Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/XIX

Pour les autres éditions de ce texte, voir L’Assistance Publique à Paris (Maxime Du Camp).

CHAPITRE XIX

L’ASSISTANCE PUBLIQUE


i. — le bien des pauvres.

Résultat des agglomérations humaines. — Un mot de Chamfort. — Influence du climat. — Imprévoyance. — Le lundi. — Un rêve réalisé. — La charité est une nécessité politique. — Largesses. — La dernière distribution publique. — La bienfaisance abstraite. — L’Hôtel-Dieu. — Le bureau des pauvres. — Taxes de charité rendues obligatoires par arrêt du parlement. — Le Grand Bureau. — Commission hospitalière. — Empirisme. — Rapport de Frochot. — Le conseil général et la commission administrative. — Droit à l’assistance inscrit dans la constitution de 1848. — Loi du 10 janvier 1849. — Conseil de surveillance et directeur général. — Parvis Notre-Dame et avenue Victoria. — Patrimoine hospitalier. — 8 217 bienfaiteurs. — Au début de la Révolution. — Revenus actuels. — Recettes d’ordre. — Le droit des pauvres. — Ordonnance royale du 25 janvier 1699. — Loi du 7 frimaire an V. — Décrets du 9 décembre 1809 et du 6 janvier 1864. — Ancien mode de perception dans les théâtres. — Querelle et mauvaise foi. — Insuffisance des ressources normales de l’Assistance publique. — Écart de dix millions comblé par la ville de Paris. — L’indigence parisienne absorbe annuellement plus de quarante millions.


Toute agglomération considérable d’individus sur un point crée fatalement deux excès contraires, celui de l’indigence et celui de la richesse. Sous le rapport de ce douloureux contraste, Paris n’est, dans le monde entier, dépassé que par Londres, qui, en vertu de la constitution même du peuple anglais, offre le spectacle permanent d’une misère abjecte côtoyant la plus grandiose des opulences. Quoique chez nous les nuances soient moins accusées elles existent, frappent les yeux, émeuvent les cœurs et bien souvent ont inspiré ces utopies socialistes qui, rêvant de réformer l’humanité d’un coup et de la rendre heureuse, n’ont, jusqu’à présent, abouti qu’à des projets impraticables, à des ruines et à des violences.

Malgré tout ce que l’on a tenté, malgré les efforts d’une bienfaisance que rien ne décourage, malgré une législation très-prévoyante qui a réuni, comme en un corps de doctrines, les mesures coutumières ou exceptionnelles dont nos pères usaient pour secourir les malheureux, on n’a que bien peu modifié l’état précaire où vit une partie du groupe parisien, et Chamfort pourrait répéter aujourd’hui ce qu’il écrivait de son temps : « En résumé, la société n’est jamais composée que de deux grandes classes : ceux qui ont plus de dîners que d’appétit, ceux qui ont plus d’appétit que de dîners. » Quoi qu’on fasse, on n’arrivera jamais à rendre les dîners égaux aux appétits, car, dans bien des cas, ceux-ci sont insatiables.

Deux causes principales concourent à maintenir une partie de notre population dans la misère ; l’une est exclusivement géographique et découle de notre climat. La vie matérielle n’est coûteuse et par conséquent pénible que dans les pays froids. En Orient, où la faim est sinon détruite, du moins fort diminuée par la chaleur de la température, où l’homme ne boit que de l’eau, la misère n’existe réellement pas ; on couche sans danger à la belle étoile, on vit de légumes, au besoin de trèfle, et si l’on n’a pas de vêtements, on en est quitte pour aller tout nu. Chez nous il n’en est point ainsi. La nécessité de s’abriter pendant les nuits brumeuses, de porter des vêtements de laine, de se nourrir d’une façon substantielle, sous peine de voir ses forces s’étioler ; le goût des liqueurs fermentées qui donnent une vigueur factice, que l’on finit par subir comme une irrésistible passion, font l’existence très-chère pour les pauvres et les réduisent souvent à de cruelles extrémités. L’autre cause est purement morale et ressort de la nature même de l’homme, qui est imprévoyant, à Paris surtout. Il vit au jour le jour, sans aucun souci du lendemain ; parfois il dépense en une seule soirée le gain de toute une semaine ; la plupart du temps il ne sait rien épargner, ni pour ses habillements, ni pour son loyer, ni pour une maladie possible, ni pour un chômage imprévu, ni pour le ménage, ni pour les enfants. Le cabaret l’attire et le retient. La femme, plus âpre à l’économie, le surveille et veut le ramener : c’est peine perdue.

