Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/XXII

Pour les autres éditions de ce texte, voir La Vieillesse à Paris (Maxime Du Camp).

CHAPITRE XXII

LA VIEILLESSE

— assistance publique —

i. — bicêtre.

La Grange aux queux. — Caverne de voleurs. — Construction de Richelieu. — Commanderie de Saint-Louis destinée aux invalides. — Réunion à l’hôpital général. — Le diable Vauvert. — Double étymologie. — Les grands remèdes. — Le fouet. — Transport des malades à l’ancien couvent des Capucins. — Promiscuité. — Huit pensionnaires par couchette. — Cachots des condamnés à mort. — Scellement des prisonniers. — Du Châtelet. — Révoltes. — La petite Force. — Massacres de septembre. — Destination exclusivement hospitalière en 1836. — L’édifice. — Disette d’eau. — Le puits de Germain Boffrand. — Attelages humains. — Manège ; machine à vapeur. — Réservoirs. — Vingt et un hectares. — Les cours. — Anciens soldats. — Proportion des âges. — Mauvais sentiments. — Caractères insupportables. — Causes morales. — Où se recrute la population de Bicêtre. — Ivrognerie. — Rentrée un soir d'été. — Ardeur au travail. — Ateliers. — Les échoppes. — Travail dans les dortoirs. — Réfectoires. — 1 500 litres de coco par jour. — La cantine. — Débitant. — Adjudicataire. — Intervention administrative depuis 1837. — « Il est défendu de fumer. » — Défaut disparu. 140 lits dans le même dortoir. — Peu de distractions. — Insensibilité. — Société de secours mutuels. — Cimetière d’Ivry. — Les grands infirmes. — Les gâteux. — Les auges. — Une infirmière. — Chariots. — Infirmerie. — Usine à gaz. — La lingerie. — La vacherie. — Bicêtre devrait rejeter les épileptiques, les idiots, les fous et être un asile exclusivement réservé à la vieillesse indigente.


En 1286, Jean de Pontoise, évêque de Winchester[1], acheta du chapitre de Notre-Dame une grande métairie qu’on appelait alors la Grange aux queux (cuisiniers), et y fit bâtir une maison de plaisance qui fut le manoir de Gentilly. Acquis par Amédée V de Savoie, le domaine, par suite d’arrangements particuliers, devint la propriété de Jean d’Orléans, duc de Berry, qui, reprenant les constructions à demi ruinées, y éleva un château magnifique dont le donjon dominait Paris. Pendant la querelle des Armagnacs et des Bourguignons, ceux-ci s’emparèrent du manoir, y mirent le feu et le détruisirent en partie. Tel qu’il était en 1416, le duc de Berry le légua à son premier possesseur, au chapitre de Notre-Dame, en échange de quelques prières et de deux processions.

Nul n’entretint plus le vieux château, qui se transforma en une véritable caverne de voleurs ; ce repaire de brigands était assez redoutable pour qu’on fût obligé de lui donner assaut et de l’enlever à main armée en 1519. Rentré en 1632 dans les apanages royaux, il fut rasé de fond en comble par Richelieu, qui le fit rebâtir dans la forme que nous lui voyons aujourd’hui, l’érigea en commanderie de Saint-Louis, et le destina à servir d’asile à des officiers devenus invalides par suite de leurs blessures. Un moment, vers 1648, on y déposa les enfants trouvés, ainsi que je l’ai déjà dit, et en 1657 Louis XIV, qui avait déjà formé le projet de bâtir un hôtel spécialement réservé aux invalides, réunit la commanderie, qu’on avait placée sous le vocable de Saint-Jean-Baptiste, au système de l’hôpital général, et la consacra aux pauvres, aux femmes de mauvaise vie, aux fils insoumis, aux vagabonds et aux voleurs. Ce château, qui a eu tant de destinations différentes, c’est Bicêtre.

D’où lui vient ce nom ? Sans nul doute de la contraction francisée du mot Winchester ; mais il semble que l’étymologie soit double, et qu’on soit arrivé avec deux mots d’acception très-différente à faire un seul et même nom. Toute la plaine qui s’étend entre Montrouge et Gentilly était non-seulement mal famée, mais causait une insurmontable épouvante aux bourgeois parisiens. C’est dans ces parages qu’habitait le fameux diable Vauvert dont il a été tant parlé. On y arrivait par la rue d’Enfer ; ces vastes terrains nus et très-solitaires, ouverts déjà à cette époque de nombreuses excavations destinées à l’extraction des pierres de taille, étaient fréquentés par les malfaiteurs, qui échappaient facilement aux inutiles poursuites des soldats du guet. Les voleurs y trouvaient des endroits propices pour le refuge et l’embuscade ; c’est là que, sous la Fronde, les sorciers à la mode conduisaient les dupes naïves et hardies auxquelles ils faisaient apparaître le diable. On prétendait que la nuit ces lieux maudits étaient le théâtre de rondes sataniques, et qu’on y entendait constamment un bruit de chaînes accompagné de plaintes déchirantes. Le château et la plaine qu’il dominait étaient frappés d’anathème, et nul ne pouvait en approcher sans s’exposer à un malheur. Or par quel terme vulgaire le peuple de Paris exprimait-il l’idée de malheur, d’accident, de désastre fortuit survenant sans cause explicable ? Par le mot bissêtre, d’après la vieille tradition païenne qui regardait les années bissextiles comme néfastes, et qui par infiltration était venue jusqu’à nous. Le mot subsiste encore dans quelques provinces de France, notamment dans le Berry, où il sert à désigner un homme à la fois colossal et de forme indécise qui apparaît à ceux que la mort menace. Ce mot était autrefois d’un usage très-fréquent ; Molière l’a employé dans l’Étourdi :

Eh bien, ne voilà pas mon enragé de maître ?
Il va nous faire encor quelque nouveau bissêtre !

Dans un rapport présenté en 1657 au cardinal Mazarin, l’orthographe populaire qui semble entraîner la signification spéciale qu’on vient d’indiquer est conservée : « Bissestre est une maison vrayement royale, si elle estoit achevée. » Il est donc fort probable que les deux appellations se sont confondues en une seule qui a gardé deux sens différents : pour les lettrés Bicêtre était l’ancien château de l’évêque de Winchester ; pour la masse, c’était un lieu de malheur. Quoi qu’il en soit, le mot, tout en ayant perdu son acception première, est resté familier dans le peuple de Paris comme synonyme de mauvais et d’ingouvernable ; d’un méchant garnement, on dit encore : C’est un vrai Bicêtre.

La maison, il faut l’avouer, avait une réputation détestable qu’elle méritait bien. Elle était devenue, sous Louis XVI, un hospice, un hôpital, une prison[2]. C’est là qu’on faisait passer par les grands remèdes « les gens atteints de maladies provenant de débauches » ; mais, comme en vertu des vieilles habitudes ecclésiastiques ils n’y étaient reçus « qu’à la charge d’être sujets à la correction avant toutes choses et fouettés », on peut penser qu’ils ne témoignaient pas un grand empressement à s’y rendre. La Révolution mit fin à cette coutume barbare, et tous les malades spéciaux, détenus et maltraités à Bicêtre, furent transférés le 12 mars 1792 à l’ancien couvent des capucins, qui est maintenant l’hôpital du Midi.

Jusqu’en 1802, époque où le conseil général des hospices fut mis en possession d’une partie de Bicêtre, le régime intérieur fut déplorable, plus douloureux encore que celui des hôpitaux. Les vieillards, les jeunes gens, les épileptiques, les aliénés, les femmes, les enfants, les incurables de toute espèce, étaient enfermés pêle-mêle. Le rapport de M. Pastoret ne laisse aucun doute à cet égard : « Les sexes y étaient confondus comme les âges, comme les infirmités. » Pour obtenir la disposition exclusive d’un lit, il fallait payer une pension annuelle de 150 livres. Ceux qui étaient trop pauvres pour se donner un tel luxe avaient une couchette pour huit ; ils se divisaient en deux escouades de quatre personnes chacune : la première dormait de huit heures du soir à une heure, la seconde de une heure à six heures du matin. Grâce à un pareil système, chaque nuit les dortoirs devenaient des champs de bataille. Dès les premières années de l’Empire, cet état de choses fut modifié, et la maison fut meublée de manière à pourvoir aux besoins de tout le personnel. Elle n’en resta pas moins un objet d’horreur et de réprobation, car c’est là qu’on déposait les criminels envoyés aux galères qui attendaient le départ de « la chaîne » pour le bagne, et là aussi que l’on gardait les condamnés à mort jusqu’au jour de leur exécution.

Les cachots où ces malheureux étaient enfermés existent encore ; il est difficile d’imaginer quelque chose de plus bêtement cruel, et les pozzi du palais ducal de Venise n’ont rien à leur envier. C’était un souterrain divisé en une série de compartiments étroits, fermés de lourdes portes, ne recevant qu’un jour de souffrance par un soupirail ouvert dans la voûte ; devant ces cabanons s’allongeait une galerie où se tenaient les sentinelles. L’obscurité humide et malsaine devait y être insupportable. De telles cages de pierre ne rassuraient pas les geôliers ; au siècle dernier, Du Châtelet, qui par ses délations permit à la police d’arrêter Cartouche, dont il était le complice, y passa quarante-trois ans, attaché par quatre chaînes scellées dans les murailles. Quand, oppressé par l’atmosphère infecte où il vivait, il sentait ses forces s’épuiser, il contrefaisait le mort ; on le mettait sur un brancard pour le porter à la salle de repos. Pendant le trajet, il pouvait respirer à l’aise et se livrer à une débauche de grand air. On y fut pris plusieurs fois, si bien que, lorsqu’il mourut réellement, on n’y voulut pas croire, et qu’on le laissa dans ses chaînes jusqu’à décomposition presque complète. Ces cachots servent aujourd’hui de caves à la pharmacie de l’hospice.

À Bicêtre, où l’on jetait tout le ramassis des vagabonds de Paris, où de malheureux accusés de délits politiques étaient enfermés par voie de lettres de cachet, où la nourriture, insuffisante et détestable, donnait le scorbut aux prisonniers, où la discipline était d’une brutalité excessive, les révoltes furent nombreuses ; plus d’une fois la maréchaussée accourut au secours des gardiens menacés, et dut rétablir l’ordre à coups de fusil. En 1756, les détenus de la petite fosse s’étaient soulevés ; on en fusilla quatorze, et les autres furent pendus le lendemain après avoir été préalablement fouettés. Pendant les journées de septembre 1792, Bicêtre subit un véritable sac ; les massacreurs, qui rêvaient je ne sais quelle épouvantable épuration sociale, vinrent avec du canon, forcèrent les portes, assaillirent les prisonniers, et, sans pitié comme sans merci, tuèrent tous ceux qui ne parvinrent pas à s’échapper dans la campagne. Ce qui se passa là fut d’une cruauté stupide, comme tous les actes qui appartiennent à ce qu’on nomme, dérisoirement sans doute, « la justice du peuple. » On tua les criminels, les infirmes, les employés, on tua tout, jusqu’aux enfants idiots. En parlant de ceux-ci, un des assassins dit un mot qui a été retenu : « Ces petits-là, c’est plus dur à abattre que des hommes. »

Aujourd’hui il n’y a plus de criminels à Bicêtre. Depuis 1836, depuis que sur la place de la Roquette on a élevé le dépôt des condamnés, la maison est devenue exclusivement hospitalière ; elle est à la fois un hospice ouvert aux vieillards, aux infirmes, et un asile réservé aux aliénés, aux épileptiques et aux idiots. C’est de Bicêtre, considéré comme hospice de la vieillesse (hommes), que nous avons à nous occuper actuellement[3].

