Revue des Deux Mondes3e période, tome 104 (p. 626-651).
PARIS
PORT DE MER


I

Paris port de mer n’est pas une idée nouvelle, et la ville qui a un vaisseau dans ses armes a, plus d’une fois dans le cours de son histoire, pu se croire appelée aux destinées d’une cité maritime. Les flottes romaines n’ont-elles pas mouillé devant Lutèce, et les Northmans du Xe siècle ne sont-ils pas venus des rives de la Scandinavie, jusque sous les murailles de la cité, avec les frôles esquifs sur lesquels ils avaient bravé les flots de l’océan ?

Plus près de nous, on attribue à Vauban un projet de canal maritime de Dieppe à l’Oise, auquel d’ailleurs Colbert ne crut pas devoir prêter attention. Le projet de Vauban fut repris sous la Restauration. Le 7 mars 1825, un sieur Duchatenet en soumissionna la concession. Il y mettait toutefois la condition que le gouvernement s’engagerait à interdire à tout jamais la construction de routes de fer entre Paris et Dieppe. L’affaire n’eut pas de suite. D’autres projets de canalisation entre ces deux villes ont depuis attiré l’attention publique. Ils ont eu le même sort que celui de Duchatenet. Les dépenses de construction hors de proportion avec les résultats possibles, la difficulté d’entretenir les quantités d’eau nécessaires furent les principales causes de cet insuccès. Les canaux projetés n’avaient, en outre, ni la largeur, ni la profondeur indispensables aux bâtimens de mer, et ils n’auraient pu être fréquentés que par la batellerie.

Il semblait d’ailleurs plus simple d’utiliser le grand fleuve qui déroule son cours de Paris à la mer. On l’avait déjà voulu tenter. En 1760, Passement, ingénieur du roi, avait proposé d’approfondir la Seine, de façon à assurer aux navires un tirant d’eau de six pieds jusqu’à Poissy. Les cinq ponts, alors existans entre cette ville et Paris, lui paraissaient un obstacle qu’il ne fallait pas chercher à surmonter. Cette tentative mérite d’être citée, car Passement est le seul qui ait, jusqu’à ce jour, cherché à utiliser purement et simplement le lit naturel du fleuve ; on voit d’ailleurs dans quelles modestes proportions.

L’illustre Perronet, qui avait condamné le projet de Passement, repoussait, quelque temps après, celui d’Isnard, consistant en un canal de Rouen à Paris, sur lequel on n’eût pas rencontré moins de 183 écluses. En 1794, Forfait, qui fut depuis ministre de la marine, et l’ingénieur Sganzin, encouragés par Carnot, abordèrent le problème d’une autre façon. Ils commencèrent par démontrer la possibilité, fort contestée alors, d’utiliser le lit lui-même de la Seine, en faisant remonter en onze jours, du Havre à Paris, avec 160 tonnes de chargement, le lougre le Saumon, construit exprès sur leurs dessins. Malgré les dimensions restreintes de ce petit bâtiment, qui n’avait pas plus de 2m,60 de creux, la tentative parut intéressante. En 1706, Sganzin, en collaboration avec de Cessart, soumit au Directoire un rapport concluant à la possibilité d’aménager la Seine en vue d’une certaine navigation maritime. Il voulait, toutefois, éviter les passages les plus difficiles, au moyen de cinq dérivations ou coupures pratiquées dans les principales presqu’îles que dessine le fleuve en ses nombreux contours.

Le Directoire et le régime qui suivit eurent d’autres préoccupations, et, jusqu’à la Restauration, si on parla quelquefois de Paris port de mer, comme au moment où Fulton fit les essais incompris du premier bateau à vapeur, il n’apparut dans cette période aucun projet digne d’être noté. Le roi Charles X réveilla de ce côté l’esprit de tentative. Visitant, le 24 novembre 1824, les travaux, alors en cours d’exécution, du canal Saint-Martin, il fit entendre qu’il accueillerait avec bienveillance l’idée de faire venir par la Seine les navires de commerce à Paris. L’ingénieur Bérigny, déjà auteur d’un projet de canal de 3 mètres de profondeur, reprit son étude. En 1826, il publiait le projet d’un canal latéral à la Seine, allant du Havre à Paris et offrant partout aux navires un tirant d’eau de 6 mètres, tout à fait extraordinaire pour l’époque. Empruntant alternativement tantôt une rive, tantôt l’autre de la Seine, ce canal la traversait six fois, ce qui ne pouvait avoir lieu qu’au moyen d’ouvrages, et en particulier de barrages, d’une exécution difficile et coûteuse.

Au même moment à peu près, une société, à la tête de laquelle se trouvait Flachat, sollicitait la concession d’un canal fort semblable à celui de Bérigny, et en même temps, celle d’entrepôts généraux des douanes, à Paris, où il n’en existait pas encore. Les deux propositions étaient liées, et la seconde intéressait les demandeurs au moins autant que la première. La suite le fit bien voir. En présence, en effet, des difficultés d’exécution et de l’aggravation de dépense que révéla l’étude du projet, la société Flachat en réduisit successivement l’importance. En 1829, il ne s’agissait plus que d’un canal entre Rouen et Paris, avec 3m,50 de tirant d’eau ; la navigation du Havre à Rouen devait continuer, comme par le passé, à se faire par la Seine. En 1831, il s’agit de moins encore. Le 8 septembre, la société Flachat écrit au ministre des travaux publics que les événemens politiques la contraignent à restreindre ses projets et à modifier son programme. Elle demande l’autorisation d’établir tout d’abord des entrepôts sur les terrains qu’elle avait eu le soin d’acquérir, éventuellement, dans la presqu’île de Gennevilliers, et de relier ces établissemens à Saint-Denis et à Paris par des routes et des ponts à péage. Ultérieurement, on aurait entrepris la construction d’un canal de Rouen à Bezons[1]. Ces propositions, si éloignées du projet primitif, ne furent pas accueillies, et en 1832, la société Flachat cessait de faire parler d’elle. Son créateur allait bientôt prendre sa revanche dans la grande industrie des chemins de fer.

A partir de ce moment, en effet, les chemins de fer absorbèrent l’attention publique, et ce dernier échec ferma la première série des tentatives ayant pour objet d’amener les navires de mer à Paris. L’état de la Seine, à cette époque, n’était pas d’ailleurs de nature à les encourager.


II

De Rouen à la mer, il y a 120 kilomètres. C’est la partie maritime du fleuve, celle dans laquelle la marée fait sentir son action. Sur la moitié inférieure, le lit présentait une forme évasée, large de 1,000 mètres à La Mailleraye, et de 10,000 mètres à l’embouchure. Des bancs de sable mobiles l’encombraient, continuellement remaniés et déplacés par le jeu alternatif de la marée, ne laissant à la navigation qu’une route sinueuse et toujours incertaine. Tout aussi variable et insuffisante était la profondeur. Dans les grandes marées, on trouvait à peine 4m, 30 d’eau à Quillebeuf, et 1m, 75 aux pleines mers de morte eau. Entre cette ville et Rouen, quatre bancs de roche exhaussaient le fond, et enfin, le mascaret dans toute sa violence intervenait encore pour rendre souvent inévitables les nombreux périls d’une route trop jalonnée d’épaves. Aussi ne voyait-on alors arriver à Rouen que de petits bateaux de 100 à 200 tonnes, dans le genre du Saumon, dont nous parlions tout à l’heure, et le port était-il sans aucune importance.

La construction des digues longitudinales, dont l’idée première paraît appartenir à Frimot qui l’exposa en 1827, et les travaux de dragage sur les hauts fonds ont complètement modifié cette situation.

Entreprise en 1846 et continuée jusqu’en 1876, avec les intermittences et les variations d’activité de toutes les œuvres dont les ressources sont inscrites au budget, l’amélioration de la Seine maritime a coûté 25 millions de francs[2]. Elle a donné des résultats supérieurs à toutes les espérances. Les digues longitudinales ont concentré les eaux dans le chenal et accru ainsi leur action sur le fond, qui s’est progressivement creusé. Mieux dirigés, les courans ont exercé leur influence au-delà même des digues, dans la partie de l’embouchure, longue de 17 kilomètres, qui va d’Honfleur à la mer. Sans doute, le chenal peut encore s’y déplacer. Mais ses oscillations d’un bord à l’autre, au lieu de s’effectuer brusquement, comme autrefois, dans l’espace de quelques marées, sont devenues très lentes, et peuvent être suivies et observées par le pilotage, exempt désormais de douloureuses surprises. De 1866 à 1871, le chenal est resté constamment au nord. Progressivement, lentement, il s’est porté au sud, où il est resté fixé depuis plus de quinze ans. Tout au plus, quelques variations de peu d’importance se produisent-elles encore dans le voisinage d’Honfleur.