Le lundi qui a suivi les jours de paye, il faut voir les abords de certains marchands de vin. Sur le trottoir les femmes sont rassemblées ; timidement elles essayent de regarder à travers les vitres, elles voudraient bien entrer pour « reprendre leur homme » et tâcher de sauver quelques sous, car le propriétaire se fâche parce qu’on n’a pas payé le terme, et le boulanger ne veut plus faire crédit. Si elles osent franchir le seuil interdit, elles sont accueillies par des injures et souvent par des coups. Aux environs du canal, un cabaretier compatissant a fait construire une espèce de hangar afin que les femmes puissent au moins attendre à l’abri. Il arrive aussi que la femme, fatiguée de voir le mari dépenser son argent avec des camarades, veut sa part de débauche ; Dieu sait alors où l’on en arrive.

À l’imprévoyance, à ce goût brutal des plaisirs grossiers, à l’oubli de tous les devoirs dont l’accomplissement fait seul de l’être humain autre chose qu’une brute, se joint souvent une sorte d’ardeur envieuse pour certaines jouissances, généralement réservées aux gens riches : une femme mère de deux jumelles et réellement misérable obtient un secours de vingt francs ; va-t-elle se procurer du pain et de la viande pour elle, quelque couverture pour ses enfants, peut-être même du vin qui soutiendra son énergie ? Non. Elle se rend en hâte chez un confiseur célèbre, achète pour vingt francs de bonbons et les mange le même jour. Celle-là du moins a réalisé un rêve.

De tout temps, l’exercice de la charité a été un plaisir pour les âmes miséricordieuses et une nécessité politique pour les gouvernements ; aussi, à côté de la bienfaisance individuelle et des associations libres, on trouve l’ingérence directe de l’État qui, sous une forme ou sous une autre, organise les secours d’une façon régulière. Les ordres religieux, obéissant aux préceptes de la morale chrétienne et mus par l’esprit d’envahissement qui leur est naturel, ont souvent cherché et cherchent encore à substituer leur action exclusive à celle des particuliers et des gouvernements. Il n’y a pas longtemps que ceux-ci ont renoncé aux vieux usages monarchiques qui, plus d’une fois, donnèrent à la charité des apparences condamnables. Dans les jours de réjouissance publique, on pensait aux pauvres, mais avec cette hauteur insolente que les grands affectaient envers le menu peuple : on faisait ce qu’on appelait alors des largesses ; on jetait à la foule des pièces de monnaie et des vivres. Ces avilissantes distributions étaient de tradition royale, et elles n’ont disparu qu’avec les Bourbons de la branche aînée. Je me souviens d’avoir vu la dernière qui eut lieu à Paris, sous la Restauration.

C’était aux Champs-Élysées. Dans le quinconce de gauche en entrant, était dressée une sorte d’immense estrade en planches, semblable à une tour carrée, d’où s’échappait un ruisseau de vin violâtre ; quelques humbles fonctionnaires, debout et ricanant, lançaient à toute volée des cervelas, des saucissons et du pain. Des hommes, des femmes se roulaient par terre, s’arrachant cette charcuterie médiocre, pendant que d’autres, portant des cruches, des seaux, des éponges emmanchées au bout d’un bâton, se ruaient, s’étouffaient pour arriver jusqu’à la fontaine de vin. C’était hideux ; quelques gendarmes avaient grand-peine à empêcher les ivrognes tombés par terre d’être piétinés par les impatients. Il faisait un temps gris et froid, ce devait être le 4 novembre, le jour de la Saint-Charles ; j’étais petit enfant, la peur me prit devant cette tourbe violente, et je me sauvai. Moins d’un an après, la révolution de Juillet emportait pour toujours cette mauvaise coutume de l’ancien régime. Aujourd’hui les distributions gratuites sont remplacées par des secours aux indigents, à qui l’on donne individuellement quelques livres de pain, une bouteille de vin et un pâté ; parfois des vêtements, du bois, du charbon ou de l’argent. Tout ce que le spectacle d’autrefois avait de répulsif a disparu ; il ne reste plus qu’une mesure charitable, sagement appliquée.

Je n’ai point à parler ici de la bienfaisance privée, qui à Paris est très-considérable, toujours sollicitée, toujours entretenue ; je n’ai rien à dire non plus des sociétés de charité religieuses et laïques, qui, tout en secourant les malheureux, poursuivent un résultat parallèle et parfois imposent certaines conditions de moralité ou un mode particulier d’existence aux misérables qui les invoquent. Je ne veux m’occuper que de la bienfaisance abstraite, de celle qui ne demande ni l’acte de baptême ni l’acte de mariage, qui est exercée en vertu de considérations sociales supérieures, qui reçoit de toute main et donne à toute infortune, qui est un des éléments de la sécurité urbaine, et qu’on a centralisée avec ses ressources, ses devoirs et ses charges, dans la grande administration de l’Assistance publique.