L’édifice est énorme. C’est un vaste château royal d’un style un peu froid, rendu incohérent par des adjonctions successives ; mais sur la colline qu’il occupe au bout d’une belle avenue de marronniers, il a grand air et s’étale majestueusement dans le paysage. Il domine et découvre Paris, qui, couché dans la brume bleuâtre, apparaît comme une immense ville indécise et fantastique. Placé au sommet d’un coteau que continue une plaine sèche et pierreuse, Bicêtre a longtemps souffert de la soif ; il manquait d’eau, il n’avait ni puits ni fontaine ; chaque jour on allait chercher l’eau à la Seine, au port l’Hôpital, à peu près à l’endroit où s’élève aujourd’hui le pont d’Austerlitz.

Une telle pénurie d’un des éléments indispensables à l’existence créait un inconvénient assez sérieux pour qu’il ait été question, au commencement du dix-huitième siècle, d’abandonner une maison si mal abreuvée. Germain Boffrand fut chargé de faire des sondages et de reconnaître s’il n’existait pas dans l’enceinte même de l’établissement une source ou une nappe d’eau qui pût désaltérer la population de Bicêtre. Il se mit à l’œuvre en 1733, et en 1735 il avait creusé ce fameux puits dont la célébrité est universelle. C’est un immense puisard d’un aspect vraiment imposant. Lorsqu’on se penche au-dessus de la margelle, qui n’a pas moins de cinq mètres de diamètre, on voit briller l’eau, qu’une profondeur de cinquante-huit mètres fait paraître toute noire. Selon la saison, la nappe exploitable est de trois à quatre mètres. Les huit derniers mètres de l’excavation ont été creusés dans le roc vif ; tout le reste est maçonné au ciment romain.

C’étaient les pensionnaires de Bicêtre qui jadis étaient condamnés à extraire l’eau nécessaire aux besoins de la maison. À cet effet, trois brigades, composées chacune de trente-deux hommes pris parmi les indigents, les aliénés et les épileptiques, étaient sur pied jour et nuit. À l’aide d’un cabestan à huit branches, à chacune desquelles quatre hommes étaient attelés, on manœuvrait deux seaux contenant 270 litres, qui, montant et descendant, se faisaient équilibre dans la longue gaine de pierre. On arrivait ainsi à verser dans le réservoir 156 600 litres d’eau en vingt-quatre heures ; mais c’était au prix de difficultés excessives, qu’augmentaient encore les attaques subites dont les épileptiques et les fous étaient souvent atteints.

Cette méthode primitive, à laquelle il était cruel d’astreindre des vieillards, et que nous avons blâmée au dépôt de Villers-Cotterets, où elle est encore employée, fut maintenue jusqu’en 1857. À cette époque, elle céda la place à un manège tourné par des chevaux, qui, ne produisant point de résultats satisfaisants, disparut à son tour devant l’installation d’une machine à vapeur. Celle-ci donna facilement 280 000 litres d’eau en dix heures ; mais, cette quantité ne suffisant pas encore, on est obligé d’emprunter 150 000 litres à la Seine et 50 000 à l’aqueduc d’Arcueil. Cette masse énorme est reçue dans de magnifiques réservoirs voûtés, qui, s’ils ne rappellent pas Bin-Bir-Direck, la citerne aux mille et une colonnes de Constantinople, n’en sont pas moins d’une construction très-habile, disposés de manière à conserver dans toutes les conditions de salubrité possible 1 139 005 litres d’eau, qui répondent largement aux exigences de Bicêtre, dont la consommation n’est que de 400 000 litres par jour.

C’est une ville que ce Bicêtre : il couvre plus de vingt et un hectares de superficie (212 959m,50). Lorsque nous l’avons visité, il contenait 2 981 habitants. Il y a plus d’une sous-préfecture de seconde classe qui n’est pas aussi peuplée. Plantées en quinconces, sous lesquels les pensionnaires trouvent des bancs pour se reposer, les cours sont entourées par des portiques qui offrent un lieu de promenade et un abri pendant le mauvais temps. Tout le monde est éveillé à sept heures du matin en hiver, dès six heures en été. Comme il faut avoir soixante-dix ans accomplis ou être frappé d’une infirmité incurable pour être admis dans l’hospice, on peut imaginer que les administrés, c’est ainsi qu’on les nomme, ne sont point positivement ingambes. Assis par groupes ou se promenant à pas lents, appuyés sur une canne, ils sont presque tous déjà courbés vers la terre qui les réclame. Quelques-uns, se tenant roides encore malgré leur grand âge, marchant les épaules effacées et la tête droite, n’ont pas besoin de montrer leur médaille de Sainte-Hélène pour prouver qu’ils sont d’anciens soldats. Ceux-là s’arrêtent volontiers ; du bout de leur bâton, ils dessinent des lignes sur le sable et s’animent en parlant. Si on les écoute, on les entend dire : « Le maréchal passa au galop, son chapeau tout de travers ; il se tourna vers nous en criant comme un possédé ; » ou bien : « À peine avons nous le temps de nous former en carré, voilà ces diables de dragons qui reviennent. » Ces vieux braves se racontent, sans se lasser jamais, leur dernière bataille. Laquelle ? Waterloo.

Parmi les vieillards admis en hospitalité à Bicêtre, les plus nombreux sont les septuagénaires, 328 ; de soixante-quinze à quatre-vingts ans, le chiffre diminue déjà, 209 ; de quatre-vingts à quatre-vingt-cinq, il s’affaiblit encore dans une proportion notable, 133 ; de quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix, on n’en compte plus que 26 ; de quatre-vingt-dix à quatre-vingt-quinze, il n’en reste que 6, témoins encore vivants de la Révolution ; au delà de quatre-vingt-quinze ans, il n’y en a plus : le néant de la chair a déjà commencé.

Les années, les infirmités, qui pèsent double sur des hommes d’un si grand âge, ne leur ont point laissé une mansuétude extrême dans le caractère ; dans tout hospice de la vieillesse, les sentiments qui dominent sont la haine, l’envie, la malfaisance. Entre eux, ces béquillards se disputent, s’injurient ; ils se provoquent, se cachent des gardiens pour « vider leurs querelles », ont des combats, où les insultes d’ailleurs tiennent plus de place que les horions, car dans leurs mains le bâton qu’ils brandissent ressemble au telum imbelle de Priam. Ce troupeau de vieillards est fort malaisé à conduire : ils ne se révoltent plus comme autrefois, mais ils font une opposition systématique à chaque article du règlement. D’avance ils trouvent tout absurde, même le gouvernement qui les fait vivre.

On ne doit pas en être surpris. L’ingratitude est le plus impérieux besoin de l’âme humaine et pour celle-ci la reconnaissance est un poids insupportable. En dehors de cette cause générale, qui seule suffirait à expliquer le mécontentement perpétuel des pensionnaires de Bicêtre, il en est d’autres, multiples, individuelles, qui appartiennent à chacun d’eux en particulier. Certes, c’est un grand bienfait d’être admis dans cette maison hospitalière et de sentir que le repos matériel est acquis jusqu’à la fin ; mais, pour en arriver là, pour en être réduit à considérer comme une grâce suprême de pouvoir manger la pitance de la charité publique, il faut avoir subi tant de déboires, tant de misères, tant de désillusions, il faut avoir été battu par des flots si contraires et avoir échoué sur tant d’écueils, qu’il reste au fond du cœur un levain d’amertume contre l’humanité tout entière, contre la vie elle-même. C’est ce qui les rend excusables, ces malheureux, et c’est ce que les rapports administratifs font ressortir avec une sage indulgence lorsqu’ils constatent que la population de Bicêtre est toujours mécontente et frondeuse ; ils ajoutent cependant une observation importante : « Il est à remarquer, disent-ils, que les administrés qui ont reçu le plus d’éducation, qui ont connu l’aisance, sont ceux qui se plaignent le moins. » Pour ces derniers sans doute, c’est l’orgueil qui leur ferme la bouche. Quoi qu’il en soit, en 1848, pendant les journées de juin, on a pu voir quel esprit animait ces vieillards ; le principal meurtrier du général Bréa appartenait à l’hospice.

La majeure partie des pensionnaires est formée d’anciens artisans, de vieux militaires, à qui nulle blessure grave n’a ouvert les portes de l’hôtel des Invalides, de domestiques qui n’ont pas su faire d’économies. À côté de ces indigents, et ne s’y mêlant qu’avec réserve, vient un certain nombre de déclassés qui ont connu des temps meilleurs ; ce sont des artistes, des écrivains, des professeurs, des inventeurs, des commerçants, des fonctionnaires, qui, par suite d’incurie, de mauvaises chances, se sont trouvés acculés par le sort et ont frappé à la porte hospitalière. Ceux-là sont vraiment à plaindre, et cependant l’on vient de voir que ce sont eux qui se plaignent le moins.

Tous, du reste, — est-ce l’effet de l’âge, de la désespérance ou du mauvais exemple ? — ont le même vice, l’ivrognerie. Ils peuvent sortir le jeudi et le dimanche, à la condition d’être rentrés à neuf heures. Après la révolution de Février, les sorties avaient été rendues quotidiennes ; mais les abus devinrent si graves, qu’un arrêté du 17 janvier 1850 décida qu’il n’y aurait plus que deux jours de liberté par semaine. Pour l’usage qu’on en fait, c’est bien assez. Il faut s’asseoir vers huit heures, par une soirée d’été, à la porte extérieure de l’hospice, et voir les pensionnaires oscillant, titubant, tombant, débraillés, la casquette sur le coin de l’oreille, chantant d’une voix chevrotante quelque refrain obscène, pour comprendre que le vin et l’eau-de-vie sont devenus pour eux une jouissance impérieuse. Les environs de Bicêtre sont peuplés de cabarets où s’engloutissent toutes les ressources de ces pauvres diables. Lorsqu’ils reviennent dans un état d’ivresse trop accusé, on les punit, on les prive de sortie, comme des collégiens paresseux. La passion est plus forte, et, dès qu’ils sont dehors, ils retombent aussitôt dans leur péché de prédilection.

