Partenza… vers la beauté !/Chapitre II

Ambert & Cie (p. 23-25).

II

Lundi, 21 décembre.

Comme hier, même temps maussade. Ce vent qui traîne à sa remorque les vilaines loques grises et sales des nuages et bouleverse tout le ciel ; cette bruine, poussière d’eau pénétrante qui tend un voile glacé entre nous et la mer où dansent comme chaque jour, invariablement, les gros bateaux aux coques noires et les barques légères dans le clapotis d’eau couleur d’encre ; toutes ces choses humides, navrées et transies mettent autour de mes yeux et de mon âme une ambiance, une désolation de ville septentrionale, de petite ville des Flandres, froide et vieillotte ; froide avec des canaux qui dorment entre des quais toujours mouillés, entre des maisons irrémédiablement grises et monotones ; je n’ai pas dit silencieuses, car Marseille a vraiment la gaieté chevillée au corps, et, sous la pluie, reste joviale et bon enfant. Mais si c’est là le soleil et l’azur que nous venions chercher !

En route ! Nous abandonnons le Nord ; c’est de Marseille que je veux parler, dussent ne me le point pardonner les Marseillais de la Cannebière, la Cannebière semblable en ce moment à une Laponie en dégel…

Notre-Dame-de-la-Garde qui, dès le matin, se cachait dans le brouillard, se montre toute bleue maintenant que nous avons fait un grand détour en nous éloignant de Marseille. Même, dans cette silhouette bleuâtre qui va toujours en s’amincissant, ont déjà glissé quelques lueurs pales d’un vague soleil deviné sous un large halo de nuages argentés ; puis, enfin ! dans leur étoffe sombre, une déchirure se produit, et par cette déchirure un jet de lumière dorée tombe droit sur la verdure qui nous surprend, sur la mer qui resplendit, scintille, se meut dans un ruissellement de clartés. Les brouillards gris, devenus d’opale, puis de saphir, sont vermeils maintenant et fondent leurs vapeurs au soleil, et la terre se découvre… Le ciel lui-même se met tout nu ; et, toute veloutée, toute frémissante de lumières, cette nudité, en un réveil triomphant, étreint la terre tout entière, et de ce baiser joyeux naissent la joie et la beauté…

C’est alors la définitive verdure, le définitif enchantement ; c’est la vraie parure du Midi rayonnant et tiède, et ce ne sont plus les grisailles attristées des Flandres aux clochers d’ardoises, aux toitures pointues en chasse-neige ; ce sont déjà les toits plats en tuiles roses et les terrasses italiennes, ce sont les fleurs et la paisible menace des cactus armés jusqu’aux dents sous les aigrettes mobiles des palmiers…

La mer disparaît : ce sont maintenant de longs défilés entre les montagnes rousses, dans les limpides vallées, parmi la Virgilienne pâleur des oliviers et le robuste feuillage des orangers. Et quand la mer réapparaît après un effacement de quelques heures qui nous rend plus cher son retour, ce n’est plus le désert immense de désolation et de ténèbres, c’est un champ d’azur, c’est, sous le ciel bleu, un autre ciel plus mouvant, avec des millions d’étoiles en plein jour… C’est la vraie Méditerranée, celle-là, la Grande Bleue ; et tout au bord, ces villas blanches sur une grève minuscule qui, légèrement, en une courbe gracieuse, se dérobe devant un flux sans violence : c’est Cannes. Déjà ?… Déjà !… Combien de fois, allons-nous le répéter ce mot plein de regrets, qui signifie surtout le charme trop tôt rompu, la fin trop tôt venue, la fin de quelque chose d’aimable et de charmeur comme cette route du bord de l’eau, tellement éblouissante et enchanteresse que, même en descendant parmi l’immense gerbe de verdure ensoleillée qui est Cannes, nous ne pouvons retenir ce déjà ! Et nous le redirons, car maintenant tout ce qui va commencer devrait bien ne jamais finir…