L’origine en remonte loin ; dans le principe tout dépendait de l’Hôtel-Dieu, qui était régi, au spirituel et au temporel, par le chapitre de Notre-Dame ; mais des abus graves et de toute sorte ayant été signalés, un arrêt du parlement, en date du 2 mai 1505, confia la gérance de l’hôpital à une commission laïque, composée de huit notables, qui devint le bureau des pauvres, après que François Ier, par son édit du 16 novembre 1544, eut chargé les magistrats municipaux de secourir les indigents de la ville. Non-seulement ce bureau, dont les membres prirent le titre de surintendants, veillait à l’entretien des hôpitaux, aux soins que réclamaient les malades, mais il pourvoyait à la subsistance des indigents et fixait des taxes de charité, qu’il rendait obligatoires. Ainsi, le 15 janvier 1574, il décide que les habitants de Paris qui refuseront de donner à la quête seront frappés d’une amende égale au quadruple de ce qu’on leur avait demandé. Le 2 juillet 1586, on établit dans vingt-sept rues des marmites, après avoir enjoint à tous les bourgeois d’y apporter, vers midi, les restes de leurs « potages et viandes », qui seront distribués aux indigents. Lorsque la taxe n’était point payée, le parlement intervenait, ainsi qu’il le fit le 28 juin 1596, le 15 et le 19 mars 1602, pour menacer de confiscation les retardataires ; il n’exclut ni les prêtres ni les communautés religieuses, et il leur ordonne d’acquitter la taxe des pauvres, sous peine de voir saisir leur temporel.

Les charges de surintendants, gratuites et fort lourdes à porter, étaient exercées par les présidents et des conseillers du parlement et de la cour des aides[1] ; en 1690, l’archevêque de Paris leur fut adjoint. Cette organisation qui, marchant un peu au hasard des circonstances, fit néanmoins beaucoup de bien et était célèbre dans Paris, où le peuple l’appelait le Grand Bureau, disparut avec la Révolution ; le 15 avril 1791, tous les membres de la commission hospitalière remirent leur démission, qui fut acceptée. Moulinot, Thouret, Aubry, Dumesnil et Cabanis, qui les remplacèrent, furent des hommes de science et de bon vouloir, mais les conjonctures étaient plus fortes que les intentions les meilleures ; les disettes successives, la rareté croissante des espèces métalliques, ruinèrent tous les établissements où l’indigence trouvait des secours et un abri.

Pendant longtemps on vécut sans plan de conduite, sans règle déterminée ; on s’inspirait des occurrences présentes ; la brutalité des événements faisait ajourner toute mesure définitive. C’était de l’empirisme : le bien des pauvres, étayé jadis en grande partie sur des privilèges qu’on n’avait pas plus respectés que les autres, allait diminuant de jour en jour ; pour subvenir à des besoins urgents, on vendait les rentes à des taux illusoires ; les hospices tombaient de vétusté, l’administration était nulle ou mauvaise. C’est miracle que le système hospitalier n’ait point sombré tout entier. Il était dans un état pitoyable lorsque Frochot, reprenant avec un grand courage tous les éléments dispersés et compromis, réussit à les grouper de façon à en faire un tout compacte qui pût servir de base à une organisation nouvelle.

À la suite d’un rapport fort remarquable adressé par lui aux consuls, un arrêté fut rendu le 27 nivôse an IX (17 janvier 1801), qui créait un conseil général et une commission administrative des hospices ; un second arrêté du 29 germinal (19 avril) de la même année réunissait l’administration des secours à domicile aux attributions du conseil général des hôpitaux. Ce système a été en vigueur jusqu’au jour où l’Assistance publique en a pris la place. Il était conçu d’après la division des pouvoirs, qui est le principe même de l’administration française. Le conseil général représentait le pouvoir délibérant, et la commission était le pouvoir exécutif ; mais ces deux autorités, fonctionnant simultanément, détruisaient souvent l’unité d’action si indispensable en pareil cas ; de plus, la constitution de 1848, afin d’éviter d’avoir à décréter le droit au travail, pour lequel avaient voté des personnalités considérables, n’hésita point à faire de l’assistance un dogme obligatoire : « La société fournit l’assistance aux enfants abandonnés, aux infirmes et aux vieillards sans ressources et que leurs familles ne peuvent secourir. »

En présence d’une déclaration si formelle, l’ancienne organisation devenait insuffisante, et le 10 janvier 1849 une loi fut votée qui règle cette délicate matière. En fait, l’ancien conseil général d’administration est remplacé par un conseil de surveillance et la commission exécutive s’est effacée devant un directeur général responsable. Au lieu du système républicain inauguré par l’arrêté des consuls, maintenu sous la Restauration et par la dynastie de Juillet, on a aujourd’hui le principe monarchique constitutionnel voté par une assemblée républicaine. C’est là un de ces accidents de logique française dont notre histoire n’offre que trop d’exemples.