Cette partie de la Seine est, néanmoins, susceptible de nouveaux progrès. Il faut y fixer définitivement la direction du chenal et en accroître la profondeur. La façon de réaliser ces améliorations suprêmes a donné lieu à d’inévitables contradictions, mais celles-ci s’atténuent chaque jour, et l’on est maintenant en possession d’un programme de travaux, qui, s’ils ne conduisent pas eux-mêmes à la solution, auront eu le mérite de la préparer et certainement d’en approcher de très près.

Aujourd’hui, les navires de 5 mètres de tirant d’eau peuvent arriver à Rouen, à tout moment. Ceux de 6m,50 et même de 6m,80 y accèdent aux marées de vive eau, c’est-à-dire de douze à quinze jours par mois. De la mer à Rouen, le trajet dure de huit à dix heures : en sens inverse, il s’effectue ordinairement en une seule marée. Enfin, détail intéressant à signaler, la surprime d’assurance de 1 1/2, spéciale à la navigation de la Seine, n’existe plus. C’est la meilleure preuve de la sécurité avec laquelle se fait aujourd’hui cette navigation, autrefois renommée pour ses dangers.

Rouen s’est mis en mesure de profiter des avantages que lui assurait l’amélioration de la Seine maritime. Ses quais, partout accostables comme ceux d’Anvers, avec qui le port normand offre plus d’un point de comparaison, sont pourvus d’un outillage perfectionné. Ils ont aujourd’hui six kilomètres ; ils en auront bientôt huit et ils peuvent s’allonger indéfiniment. Les terre-pleins réservés aux opérations ont une superficie de près de 50 hectares. Des installations spéciales y sont ménagées au pétrole, aux bois, à la houille, aux vins, aux céréales. Aussi, le trafic s’y est-il rapidement développé. Presque nul en 1848, il était en 1888 de 2 millions de tonneaux de jauge, avec 1,600,000 tonnes de marchandises. Dans les deux années qui suivent, on constate une légère décroissance. Mais elle n’est due qu’à des faits économiques et politiques, comme, par exemple, la rupture des relations commerciales avec l’Italie, et aussi, dans un autre ordre d’idées, par suite de l’abondance de nos récoltes, la diminution des importations de céréales américaines.


III

Entre Rouen et Paris, les améliorations réalisées n’ont pas été moindres. Jusqu’en 1846, cette partie du fleuve resta dans les conditions les plus défectueuses. Abandonné à lui-même, le chenal était sinueux, irrégulier en largeur comme en profondeur. En basses eaux, il n’avait, en certains points, que 0m,60. Dans les passages rétrécis, il fallait de 30 à 40 chevaux pour le halage d’un bateau ne portant que 80 à 90 tonnes. On mettait quinze jours au moins, quelquefois vingt-huit pour atteindre Paris, et le fret n’était pas moindre que 30 francs par 1,000 kilogrammes.

Tout le monde sentait qu’il y avait une sorte de devoir social à tirer un meilleur parti de cette grande voie naturelle, qui pendant si longtemps avait été, pour ainsi dire, le seul moyen expéditif de communication de la capitale de la France avec le reste du monde. — Mais quoi ? — L’énormité de la dépense, les difficultés presque insurmontables de l’exécution d’un canal latéral, creusé dans la vallée parallèlement à la direction générale du fleuve, avaient à bon droit découragé toutes les entreprises.

La solution rationnelle et économique entrevue dès 1824 par Frimot consistait à transformer la rivière elle-même en un canal. Il fallait pour cela la partager en sections isolées l’une de l’autre, au moyen de barrages, qui eussent retenu une couche d’eau d’une profondeur convenable. De l’une à l’autre de ces sections ou biefs, le passage eût été assuré au moyen d’écluses. — Mais on ne connaissait alors que les barrages fixes, sorte de gros murs en maçonnerie d’une hauteur invariable. Régler la hauteur de ce mur de façon à assurer en basses eaux la profondeur nécessaire à la navigation, c’était à la moindre crue provoquer à coup sûr l’inondation des terres riveraines, et quelquefois dans un périmètre extrêmement étendu. Si, en revanche, on se préoccupait d’éviter un semblable danger, on était conduit à réduire la hauteur du barrage d’une façon telle que la plupart du temps la profondeur qu’il pouvait maintenir dans le lit du fleuve était insuffisante. — On en était là, et la substitution du canal latéral au fleuve lui-même, quand elle était possible, devenait une sorte d’axiome d’une application générale, lorsque l’ingénieur Poirée inventa en 1834 le barrage mobile à fermettes et à aiguilles. Constitué d’élémens mobiles et maniables qu’on pouvait faire disparaître aisément, en totalité ou en partie, à l’approche d’une crue, et remettre ensuite en place, cet ingénieux appareil donna la solution d’un problème regardé jusque-là comme insoluble.

Perfectionné, agrandi, varié dans ses dispositions et ses formes par les successeurs de Poirée, le barrage mobile a été l’élément essentiel de toutes les améliorations réalisées depuis lors, aussi bien sur la Seine que sur tous les autres cours d’eau. On put ainsi successivement porter le tirant d’eau utile entre Rouen et Paris, à 1m,60 d’abord, puis à 2 mètres, et enfin, tout dernièrement, à 3m,20.

Cette dernière amélioration, qui n’a été complètement réalisée qu’à la fin de 1888, il y a deux ans à peine, a été obtenue au moyen de neuf barrages écluses répartis sur la Seine, depuis celui de Suresnes, dont l’influence se fait sentir dans toute la traversée de Paris, jusqu’à celui de Martot, à 28 kilomètres au-dessus de Rouen. Entre Martot et le pont de Brouilly, à Rouen, l’influence de la marée se continue, et c’est au moyen de dragages que la profondeur de 3m,20 au-dessous des plus basses mers a été obtenue.

Les écluses accolées à ces barrages sont au nombre de deux, d’inégale importance. La plus grande est de dimensions telles qu’elle peut contenir à la fois neuf bateaux de 38m,50 de long. Même, à Bougival, l’écluse qui dessert à la fois le trafic de la Seine et celui de toute la région du Nord par l’Oise est d’une grandeur exceptionnelle et peut faire passer en une fois de seize à dix-huit bateaux du type ordinaire.

Ces derniers travaux ont coûté 60 millions, y compris 10 millions et demi, imputables à la traversée de Paris. Antérieurement, depuis 1837, date de la construction de la première écluse de Marly, jusqu’en 1879, il avait été dépensé sur cette partie de la Seine en améliorations successives, environ une vingtaine de millions. C’est donc, en tout, à peu près 80 millions, dépensés dans l’espace d’un demi-siècle.

Cette œuvre magnifique qui, à plusieurs reprises, et notamment au congrès de navigation tenu à Paris pendant l’Exposition universelle de 1889, a excité, à juste titre, l’admiration des ingénieurs de tous les pays, est de date trop récente pour avoir déjà produit tout son effet.

Dès aujourd’hui, cependant, les convois remorqués ou toués mettent moins de trois jours pour remonter de Rouen à Paris, et les porteurs à vapeur marchant isolément font le voyage en vingt-huit heures environ. Mais la batellerie, qui ne dispose pas de grands capitaux, continue à employer son ancien matériel jusqu’à usure : elle n’utilise que progressivement, et on peut le dire, avec trop de lenteur, les perfectionnemens de la voie mise à sa disposition. On n’y compte encore qu’un nombre relativement restreint de bateaux de 800 à 1,000 tonneaux, avec lesquels les frais par tonne de marchandise transportée sont beaucoup moindres qu’avec les bateaux de 200 à 300 tonnes encore très usités aujourd’hui. C’est cependant seulement lorsque l’usage de ces coques de grande dimension sera devenu à peu près général pour les transports à destination ou en provenance de Paris, que l’on tirera des améliorations actuelles tout le parti qu’elles comportent.

Néanmoins, le fret a déjà sensiblement baissé. De 17 francs en 1850, il est descendu successivement à 10 ou 12 francs en 1859, à 8 francs ou 9 francs dix ans plus tard ; il était, en 1888, de 4 francs à 5 francs à la remonte et de 2 fr. 75 à 3 fr. 50 à la descente. Il a encore légèrement baissé depuis. Comme terme de comparaison, nous devons dire qu’ailleurs, sur les canaux du Nord, par exemple, le fret n’a pas varié d’une façon sensible depuis fort longtemps. La diminution constatée sur la Seine est donc un fait particulier, dû à l’économie que les récentes améliorations permettent de réaliser sur les transports.

