Partenza… vers la beauté !/Chapitre IV

Ambert & Cie (p. 28-32).

IV

Mercredi, 23 décembre.

Un labyrinthe de palmiers penchés sur des routes toujours grimpantes. À chaque pas la mer et le paysage se découvrent davantage ; l’Estérel éperonne, là-bas, de sa masse légère comme une buée matinale, la mer à peine mouvante dont les senteurs arrivent jusqu’à nous humides, fraîches, vigoureuses. Il fait bon marcher ; et pour raccourcir les chemins nous les coupons en escaladant des talus ; la terre s’éboule en petites avalanches rouges engloutissant de minuscules travaux de fourmis ; il arrive que nous glissons ; alors, pour nous rattraper, nous empoignons les vertes chevelures de graminées tendres et mouillées de rosée, piquées de fleurs de trèfles, de campanules mauves ou de larges marguerites blanches aux cœurs dorés. Tout est clos de haies d’où s’envolent des roses. Parfois un mur ; rarement, mais sur les pierres blanches tendues ainsi qu’un drap de lin, se détachent des guirlandes de géraniums comme pour un passage de procession en une éternelle Fête-Dieu, et ce sont les aloès géants qui présentent les armes.

Il me plaît qu’un peu de tristesse se mêle à tant de joie : voici, enfouie sous les verdures, comme un nid, la chapelle funéraire du duc d’Albany. Mais la mort même, ici, refuse jusqu’aux apparences du deuil, et tout au plus est-elle mélancolique — si divinement ! — la chapelle élégante, toute de bois clair et luisant égayé de cuivreries, chef-d’œuvre de comfort anglais où l’on a songé d’abord à vètif la prière de parures légères qui la retiennent à peine et laissent libre son essor vers le ciel. Point de marbres pesants ; seulement un Carrare éclatant de blancheur dans lequel s’est figée la figure du prince, délicate et fragile. La chapelle est déserte, mais j’évoque aisément les cérémonies de ce culte protestant dont la froideur stérile contraste avec la joliesse de tout, ici ; je vois, attentifs sur les stalles de bois vernis, les boys aux vestes courtes, aux chevelures fines, aux yeux clairs dans l’ovale aristocratique du visage ; les misses frêles et dodues aux jolis yeux de babys, aux joues roses à travers les boucles retombantes de soieries blond cendré, avec, dans le sourire de leurs lèvres rouges et mouillées, la double ceinture de leurs dents blanches et ténues. La délicieuse chapelle ! où dort le prince que viennent regarder ses petits frères et ses petites sœurs, dont les voix fraîches et caressantes chantent les psaumes des eucologes qui demeurent là, à chaque place. Un que j’ouvre porte à la première page blanche ces noms seuls : Harold M. Merton, avec ceci exquisement, étrangement mélancolique, et si conforme à mes propres pensées, en ce moment même, dans cette retraite charmante plutôt que dans cette chapelle funéraire, asile en effet de la Jeunesse et de la Mort :

Oh ! how sweet is Youth, how delicate is Death !
puis sous ce nom : Ned,

Every earthly whiteness seems
Matched with his obscure and dim ;
He is King of ail my dreams,
I am king of love for him.

J’ai pris la peine de copier ces phrases énigmatiques, et souvent en pensant aux clartés radieuses de la chapelle d’Albany aux verrières blanches à travers lesquelles glissent, dans le soleil, les frondaisons souriantes des glycines et des vignes vierges, je me demande quel est ce jeune roi d’amour qui soupire si joliment après le prince de ses rêves, « dont l’éclat surpasse toutes les blancheurs terrestres », et qui, pour confident, a pris ce livre pieux rempli de chants mystiques, ce petit livre à couverture noire dans lequel je viens de lire, sans doute, l’incompréhensible fragment de quelque passionnante et mystérieuse histoire enveloppée toute en des obscurités maladives comme un sonnet de Shakespeare, quelque plainte secrète d’un pauvre cœur meurtri qui cache, sous les vers délicats d’un délicat poète, l’aveu tendre de son amour, peut-être parce que ce livre de prières, tout à l’heure ou demain à l’office, passera dans les mains blanches, sous les yeux aimés, auréolés de boucles courtes et dorées comme le soleil, sous des yeux bleus larges et profonds comme un peu de ciel, et comme lui d’une beauté qui confine à l’angoisse…


Nous redescendons par des sentiers de mimosas aux petites feuilles légères et menues ainsi que des plumes. Dans les jardins, les globes vermeils des oranges se balancent, lourds, parmi les fleurs virginales ; des roses envahissent les parterres ; des fougères arborescentes empanachent les pelouses de leurs splendeurs tropicales ; et partout, sous nos pas, autour de nous dans l’air, s’épanouit en rires sonores la joie de vivre. Les orchestres invisibles, dans le parc des hôtels, chantent les chansons langoureuses des tziganes coupées par le roulement métallique des tambours de basque dont frétillent les disques de cuivre. Le soleil très haut dans le ciel darde sa prodigieuse vitalité sur la terre bénie ; les montagnes exultent de richesses, de verdures ; les jardins distillent, comme des cassolettes orientales, d’invraisemblables arômes ; la mer charrie des pluies d’étoiles. C’est un écrasement d’or, de parfums, d’azur et de musique ; c’est l’énervante mélopée de la matière triomphante, dont chaque note vibre et s’enfonce dans la chair délicieusement pâmée en d’interminables jouissances…


Nice maintenant après Cannes. Il semble que nous rentrons à Paris dans la cohue des omnibus, happés au passage par cent bouches, deux cents lèvres qui glapissent les noms d’hôtels écrits en lettres d’or sur les casquettes trop galonnées, comme des livrées de rastaquouères. De la poussière, des bousculades, des toilettes tapageuses de femmes peintes et teintes ; valets de grand style, intermédiaires louches et sales, grooms élégants au regard suspect, attelages insolents de roitelets en rupture de trônes, voitures à bras lamentables écartelées sous la charge des malles. Et déjà la marmaille en guenilles à l’affût de tout, de rien, d’un bout de cigare. On sent d’ici la misère italienne, sordide, repoussée par l’arrogance des milliardaires, tache horrible, trou noir dans le manteau clinquant de cette ville si différente de ses sœurs du littoral, avec ses maisons hautes, l’effarement des rues encombrées de tramways. La poussière se colle sur les feuillages et dessèche les arbres ; les palmiers sont piteux. Tout au bout d’une grande avenue, la place Masséna, œil merveilleux grand ouvert sur le ciel et la mer avec, au milieu, cette taie : la Jetée-Promenade bâtie sur pilotis, amas de ferraille inutile et présomptueuse flanquée là, brune, couleur de mauvais temps sur la mer bleue et dans le ciel infini.