Cette centralisation de tous les pouvoirs hospitaliers en une seule main a produit, il faut le reconnaître, d’excellents résultats. En assurant l’unité d’impulsion à des services multiples, elle a permis de faire concourir ceux-ci au même but, d’activer la bienfaisance, de la régulariser, pour ainsi dire, de ménager la précieuse fortune qui est le patrimoine des pauvres, de ne distribuer les secours qu’en connaissance de cause, dans une mesure proportionnée aux ressources dont on dispose et aux besoins qu’il est urgent de soulager. Située jadis au parvis Notre-Dame, dans un lourd bâtiment qui sert actuellement d’annexe à l’Hôtel-Dieu[2], l’administration occupe depuis 1867 une vaste maison prenant triple façade sur l’avenue Victoria, la place de l’Hôtel-de-Ville et le quai Le Pelletier. C’est une sorte de ministère très-fréquenté et où la besogne ne languit pas.

L’Assistance publique à la direction des huit hôpitaux généraux, des sept hôpitaux spéciaux établis à Paris, de trois hôpitaux provinciaux destinés au traitement des maladies scrofuleuses des enfants (Berck-sur-Mer, Forges, la Roche-Guyon), de dix hospices, de trois maisons de retraite, de vingt bureaux de bienfaisance, de cinquante-sept maisons de secours ; elle préside aux secours portés à domicile ; elle est tutrice des enfants assistés et des aliénés ; elle emploie un personnel de 6 338 agents, dont 1 989 appartiennent au corps médical. Tout ce qui, dans cet immense Paris, souffre, a faim, est abandonné, malade, indigent, vient à elle et l’implore. Elle est la grande sœur de Charité ; dans la mesure de ses forces, elle accueille les misères et panse les plaies. Si elle est âpre au gain, si elle demande sans cesse, si elle cherche à attirer vers elle l’attention et la générosité des personnes riches, c’est afin d’avoir plus à donner.

Qui n’a entendu parler des biens des hospices ? Il est de tradition dans le peuple de Paris que jamais si considérable trésor n’a été vu dans aucun temps ni dans aucun lieu. C’est l’éternelle histoire des bâtons flottants. Si l’Assistance publique n’avait pour ressource que les legs qui lui ont été faits et les dons que la charité lui envoie, les indigents de Paris mourraient de faim, et il faudrait fermer au moins la moitié des hôpitaux. Elle s’est faite très-lentement et par accumulation, cette fortune qui réunit aujourd’hui les biens de l’Hôtel-Dieu, ceux du grand bureau des pauvres et ceux de l’hôpital général. Depuis Louis VII, qui institua une rente de trois sous et huit deniers, depuis Philippe Auguste, qui, en 1208 et par acte authentique, abandonnait pour le coucher des malades la litière de paille qui garnissait les chambres du Palais[3], on conserve précieusement et l’on pourrait citer le nom des 8 287 bienfaiteurs qui ont enrichi le patrimoine hospitalier, quelques legs sont étranges en 1199, un chanoine de Noyon légua à l’Hôtel-Dieu deux maisons dont le revenu devait être employé, le jour anniversaire de sa mort, à donner aux malades les aliments qu’ils désireraient. Par tous les moyens possibles on encourageait les donataires, et les papes leur accordaient des indulgences. On possède plusieurs brefs qui ne laissent point de doute à cet égard, car ils sont revêtus du sceau de l’Hôtel-Dieu représentant le bon pasteur tenant la brebis malade : deux étoiles brillent au-dessus de sa tête ; il est accosté, comme on dit en langage héraldique, de deux chênes laissant tomber leurs glands en signe de fécondité ; au-dessous du personnage, on voit les trois fleurs de lis de France, et autour de l’écusson ovale se déroule cette légende : Sigillum indulgentiarum Domus Dei Parisiensis.

À côté des dons en argent et en nature, des legs reçus par héritage, les rois accordaient des privilèges qui ne laissaient pas d’être fructueux : droit de prendre un panier de poisson et d’autres denrées sur les voitures arrivant aux halles (concédé en 1308 par Philippe IV, confirmé par Jean II en 1352), droit de pacage dans les forêts royales (Philippe VI, 1344), exemption des péages d’entrée, du logement des gens de guerre, des frais de chancellerie ; enfin, au milieu de cent autres concessions qu’il est superflu d’énumérer[4], il convient de rappeler la singulière autorisation que, le 29 janvier 1574, Charles IX octroya à l’Hôtel-Dieu de placer 1 000 livres de rente au taux usuraire de 12 pour 100. Au moment de la Révolution, les revenus de tous les établissements laïques de bienfaisance de Paris s’élevaient à la somme de 8 087 980 livres, et il ne faut pas oublier que Loménie de Brienne ne s’était point gêné pour y porter la main en août 1788[5].