Le tonnage a, en même temps, considérablement augmenté. Il est passé de 228 millions de tonnes-kilomètres en 1881, à 390 millions en 1888 et à 414 millions en 1889.

Ce trafic se développera encore à mesure que les dimensions des bateaux et l’organisation de la batellerie se seront mises en harmonie avec la situation nouvelle. Mais, si on éprouve quelque déception de ce côté, — ce qui est fort possible, — il faudra en chercher la raison dans les circonstances d’ordre général qui influent sur l’activité des transactions et non pas dans l’insuffisance de la voie, laquelle, sans exiger de nouveaux aménagemens, se prêterait aisément à un trafic décuple, peut-être, de celui d’aujourd’hui.


IV

Tel est donc l’état des choses sur la Seine au moment où l’idée de Paris port de mer vient de nouveau solliciter l’attention publique.

Le projet d’aujourd’hui n’est d’ailleurs pas celui d’hier, et ne sera sans doute pas celui de demain. Les vicissitudes de sa conception rappellent un peu celles qui ont signalé les projets d’autrefois : de Passement en 1700, de la Société Klachat en 1825. On rêve grand : la réalité se charge de couper les ailes à l’imagination, et de ce qu’on avait d’abord conçu à ce qu’on propose, le chemin va se rétrécissant de plus en plus.

En 1882, en effet, il avait été question d’un véritable canal maritime, sans barrages, sans écluses, creusé dans le lit même du fleuve, à une profondeur de 6m,20 en étiage et de 7m,50 en temps ordinaire. On promettait d’ailleurs d’accroître cette profondeur au fur et à mesure que les progrès de l’amélioration de la Seine maritime permettraient l’accès de plus grands navires. Ce canal, il est vrai, s’arrêtait à Poissy, comme celui de Passement. Il n’y a plus cinq ponts aujourd’hui, il y en a dix-sept, et on conçoit que l’inventeur de 1882 ait éprouvé, à les franchir, la même hésitation que son confrère de 1760. Mais on ne renonçait pas pour cela à atteindre Paris. Le projet se complétait par la construction d’un gigantesque escalier d’écluses qui eût élevé les navires jusqu’à la hauteur de la terrasse de Saint-Germain, d’où, par des ponts-canaux hardiment jetés, non-seulement au-dessus du fleuve, mais au-dessus des chemins de fer actuels, ils se seraient rendus dans de vastes bassins établis, soit à Gennevilliers, soit à Saint-Denis, à 16 mètres en contre-haut des berges du fleuve. La dépense, les difficultés d’ordre technique, firent reculer. L’année suivante, en 1883, le projet modifié se réduisait à un canal de 30 mètres de large, dans les parties droites, muni de deux barrages écluses, en vue de diminuer l’importance des déblais, mais s’arrêtant toujours à Poissy, sans pensée immédiate d’aller plus loin. On disait bien que Poissy n’est distant de Paris que de 18 kilomètres à vol d’oiseau. C’eût été d’un certain intérêt pour des pigeons voyageurs ; mais les marchandises, obligées quand même de faire soit 27 kilomètres par chemin de fer, soit 54 kilomètres en bateau, ne pouvaient guère être sensibles à une semblable considération, et l’éloignement de Paris restait une objection difficile à réfuter.

C’est alors qu’apparut, en 1887, le projet actuel.

Comme les précédens, il ne se préoccupe pas de la Seine maritime. Il laisse à d’autres le soin de l’améliorer et de l’entretenir. Son point de départ est Rouen, en amont du pont de Brouilly ; son point d’arrivée, Clichy, après un parcours de 185 kilom. 600, présentant, sur le développement de la Seine entre ces deux terminus, une économie de longueur d’environ 30 kilomètres. Ce raccourcissement est obtenu au moyen de deux dérivations ou coupures, déjà prévues dans le projet de Flachat : l’une à Tourville, tracée en courbe dans la presqu’île de Saint-Aubin ; l’autre à Sartrouville, à travers la plaine de Croissy, toutes deux taillées dans le calcaire, avec des parois qu’on annonce devoir être à peu près verticales.

Pour le surplus, le canal projeté reste dans la Seine. Mais ce n’est pas suivant cette ligne des plus grandes profondeurs, qu’on appelle thalweg, qu’il s’en empare. Ce chenal naturel a, en effet, des indexions trop brusques, des courbes trop raides pour pouvoir être franchies par des navires de grande dimension. On a admis que le canal ne devait pas avoir de courbes d’un rayon inférieur à 1,500 mètres, et le tracé a dû, pour se conformer à cette sujétion, serpenter dans la largeur du lit, allant d’une rive à l’autre, sans tenir compte et sans pouvoir profiter suffisamment du chemin déjà creusé par la nature et les travaux antérieurs.

En fait, il est fort sinueux. Les courbes ayant 1,500 mètres de rayon, c’est-à-dire le minimum admis, forment le quart de la longueur totale ; un autre quart comprend des courbes d’un rayon supérieur, allant quelquefois, mais rarement, à 2,500 mètres ; la dernière moitié comprend les divers tronçons d’alignemens droits qui raccordent toutes ces courbes.

Dans les parties droites, la largeur, au fond, est prévue de 35 mètres. Elle doit être de 45 mètres dans les courbes. Le projet admet, dans ces conditions, le croisement de deux navires en marche, serrant chacun son bord, et se contentant de stopper au moment de la rencontre, de façon à ne conserver que la vitesse acquise.

La profondeur sera de 6m,20 en basses eaux, ce qui paraît aux auteurs du projet suffisant pour des navires de 6 mètres de tirant d’eau. Ils croient, d’ailleurs, qu’aux hautes eaux d’hiver le canal sera accessible à ceux de 6m,80. Cette profondeur de 6m,20 sera obtenue par un approfondissement convenable du lit du fleuve dans chacun des cinq biefs ou bassins de niveau entre lesquels le canal doit être partagé.

Cette nouvelle division comporte la construction de deux nouveaux barrages : l’un en amont de Poissy ; l’autre à Sartrouville, à l’entrée de la dérivation de Croissy. On conserverait, en les appropriant à leur nouvelle destination, deux des barrages actuels, ceux de Poses et de Méricourt. Cinq autres, ceux d’Andrézy, Meulan, Villez, la Garenne et Martot, seraient supprimés. Pourquoi cette nouvelle division qui, réduisant le nombre des barrages, oblige à surélever chacun d’eux ? Pourquoi ne pas utiliser ceux crées d’hier ? Le projet le dit : à chaque barrage correspond une écluse ; or il faut peu d’écluses, autrement « la route paraîtra longue et ennuyeuse, » et la navigation pourrait trouver plus expéditif de s’arrêter à Rouen.

Quant aux ponts, au nombre de vingt-six, dont sept sont des ponts de chemins de fer, la solution générale adoptée par les auteurs du projet consiste à les transformer en ponts munis d’une travée mobile pouvant tourner autour d’un axe, en laissant au droit du canal un passage libre de 30 mètres.

Par cette transformation, le canal trouble déjà assez gravement l’exploitation du chemin de fer de l’Ouest. Le désir, plusieurs fois manifesté et très compréhensible, des auteurs du projet est cependant d’y toucher aussi peu que possible.

A leurs yeux, c’est la principale raison d’être des deux coupures de Tourville et de Sartrouville. Grâce à la première, ils échappent à la difficulté de faire passer le canal devant Elbeuf, dans cette boucle accentuée et rétrécie de la Seine où le thalweg lui-même s’infléchit suivant une courbe de moins de 1,000 mètres de rayon. Ils sont aussi dispensés de rendre mobiles les deux ponts qui réunissent Saint-Aubin et Elbeuf, et ils respectent la ligne de Rouen à Serquigny.

En outre, en vue de supprimer définitivement le grand pont de Brouilly, à l’entrée de Rouen, et les deux ponts d’Oissel et du Manoir, le projet propose de rejeter cette partie de la grande ligne de Paris au Havre d’une rive de la Seine à l’autre, de façon à lui faire d’abord franchir le fleuve à Fréneuse, à quelque distance au-dessous de la dérivation, et ensuite la dérivation elle-même sur un pont que le relief naturel du terrain permet d’établir à 40 mètres au-dessus du plan d’eau du canal. Il est vrai qu’il faudra accéder à ce pont par de fortes rampes et des courbes assez raides peu compatibles avec des services de grande vitesse, mais l’inconvénient n’a paru que secondaire aux auteurs du projet.