C’est peut-être à ce goût des liqueurs fortes, qui coûte cher à satisfaire, qu’il faut attribuer l’ardeur au travail qu’ils témoignent presque tous. En effet, si l’on constate qu’ils n’ont en général aucun sentiment religieux, on remarque qu’ils sont actifs et assidus. L’administration, sentant qu’une occupation constante est, dans une maison si peuplée, une cause essentielle de tranquillité et de bonne tenue, encourage le plus qu’elle peut les pensionnaires au travail. Elle a des ateliers de tailleurs où se font les raccommodages de la maison, des ateliers de cordonnerie où l’on fabrique les chaussures ordinaires et même les chaussures orthopédiques qui sont commandées par le bureau central des hôpitaux, et des ateliers de tapisserie où l’on ne répare, à proprement parler, que les matelas, les sommiers et les traversins. Tous les ouvriers, dirigés par un surveillant contre-maître, appartiennent au personnel de la maison, et sont pris indistinctement parmi les indigents, les épileptiques et les aliénés.

On a réservé le rez-de-chaussée de l’ancienne Force pour les corps d’état isolés qui ont besoin d’un outillage spécial. Une très-vaste salle est divisée en un grand nombre d’échoppes, qui servent d’ateliers particuliers aux indigents valides ; c’est une faveur très-recherchée d’être admis dans cette espèce de bazar, où l’emplacement, variant de 1 métre 70 à 5 mètres, est loué en raison de 50 centimes à 1 franc 50 par mois. On y gratte la corne, on y polit le papier, on y roule des carcasses de pétards, on y enfile des perles, on y prépare des mèches de veilleuse, on y tourne des ronds de serviette, on y enlumine des gravures communes ; dans des baguettes de châtaignier, on taille des faussets destinés à oblitérer les trous que les marchands de vin et les employés de l’octroi font d’un double coup de forêt aux tonneaux dont ils veulent goûter le contenu. Chacun arrange son échoppe à sa guise ; il en est peu qui ne soient ornées d’un fragment de miroir.

Les infirmes, les impotents, ceux qui ne peuvent quitter leur lit, mais qui ont conservé le libre exercice de leur main, obtiennent la permission de travailler dans les dortoirs ; on a été obligé de limiter les autorisations accordées et de veiller à ce que chaque ruelle ne devînt pas une sorte d’atelier muni de tours, encombré de matières premières, bruyant et tout à fait incompatible avec un lieu spécialement destiné au repos. Il en était ainsi autrefois, et ce n’est pas sans peine qu’on est parvenu à donner aux dortoirs l’apparence qu’ils doivent présenter. Jadis l’incurie administrative était poussée à ce point que chaque pensionnaire avait près de son lit même l’attirail d’un petit ménage, sans oublier le fourneau sur lequel on faisait cuire toute sorte de ragoûts. Sous le rapport des repas, de notables améliorations ont été introduites par l’administration ; de 1841 à 1850, on a construit de grands réfectoires où toute la population valide est tenue d’aller manger. Avant cette époque, les vivres, distribués à heure fixe, étaient consommés dans les dortoirs, dans les cours, au grand préjudice de la propreté et de la salubrité ; de plus, bien des ivrognes vendaient leur ration à vil prix, afin d’avoir quelques sous pour se griser les jours de sortie. Tout est fort bien ordonné à cette heure, et seuls les infirmes ont droit de manger dans le dortoir.

Comme ces vieillards ont constamment soif, la pharmacie met chaque jour à leur disposition 1 500 litres de coco, qu’ils vont puiser eux-mêmes dans une immense cuve qui contient l’eau et les bâtons de réglisse. Il va sans dire que cette tisane n’est rien moins que de leur goût, et deux fois par jour, de sept heures à neuf heures du matin, de une heure à trois heures de l’après-midi, ils peuvent aller à la cantine, où ils trouvent en quantité déterminée du vin rouge, du vin blanc et même de l’eau-de-vie. Cette cantine est gérée et alimentée par l’administration ; autrefois il en était autrement. Avant 1802, un débitant vendait à boire à tous les reclus sans distinction. Un rapport fait en 1790 établit que le bénéfice net de cet industriel était en moyenne de 46 000 livres par an. Deux arrêtés du conseil général des hospices, l’un du 29 avril, l’autre du 17 septembre 1802, supprimèrent le débit, et mirent la cantine en adjudication pour une somme qui s’éleva progressivement de 15 000 à 18 000 francs. Le fermier, ne cherchant qu’à réaliser un gain considérable, livrait des boissons frelatées ; on buvait à toute heure, l’ivrognerie régnait en permanence à Bicêtre avec tous les désordres qu’elle comporte. Les inconvénients de ce système furent tels, qu’en 1837 trois arrêtés successifs du conseil général des hospices abolirent le fermage des boissons et décidèrent l’établissement d’une cantine gérée par l’administration. Les résultats ont dépassé ce que l’on avait pu espérer, car depuis lors la maladie et la mortalité ont diminué d’un dixième.

Les salles de la cantine ressemblent à celles d’un grand cabaret : murailles nues, sol bitumé, tables et bancs en bois, comptoir d’étain défendu par une petite barrière derrière laquelle se tient le sommelier. On est surpris en voyant une large pancarte indiquant qu’il est défendu de fumer. Une telle prohibition dans un lieu réservé spécialement « au culte de Bacchus » parait bien excessive. Du reste, lorsqu’on voit répétée sur tous les murs d’une maison la phrase sacramentelle : « Il est interdit de fumer, » on est à coup sûr dans une dépendance de l’Assistance publique, car jamais une administration n’a fait une telle guerre au cigare et à la pipe ; ce qui tendrait à prouver que le directeur général ne fume pas.

Malgré les améliorations qu’on n’a cessé d’apporter à l’hospice depuis trente ans, la distribution des locaux, dans certains services, est encore bien défectueuse. Il y a des dortoirs, celui de la salle Saint Augustin par exemple, qui contiennent beaucoup trop de lits : 120 réglementaires et 20 supplémentaires. Si vaste que soit une chambre, il est contraire aux exigences les plus simples de la salubrité d’y entasser 140 personnes, et surtout 140 vieillards qui tous sont plus ou moins sujets à quelque infirmité. Le dortoir Saint-Augustin est cependant fort recherché malgré ce dangereux encombrement. La cause qui le rend précieux aux administrés de Bicêtre est assez bizarre pour mériter d’être signalée. Ce dortoir est placé de façon à découvrir Paris tout entier. Lorsque pendant la nuit un incendie s’allume dans la grande ville, un des pensionnaires donne bien vite la nouvelle ; tous se réunissent aux fenêtres, se tassent les uns contre les autres, discutant sur le lieu précis du sinistre, riant si les flammes prennent des proportions imposantes et s’amusant beaucoup, car, ainsi que disait l’un d’eux, « ils ont si peu de distractions ! » L’insensibilité de ces vieillards est vraiment extraordinaire ; leur cœur semble avoir été ossifié par l’âge. Un vieux brave homme très-honnête, et que bien des écrivains ont connu, était entré aux Incurables ; il m’écrivit, me priant avec instance d’aller le voir Quand j’arrivai, il me dit : « J’ai quelque chose à vous dire, mais j’ai oublié ce que c’est, attendez donc… Ah ! voilà : ma femme est morte il y a quatre jours ; je savais bien que j’avais quelque chose à vous dire. » Il est à noter que ce malheureux avait été un mari modèle.

Cependant, s’ils oublient volontiers les autres, ils ne négligent pas de penser à eux-mêmes, et ils ont fondé entre eux une société de secours mutuels, inaugurée en 1858, reconstituée en novembre 1863, et qui aujourd’hui fonctionne avec régularité sous la présidence du directeur de l’hospice. En dehors d’une cotisation régulière de trente centimes par mois, chaque sociétaire doit verser un droit d’entrée qui varie selon son âge : avant 70 ans, trois francs ; de 70 à 76 ans, cinq francs ; après 76 ans, huit francs. Tout sociétaire malade est transporté à l’infirmerie, reçoit vingt et un sous par mois, et, s’il meurt, il n’est pas jeté au corbillard banal ni à la fosse commune : on lui fournit un convoi de douze francs cinquante centimes, et l’on dépose sa dépouille dans un terrain surmonté d’une croix commémorative. Autrefois le cimetière réservé aux pensionnaires de Bicêtre attenait à la maison même et longeait le chemin des Coquettes ; il a été définitivement fermé et abandonné le 15 décembre 1860. Aujourd’hui les morts sont portés au cimetière d’Ivry, à ce Champ des navets où l’on verse les épaves de la Morgue et de l’échafaud. Lorsqu’un des membres de la société de secours mutuels est décédé, tous les pensionnaires sont prévenus par une affiche appliquée sur les piliers des cours, et la plupart se font une sorte de devoir d’assister au service funèbre, qui se fait dans la chapelle élevée en 1669 par Levau, chapelle d’un style fort médiocre, comme la plupart des édifices religieux de cette époque.

Ainsi que dans tous les autres établissements hospitaliers, les différents services sont séparés ; un corps de logis spécial, vieux, mais restauré et tant bien que mal approprié aux exigences, est réservé à ce que l’on appelle les grands-infirmes. Ce sont les paralytiques, les cancérés et les gâteux. En entrant dans les dortoirs où ces malheureux croupissent, on s’étonne que la mort se soit arrêtée sur le seuil. Le spectacle d’une vie inutile, inconsciente, immobilisée, pleine de souffrance, dégoûtante, qui persiste en dépit de l’âge et des infirmités accumulées, est fait pour révolter le cœur, surtout lorsque l’on pense, — et dans de tels lieux cette impression vous saisit inévitablement, — à tant d’être jeunes, intelligents, aimés, indispensables, qui sont partis avant l’heure et ont laissé après eux des regrets que rien n’éteindra.