Cette fortune est bien moins importante aujourd’hui, quoique depuis cinquante ans elle ait été augmentée par des legs considérables. À consulter les documents officiels les plus récents, on voit que le patrimoine actuel de l’Assistance publique est représenté par un revenu de 3 247 600 francs, auxquels on doit ajouter 673 258 francs de rente affectés à six fondations spéciales ; le total des biens appartenant en toute propriété aux hospices, ainsi que l’on disait autrefois, ne produit donc annuellement que 3 870 858 francs. — Dans cette somme, les revenus immobiliers figurent pour 16 861 340 francs ; les intérêts de capitaux placés pour 458 832, les rentes sur l’État, avec ou sans affectations, pour 1 102 428.

Restent les fondations, dont il est bon de dire un mot, ne serait-ce que pour parler de ces hommes de bien qui eurent pitié des pauvres et les ont faits leurs héritiers : Montyon, dont on est certain de rencontrer le nom toutes les fois qu’il s’agit d’une œuvre de bienfaisance, lègue 281 630 francs de rente qui doivent être employés à secourir les convalescents à leur sortie de l’hôpital ; vient ensuite Brézin, qui laisse un gros capital, dont le revenu de 190 233 francs est réservé à l’entretien d’un hospice destiné aux artisans métallurgistes : Brézin, ancien ouvrier, avait fait sa fortune comme serrurier-mécanicien-fondeur, et il voulut y faire participer après sa mort la classe d’hommes qui, pendant sa vie, l’avait aidé à l’acquérir ; Lambrecht, qui fut sénateur et libella l’acte de déchéance de Napoléon Ier, fonda par testament, à Courbevoie, un asile pour les protestants, et y affecta une rente de 48 093 francs ; Boulard, tapissier enrichi, consacre 20 804 francs de rente à établir une maison de retraite où sont reçus douze ouvriers tapissiers âgés, infirmes ou malheureux ; Devillas, ancien négociant, spécifie que les 31 000 livres de rente qu’il abandonne aux pauvres seront employées à un hospice situé à Issy et où trente-cinq indigents de soixante-dix ans accomplis trouveront la subsistance et l’abri. Tous les biens légués par ces fondateurs ont une destination particulière qu’il n’est point permis de modifier ; l’Assistance publique en a donc moins la propriété que l’administration.

À ce revenu médiocre et insuffisant on peut ajouter 6 336 872 francs, qui sont représentés par : les frais de séjour dans divers hôpitaux ou hospices (940 000) ; la vente faite dans les établissements de service général (3 808 388) ; le prix des journées des aliénés traités pour le compte du département de la Seine (1 184 434) ; les frais de séjour et d’habillement des enfants assistés à payer par le département (442 050) ; mais ce ne sont là que des recettes d’ordre qui remboursent des dépenses faites, et l’Assistance n’en retire pas un centime. En revanche, elle trouve des ressources sérieuses dans les produits intérieurs des hôpitaux et de certains hospices (238 550 francs), dans une part qui lui est accordée sur les concessions de sépulture (203 000 francs), dans les bénéfices du mont-de-piété (725, 000), et enfin dans l’impôt de charité qui frappe les billets de spectacle, de bals, de concerts publics, et qui est évalué à 1 750 000 francs.

Ce dernier impôt est fort connu : vulgairement on l’appelle le droit des pauvres ; il fait beaucoup parler de lui depuis quelque temps ; les directeurs de théâtre paraissent s’être imaginé qu’en leur concédant toute liberté d’exploitation, le gouvernement leur avait implicitement accordé le pouvoir de se soustraire aux obligations légales ; ils ont refusé de laisser l’Assistance publique encaisser ce qui lui est légitimement dû. La question est pendante et mérite qu’on la dégage de tous les brouillards dont on a tâché de l’obscurcir, quoiqu’il y en ait peu qui soient d’une clarté plus facile à pénétrer.

Le principe de l’impôt dont les personnes qui se rendent au spectacle sont frappées au profit des pauvres se trouve dans l’ordonnance royale du 25 janvier 1699, par laquelle Louis XIV déclare qu’un sixième, perçu « en sus des sommes qu’on perçoit et qu’on percevra à l’avenir », sera attribué à l’hôpital général[6]. Les directeurs de théâtre ne tardèrent pas à regimber, et il fallut, le 4 mars 1719, faire intervenir une ordonnance contentieuse qui leur expliquait, sans laisser le moindre doute sur l’interprétation du texte, que « le sixième et le neuvième sont perçus par augmentation ». On établit très-nettement que cette sorte de taxe au profit des pauvres est un impôt qui atteint le spectateur et non pas l’entrepreneur. Le décret du 4 août 1789, qui supprimait tous les privilèges, ne fit pas grâce à celui-là ; mais, dès l’année suivante, la loi du 19-24 aoùt 1790, qui confie à l’autorité municipale le droit d’autoriser les représentations théâtrales, met à la charge de celles-ci une redevance pour les indigents ; la loi du 7 frimaire an V dit explicitement à l’article 1er : « Il sera perçu un décime par franc (deux sous pour livre, vieux style) en sus du prix de chaque billet d’entrée pendant six mois. » D’année en année cette disposition est renouvelée, jusqu’au décret impérial du 9 décembre 1809, qui décide que la perception du dixième aura lieu indéfiniment ; enfin le décret du 6 janvier 1864, qui organise la liberté des théâtres, dit à l’article 2 : « Continueront à être exécutées les lois existantes sur la police et la fermeture des théâtres, ainsi que la redevance établie au profit des pauvres et des hospices. » Au point de vue légal, l’hésitation n’est même point permise.