La tranchée de Croissy rend au projet un service du même genre en lui évitant l’embarras de remanier les lignes de Saint-Germain et de Mantes et de couper des ponts aussi fréquentés que ceux du Pecq, de Bougival et de Chatou.

Un grand port à Clichy, un autre moins important à Poissy, qui continue à être l’objet d’une secrète prédilection ; quatre ports secondaires aux Andélys, Vernon, Mantes, Argenteuil, et quelques autres aménagemens de détail, complètent les prévisions du projet, dont les auteurs estiment la dépense à 128 millions de francs. C’est moins de 700,000 francs par kilomètre. Ils demandent la concession, sans subvention ni garantie d’intérêt, pour une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans, avec la jouissance, toutefois, pendant cette période, de la partie du lit de la Seine mise à sec par suite des travaux, ainsi que des surfaces du domaine public nécessaires à la construction et à l’exploitation.

Ils seraient, en outre, autorisés à percevoir, tant à la descente qu’à la remonte, par tonneau de jauge, 3 francs à titre de péage et 25 centimes comme droit de pilotage. À ces premières demandes, ils ont ajouté depuis celle de l’abandon à leur profit des droits de quai actuellement perçus par l’État, mais seulement sur les navires qui dépasseraient Rouen. Enfin, s’ils veulent bien admettre que la batellerie actuelle doit continuer à circuler gratuitement et sans être astreinte à aucune redevance, ils prétendent que, lorsqu’elle se servira de leurs ouvrages ou installations, elle pourra être tenue de les rémunérer au moyen de certaines taxes. Tel est l’essentiel du projet, envisagé sous son côté technique. Disons tout de suite quelques mots des objections qu’il soulève.


V

Les navires à vapeur de 6 mètres de tirant d’eau ont de 11 à 13 mètres de large, de 80 à 100 mètres de long. C’est un échantillon usuel dans le grand cabotage européen et la navigation de la côte d’Afrique. En revanche, dans la navigation transatlantique et des mers de l’Inde et de Chine, les tirans d’eau de 6m,50 à 7m,50 se rencontrent fréquemment. On les trouve davantage encore, et avec eux celui de 8 mètres, dans le trafic de l’Australasie. Les voiliers dont le tirant d’eau dépasse 6 mètres sont relativement rares.

On voit par là que la clientèle du canal pourrait être assez nombreuse. Encore faut-il qu’en dehors des motifs d’ordre commercial qui peuvent l’attirer, — et dont nous parlerons tout à l’heure, — cette clientèle trouve dans les conditions de navigabilité du canal une certaine facilité et une suffisante sécurité. Or, dans un semblable canal, dont il occupera près du tiers, tout au moins le quart de la section, le navire de mer est astreint à en suivre rigoureusement l’axe ou une direction très voisine. Il faut, en effet, que l’eau qu’il déplace puisse revenir en arrière en glissant sous sa quille et le long de ses flancs, en exerçant sur ses œuvres immergées des pressions qui s’équilibrent et s’annulent. S’il s’écarte de cette direction obligatoire, les pressions deviennent inégales ; l’avant est sollicité dans un sens, l’arrière dans un autre, et le navire prend cette allure désordonnée qu’on appelle une embardée. Son avant se porte à droite, revient à gauche et ainsi de suite, à plusieurs reprises, très rapidement, jusqu’à ce que, venant à toucher la berge, il s’y appuie et y pénètre même, si la consistance du terrain le permet. Si le navire a le courant de bout, il se colle tout entier contre cette même berge, s’élevant quelquefois de plusieurs pieds sur la pente du talus. Si, au contraire, il a le courant dans le même sens que lui, il pivote autour de son avant, comme une porte autour de ses gonds ; son arrière se porte sur la berge opposée ; les ailes de l’hélice s’y brisent quelquefois, le gouvernail peut s’y fausser, et, en tout cas, la route est barrée. Le moyen de sortir de cet embarras consiste à alléger le navire, en déchargeant une partie de sa cargaison dans des chalands qu’il faut demander à la station la plus voisine. C’est une opération longue, coûteuse et qui, par surcroît, arrête la circulation des autres navires. Heureux encore quand on s’en tire sans grosses avaries, ce qui peut fort bien arriver dans le cas de berges rocheuses, et il s’en trouve en plusieurs endroits du tracé proposé.

Suivre l’axe ou une parallèle très voisine est déjà difficile quand on marche en droite ligne. Mais la difficulté s’aggravera considérablement dans un canal sinueux comme celui-ci, où la moitié du trajet se fera dans des courbes d’un rayon relativement court. On se rend compte, en effet, que, sur une courbe, l’orientation du navire change à chaque moment, ce qui nécessite l’action ininterrompue et très précise du gouvernail. Le moindre écart suffit, et le navire dévié subit l’accident que nous décrivions tout à l’heure.

C’est pour l’éviter que les bateaux exclusivement destinés à la navigation en rivière ou en canal sont munis de gouvernails à très large surface, dont l’action est extrêmement puissante. Tout autre est le gouvernail des navires de mer. La première préoccupation des constructeurs est de le préserver autant que possible du choc des lames, et on lui donne pour cela la plus petite surface possible. On pourrait bien, quand il navigue en canal, lui ajouter quelques ailettes, comme on l’a fait de tout temps en Hollande ; mais ce ne serait là qu’un palliatif fort insuffisant, — et il faut admettre qu’en principe un navire de mer gouvernera moins bien dans un canal qu’un bateau de rivière.

Il est donc de toute nécessité de le mettre dans des conditions qui rendent sa gouverne aussi sûre que possible quand on lui fait entreprendre cette navigation pour laquelle il n’est point fait. La première et la plus indispensable de ces conditions est que le navire ait assez d’eau sous sa quille. Les 30 centimètres, appelés en langue maritime le pied de pilote, sont un minimum à peine suffisant pour franchir, en eau calme et à faible vitesse, une barre de petite étendue. L’expérience quotidienne des canaux maritimes aujourd’hui existans et de certains chenaux de grandes rivières a démontré d’une façon définitive qu’avec moins de 50 centimètres d’eau sous la quille, dans un canal de dimensions analogues à celles du projet, un navire gouverne toujours mal. Il serait prudent aussi de laisser dans la profondeur un certain logement aux matériaux que la violence du remous ne manquera pas d’enlever aux talus. Dans les parties surtout où le canal s’écarte du thalweg naturel du fleuve, celui-ci tendra toujours, surtout en temps de crue, à combler l’œuvre artificielle qui contrarie les lois invincibles de son régime.

Ce n’est donc pas avec 6m,20 de profondeur que le canal pourra admettre des navires de 6 mètres de tirant d’eau. Comme, en outre, en passant de l’eau salée à l’eau douce, un semblable navire enfonce de 15 à 20 centimètres, en raison de la différence de densité des deux liquides, ce serait au moins 6m,70, c’est-à-dire 50 centimètres de plus que le projet, qu’il faudrait assurer en tout temps à la navigation. Si on ne le fait pas, si on s’en tient aux 6m,20, le canal ne sera accessible en tout temps, tout au plus, qu’aux navires de 5m,50. C’est déjà quelque chose, et les lignes régulières spécialement affectées à cette navigation pourraient très bien s’y conformer. Mais les lignes régulières sont loin d’être tout, et l’utilité d’un port consiste surtout à pouvoir s’ouvrir à cette navigation accidentelle que les circonstances commerciales y font appeler à tout moment, subitement, et aujourd’hui presque uniquement par voie télégraphique. On affrète alors, comme l’on dit, non pas ce qu’on veut, mais ce qu’on trouve, et généralement on trouvera plutôt des navires de 6m,50 que de 6 mètres, et surtout 5m,50. Le port de Rouen en fournit tous les jours des exemples. Ce ne serait donc plus ni 6m,20, ni même 6m,70, comme nous le disions tout à l’heure, mais encore 50 centimètres de plus, soit 7m,20, qu’il faudrait donner au canal pour permettre l’accès régulier de son terminus à des navires de 6m,50. Si on ne le fait pas, les grandes opérations commerciales lui échapperont, et la consolante affirmation des auteurs du projet qu’il ne doit nuire ni à Rouen, ni au Havre, sera en partie vérifiée.