Les plus hideux parmi ces cadavres vivants, ceux dont il est difficile de s’approcher sans répulsion, ce sont les gâteux. Ceux-là sont retournés vers tous les inconvénients de l’enfance. Leurs lits, qu’ils ne quittent, jamais, s’appellent des auges, de hauts côtés en bois les protègent contre les chutes, ils dorment sur des paillasses qu’il faut changer au moins tous les jours. On doit les traiter comme des nouveaux-nés, les faire manger, les laver et leur rendre les soins qu’on devine sans qu’il soit besoin de les définir. Par un contraste étrange et qui est à l’honneur de l’humanité, le personnel des infirmières est aussi bon dans les hospices qu’il est déplorable dans les hôpitaux. On dirait qu’à force de vivre avec les mêmes infirmes, de les secourir, de pourvoir à tous leurs besoins, on finit par s’attacher à eux et par aimer cet épouvantable métier, qui ne donne ni repos ni trêve. J’avais remarqué une infirmière, grosse fille d’une quarantaine d’années, qui s’empressait autour des auges, et joyeusement faisait manger les gâteux. Je l’interrogeai. « — Combien avez-vous de lits à soigner ? — Quinze. — Combien de temps dure votre service quotidien ? — De cinq heures du matin à six heures du soir. — Depuis quelle époque êtes-vous aux grands-infirmes ? — Depuis dix-huit ans. — Combien gagnez-vous par mois ? — Vingt et un francs. — Vous aimez votre état ? — Ah ! oui, monsieur ; sans mes malades, je m’ennuierais trop. »

Tous les paralytiques ne sont point dans ces funèbres dortoirs ; quelques-uns, qui peuvent encore remuer les bras, sont placés dans de petits chariots à quatre roues qu’ils sont capables de mettre eux-mêmes en mouvement, et à l’aide desquels ils se promènent. Quand le chariot verse, c’est tout de suite un événement, et l’on va chercher les infirmiers pour ramasser le pauvre diable. Souvent les contusions sont assez graves pour que le blessé soit transporté à l’infirmerie, qui est très-belle, et où l’on garde douze lits, qu’on appelle lits externes, pour les habitants des villages voisins, exposés par leur métier même à subir quelquefois des accidents redoutables dans les carrières qu’ils exploitent. Nous avons vu là un homme attaqué d’un œdème effroyable, sorte d’éléphantiasis qui lui tuméfie les extrémités, lui gonfle les membres et l’empêche de se mouvoir. Il est suspendu dans un appareil construit exprès pour lui. Il a trente-neuf ans, en voilà quatorze qu’il est dans cet état. Ses ongles poussent, tombent, repoussent comme les feuilles des arbres ; parfois il souffre le martyre et pleure comme un petit enfant. Il aime l’existence et dit : Quand je serai guéri… »

Comme une ville, l’hospice de Bicêtre fait son gaz lui-même, a une usine bien outillée, qui, construite de 1858 à 1860, occupe un emplacement voisin de la chapelle protestante et des salles réservées au repos des morts, aux autopsies et aux ensevelissements. La buanderie, les magasins généraux, la pharmacie, qui est très-amplement pourvue, les celliers, sont en rapport avec l’importance de cette vaste institution hospitalière ; mais la lingerie dépasse tout ce qu’on peut voir en ce genre : c’est un musée de serviettes et de bonnets de coton. Chaque catégorie de linge est pliée d’une façon particulière, par douzaine, et assemblés de manière à former un dessin spécial, de sorte que l’on peut reconnaître à première vue combien on possède de paire de draps, de bas ou de chemises. Ce n’est pas sans un certain orgueil que la surveillants chargée de ce service en montre les détails.

C’est à Bicêtre que l’Assistance publique a installé la vacherie d’où elle tire le lait qui lui est nécessaire pour la consommation des hôpitaux et des enfants assistés. Le seul moyen que l’administration ait encore imaginé pour avoir du lait pur est d’entretenir des vaches et de les faire traire elle-même ; de cette façon, elle est du moins assurée de la sincérité des produits qu’elle envoie aux malades. L’étable est large, et nous y avons compté dix-huit beaux animaux, qui ruminaient couchés sur une haute litière.

Il serait à désirer que la maison de Bicétre fût exclusivement réservée aux indigents et aux infirmes, et qu’on en éloignât les épileptiques, les idiots et les fous, qui devraient être enfermés dans des établissements spéciaux ; les divisions qu’ils occupent, les vastes bâtiments où ils sont logés, donneraient des places enviées à tous les vieillards qui traînent dans nos rues, dans les garnis infects, une existence misérable, et que la préfecture de police ramasse pour les envoyer dans les dépôts de Saint-Denis et de Villers-Cotterets, mais qui, par leur âge, par l’impossibilité où ils se trouvent de subvenir aux besoins les plus impérieux de la vie, semblent désignés pour obtenir un asile à l’hospice de la vieillesse. Cette confusion de l’indigence et de la maladie nerveuse, de la caducité et de l’insanité mentale, donne à Bicêtre, malgré ses très-larges proportions et son aspect grandiose, un caractère pénible qui rappelle trop celui des maladreries du moyen âge, et qui semble une anomalie avec le progrès dont l’Assistance publique a si souvent pris la généreuse initiative. Malheureusement cette confusion déplorable, nous allons la retrouver à la Salpêtrière.

ii. — la salpêtrière.

Manon Lescaut. — Le petit arsenal. — Rapport de 1788. — Pêle-mêle. — La geôle. — Massacre. — En 1802, le conseil des hospices prend possession de la Salpêtrière. — Désastre. — Choléra de 1832. — Choléra de 1849. — 1 859 malades, 1 402 morts. — Dévouement. — Succursale en cas d’épidémie. — Ville de 4 500 âmes. — Le marché. — Les vivandières. — La blanchisseuse. — Coquetterie. — Le cœur ne vieillit pas. — Les jours d’entrée. — Exploitation honteuse. — Acrimonie constante. — Disputes. — Passé mystérieux. — Origines. — La veuve Coignard. — La beauté passe et la laideur reste. — Vie végétative. — Les exaspérées. — Salle Sainte-Eugénie. — Travail des valides. — La fée. — Douceur. — Personnel des surveillantes. — Les nouveaux dortoirs. — Baraques. — Petites chapelles. — Un portrait. — Les anciens dortoirs. — À détruire. — La Forêt-Noire. — La chambre des Treize. — Panorama. — Les recoins enviés. — Le salon. — Les privilégiées. — Le bâtiment Saint-Félix. — Valois-Lamotte. — « Ma chambre » — Grandes infirmes. — Le quartier des cancérées. — Noli me tangere — Une moribonde. — L’infirmerie. — La hauteur. — Les cuisines. — Les repas. — Le café au lait. — Buanderie générale. — La pellicule variolique. — La lingerie. — Maladie du larynx. — Le linge qui peluche. — Le respirateur de Tyndall. — Les aides épileptiques. — L’accès. — Le marais. — La génisserie. — Le cow-pox. — Système de retraite pour les employés de l’Assistance publique. — Le repos. — Modifications futures. — La chapelle. — Les huit nefs utilisées pour isoler les catégories des pensionnaires. — Le suisse. — Les sermons. — L’enfer et le Dieu vengeur. — Le Bon Pasteur. — La peur du diable est l’inverse de l’amour de Dieu. — Congrégations. — Plébiscite. — Congrégation de la Sainte-Vierge. — La Fête-Dieu. — Les quêtes. — Abus à faire cesser. — Société secrète. — Les zélatrices. — Livres religieux. — Agitation troublante. — Renversement d’idées. — L’hospice de la vieillesse devrait être éloigné de Paris. — L’entrepôt des liquides. — L’école de médecine. — L’école pratique. — Ce qu’on devrait faire de la Salpêtrière


Sur le boulevard de l’Hôpital, à côté de la gare du chemin de fer d’Orléans et presque en face du Jardin des Plantes, s’ouvre la grande porte de la Salpêtrière[4]. Dès qu’on la franchit pour pénétrer dans la vaste cour divisée en quatre parterres inégaux et entourée d’arbres, dès que l’on a devant les yeux le désagréable dôme octogone de la chapelle, élevée en 1669, une image s’impose immédiatement à l’esprit. Le visiteur, pour peu qu’il soit lettré, ne songe ni à Pompone de Bellièvre, qui fut le vrai créateur de la maison, ni à la comtesse de Valois-Lamotte, qui y fut amenée en fiacre après la terrible matinée du 21 juin 1786 ; il ne se souvient que de Manon Lescaut. Le peintre a été si habile, que la fiction est devenue plus vivante que la réalité, et qu’il faut faire un certain effort de raisonnement pour ne pas demander aux surveillants de vous conduire à la cellule où la maîtresse de Desgrieux fut si cruellement enfermée, et où elle cachait « ce teint de la composition de l’amour » sous l’humble cornette des prisonnières.

Cette inévitable impression s’efface vite à l’aspect de vieilles femmes assises sur les bancs, et l’on comprend aussitôt que l’hospice a perdu le caractère de maison correctionnelle qu’il gardait encore au siècle dernier. C’était, dit un rapport adressé au cardinal de Mazarin, un grand emplacement de dix-huit à vingt arpents dans lequel il y avait divers corps de bâtiment de trente ou quarante toises de long, en forme de grange où se faisait le salpêtre, et d’autres où il y avait une fonderie et quelques lieux propres à des magasins. » On l’appelait communément le petit arsenal ; l’édit royal du 27 avril 1656 en fit don à l’administration de l’Hôpital général, et décida qu’il serait mis en état de recevoir les mendiants.

La Salpêtrière et Bicêtre semblent avoir été faits pour une destinée commune. Comme l’hospice de la vieillesse (hommes), l’hospice de la vieillesse (femmes) a contenu une population où tous les éléments se trouvaient confondus. Tenon, dans son rapport de 1788, dit qu’on y rencontrait « des femmes et des filles enceintes, des nourrices avec leurs nourrissons, des enfants mâles depuis l’âge de sept à huit mois jusqu’à celui de quatre à cinq ans, des jeunes filles de tout âge, des vieilles femmes et des vieillards mariés, des folles furieuses, des imbéciles, des paralytiques, des épileptiques, des estropiés, des teigneuses, des incurables de toute espèce, » tout cela pêle-mêle. Il s’y trouvait même des femmes atteintes d’écrouelles, car à cette époque la vertu miraculeuse s’était retirée de nos rois, et c’est en vain que Louis XVI aurait dit : « Je te touche. Dieu te guérisse ! »

Dans les jardins, des marchands avaient dressé des baraques où se tenait une foire perpétuelle ; « c’est un cloaque affreux, » disent Camus et la Rochefoucauld-Liancourt. Au centre même de l’hospice s’élevait une geôle divisée en quatre services distincts : le Commun, maison d’arrêt pour les filles publiques, — la Correction, réservée aux filles débauchées qui pouvaient revenir au bien, — la Prison, où l’on gardait les personnes arrêtées par ordre du roi, — la Grande-Force, destinée aux femmes flétries par la justice. Les malheureuses qui étaient détenues au mois de septembre 1792 ne furent point épargnées, le massacre fut plus régulier qu’à Bicêtre ; mais il n’en coûta pas moins la vie à trente-cinq victimes, qui toutes, il faut le dire, portaient sur l’épaule la lettre V, dont à cette époque on marquait les criminels condamnés pour vol[5].

Lorsque le conseil général des hospices prit possession de la Salpêtrière en 1802, on se mit rapidement à l’œuvre pour épurer cette maison gangrenée, rendre les détenus aux prisons, renvoyer les enfants, les filles-mères, les hommes mariés, et pour lui donner enfin le caractère exclusif d’un hospice consacré aux femmes vieilles, indigentes et infirmes. Cependant, malgré les réclamations du conseil général, on y conserva des divisions affectées au traitement des épileptiques et des aliénées. Voilà longtemps qu’on promet de les déplacer, mais il se passera sans doute encore bien des jours avant que la Salpêtrière en soit débarrassée.