Autrefois, dans le vestibule des théâtres, il y avait deux bureaux de perception, deux guichets : l’un où l’on acquittait le prix de sa place, l’autre où l’on versait la taxe due aux pauvres. Les vieillards ont vu encore des tarifs ainsi conçus, affichés à la porte de la Comédie-Française : Premières loges, 6 francs 60 centimes : 6 francs pour le théâtre, 60 centimes pour les pauvres ; parterre, 2 francs 20 centimes : 2 francs pour le théâtre, 20 centimes pour les pauvres. Nul alors ne pensait à réclamer contre cet impôt somptuaire ; mais pour faciliter la circulation à l’entrée des théâtres souvent encombrée, pour éviter aux spectateurs l’ennui de se transporter d’un guichet à un autre, on a réuni les deux bureaux en un seul, et l’entrepreneur de spectacle a fait acte de perception pour son propre compte et pour celui de la caisse hospitalière.

De cette confusion matérielle de deux opérations parfaitement distinctes, on a essayé de tirer parti, et l’on a tout simplement dit à l’Assistance publique qu’on ne lui devait rien, qu’on ne lui donnerait rien. Une telle prétention, si peu fondée, démentie par la simple lecture des textes et par la plus vulgaire moralité, a trouvé des défenseurs. On n’a pas voulu voir que le spectateur, en payant le prix de sa place, acquitte en même temps un droit fixe réservé aux indigents, exactement comme le voyageur qui prend un billet dans une gare solde du même coup l’impôt dont l’État a frappé le transport des personnes en chemin de fer. On a demandé aussi que le droit des pauvres ne fût prélevé que sur les bénéfices nets, et un directeur en faillite a dit à ses créanciers en leur montrant ses comptes : « Je vous dois 300 000 francs ; mais si je n’avais été forcé de donner 400 000 francs pour les pauvres, vous seriez payé et j’aurais 100 000 francs à moi. » L’argumentation est absolument fausse, car si le droit des pauvres n’eût pas existé, l’entrepreneur n’aurait pas reçu les 400 000 francs qu’il a perçus et versés pour eux. Si la taxe n’était acquittée que sur les bénéfices et non sur la recette brute, tout négociant pourrait refuser de payer l’impôt qui frappe son commerce spécial, sous prétexte qu’il ne fait pas de bonnes affaires. Cette querelle ne serait que puérile si elle n’essayait de spolier les indigents ; mais le but qu’elle poursuit lui donne un caractère pénible. Avant de pénétrer dans un lieu de plaisir, l’homme riche est forcé par la loi d’ajouter une aumône destinée au soulagement de la misère : rien n’est plus juste, rien n’est plus humain ; mais prétendre que cette aumône appartient en propre au directeur et qu’il peut en disposer à son profit, c’est, selon nous, se tromper sciemment et commettre un acte blâmable.

En totalisant les recettes de l’Assistance publique, on arrive à une somme très-considérable : 13 204 280 francs ; mais elle est bien loin de suffire aux besoins qu’il faut satisfaire[7]. À moins de manquer ouvertement à son mandat, l’administration ne peut refuser de secourir ceux qui légitimement s’adressent à elle ; quoiqu’elle surveille le patrimoine des pauvres avec une économie prévoyante et jalouse, sa fortune personnelle la laisserait impuissante à faire le bien. En effet, les dépenses ordinaires, prévues et calculées d’après une longue expérience, s’élèvent à la somme de 23 806 027 francs. Entre les ressources normales et les obligations impérieuses, l’écart est énorme ; qui donc le comblera ? La ville de Paris elle-même, qui donne 10 601 747 francs à l’Assistance, afin que celle-ci puisse convenablement remplir la haute mission dont elle est chargée.