Quant à la largeur, d’après les exemples dont on s’est d’ailleurs inspiré pour la déterminer, elle paraît admissible, sauf peut-être dans ces courbes de 1,500 mètres de rayon, si nombreuses, si longues quelquefois, où 10 mètres de plus qu’en alignement droit ne sauraient suffire à racheter l’effet d’un coup de barre un peu trop fort. Mais si elle est admissible pour le passage d’un navire, il est difficile de la considérer comme suffisante pour le croisement en marche de deux navires allant en sens contraire. L’exposé du projet est obligé de convenir que, dans cette opération délicate, la distance entre les bords opposés des deux navires peut n’être que de 3 mètres. Il n’y a pas de capitaine qui veuille courir une pareille chance d’abordage. Il faudra donc ici, comme partout ailleurs en semblable circonstance, qu’un des deux navires s’arrête et se tienne à la berge, laissant à l’autre le passage libre. C’est là une cause de ralentissement ; mais cela vaut mieux que le risque d’une collision. Les causes de ralentissement ne manquent pas, d’ailleurs, tout le long de la route, et il n’est pas même certain qu’avec toute la lenteur et toute la prudence possibles, on évite toutes les chances d’accident. Entrer dans quatre écluses et en sortir, passer vingt-six fois dans l’étroit intervalle de 30 mètres que dégagera la travée mobile des ponts, c’est là une sorte de carrousel où il faut enfiler adroitement toutes les bagues sans se heurter une seule fois au poteau. Bien peu de navires sont taillés et équipés pour un semblable jeu, où une seconde d’indécision chez le pilote, le plus fugitif moment d’inattention, un peu de lenteur dans la manœuvre, le moindre accident de détail, peuvent occasionner un désastre.

La nuit, — car il est question d’une circulation de nuit, — tous ces risques seraient singulièrement aggravés.

On a parlé de 17 heures pour la durée du trajet. Or, il y a 185 kilomètres. Il est de notoriété qu’un parcours moindre, dans un chenal rectiligne en majeure partie, sans embarras d’écluses ni de ponts, ne s’effectue qu’exceptionnellement en moins de 25 ou de 26 heures. Il ne faudra pas se plaindre si on met ici 28 à 30 heures. C’est le temps qu’emploient aujourd’hui à la remonte les vapeurs de rivière, à qui leur petite taille permet une plus grande liberté d’allures. Enfin, il suffit de faire entrevoir les conséquences ruineuses qu’auraient, pour les navires retenus à Paris, des gelées prolongées, comme celles qui pendant près de deux mois viennent d’interrompre la circulation sur la Seine, entre Paris et Rouen. C’est là une éventualité que le commerce maritime n’aimera pas à courir.

En somme cependant, et sauf cette dernière objection, le projet, en ce qui touche à la navigation, ne se heurte à aucune impossibilité absolue : il est insuffisant. Mais approfondir, élargir, allonger les travées mobiles des ponts, ce ne sont là que questions d’argent.

La question des ponts, dont nous parlions tout à l’heure au point de vue de la navigation, est aussi celle qui émeut le plus les riverains de la Seine, Rouen en particulier, et le chemin de fer de l’Ouest.

Il s’agit, comme nous l’avons dit, de substituer au pont fixe un pont ayant une partie mobile d’une longueur que le projet estime suffisante à 30 mètres. Nous avons déjà dit ce que nous pensions de cette dimension au point de vue du passage des navires. Le projet ne s’y tient évidemment que dans une pensée d’économie. Une plus grande portée augmenterait, en effet, considérablement les difficultés d’exécution et, avec elles, la dépense. Mais, même avec la dimension adoptée de 30 mètres, cette transformation sera une œuvre coûteuse. Elle entraînera la démolition partielle des ponts sur une longueur beaucoup plus grande, quelquefois la démolition totale, et, dans tous les cas, la reconstruction complète de deux, quelquefois de trois piles dont le creusement du canal doit déchausser les fondations actuelles. Au point de vue de la circulation, cette transformation des ponts est grave, elle nuit à des intérêts considérables en faveur desquels une possession séculaire a établi une très sérieuse prescription. Mais sa gravité n’est pas la même en tous les points. Là où la circulation est peu active, les arrêts dus à l’ouverture de la travée mobile seront de peu d’importance. L’inconvénient sera du même ordre que celui du passage à niveau d’un chemin de fer à travers une route ordinaire. Ces inconvéniens sont plus sérieux sur les ponts comme ceux de Saint-Denis, de la route d’Argenteuil, de Vernon, etc., où la circulation est importante. Mais ils s’accroissent très sensiblement, pour les ponts du chemin de fer de l’Ouest, du danger possible auquel une manœuvre mal faite, un signal oublié, peuvent exposer un train. Certains accidens dus à des causes de ce genre ont eu lieu en Amérique et ont pris le caractère d’épouvantables catastrophes.

Mais il est, sur le chemin de fer de l’Ouest, un pont, celui d’Argenteuil, où la circulation est actuellement de 106 trains par jour ; elle se doublera, dans un avenir prochain, lorsque la nouvelle ligne d’Argenteuil à Mantes avec l’embranchement de Conflans à Pontoise sera ouverte à l’exploitation. Le pont sera alors parcouru par plus de 210 trains par vingt-quatre heures. Il est difficile, en présence d’une telle circulation, d’entrevoir la possibilité de l’ouverture d’une travée mobile dans le pont à un instant quelconque.

Surélever ces différens ponts à une hauteur suffisante pour laisser au-dessous un passage libre aux navires avec leur mâture serait certainement une solution coûteuse et par elle-même et par les remaniemens et les sujétions de toutes sortes qu’elle entraînerait dans les installations et l’exploitation du chemin de fer. C’est cependant elle qui devra prévaloir.

Le parlement anglais a exigé qu’il en fût ainsi pour les cinq voies ferrées que croise le canal de Manchester, et leur passage est assuré par autant de ponts fixes d’une seule portée, situés à 23 mètres au-dessus du plan d’eau du canal. C’est une très grosse dépense, mais elle paraît inévitable. Elle serait, sans doute ici, comme elle l’est à Manchester, entièrement à la charge de la compagnie du canal.

D’une façon générale, d’ailleurs, la compagnie du chemin de fer de l’Ouest, protégée par les stipulations formelles de son cahier des charges, entend n’avoir à supporter, du fait de la construction du canal, aucuns frais de quelque nature que ce soit. En eût-elle à supporter, que, grâce aux dispositions relatives à la garantie d’intérêt, ils retomberaient à la charge du budget.

Il semble également bien difficile d’imposer purement et simplement à la ville de Rouen la coupure de ses deux ponts. La circulation quotidienne y est, moyennement, de près de 5,000 colliers et de 29,500 piétons. A certains jours, il y passe 7,500 voitures dans un espace de douze à quinze heures. On voit quel trouble profond jetteraient dans la vie de cette cité industrielle et commerçante des interceptions multipliées de sa principale circulation, interceptions qui seraient absolues, car les deux ponts, n’étant séparés que par une distance de 260 mètres, seraient forcément ouverts tous deux en même temps. La configuration du terrain ne se prête pas, d’ailleurs, à l’établissement de ponts surélevés. Reste la solution d’une déviation du canal qui consisterait à lui faire contourner à distance convenable le faubourg de Saint-Sever. Mais outre qu’elle recouperait encore des voies de communication d’une certaine importance, elle est fort onéreuse. Aussi les auteurs du projet la repoussent-ils avec vivacité. Ils s’étonnent de l’émotion des Rouennais, qui devraient, au contraire, assurent-ils, être heureux de voir tant de millions de tonnes passer devant leurs yeux. Il est permis de penser que, s’ils avaient le choix, les Rouennais aimeraient encore mieux les voir s’arrêter sur les quais. Il n’importe : le projet s’en tient à la coupure des ponts de Rouen : elle est nécessaire au canal, cela lui suffit ; c’est au nom de l’intérêt maritime qu’il la réclame, en vertu d’un principe dont il semble être l’inventeur et qui consiste, suivant ses propres expressions, « dans la subordination de la terre à la mer. » Cela pourrait mener à de singulières conséquences.


Jusqu’à présent, toutes les objections soulevées par le projet semblent pouvoir se résoudre plus ou moins heureusement à coups d’argent. En sera-t-il de même de celles que je voudrais encore signaler à l’attention du lecteur avant d’abandonner le point de vue technique ?