La Salpêtrière a supporté, il y a peu d’années, un désastre considérable. Le choléra de 1832 n’avait pas frappé sur l’hospice avec une intensité trop vive ; il avait traversé, il est vrai, ces vieilles salles imprégnées de la contagion de deux siècles, mais sans dépasser la mesure qu’il observait dans les autres quartiers de Paris ; sur 5 000 pensionnaires, on ne compta que 546 malades et 328 décès. De 1832 à 1849, des améliorations matérielles sans nombre furent apportées à la Salpêtrière ; les services furent organisés avec plus de soin, les cours dégagées, les dortoirs agrandis, ce qui permit de remédier à l’entassement des lits. Quand 1849 arriva, on était donc légitimement en droit d’espérer que l’épidémie serait cette fois plus clémente encore. Il n’en fut rien. On eût dit qu’ouverte dans la direction de l’est, d’où vient le choléra, la Salpêtrière recevait les premiers coups et les amortissait au bénéfice de la ville tout entière. Il y eut en 1849, sur cette malheureuse maison, deux attaques distinctes qui l’ont décimée. La première eut lieu au mois d’avril ; sur 4 252 pensionnaires, 546 furent atteintes par le fléau, et 422 moururent ; la seconde, aussi brutale, profita des grandes chaleurs et se manifesta au mois de juin. L’hospice n’avait plus qu’une population de 3 710 individus ; le choléra en frappa 542 et en tua 420.

Dans l’intervalle de ces deux assauts, le mal et la mort s’étaient ralentis, sans cesser cependant leur œuvre de destruction. Aussi, lorsque l’épidémie disparut et que l’on fit les comptes funèbres, on constata que, sur 1 859 personnes atteintes, 1 402 avaient péri. Dans certains dortoirs, la mortalité fut effroyable. À la salle Sainte-Madeleine, réservée aux cancérées et aux gâteuses, il y avait une cholérique sur deux pensionnaires, et les décès s’élevèrent au chiffre énorme de 84 pour 100. Le personnel des surveillantes, des infirmières, des médecins, fut admirable d’abnégation, et le directeur de la maison mourut debout, brisé par le fléau contre lequel il luttait au premier rang.

Dans les cas d’épidémie, c’est à Bicêtre et à la Salpêtrière que l’Assistance demande secours ; on profite des vastes dimensions de ces deux établissements pour y installer des malades. Pendant la contagion variolique qui, dans l’été de 1870, a sévi sur Paris, on avait organisé un service de varioleux à la Salpêtrière, dans des bâtiments condamnés à tomber bientôt, et un service de convalescents à Bicêtre. Ce n’est pas la place qui manque, car si Bicêtre rappelle une petite sous-préfecture, la Salpêtrière ressemble à une sous-préfecture de première classe. C’est vraiment une ville. Elle s’étend sur une superficie de trente et un hectares (308 821 mètres), et comprend quarante-cinq corps de logis recevant le jour de 4 682 fenêtres. La population de la Salpêtrière au 31 décembre de l’année 1869 était de 4 551 âmes. C’est, du reste, croyons-nous, le plus grand hospice connu dans le monde entier.

Dans les hôpitaux ordinaires, c’est le portier qui est cantinier et qui débite aux pensionnaires les denrées autorisées. Ici, il ne peut en être de même, la population est trop considérable ; aussi, en dehors d’une cantine générale, qui ne diffère que bien peu de celle de Bicêtre, a-t-on été obligé d’ouvrir, à l’intérieur même de la maison, un véritable marché, où l’on rencontre des fruitiers, des épiciers, un café, des marchands de tabac. J’ai vu là quatre ou cinq vieilles femmes qui fumaient gravement leur pipe. Comme je m’approchais, elles se sont levées en me faisant le salut militaire, et j’ai reconnu d’anciennes vivandières de régiments. Il est dans le marché une boutique qui, plus que toute autre, est constamment en activité, c’est celle de la blanchisseuse, qui, malgré les nombreuses ouvrières qu’elle emploie, ne parvient pas à satisfaire toutes « ses pratiques », tant elle a de fichus et de bonnets à blanchir, à repasser, à plisser, à tuyauter, à godronner. La coquetterie des pensionnaires est inexprimable, et, lorsque vient le jour de visite ou le jour de sortie, elles n’ont ni fin ni cesse qu’elles n’aient affublé leur vieille personne de quelque bel affiquet tout battant neuf.

Cette coquetterie est-elle tout à fait platonique ? Si l’on pouvait lire les correspondances qui bien souvent sont échangées entre Bicêtre et la Salpêtrière, on hésiterait à en répondre. Lorsque pour les besoins du jardin, pour des transports de bois, pour ce que l’on appelle les gros ouvrages, on fait venir au boulevard de l’Hôpital quelques-uns des pensionnaires les moins invalides de Bicêtre, on ne peut imaginer de quels soins ils deviennent immédiatement l’objet de la part des pauvres vieilles, qui les regardent passer avec des regards pleins de convoitise, de promesses et d’attendrissement. Si elles maudissent quelque chose, ce n’est point leur âge, c’est la discipline qui les arrête plus souvent qu’elles ne voudraient. Leur cœur est encore si faible, si enclin aux doux épanchements, que le dimanche et le jeudi, pendant les trois heures réglementaires où l’entrée de l’hospice est rendue publique, on est obligé de les surveiller d’une façon spéciale pour les empêcher de donner leur ration à de vieux gueux sans vergogne qui, sous prétexte de venir les voir, se font nourrir par elles, et leur extorquent les quelques sous qu’elles ont pu gagner pendant la semaine.

La compassion intéressée qu’elles éprouvent pour les débris du sexe auquel elles n’appartiennent pas, elles ne la ressentent guère les unes pour les autres. Entre elles, ces femmes sont acariâtres, sottisières et mauvaises. Elles se disputent sans cesse, se prennent au bonnet, et l’on a bien de la peine à mettre du calme au milieu de cette engeance endiablée. Lorsqu’elles entrent à l’hospice, emportées par la mobilité d’impressions naturelle aux femmes, elles se lient avec leurs compagnes de chambrée, leur racontent tout ce qu’elles ont fait, et se livrent parfois à des confidences qui ressemblent bien à des confessions. Ces belles amitiés ne durent guère, les disputes leur succèdent, et, Dieu sait avec quelle acrimonie, quels verbes violents, elles se reprochent ce que la veille peut-être elles se sont confié avec abandon. Si, dans des heures d’épanchement, elles se sont entre elles dévoilé leur passé, elles le cachent soigneusement à l’administration, ce qui prouve qu’il est loin d’avoir été toujours irréprochable. Un profond mystère entretenu par elles plane sur leur origine, et il est à peu près impossible de savoir avec certitude d’où elles viennent.

Il y a parmi elles des domestiques, de petites boutiquières, des marchandes des quatre saisons, des ouvrières ; on y a retrouvé des femmes colosses qui avaient eu leur jour de célébrité dans les foires, des filles vieillies que la prostitution avait inscrites sur ses registres. C’est à la Salpêtrière que mourut la femme du fameux Coignard, le faux comte de Pontis de Sainte-Hélène, et là aussi que sont venues finir, hideuses, hébétées, détruites, bien des femmes qui, au temps de leur jeunesse, avaient vu à leurs pieds tout le Paris de l’élégance. Celles-ci, il est presque facile de les reconnaître : elles ont conservé dans le regard une sorte d’impudence volontaire qui se mêle à une expression d’indicible tristesse. Si elles ont été belles jadis, on ne s’en aperçoit guère ; la plupart sont d’une laideur inexprimable. Couchées dans leur lit, la tête couverte du bonnet blanc, le drap ramené sur les épaules, elles ressemblent à de vieux hommes ; elles ont la voix rauque et de la barbe au menton : on sait bien que ce sont des femmes, mais on est toujours tenté d’en douter. Beaucoup d’entre elles sont tellement vieilles, tellement affaiblies par tous les heurts de l’existence contre lesquels elles se sont meurtries, qu’elles flottent entre l’imbécillité, le retour à l’enfance et la mort ; elles ne peuvent supporter ni reproches ni observations ; elles ont peur de tout, et, quand on les regarde, elles se mettent à pleurer.

D’autres, au contraire, énergiques et très-vivantes malgré leur âge, oscillent entre la folie et la raison. En général, celles-ci sont taciturnes, en dessous, pour me servir d’une locution vulgaire très-expressive. Elles se croient en butte à des persécutions ; des voix leur parlent, qui les menacent, mais ne les effrayent pas ; elles aiment la lutte, la cherchent, s’y jettent avec une extrême violence. À leur avis, tout est mauvais, le lit, la nourriture, le vin, les médicaments ; on a fort à faire pour les calmer et les maintenir en paix. L’une d’elles avait groupé près de son lit tous les chats de la maison ; grâce à elle, le dortoir était une ménagerie ; un tel état de choses était intolérable et l’on y mit bon ordre. Depuis ce temps, elle est devenue farouche et dit qu’elle veut mourir. Ces malheureuses, que l’on pourrait, sans craindre de commettre une erreur, transporter dans la division des aliénées, occupent une salle à part, la salle Sainte-Eugénie, qui forme une sorte de section pénitentiaire, où cependant elles subissent le régime et la discipline imposés à toute la maison.

Celles qui sont restées valides et peuvent encore faire œuvre de leurs doigts travaillent pour le compte de l’administration. Les moins alertes font de la charpie, les autres cousent des draps, des chemises, ravaudent des bas, préparent des mèches de veilleuse ; il leur faut bien besogner pour gagner quatre ou cinq sous par jour. Quelques-unes ont conservé une adresse de mains et une acuité de vue extraordinaires : une vieille, âgée de quatre-vingt-deux ans, surnommée la fée, ne se sert pas de lunettes, et fait des points piqués avec une perfection à rendre jalouse une lingère à la mode. On est très-bon pour toutes ces vieilles femmes, qui geignent du matin au soir et sont revêches comme des têtes de chardons. D’habitude on ne les interpelle que par un petit nom d’amitié : « maman, » et les surveillantes déploient à leur égard un grand bon vouloir. En général, le personnel des surveillantes et des sous-surveillantes est excellent. Dans leur costume gris, coiffées du bonnet de tulle noir posé sur un bandeau de batiste blanche, elles ont une apparence austère difficile à définir, et qui a quelque chose à la fois de monacal et de protestant. Plusieurs appartiennent à de bonnes familles, ont été élevées à l’institut de Saint-Denis, et disent avec orgueil qu’elles sont filles de la Légion d’honneur.

Elles n’ont que des émoluments bien maigres, comparativement à la très-pénible fonction qu’il leur faut remplir : au maximum, 500 francs par an. La règle qui leur est imposée n’est point rigoureuse, mais elle les astreint à une sujétion presque constante, car c’est tout au plus si chaque mois on leur accorde deux ou trois jours de liberté. Quant aux filles de service, il y en a qu’il faut admirer ; elles sont jeunes, charmantes, et trouveraient facilement, au lieu d’une rémunération illusoire pour un métier spécialement répugnant, une existence momentanée de plaisirs et de luxe.