C’est là ce que Paris, le Paris administratif, dépense pour ses pauvres, pour ses malades, pour ses infirmes, pour ses vieillards ; mais si nous essayons d’apprécier l’œuvre de la charité privée, si nous tenons compte des sociétés de bienfaisance, des quêtes faites à domicile et dans les églises, des dons en argent et en nature qu’on laisse à la disposition des particuliers, si nous constatons que tous les ministères ont des fonds de secours assez abondamment pourvus, si nous cherchons à évaluer l’importance des aumônes personnelles, si nous disons qu’un banquier connu distribue parfois d’un seul coup trente mille bons d’un kilogramme de pain, si nous rappelons que l’administration des secours donnés sur la cassette impériale[8] reçoit chaque année une moyenne de soixante-treize mille demandes, dont la plupart sont accueillies favorablement, nous arriverons à cette conclusion, qui n’a rien d’excessif, que l’indigence parisienne absorbe annuellement plus de quarante millions : ce qui l’entretient peut-être au lieu de l’atténuer[9].

ii. — les établissements généraux.

La boulangerie. — Maison Scipion Sardini. — Vieux bâtiments. — Minoterie à l’anglaise. — Silos en fer. — Procédé Mége-Mouriès. — Le fournil. — Pétrins à la mécanique. — 25 000 kilogrammes de pain par jour. — La paneterie. — Kakerlaks. — La Pharmacie centrale. — Hôtel de Nesmond. — Droguerie. — L’armoire de Locuste. — Flore officinale. — Alexipharmaques. — Le laboratoire. — La filature des indigents. — Souvenir de madame de Maintenon. — 600 fileuses. — Distribuées dans les hospices. — Le magasin central. — Fournitures par adjudication. — Magasins spéciaux. — Vestiaires. — Ateliers. — Charpie. — 144 000 mètres de bandes. — Salle des modèles.


En personne avisée, l’Assistance publique possède des établissements de service général où elle confectionne, où elle emmagasine les objets dont elle a besoin pour ses consommations journalières. De cette façon, elle supprime autant que possible les intermédiaires, toujours onéreux, et elle est certaine de la sincérité des produits qu’elle emploie. C’est pour parvenir à ce double but qu’elle a une cave, une boucherie, une boulangerie, une pharmacie et un magasin central. La cave est située à l’Entrepôt des vins et liquides[10], la boucherie fait partie de l’ancien abattoir de Villejuif.

La boulangerie occupe, près de la rue du Fer-à-Moulin, la maison que Scipion Sardini, un riche traitant italien, s’était fait bâtir, sous le règne de Henri III, hors de l’enceinte de la ville. Dès l’année 1612, cet hôtel assez vaste entre dans le système hospitalier parisien, car on y établit un dépôt de mendicité ; en 1622, on le consacre aux vieillards infirmes ; en 1636, on y installe des pestiférés ; en 1656, Louis XIV l’adjoint comme boulangerie à l’hôpital général, ce qui n’empêche pas qu’en 1663 on y donne asile à des femmes indigentes et à des filles-mères. En 1675, on le rend à sa destination primitive, tout en y ajoutant un abattoir et une fabrique de chandelles ; en 1801, on le réunit à l’administration des hôpitaux et hospices civils ; en 1849, l’Assistance publique, le recevant dans ses attributions, y organise une manutention et une minoterie mues par la vapeur. Quoique les nécessités du service aient fait élever des constructions modernes dont le moellon et le plâtre sont les principaux éléments, ce qui reste de l’ancien édifice est un curieux spécimen de l’architecture de la Renaissance, pris à ce moment où la brique va remplacer la pierre de taille et où l’ornementation, s’alourdissant de jour en jour, fait déjà prévoir la pesanteur qui l’attend sous Louis XIII. Dans la cour, une aile tout en brique d’un rouge foncé est portée sur six arcades surbaissées, dont quatre sont oblitérées par des fenêtres et des portes récentes. Au milieu des pendentifs, quatre médaillons en pierre sculptée représentent des têtes qui offrent un certain caractère, quoiqu’une seule soit intacte, et dont la vraie place serait au musée de l’hôtel Carnavalet plutôt que dans cette usine où elles sont perdues pour le public et où des dégradations nouvelles peuvent constamment les atteindre.

Une machine à vapeur forte de quatre-vingt quinze chevaux met en mouvement un moulin à l’anglaise muni d’appareils perfectionnés et installé dans les cinq étages d’un bâtiment élevé exprès. Là, dans de vastes greniers aérés de toutes parts, sont entassés les sacs de blé destiné à être trituré par les meules en belles pierres de la Ferté-sous-Jouarre. Plus loin, dans de larges cases en bois poli par l’usage, on enferme les farines, qu’on surveille attentivement pour éviter la fermentation, surtout en avril, à l’époque où le blé sort de terre, et en juin lorsqu’il fleurit, car alors la vie particulière à l’espèce semble se réveiller et atteindre le grain pulvérisé à l’instant même où elle se développe dans la plante elle-même. Pour faire une expérience concluante sur la conservation du blé, on a construit cinq immenses silos en pièces de fer boulonnées, dans lesquelles on a fait le vide, et que deux fois par an on charge d’azote. Ils renferment chacun 600 hectolitres de blé ; le plus ancien a été rempli le 23 novembre 1863 ; le grain qui s’en écoule lorsqu’on entrouvre le judas de prise parait irréprochable[11].