Le creusement du canal comporte, d’après le projet, l’enlèvement de 41 millions de mètres cubes de déblais à peu près. C’est un peu plus qu’au canal de Manchester, où le cube n’est que de 35 millions de mètres cubes. C’est quatre fois plus qu’au canal de Corinthe. Cette grande quantité de terre, où la logera-t-on ? Le projet prévoit d’abord le comblement des bras non navigables de la Seine, ce qui, en réduisant le débouché disponible, pourrait, dans les grandes crues, agrandir sur les terres en amont le périmètre de la zone d’inondation. Ensuite, c’est sur ces îles, aujourd’hui si verdoyantes, un des charmes de cette magnifique vallée, qu’on amoncellera en épais remblai la craie et le gravier qui les stériliseront à tout jamais ; enfin, comme on ne se sera ainsi débarrassé que de la moindre partie des déblais, avec l’excédent, on dressera sur la rive gauche, tout du long du fleuve, une banquette continue qu’on assure devoir être fort utile à la défense du pays en cas d’investissement de Paris par une armée ennemie.

Cette éventualité d’une guerre malheureuse est bien souvent invoquée, et un trop grand nombre de chemins de fer ont dû à l’épithète de stratégiques des subventions et des garanties d’intérêt qu’on ne pouvait justifier par des considérations économiques. C’est un argument poignant et douloureux dont il conviendrait de n’user qu’avec discrétion et qui n’est guère de mise pour dissimuler l’embarras où l’on est de trouver un lieu de décharge pour tous ces matériaux.

Cette banquette, en outre, qui aurait forcément plusieurs mètres de haut, c’est la dépréciation de toutes les propriétés qu’elle viendrait séparer de la Seine, leur bouchant la vue, détruisant tout l’agrément de ces lieux renommés par leur pittoresque. Il y a là, pour les riverains, un dommage qui ne serait compensé qu’insuffisamment par une indemnité pécuniaire, quelque élevée qu’elle soit.

Il y a autre chose encore. Entre Vernon et Méricourt, sur 30 kilomètres, entre Meulan et Poissy, sur 17 kilomètres, les 6m,20 prévus au projet pour la profondeur du canal doivent être entièrement creusés en contre-bas du fond du lit actuel de la Seine. Il en résultera qu’en temps de basses eaux et précisément pendant une partie de la saison chaude, toute l’eau du fleuve se trouvera concentrée dans cette étroite cuvette de 70 mètres de large à la partie supérieure, laissant à découvert le reste du lit sur une largeur de 150 à 200 mètres. Cet abaissement du niveau provoquera certainement l’assèchement des terres riveraines, tarira leurs puits et leurs sources.

En outre, cette vaste surface alternativement couverte et découverte, suivant les variations du débit, deviendrait aussitôt un marécage à l’aspect désolé et d’autant plus pestilentiel que les eaux y déposeraient une partie des déjections et des immondices dont Paris et les communes voisines continuent imperturbablement de confier l’enlèvement au grand fleuve. Il y a là un juste sujet d’inquiétude. A une époque où l’hygiène commence à prendre dans les préoccupations de tout le monde la place qu’elle devrait y tenir depuis longtemps, il conviendra sans doute d’obtenir à cet égard, avant d’aller plus loin, l’adoption de dispositions efficacement préservatrices de la santé publique.


VI

Quelque valeur qu’on puisse attacher aux objections que soulève la partie technique du projet de Paris port de mer, aucune, on le remarquera, n’est absolument dirimante. On y peut échapper par des modifications du projet, qui ne se traduiront jamais que par un supplément de dépense, considérable, il est vrai. Sans doute, quoi qu’on fasse, on n’aura jamais rien qui ressemble à ces grands fleuves maritimes, la Tamise, la Mersey, l’Escaut, le Tage, dont les embouchures, par leur vaste étendue, leur profondeur, leur facile accès, sont plutôt une continuation de l’océan ; rien non plus qu’on puisse comparer à la Clyde, à la Tyne, au Saint-Laurent, auxquels un travail habilement conduit pendant quinze et vingt ans a donné en profondeur et en largeur les dimensions de véritables bras de mer, et qui font de Glascow, de Newcastle et de Montréal des ports de premier ordre. Ce qu’on pourra obtenir, quelque peine et quelque argent qu’on y mette, ne sera jamais qu’une route longue, sinueuse, où la circulation sera toujours difficile, lente, non exempte d’accidens, et qui, néanmoins, aura coûté fort cher.

Mais l’utilité est la mesure des choses, et si cette route, malgré ses imperfections, doit avoir une utilité suffisante pour compenser les sacrifices de toute nature qu’elle imposera, il ne faut pas hésiter à la faire. Voyons donc cette utilité.

Qu’espère-t-on tout d’abord ? Mon Dieu ! on procède assez modestement, et pour débuter, le projet ne prévoit pour la première année qu’un mouvement de 1,260,000 tonneaux, fournis à raison des deux tiers, soit 840,000 tonneaux, par la navigation au long cours, le reste par le cabotage.

Or, à Rouen, le mouvement qui, en 1889, a été de 822,000 tonneaux, se compose de 126,000 tonneaux seulement au long cours, de 522,000 au grand cabotage et de 175,000 au petit.

Les longs courriers, en effet, ont des tirans d’eau qui leur rendent difficile l’accès de la Seine maritime, ils n’y viennent qu’exceptionnellement ; et tant que l’amélioration si désirable de cette partie du fleuve n’aura pas été réalisée, Rouen ne sera qu’un port de grand cabotage. C’est au Havre que les longs courriers continueront d’aller, et leur proportion dans le tonnage général de ce port est, en effet, presque égale à celle du grand cabotage (969,000 tonneaux contre 1,060,000). Remarquons d’ailleurs, en passant, que plus de la moitié du tonnage (500,000 tonneaux) au long cours du Havre appartient aux grandes lignes transatlantiques, postales et autres, auxquelles la nature accélérée de leur service interdirait en tout cas la montée de la Seine.

Ce n’est donc pas en drainant le long cours actuellement dirigé sur les deux ports du Havre et de Rouen, défalcation faite des 500,000 tonneaux dont nous venons de parler, qu’on réalisera les espérances sur ce point des auteurs du projet.

Leurs visées sont, d’ailleurs, plus hautes ; ce n’est pas le transport à Paris du mouvement maritime des deux ports de la Basse-Seine qui suffirait à leurs vastes ambitions. Ils veulent avoir dans quelques années un mouvement d’au moins 5 millions de tonnes, c’est-à-dire près du tiers du mouvement maritime de toute la France. Ils prétendent faire de Paris un des grands ports du monde, le rendre au moins l’égal de ces grands entrepôts de l’Europe qui s’appellent Londres et Liverpool, y amener tous ces nombreux navires qui aujourd’hui vont à Anvers, à Rotterdam et à Hambourg. Pour déterminer ce changement de courant du commerce maritime, il faut lui offrir des avantages substantiels, et l’économie des frais de transport est certainement de tous le plus propre à toucher. Or, d’après le projet, cet avantage, indispensable au succès de l’entreprise, résultera : 1° de la facilité de trouver à Paris un fret de sortie généralement égal aux deux tiers de celui d’entrée ; 2° de la suppression du transbordement à Rouen ; 3° du moindre prix du transport de Rouen à Paris.

Quant au premier point, il faut remarquer tout d’abord que cette proportion entre le fret d’entrée et le fret de sortie ne se réalise actuellement dans aucun de nos ports. A Marseille et à Bordeaux, où elle est le plus favorable, elle ne dépasse pas 60 pour 100 ; à Dunkerque, elle est de 36 pour 100 ; au Havre, de 52 pour 100 ; à Rouen, de 26 pour 100 seulement. En mettant ensemble tous les ports de France, on trouve que le fret de sortie en poids ne représente que 46 pour 100 du fret d’entrée. Cette situation s’explique naturellement. Nous importons principalement des matières premières, lourdes, encombrantes, de bas prix, constituant, pour ceux qui nous les envoient, un excellent élément de fret. Au contraire, nous exportons surtout des produits fabriqués, d’une grande valeur, sans doute, mais de faible poids, et cela est plus vrai encore à Paris que partout ailleurs. Or, comme on l’a très justement dit, en marine, la valeur ne paie pas. Mieux vaut transporter 100,000 fr. de charbon que 20 millions de soieries. On ne voit donc pas que le fait de charger à Paris doive accroître l’importance du fret de sortie.