Les dortoirs de la Salpêtrière, du moins ceux qui ont été améliorés depuis une trentaine d’années, sont très-beaux, éclairés par de larges fenêtres et dans de bonnes conditions de salubrité. Comme on a voulu éviter l’encombrement, et que cependant il était indispensable de donner aux pensionnaires quelques meubles où elles pussent serrer leurs vêtements, tous les lits sont munis d’un grand tiroir et accostés d’une baraque, sorte d’armoire en bois blanc qui recèle les mille petits ustensiles si chers aux femmes. Lorsque la porte de ces capharnaüms est entr’ouverte, on aperçoit des fioles, de vieux pots de pommade, des tasses à demi pleines de salade, des sucriers, des coquetiers, des soupières ébréchées, et un tas d’autres inutilités qui composent le mobilier personnel de ces pauvres vieilles. Dans plus d’une de ces baraques s’élèvent de petites chapelles ornées de Vierges en plâtre, de fleurs de clinquant, d’images coloriées, devant lesquelles repose un bénitier. Près d’un lit occupé par une femme très-âgée, j’ai vu un portrait à l’huile qui n’était pas absolument mauvais, et qui représentait, de grandeur naturelle, la tête d’une petite fille morte couronnée de roses blanches. J’ai regardé la femme, elle m’a compris, car, à la muette question que je lui adressais, elle a répondu : « C’est ma fille ; voilà soixante ans que je l’ai perdue, je n’ai jamais quitté son portrait. » Ses yeux se mouillèrent, et elle ajouta : « C’est tout ce que j’ai sauvé du naufrage. » Les anciens dortoirs, qui pour la plupart sont situés sous les combles, devraient être démolis. Ils sont en contradiction flagrante avec tous nos établissements hospitaliers. Il y en à qui sont trop étroits, beaucoup trop bas de plafond, trop peuplés, où les lits se touchent sans intervalle, et qui de plus sont littéralement empoisonnés par le voisinage de certains lieux mal aménagés et tout à fait rudimentaires. On pourrait croire que les pensionnaires apprécient les dortoirs neufs, et qu’elles considèrent comme une faveur d’y être admises ; loin de là, elles semblent ne rechercher, au contraire, que les coins obscurs où elles peuvent échapper plus facilement à la surveillance. Deux dortoirs, qu’on a surnommés l’un la Forêt-Noire et l’autre la chambre des Treize, font l’objet de leur envie ; elles assaillent l’administration de demandes pour obtenir d’être placées dans ces salles privilégiées, qui sont au dernier étage des deux bâtiments en façade sur la cour d’entrée : le bâtiment Mazarin et le bâtiment Lassay. La perspective à cette hauteur est à la vérité splendide : elle embrasse tout Paris jusqu’aux collines de Belleville, de Saint-Cloud et de Meudon ; mais les vieilles sont blasées sur ce spectacle, que la faiblesse de leur vue leur rendrait du reste indifférent. Ce qu’elles aiment dans ces deux chambres, ce sont les chambres mêmes, qui cependant ne sont point belles.

La Forêt-Noire est bien nommée : c’est un long dortoir dont le plafond est soutenu par une telle quantité d’étais, qu’on le croirait élevé sur pilotis ; de plus, vingt et une grosses poutres transversales sont placées si bas, qu’elles forcent un homme de taille moyenne à se courber. La chambre des Treize, ainsi appelée à cause du nombre de lits qu’elle contient, est également empêtrée de poutrelles et de soliveaux. En outre, ces deux salles sont faites en brisis ; le plafond, suivant la forme du toit, s’abaisse tout à coup et tombe sur le plancher à angle obtus. C’est cette disposition si désagréable aux yeux, si contraire à l’hygiène, qui rend ces chambres précieuses aux pensionnaires ; dans l’intervalle relativement considérable qui sépare leur lit de la muraille inclinée, dans ces recoins, elles installent quelques meubles, et trouvent moyen d’établir là une sorte de retrait qu’elles nomment pompeusement leur salon. Être dans la chambre des Treize ou dans la Forêt-Noire est pour ces pauvres femmes un rêve toujours caressé, et que bien souvent la mort empêche de réaliser. Et cependant, pour atteindre à ces lieux fortunés, il faut gravir une centaine de marches, ce qui est bien dur pour des jambes de septuagénaire.

Le besoin d’isolement qui travaille toutes ces vieilles ne montre-t-il pas combien la vie forcée en commun est pénible pour la plupart des natures ? Ce besoin de fuir une compagnie imposée, de se recueillir, apparaît encore plus évidemment lorsqu’on sait à quelles obsessions le directeur est en butte dès qu’il se produit une vacance dans le bâtiment Saint-Félix. Cette construction dépendait sans doute de l’ancienne Force ; c’est là que fut enfermée la comtesse de Valois-Lamotte ; c’est là que, dans son désespoir, elle se plaçait en hiver à demi nue sous une fontaine ouverte ; c’est de là qu’elle s’est sauvée en juin 1787, un an après son incarcération, sans qu’on ait jamais su, sans qu’on sache positivement encore aujourd’hui qui favorisa son évasion[6]. Ce bâtiment est un carré long entourant un petit jardin ; si l’on en croit un rapport de M. de Pastoret, il contenait jadis deux dortoirs qu’on a coupés par des refends, et qu’on a divisés en soixante-huit chambrettes moins grandes que bien des cellules de prison. Il faut avoir donné l’exemple d’une conduite irréprochable, ou être appuyé par des recommandations sérieuses, pour obtenir la jouissance d’un de ces cabanons ; on les réserve ordinairement pour l’aristocratie de la Salpêtrière, pour les pensionnaires que des malheurs inattendus ont réduites à la triste condition de demander un suprême asile à l’Assistance publique.

Les privilégiées de Saint-Félix reçoivent de l’administration un lit, deux chaises, une commode et une armoire ; elles sont libres d’arranger à leur guise ce réduit qu’avec tant d’orgueil chacune d’elles appelle « ma chambre ». On met des rideaux en perse à la fenêtre et autour du lit, on colle un papier gai sur la muraille, on accroche à côté de la croisée des portraits photographiques, on installe le chat familier sur un coussin, on a dans une cage quelques oisillons, serins ou chardonnerets ; en un mot, on s’ingénie à faire de ce cabanon un « chez soi », à lui donner un caractère individuel qui est une sorte de protestation contre la règle uniforme de l’hospice. Toutes les heureuses qui vivent là et qui ont gardé quelques souvenirs palpables de leur existence passée les répandent avec complaisance autour d’elles ; sur une commode, j’ai remarqué une couronne de mariage et un bouquet virginal de fleurs d’oranger abrités par un globe de verre.

Comme à Bicêtre, on a consacré des divisions séparées aux grandes-infirmes ; mais le dortoir des gâteuses est bien encombré ; nous y avons compté soixante-trois lits. Pendant que je le visitais, une vieille impotente de soixante-dix-huit ans recevait la visite de son fils, âgé de cinquante-quatre ans, aveugle et pensionnaire des Quinze-Vingts. Un quartier spécial est réservé aux cancérées : jamais Dante ni Callot n’ont imaginé des monstres pareils à ceux qui sont là, et desquels on détourne son regard. La plupart des misérables qu’on a reléguées dans ces dortoirs isolés sont atteintes de l’horrible mal qu’on a bien nommé le lupus, car il est dévorant comme un loup, et que le moyen âge appelait noli me tangere : ne me touche pas ! C’est la dartre rongeante, celle qui lentement, mais inévitablement, désagrège les tissus, les ouvre et les détruit jusqu’aux os, qu’elle met à nu. Chez les femmes, bien plus fréquemment que chez les hommes, elle se jette au visage et en fait une plaie vive, si épouvantable, si hideuse, qu’elle défie toute comparaison. La face est un mélange de tubercules, d’ulcères, de cicatrices blanches, qui laissent écouler une sanie perpétuelle. La peau, rugueuse, boursouflée par des soulèvements internes, semble être pralinée partout où elle n’est pas tombée sous l’action corrosive de cette maladie féroce. Les lèvres, le nez, les paupières mangées, donnent au visage l’apparence d’une tête de mort sanguinolente : c’est un cauchemar. L’une de ces malheureuses est devenue pour ses compagnes mêmes un tel objet d’horreur, qu’on lui enferme la figure dans un bonnet de cotonnade en forme de cornet qui la cache absolument aux regards. Par une ironie du sort, elle porte le nom de la magicienne des rajeunissements : elle s’appelle Médée.

Les grandes-infirmes ont une infirmerie spéciale ; on les y transporte quand une maladie accidentelle vient s’ajouter à leur mal incurable. L’une d’elles mourait lorsque j’ai passé près de son lit. Ses yeux hagards et flottants regardaient déjà au delà ; la froide rosée que la mort répand sur les fronts qu’elle va toucher baignait son visage ; ses lèvres pâles murmuraient des sons indistincts ; un prêtre était près d’elle : avec le baume des dernières onctions il frottait le front, la paume des mains, la poitrine et disait à demi-voix des prières auxquelles répondait une fille de service. Les voisines de la moribonde la contemplaient sans effroi, sans envie, avec une indifférence bestiale qui est peut-être, après tout, le seul sentiment qui subsiste dans ces pauvres cerveaux si faibles, qu’ils ne peuvent plus concevoir ni une pensée, ni un souvenir, ni une espérance. Pour les malades des autres services, il existe une vaste infirmerie isolée entre deux parterres ; les salles en sont assez spacieuses pour qu’on ait pu placer les lits de telle sorte que chacun d’eux soit en face d’une fenêtre, disposition excellente, et qu’il serait bon d’appliquer autant que possible à nos hôpitaux. Toutes les pensionnaires qui ne sont pas retenues à l’infirmerie, soit au quartier des grandes-infirmes, soit dans leur dortoir respectif, par quelque indisposition passagère, sont répandues dans les cours, dans les jardins, ou assises à l’ombre d’un immense quinconce, si touffu qu’il ressemble à un vrai bois, et qu’on appelle la Hauteur. C’est là qu’elles passent la plus grande partie de la journée à bavarder et surtout à médire les unes des autres.

Les cuisines de la Salpêtrière sont une curiosité ; celles de l’abbaye de Thélême devaient être ainsi. Avec les immenses fourneaux, les bassins de cuivre éblouissant, la rôtisserie active, les grandes tables où l’on découpe les viandes, les amas de légumes qu’on pousse à la pelle dans les chaudières, avec les marmitons empressés et le chef grave qui attise les feux en jetant partout le coup d’œil du maître responsable, on pense involontairement aux apprêts de la noce du « riche Gamache ». La nourriture, qui nous a paru préparée avec soin, est distribuée dans des réfectoires ; on ne sert dans les dortoirs que les pensionnaires infirmes ou trop vieilles. Le repas qu’elles préfèrent toutes, ce n’est ni le diner, ni le souper, c’est le déjeuner, qui cependant ne se compose que d’une tasse de lait chaud ; mais, moyennant dix centimes, la cantine du marché leur fournit du café noir et deux morceaux de sucre, et elles peuvent alors faire « leur café au lait », insipide boisson dont toutes les femmes de Paris sont si friandes, au grand détriment de leur santé. C’est pour les habitantes de la Salpêtrière un tel besoin, qu’on ne le leur interdit jamais, même lorsqu’elles sont malades et réduites à la diète. Une femme portant un réchaud sur lequel pose une gamelle pleine de café passe littéralement sa journée à monter les escaliers, à entrer dans tous les dortoirs et à distribuer, contre payement, sa médiocre marchandise, toujours attendue avec impatience.

