la richesse des uns et la pauvreté des autres, c’est proprement aller contre le but pratique de ces recherches, qui se flattent de recueillir, sur les variations du salaire et sur les causes de ces variations, le grave et précieux témoignage d’un passé digne des méditations du présent.

Ce témoignage nous apprend ici que, sous le rapport de la nourriture, l’homme de labeur des XIIIe et XIVe siècles était plus aisé que le journalier actuel de 3 à 6 pour 1 00 — suivant les dates ; — que cette aisance s’améliora dans les cent années suivantes, au point que l’ouvrier de 1451-1475, — dont les gouvernemens d’alors ne paraissent pas s’être beaucoup préoccupés, — était devenu plus riche d’un tiers (33 pour 100) que notre ouvrier moderne ; enfin que, peu après, la gêne commença pour lui et grandit si vite et si fort qu’en 1576-1600 ce salarié arrivait à être plus pauvre des deux tiers (60 pour 100) que son successeur de 1898. Cette révolution, funeste pour la grande majorité des citoyens, n’eut pas, comme on serait tenté de le croire, une cause politique. Les troubles religieux, les guerres intestines n’y avaient point de part. La preuve c’est que les mêmes phénomènes, aux mêmes époques, se produisent en Angleterre et en Allemagne ; la preuve aussi c’est qu’en France le paysan ne se releva plus de sa déchéance matérielle, non seulement jusqu’à la fin de la monarchie, mais même jusque vers le milieu de notre XIXe siècle.


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 octobre 1896.
  2. Voyez notre ouvrage sur la Fortune privée à travers sept siècles.
  3. Cette constatation confirme celle que j’ai déjà faite sur la baisse de prix de l’hectare de vigne et de la culture des vignes à façon, de la première époque à la seconde. Voyez la Revue du 15 octobre 1896 et la Fortune privée à travers sept siècles, p. 309.
  4. On a dit plus haut que le poisson est considéré comme absorbant 3 pour 100 du budget.