L’économie du transbordement parait réelle, au premier abord. Quant à ce qu’elle représente, on a beaucoup disputé autour de 1 franc et de 0 fr. 75. Pour beaucoup de marchandises, telles que les grains, la houille, le transbordement du navire dans un chaland coûte beaucoup moins. Pour quelques autres, les longs bois de charpente, par exemple, il coûte beaucoup plus. On peut d’ailleurs admettre l’un ou l’autre des deux chiffres ; il importe peu. L’économie est plus apparente que réelle. Elle n’est, en effet, applicable en totalité qu’à la très petite fraction de marchandises qui serait consommée à Clichy même. Mais tout le reste, destiné soit à Paris, soit aux régions au-delà de Paris, devra nécessairement être transbordé à Clichy. On fera à Clichy ce qu’on eût fait à Rouen, et on le fera souvent dans des conditions plus onéreuses. Les prix de la batellerie, en effet, sont faits entre Rouen et le centre même de Paris, Javel, le port Saint-Nicolas, l’île Louviers, Bercy, etc., et de ces divers points, les marchandises, pour se rendre à leur destination définitive, n’ont à supporter qu’un camionnage de peu d’importance. En revanche, les arrivages par navires de mer, une fois à Clichy, devront effectuer par eau, sur rails ou sur essieux, un dernier transport, qui, en raison de l’éloignement, sera souvent fort coûteux, certainement plus coûteux, en tout cas, que le transbordement lui-même.

On affirme, il est vrai, que la création du port de Clichy aura pour conséquence un déplacement du centre de l’activité industrielle et commerciale de Paris. Industriels, négocians, banquiers, tout le monde voudra se rapprocher du port, et Paris, glissant, en quelque sorte, sur ses assises, viendra s’asseoir plus à l’ouest. Ce ne sera, en tout cas, ni l’affaire d’un jour, ni une petite dépense, et il serait bon, dans l’appréciation du projet de Paris port de mer, de tenir compte des dépréciations qui frapperaient, s’il se réalise, la plupart des grandes institutions industrielles et commerciales de la ville.

Enfin, l’argument fondamental est que le transport entre Rouen et Clichy par navire de mer serait plus économique que celui de Rouen à Paris par bateau de rivière. Nous avons déjà fait observer qu’il convenait de tenir compte de la différence des points d’arrivée, qui constitue un avantage sérieux pour le bateau de rivière. Quant au prix du transport en lui-même, nous avons vu aussi que le fret du bateau de rivière tend à descendre au-dessous de 3 francs, et que le bateau de rivière, en vertu des droits acquis, circulera sans payer de taxe au canal. Le navire de mer surchargé du péage de 3 fr. 25 à la remonte, d’autant à la descente, pourra-t-il faire des conditions meilleures que son humble concurrent ? c’est peu croyable, car le navire construit, équipé pour la navigation maritime, coûte beaucoup plus cher, et de première mise et de frais journaliers, que l’ensemble des bateaux de rivière, remorqueur compris, capables de recevoir le même chargement que lui.

Un fait concluant à l’appui de cette considération existe en Amérique. Le Saint-Laurent est accessible aux grands navires de mer jusqu’à Montréal. A 50 kilomètres à peine au-delà de cette ville, en remontant le grand fleuve, est le lac Ontario, puis derrière, l’Érié, puis le Huron, et enfin le Michigan, tous réunis les uns aux autres par une canalisation déjà importante. Pourquoi, par l’approfondissement de ces quelques tronçons de canaux, n’avoir pas ouvert aux bâtimens de mer ces lacs immenses où semblent, à première vue, les appeler des ports comme Toronto, Rochester, Buffalo, Détroit, et enfin dans l’enfoncement du Michigan, après Milwaukee, le grand emporium de Chicago ?

L’esprit d’entreprise ne manque pas aux Américains. Pourquoi n’ont-ils pas voulu tenter celle-ci ? Par cette raison très pratique et très sensée, que la navigation des lacs, calme et sûre, n’exige pas l’appareil coûteux destiné à résister aux fureurs de l’océan ; qu’un bateau de construction légère, avec un armement sommaire et un équipage réduit, y rend les mêmes services à un moindre prix, et qu’il est encore plus avantageux, en somme, de transborder la marchandise à Montréal que d’envoyer le navire de mer aller la chercher là où, plus économiquement que lui, le bateau des lacs peut se transporter.

Ce qui est vrai là-bas est vrai ici, et par les mêmes raisons.


Ici, en outre, les demandeurs en concession ont dû s’engager à respecter les droits acquis à la batellerie ; ils devront lui laisser la liberté de circulation et ne pourront la frapper d’aucune taxe. Il y a là un principe de justice qui ne peut être violé. C’est donc seulement aux navires de mer qu’on pourra demander un droit de 3 fr. 25 par tonneau de jauge, tant à la montée qu’à la descente, soit 7 fr. 50 pour un voyage complet. Le bateau de rivière ne paiera rien.

Pour atténuer les conséquences de cette inégalité de traitement entre les deux modes de transport, le projet admet, sans d’ailleurs donner ses motifs, que les armateurs ne réclameront pas pour Paris un fret plus élevé que pour Rouen. La chambre de commerce de Dunkerque, qui a très bien étudié cette question, a démontré que cette hypothèse ne se réaliserait pas pour le grand cabotage, c’est-à-dire pour les navires venant d’Angleterre, d’Espagne, de Portugal, des mers du Nord et de la Baltique, qui, s’ils remontent à Paris, feront, dans le cours de l’année, un moindre nombre de voyages que s’ils s’arrêtent à Rouen. Pour les transports des charbons de Cardiff, par exemple, si le voyage, aller et retour, est de neuf jours avec Rouen pour terminus, dans les conditions les plus favorables, il serait de douze à treize avec Paris. Ce serait, dans le premier cas, dix voyages par trimestre, et seulement sept et demi dans le second. Il en résulterait, en tenant compte de la taxe perçue à chaque voyage, un excès de plus de 5 francs par tonne sur le prix pour Rouen. C’est beaucoup plus que ce que demande la batellerie pour prendre ce charbon à Rouen et l’apporter à Paris.

Tout au plus, donc, seraient-ce les longs courriers pour qui cette considération de quelques jours de plus, ajoutés à une traversée déjà longue, serait de moindre importance. Mais nous avons vu que les longs courriers ne seront pas fréquens. Pour tous les bâtimens de mer s’engageant dans le canal, il y aurait aussi à tenir compte d’une surprime d’assurances, ce qui n’a pas lieu avec les bateaux de rivière, dont le fret comprend l’assurance.

La batellerie, avec ses bas prix, — et ils ne sont pas à leur limite extrême, — fera donc les transports à des conditions plus avantageuses pour le commerce que les navires de mer. Il n’y aurait à peu près égalité de conditions que s’il n’était pas perçu de taxes sur le navire de mer. Mais alors pourquoi faire cette grosse dépense, dont on ne sera pas rémunéré, et qui n’aura même pas servi à assurer une économie de transport ?

Mais, dira-t-on, et Anvers ? la laisserez-vous en possession paisible de ce vaste champ d’action qui s’étend jusqu’en Suisse, en comprenant et nos provinces de l’Est, et l’Alsace et la Lorraine, et une partie de l’Allemagne méridionale ?

Observons que, soit par chemin de fer, soit par eau, Anvers est plus près que Paris de Givet, de Charleville, de Longwy, de Luxembourg, de Metz, et même de Strasbourg. La différence est à l’avantage de Paris sur les directions de Mulhouse, Belfort et Bâle. Si donc les marchandises arrivaient de la mer au même prix à Paris qu’à Anvers, et qu’ensuite leur réexpédition dût avoir lieu à un prix rigoureusement basé sur la distance à parcourir, Paris ne devrait logiquement comprendre, dans son rayon d’action, que la partie tout à fait méridionale de l’Alsace et la Suisse, et abandonner le surplus à sa rivale. Mais la règle kilométrique n’est pas celle qui préside aux opérations de transport à grande distance. Plus la distance augmente, plus le prix kilométrique diminue. C’est ainsi qu’entre Rouen et Le Havre, d’une part, et les régions de l’Est : Longwy, Nancy, Varangeville et même Strasbourg, s’effectuent dès aujourd’hui, par chemin de fer, mais surtout par eau, des transports qui, d’après la règle des distances kilométriques, devraient appartenir à Anvers.