Les vastes dimensions de l’établissement ont permis d’y installer quelques services d’intérêt général, entre autres une buanderie et des ateliers de raccommodage. La Salpêtrière fait le blanchissage d’une partie des hôpitaux de Paris ; aussi la buanderie y est-elle organisée d’une façon supérieure. Autour de six bassins énormes, plus de deux cents femmes, placées dans des auges et dans des baquets, lavent le linge que les maisons hospitalières envoient régulièrement. Il est inutile de s’appesantir sur ce qu’on voit là et sur les inconvénients que présenterait un tel amoncellement d’alèses, de bandes, de chemises, de draps maculés, si les hangars sous lesquels on travaille n’étaient ouverts à tous les vents. On a pu y constater, pendant la dernière épidémie de petite vérole, combien les idées reçues sont parfois démenties par les faits. Il est généralement admis que la pellicule variolique est un des agents de contagion les plus puissants. Les Chinois vaccinent en appliquant une pellicule pulvérisée dans l’intérieur de la narine. Les blanchisseuses de la Salpêtrière ont reçu tout le linge où les varioleux de nos hôpitaux avaient dormi, couché, étaient morts, où ils avaient séjourné pendant la périlleuse période de la desquamation. Si des créatures humaines ont été exposées à absorber les germes d’une maladie qui se communique avec la plus extrême facilité, certes ce sont ces lavandières : aucune d’elles n’a été atteinte.

On ne peut douter que l’action de secouer fréquemment du linge ne porte un préjudice grave à la santé. Les ouvrières, les surveillantes employées au service spécial de la lingerie, en fournissent la preuve. Ce sont elles qui reçoivent le linge lavé, séché et plié. En terme de ménage, elles le visitent, c’est-à-dire que, déployant chaque pièce une à une et l’examinant avec soin, elles voient et décident si elle doit être envoyée aux ateliers de raccommodage ou au magasin central. Toutes ces femmes ont mal au larynx, sont sujettes à une toux sèche et continue qui les fatigue beaucoup. L’espèce d’impalpable duvet qui se détache de la grosse toile, surtout lorsque celle-ci est fatiguée par l’usage et par des lessives répétées, pénètre dans les voies respiratoires, les irrite, provoque un picotement perpétuel, et finit par amener des affections sinon graves, du moins très-gênantes. Or presque tout le linge qui passe entre les mains des lingères de la Salpêtrière est du linge qui peluche, c’est le mot consacré, et il en résulte pour elles cette sorte d’inconvénient spécial auquel il serait facile de remédier en leur distribuant ces respirateurs en ouate de coton que J. Tyndall préconise et fait adopter avec tant de succès en Angleterre. Cet appareil, très-facile à porter et dont le prix est extrêmement minime, appliqué sur la bouche et sur les narines, arrête au passage les corps étrangers, si imperceptibles qu’ils soient, et ne laisse passer que de l’air respirable absolument purgé de toute matière parasite.

Les femmes de la lingerie se font aider dans leur fatigante besogne par des pensionnaires valides. Comme il faut une certaine vigueur pour manier ces grosses masses de linge, on choisit de préférence les moins âgées, qui sont les épileptiques. Bien souvent, au milieu de leur travail, une de ces malheureuses se lève, pousse cette plainte déchirante qu’on n’oublie jamais quand on l’a entendue une fois, et tombe sous l’impulsion du mal qui la saisit. Ces accidents sont si fréquents, qu’on n’y fait guère attention, et qu’ils semblent faire partie de la vie usuelle. On prend la malade, on l’étend sur un paquet de linge en l’isolant de la muraille et des meubles pour qu’elle ne se blesse pas pendant les convulsions, on desserre ses vêtements et on la laisse là jusqu’à ce que l’attaque ait pris fin, jusqu’à ce qu’elle soit sortie du sommeil qui suit inévitablement de tels accès.

C’est aussi à la Salpêtrière, dans les vastes terrains qu’on nomme le marais, que l’administration a établi le jardin central qui fournit des fleurs aux parterres et aux préaux de tous les hôpitaux de Paris. Cela peu paraître excessif au premier abord, mais cette attention pour les malades est très-judicieuse, très-humaine, car rien ne leur fait plus de plaisir que la vue de la verdure et des plantes en floraison. Dans un coin du marais, on a installé au mois d’avril 1870, sous la direction d’un praticien habile, une génisserie, étable destinée à recevoir un certain nombre de génisses, sur lesquelles on produit le cow-pox dont on se sert pour les vaccinations et les revaccinations. Les résultats obtenus paraissent satisfaisants, et ils engageront sans doute l’administration à conserver, à augmenter, à faire fructifier cette précieuse fabrique de vaccin, qui, dans les cas d’épidémie, peut devenir une ressource inappréciable pour la population parisienne.

À la Salpêtrière et à Bicêtre, on peut se rendre compte facilement du système de retraite que l’Assistance publique met en œuvre pour ses vieux employés. Après trente ans de service et soixante ans d’âge, elle leur accorde, suivant l’importance des fonctions qu’ils ont exercées, une pension qui varie pour les hommes entre quatre cents et deux cent cinquante-quatre francs, pour les femmes entre trois cent cinquante et deux cents francs. Une telle somme est fort minime et à peu près insuffisante pour répondre aux besoins de la vie la plus modeste. Aussi à cette retraite plusieurs anciens employés préfèrent-ils le repos. Pour être admis au titre de reposant ou reposante, il faut remplir les conditions d’âge et de service exigées pour la pension ; selon qu’on a fait partie des employés de première, de seconde ou de troisième classe, on obtient dans un des hospices de la vieillesse une chambre et un cabinet, une chambre isolée, un lit dans un dortoir commun. On reçoit la nourriture, les vêtements, une certaine quantité de bois et de chandelles, et les soins gratuits lorsque l’on est malade. En outre il est accordé à chaque reposant un secours annuel de soixante douze francs pour la première classe, de cinquante francs pour la seconde, de trente francs pour la troisième ; cette indemnité s’augmente de trois francs par année de service dépassant le chiffre réglementaire de trente ans. À la Salpêtrière ainsi qu’à Bicêtre, un bâtiment est réservé aux personnes en repos, qui vivent entre elles comme les petits bourgeois d’une bourgade de province. Les hommes qui savent quelque métier en tirent parti pour accroître leur bien-être, les femmes tricotent et parfois se réunissent le soir pour faire une partie de nain jaune ou de biribi.

L’impulsion donnée aux services multiples de la Salpêtrière est à la fois très-douce et très-uniforme. Les améliorations opérées dans les aménagements sont à l’abri de tout reproche ; celles qui restent encore à faire dans diverses constructions trop vieilles, et dont il a fallu tirer parti, sont nombreuses et urgentes. Il faut espérer que, dans un avenir prochain, les anciens dortoirs auront disparu, et que les dispositions intérieures de l’hospice répondront au progrès général de notre système hospitalier ; mais, à moins de tout bouleverser de fond en comble, on ne pourra jamais donner à l’établissement entier une apparence régulière et monumentale. Construits sans plan déterminé, selon les besoins qui s’imposaient, au hasard de l’emplacement qu’on trouvait libre, les différents édifices ont été répandus çà et là d’une façon tout arbitraire.

Seul le bâtiment qui fait face à l’entrée semble être le résultat d’une conception définie ; c’est celui où s’ouvre la chapelle, dont il faut parler, car elle joue un très-grand rôle dans l’existence des pensionnaires de l’hospice. Elle est formée d’une rotonde à laquelle huit nefs aboutissent ; la direction a fort habilement profité de cette disposition pour isoler les unes des autres toutes les catégories de pensionnaires lorsqu’on les conduit à la messe. Les indigentes sont placées dans une travée, les épileptiques dans une autre, les idiotes dans une troisième, et ainsi de suite. Le personnel ecclésiastique est nombreux, les cérémonies sont très-pompeuses, l’encens brûle à profusion, et les chants de l’orgue montent sous les voûtes sonores. Un personnage impassible assiste aux services religieux avec une solennité peu commune : c’est le suisse, qui n’est autre qu’un vieux bonhomme emprunté à Bicêtre. On le revêt, pour la circonstance, d’un uniforme galonné sur toutes les coutures, on le coiffe d’un chapeau à trois cornes, on lui applique des épaulettes en or, on lui passe autour du corps un large baudrier rouge passementé, et on lui met entre les mains une canne de tambour-major. Jamais général fantastique dans les bamboches des petits théâtres ne fut plus sérieux et plus comique. Il se sent admiré, se redresse, et fait valoir sa haute taille. Pénétré de l’importance de sa mission, il ne sourcille pas, et il ne laisse même pas tomber un regard sur les pauvres vieilles qui le contemplent avec ravissement lorsqu’il passe auprès d’elles dans ses splendeurs et sa sérénité.

Parfois, souvent même, on fait des sermons aux femmes de la Salpêtrière. J’en ai écouté, et j’ai été surpris d’entendre qu’on leur parlait de l’enfer, de peines éternelles et d’un Dieu vengeur. À quoi bon ces évocations redoutables ? Est-ce dans un tel lieu, dans la maison ouverte à la vieillesse, à la maladie, à l’infirmité incurable, qu’il faut faire gronder des paroles de menace et d’épouvantement ? Les misérables auxquelles on s’adresse n’ont rien compris à la vie, sinon qu’elles y ont souffert ; si la vie future n’est pour elles que l’attente redoutée d’une souffrance possible et plus grande encore, n’y a-t-il pas de quoi désespérer ? C’est vers ce vieux troupeau qui a laissé sa laine à toutes les épines du chemin, c’est vers ces brebis dénudées, surmenées, fourbues, tombées sans force au seuil de la mort que le bon pasteur doit venir ; c’est à ces pauvres pécheresses si cruellement punies déjà qu’il faut, plus qu’à tout autre, faire entendre des paroles de douceur, d’espérance et de commisération. On semble n’avoir pas compris que la peur du diable est le contraire de l’amour de Dieu, et il est à craindre qu’on ne trouble beaucoup ces faibles têtes avec des pratiques religieuses exagérées. Les indigentes sont divisées en neuf congrégations, qui sont la congrégation du Saint-Sacrement, du Sacré-Cœur, de la Sainte-Vierge, de Sainte-Geneviève, de Saint-Vincent de Paul, du Rosaire-Vivant, de la Sainte-Enfance, de la Propagation de la foi et des Âmes du purgatoire. Ce choix est fort habile, surtout en ce qui concerne les trois dernières congrégations.