Ce mouvement, qui a toujours existé, qui se développe progressivement, est susceptible d’extension. On peut y aider beaucoup, chacun dans sa sphère : la batellerie, par une meilleure organisation, un esprit commercial plus actif, qui voudra découvrir les occasions de transport en créant et en entretenant des relations suivies avec le commerce et l’industrie des régions où actuellement Anvers a envoyé ses courtiers ; les chemins de fer, par des combinaisons de tarifs communs et internationaux visant toutes les circonstances du transport. Tarifs de transit, ces combinaisons échapperont, il faut l’espérer, à l’anathème dont sont frappés ceux qu’on persiste à appeler tarifs de pénétration. Ces combinaisons sont d’autant plus réalisables, qu’aujourd’hui les ports de la Seine possèdent, pour communiquer par voie ferrée avec le reste du pays, des itinéraires plus courts que celui qui passe par Paris. Vers Reims, notamment, et par Reims vers toute la région de l’Est, le gain n’est pas inférieur à 50 kilomètres. On peut, par là, faire à Anvers une concurrence efficace.

En ce qui concerne plus spécialement Paris, la navigation fluviale peut, en utilisant complètement les améliorations récentes de la Seine, y amener, là où on voudra, le long de) ses quais, les marchandises à des prix de 3 francs et même au-dessous. On ne voit pas non plus pourquoi la compagnie de l’Ouest et les chemins de Ceinture ne combineraient pas un tarif à prix ferme de 3 fr. 50 à 4 francs les 1,000 kilos, soit 0 fr. 0275 à 0 fr. 03 par tonne-kilomètre, pour des transports par trains complets de Rouen en un point quelconque de la périphérie de la capitale. Par ces deux voies, on pourrait de la sorte, sans rien troubler, sans frais nouveaux, en utilisant seulement les moyens actuels, faire de Paris une très grande place d’entrepôt, un vaste centre d’approvisionnemens dont les ports de la Seine seraient comme les portes d’entrée. Un canal maritime, même dans des conditions très supérieures à celles si critiquables du projet actuel, ne pourrait pas donner mieux.

Que faut-il encore pour donner à ces entrepôts une importance égale à celle souhaitée par les promoteurs de Paris port de mer ? — Il faut faire ce qu’on tarde trop à faire, ce que, de toutes façons, on devrait faire, même dans l’hypothèse où le projet de cette voie maritime se réaliserait. Il faut donner au Havre un accès facile à tout moment de la marée pour les plus grands transatlantiques. Il faut ouvrir la Seine maritime aux navires de 7 mètres à 7m,50 de tirant d’eau. Les ports de la Seine n’y sont pas seuls intéressés : Paris l’y est autant, et avec Paris tout le reste de la France.

Alors Le Havre, merveilleusement placé pour recevoir les paquebots à marche rapide et les grands caboteurs, Rouen, devenu véritablement un grand port, et Paris un immense entrepôt, n’auront plus à redouter la concurrence d’aucune place commerciale.

Un mot encore. On a dit : partout on se préoccupe de creuser ces grands canaux de pénétration (c’est ainsi qu’on les appelle) qui amèneront les navires de haute mer au sein des capitales et des grandes villes. Ferons-nous donc moins que Bruxelles, Rome et Manchester ?

Il est probable, en effet, que ces divers projets ont eu une certaine influence sur le réveil de Paris port de mer. — C’était, il y a trois ans, une sorte d’entraînement suggestif, comme celui qui fit se noyer les moutons de Panurge. On a même parlé alors de Vienne port de mer. Il est aujourd’hui question de Cologne port de mer, ce qui est beaucoup moins inexécutable, mais probablement assez superflu, puisque Anvers et Rotterdam sont là. Avant, d’ailleurs, de tirer de ces rapprochemens la conclusion que Paris port de mer est à faire, il faudrait voir si les conditions et les données sont les mêmes. Rome port de mer n’est pas près d’être fait, et rien n’indique que l’opération repose sur une appréciation raisonnée des besoins économiques de la ville éternelle. En tout cas, de Rome à Fiumicino, il y a moins de 30 kilomètres. De Bruxelles à l’Escaut par le Rupel, il y a davantage. Les exigences y étaient en revanche plus modestes qu’ici : les difficultés y seraient beaucoup moindres, et cependant le coût kilométrique y dépasse sensiblement celui du projet que nous venons d’examiner. Quant au ship-canal de Manchester, qui s’exécute en ce moment, qui, avant deux ans, sera en exploitation, les motifs qui ont déterminé sa construction ne se retrouvent pas ici.

A Manchester, il s’agit surtout d’une grande navigation transatlantique au parcours de laquelle les 56 kilomètres du canal peuvent s’ajouter, sans influence bien sensible, sur le prix du voyage. En outre, le fret de sortie fourni par toutes les grandes industries et les charbonnages dont les produits rayonnent vers Cotton-City est égal et probablement supérieur au fret d’entrée. Enfin, entre la grande cité manufacturière et la Mersey, il y a actuellement une circulation de près de 10 millions de tonnes, qui, en cumulant les taxes devenues excessives du port de Liverpool, les frais résultant de l’organisation oppressive de son camionnage et les prix élevés des chemins de fer coalisés, paient pour leur transport de 15 à 26 francs, suivant les espèces. Réduire des deux tiers, peut-être plus, ce chapitre de leur prix de revient a paru aux manufacturiers de Manchester un avantage suffisant pour les engager à souscrire, sans espoir de rémunération directe, le capital de 200 millions (plus de 3 millions 1/2 par kilomètre) qui leur a été demandé tout d’abord, qui est aujourd’hui absorbé et auquel il faut, par des émissions successives d’obligations, ajouter de gros supplémens.

Conclure par analogie dans des affaires de ce genre, c’est vouloir tomber dans de coûteuses erreurs. Résumons-nous. Un demi-siècle de travaux, dont la réussite incontestée est un honneur pour notre pays, a fait de Rouen et de la Seine ce que nous les voyons. Leur influence sur le développement de la prospérité publique s’est fait progressivement sentir par l’accroissement du trafic et les diminutions successives des prix de transport. Achevés d’hier, ils n’ont pas encore donné tous les résultats qu’on doit en attendre. Par eux, par le chemin de fer, Paris, sans avoir à se déplacer, sans avoir à transporter à l’ouest tous ses établissemens, toute sa vie d’affaires, peut, quand les intérêts commerciaux et financiers y trouveront leur compte, devenir un des grands entrepôts du monde. Et c’est là ce qu’on voudrait détruire ! Et dans quel dessein ?

Substituer à la Seine ainsi améliorée une voie qu’on appelle maritime, mais qui sera toujours pour le navire de mer une étroite et sinueuse rigole, d’un parcours lent, difficile et souvent dangereux ; troubler toutes les communications entre les populations des deux rives de la Seine ; couper en deux une des cités les plus actives, les plus industrieuses du pays ; rendre difficile et onéreuse l’exploitation d’un de nos grands chemins de fer ; déshonorer l’admirable vallée de la Seine, en stériliser les bords, y déprécier les propriétés ; transformer en cloaque pestilentiel une partie de ce beau fleuve, voilà ce que l’on veut. Et pourquoi ? Pour des avantages économiques dont la supériorité n’a pu être prouvée, et qui ne sauraient, dans les hypothèses les plus favorables, dépasser ceux que la situation actuelle, sans incertitudes, sans aléas, sans déceptions, sans nouveaux frais, permet d’obtenir dès aujourd’hui ; et tout cela, au prix d’efforts considérables et d’une dépense qui sera peut-être le triple de celle qu’on annonce tout d’abord.

La conclusion s’impose.

Rêver une œuvre gigantesque est moins difficile que de faire une chose utile. Mais, en ces matières, les choses utiles sont seules dignes d’occuper notre raison, d’émouvoir notre patriotisme.


J. FLEURY.

  1. C’est seulement en 1865 qu’un entrepôt de douanes fut établi à Paria, et c’est à Paris-Port-de-Mer qu’on le doit. Mais Paris-Port-de-Mer était alors le nom d’un petit navire que son inventeur, M. Le Barazer, renversant le problème, prétendait avoir doué à la fois des qualités du bâtiment de mer et de celles du bateau de rivière. L’empereur s’y intéressait et lui avait accordé une subvention. Au retour d’un voyage à New-York, heureusement effectué, le Paris-Port de-Mer fut arrêté par la douane à Rouen et obligé d’y décharger sa cargaison. Peu après, un décret impérial instituait l’entrepôt des douanes de Paris. Quant à Paris-Port-de-Mer, il périt l’année suivante.
  2. En regard de ce chiffre, il n’est pas hors de propos de mettre les 8,365 hectares de riches prairies, — dites prés-salés, — créés sur les laisses isolées par les digues, et dont la valeur foncière est estimée 34 millions de francs.