C’est un grand honneur, fort recherché, d’appartenir à ces sortes de confréries ; on n’y est pas toujours admis d’emblée, et il s’est présenté tel cas où la puissance ecclésiastique a fait appel aux usages du pouvoir séculier. Une fois on a consulté le suffrage universel et fait un véritable plébiscite pour savoir si une pensionnaire désignée était digne d’être reçue membre d’une des congrégations. On peut juger quel remue-ménage dans tout l’hospice, et combien ces procédés, puérils en eux-mêmes, cruels pour la malheureuse qui en est l’objet, sont de nature à détruire le calme dont ces femmes ont avant tout besoin. Au jour de la Fête-Dieu, après la messe, j’ai vu défiler toutes ces congrégations, distinguées les unes des autres par des cordons de différentes couleurs portés en sautoir et par des bannières d’une extrême richesse, que ces malheureuses ont payées de leur pauvre argent. Il est difficile de voir passer la congrégation de la Sainte-Vierge sans réprimer un sourire. Quoi ! l’immaculée par excellence, le type de toute chasteté, celle dont la pureté miraculeuse déjoua les lois inéluctables de la nature, est symbolisée par des vieillardes qui pour la plupart sont arrivées à la caducité à travers tous les désordres de la vie ! Il y a là de quoi surprendre, et, à la Salpêtrière, la congrégation de la Vierge devrait faire place à celle de sainte Madeleine ou de sainte Pélagie.

Ces cérémonies sont bonnes en elles-mêmes ; elles ont un grand éclat et occupent les esprits des pensionnaires, pour qui elles sont une distraction d’un ordre élevé. Lorsque l’aumônier, revêtu d’un costume éblouissant, abrité sous le dais, tenant entre ses mains l’ostensoir de vermeil, passe dans les jardins, les cours et les promenades, précédé par la musique d’un régiment, escorté de ses assesseurs en vêtement de gala, suivi du suisse plus doré que jamais, accompagné par toutes les femmes valides de l’hospice marchant sous leur bannière respective ; lorsque au bruit des fanfares mêlées aux chants religieux, au milieu des fumées de l’encens et des fleurs que jettent les petites idiotes habillées de blanc pour figurer des anges, il s’arrête aux reposoirs préparés, élève l’hostie et donne la bénédiction à la foule, certes le spectacle ne manque pas de grandeur. On aurait tort de le supprimer, ou même de l’amoindrir ; mais pourquoi faire des quêtes à chaque messe ? Ce n’est pas sans éprouver une impression pénible qu’on voit ces pauvres vieilles, réduites presque toutes à des extrémités sans nom, tirer de leur poche leur dernier sou et le mettre en souriant d’une façon contrainte dans la bourse qu’on leur présente. Les frais du culte prélèvent ainsi environ quatre-vingts francs par mois sur la pauvreté. C’est trop, beaucoup trop, et l’administration de l’Assistance publique, en augmentant le budget de la chapelle de la Salpêtrière, devrait une fois pour toutes racheter ces quêtes et y mettre fin.

Ce n’est pas tout. Les quêtes publiques, les congrégations officielles, n’ont point suffi à l’ardeur des pensionnaires de la Salpêtrière, ou de ceux qui les dirigent. Il existe parmi elles une société religieuse secrète dont les membres sont nommés les zélatrices. Il y en a environ 1 500, qui donnent quinze centimes par mois ; d’autres, moins dénuées ou plus excitables, versent cinq francs et même dix francs chaque mois. Cet argent est employé à faire dire des messes et à acheter des livres de piété qui sont ensuite revendus aux initiées. Parmi ces livres, qui presque tous ne sont que des opuscules sans valeur, nous citerons le Manuel du Rosaire vivant, les Annales de la Propagation de la foi, les Annales de la Sainte-Enfance. On fait des lectures pieuses aux malades. Le secret de l’association est bien gardé ; le but mystérieux qu’elle poursuit n’a pas encore été nettement défini, et lorsqu’on interroge une des zélatrices, elle se renferme dans un mutisme absolu. Les pensionnaires sont fort agitées par toutes les ambitions que réveille en elles le désir d’appartenir à ces différentes catégories religieuses. Au lieu d’employer leur argent à payer leur café au lait ou à acheter quelque bon fichu de tricot pour l’hiver, elles le consacrent à des œuvres inutiles et troublantes. Sous ce rapport, la Salpêtrière offre un exemple qui renverse toutes les idées admises : on croit ordinairement que la religion doit donner de l’argent à la misère ; là, c’est le contraire qui se produit, et la misère donne son épargne à la religion.

En visitant ce grand établissement, ces vastes cours, cet immense jardin potager, en parcourant le large espace où sont dispersés les bâtiments qui datent de Louis XIV et ceux qu’on a récemment élevés, dont les noms disent les fondateurs, tels que Mazarin, Lassay, Fouquet, Bellièvre, Pastoret, Esquirol, Rambuteau, il est difficile de ne pas penser qu’un si ample terrain devrait recevoir une autre destination, et que la Salpêtrière, subissant le sort de Sainte-Périne, des Petits-Ménages, des Incurables, devrait être rejetée hors des fortifications. Certes il est indispensable que Paris offre à sa population malade ou blessée un refuge transitoire dans des infirmeries ou des hôpitaux ; mais toute maison hospitalière qui a un caractère exclusif de permanence, qui est un asile définitif, qui abrite pour toujours la vieillesse et les infirmités, doit être reportée au loin, à la campagne.

On avait pu croire un instant que les trente et un hectares de la Salpêtrière, situés à proximité de la Seine, à la porte de la gare du chemin de fer d’Orléans, facilement reliés à l’aide du pont Napoléon au chemin de fer de Lyon, verraient s’élever le nouvel entrepôt des liquides. On n’a pas voulu déranger des habitudes traditionnelles, et Bercy tout entier est destiné à devenir l’entrepôt. Est-ce à dire que la Salpêtrière doit être immobilisée dans la destination actuelle et rester éternellement l’hospice des vieilles femmes ? Nous ne le croyons pas. Notre École de médecine est manifestement insuffisante et trop étroite aujourd’hui : elle s’ouvre au milieu d’un quartier resserré, coupé de ruelles qui n’offrent que des débouchés dérisoires ; en outre, l’École pratique de médecine, établie tant bien que mal dans l’ancien couvent des cordeliers, est pour la population environnante un foyer d’infection qui, pendant l’été surtout, devient insupportable. Les pavillons d’anatomie, pleins de cadavres en décomposition, versent la peste autour d’eux.

Il serait digne de la France, qui devrait se préoccuper sérieusement de l’enseignement supérieur, de donner aux écoles théorique et pratique de médecine une ampleur réclamée depuis longtemps. Si jamais l’on se décidait à mettre ces deux établissements en rapport avec notre civilisation, nul emplacement ne serait plus favorable que celui de la Salpêtrière ; là, on pourrait centraliser dans une vaste institution tout l’enseignement scientifique auquel le voisinage du Jardin des Plantes et des précieuses collections qu’il contient donnerait un caractère général vraiment imposant.

Un tel projet ne rencontrerait certainement aucune opposition chez les intéressés ; l’Assistance publique, la ville de Paris, les ministères compétents, y donneraient volontiers les mains, et cependant on peut affirmer qu’il ne se réalisera point, car il exigerait une dépense dont nul budget ne consentira sans doute à accepter la responsabilité.

Appendice.Bicêtre. Au 31 décembre 1873, la population totale de l’Asile de la vieillesse (hommes) était de 2 701 personnes, se décomposant ainsi : employés de tout grade, 376 ; anciens serviteurs de l’Assistance publique admis au repos, 52 ; indigents et malades externes, 1 507 ; aliénés et épileptiques, 756. Dans le courant de l’année, les décès, au nombre de 477, ont atteint 5 reposants, 274 indigents, 198 aliénés et épileptiques.

La Salpêtrière. Au 31 décembre 1873, on comptait 4 383 personnes à l’Asile de la vieillesse (femmes) : employés de tout grade, 560 ; reposantes, 87 ; administrées 2 780 ; aliénées, 853 ; enfants, 103. La culture du vaccin sur les génisses a pris fin avec l’épidémie variolique de 1870 ; le grand jardin du marais, qui fournissait des fleurs aux divers hôpitaux de Paris, a été consacré aux légumes depuis la fin de 1873 ; les maisons hospitalières s’adressent maintenant au commerce pour se procurer les plantes dont elles ont besoin.

Un arrêté préfectoral en date du 22 janvier 1875 impose des restrictions excessives à la liberté très-relative dont jouissaient les administrés de Bicêtre et de la Salpêtrière ; on les assimile presque à des détenus, car on ne leur permet plus de sortir qu’une seule fois par mois ; l’interdiction de sortir est absolue, permanente et sans restriction pour les aveugles, les épileptiques, les octogénaires, les cancérés et les malades incurables admis dans les hospices par voie de translation des hôpitaux. De pareilles mesures sont regrettables et il est à désirer qu’elles soient promptement rapportées[7].



  1. C’est lui qui, sur le point de mourir, disait : « Comment est-il donc possible que je meure, étant si riche ! Quoi ! l’argent ne peut donc rien à cela ? »
  2. Voir Pièces justificatives, 6.
  3. Dès le 3 septembre 1870, on a commencé à évacuer Bicêtre ; les aliénés, les épileptiques, les idiots ont été dirigés sur divers établissements de province : les infirmes et quelques vieillards ont été envoyés à Garches, à l’hospice de la Reconnaissance (Brezin) ; d’autres ont préféré se rendre dans leur famille, et ont reçu une indemnité quotidienne de 1 fr. 50 c. Bicêtre fut livré à l’autorité militaire, qui en fit un hôpital où 8 176 varioleux, dont 1314 sont décédés, ont trouvé place en décembre 1870. La maison a été rendue à sa destination normale au mois de juillet 1871.
  4. Pendant la durée du siège, une ambulance de 350 lits fut établie à la Salpêtrière, dont le directeur, M. Gobert, mourut victime d’un zèle et d’un dévouement que ni la fatigue, ni l’âge ne purent ralentir. Cela semble de tradition parmi les directeurs de la Salpêtrière : en 1849, M. Hemey s’épuisa et succomba pendant l’épidémie cholérique.
  5. Voir Pièces justificatives, 7.
  6. La solution de ce problème était fort probablement aux archives de la Préfecture de police, dans deux cartons intitulés : Affaire du Collier et qu’on ne communiquait pas. Ces précieux documents, qui contenaient, dit-on, la vérité sur un point si controversé de notre histoire, ont été détruits lors de l’incendie de la Préfecture de police, en mai 1871.
  7. Un nouvel arrêté préfectoral a remis les choses en l’état (mai 1875). Deux sorties par semaine sont accordées aux pensionnaires des hospices.