Une importante amélioration a été introduite dans la meunerie de la boulangerie Scipion, meunerie qui n’existe que depuis 1856, car avant cette époque l’administration achetait des farines et n’était point organisée pour moudre elle-même. M. Mége-Mouriès, étudiant le grain de blé au microscope, remarqua que, précisément au-dessous de l’écorce, existait une partie dure, résistante, grisâtre, particulièrement riche en azote et où se développe la germination. Cette portion très-nourrissante du blé était laissée adhérente au son et disparaissait, sans être utilisée pour la panification, avec les issues ordinaires. Grâce à un nouveau système de mouture et à l’emploi d’un mode de séparation fort ingénieux, la boulangerie centrale recueille aujourd’hui cette précieuse substance et la fait entrer dans la composition du pain. Si celui-ci acquiert de la sorte des qualités nutritives considérables, il faut reconnaître que l’aspect en est légèrement altéré, et qu’il n’offre point cette nuance d’un blanc jaunâtre qui parait fort appréciée des Parisiens : nuance que les boulangers obtiennent tous invariablement en mêlant à leur pâte de la farine de maïs, de la farine de féveroles et de la fécule de pommes de terre.

La boulangerie proprement dite est située au rez-de-chaussée ; l’activité qui règne dans le fournil le rend imposant. L’hélice des dix pétrins mécaniques, mue par une machine à vapeur forte de seize chevaux, tourne jour et nuit ; les dix fours alignés ouvrent leur bouche enflammée dans la même muraille de briques ; les ouvriers, demi-nus, au milieu de cette chaude atmosphère, blancs de farine, manient avec une dextérité rare les longues pelles qui portent la pâte fermentée dans la fournaise éteinte, mais brûlante ; sans repos les feux flambent, car la consommation de chaque jour exige de 20 000 à 25 000 kilogrammes de pain ; on en envoie gratuitement aux hôpitaux et aux hospices ; contre remboursement aux hospices Devillas et Saint-Michel, à l’ouvroir Gérando, aux Enfants convalescents, à la ferme Sainte-Anne, à l’asile de Vincennes, à l’œuvre de Sainte-Marie, au Bon-Pasteur, au Val-de-Grâce, à la Pharmacie centrale, aux collèges Chaptal et Rollin, aux halles et marchés de Paris. Il est savoureux et bon, mais il durcit rapidement, ce qui tient sans doute à l’emploi des pétrins mécaniques, et lorsqu’on le taille en soupes, il fait tourner facilement le bouillon, par cela même qu’il renferme cette partie grise et singulièrement fermentescible dont j’ai parlé plus haut.

À côté de la boulangerie s’ouvre une vaste pièce qui sert de paneterie et voit à chaque heure se renouveler le miracle de la multiplication des pains. Une odeur fadasse et assez déplaisante semble inhérente à l’établissement même. En en cherchant attentivement la cause, on s’aperçoit qu’elle provient d’une colonie de kakerlaks, de blattes, qui s’est emparée de toute la maison Scipion. Ces hideux insectes, plats, roussâtres et d’une prodigieuse agilité, quittent, dès que la nuit vient, les fentes des murailles qu’ils habitent ; ils se glissent partout, pullulent à l’infini, sont un véritable fléau et font concurrence aux grillons qui chantent près des fours leur chanson monotone. Il y aurait un moyen bien simple de purger la boulangerie de ces hôtes incommodes, ce serait d’y entretenir deux ou trois hérissons : en peu de temps ils auraient avalé et digéré cette désagréable engeance.

La Pharmacie centrale, qui jadis était réunie à l’hôpital des Enfants trouvés, placé alors au parvis Notre-Dame, est installée, depuis 1812, dans l’ancienne maison que la communauté de la Sainte-Famille, fondée par Marie Bonneau, veuve de Beauharnais de Miramion[12], occupa depuis 1691 jusqu’en 1790. L’entrée est médiocre, et quoique le bâtiment principal ait une certaine ampleur, il n’offre rien qui soit digne d’attention. C’est là que l’Assistance publique tient en dépôt les médicaments qu’elle fournit aux hôpitaux, aux hospices, et qu’elle distribue dans les maisons de secours. Cela ressemble à une immense droguerie ; un parfum subtil domine, celui de l’éther. Des bocaux énormes remplis de liquides de toute couleur et de toute saveur, encapuchonnés d’un couvercle de tôle peinte, sont méthodiquement rangés sur des étagères qui font tout le tour d’une vaste salle ; dans des mannes et prêts à partir, on voit des rouleaux de sparadrap, des tas de petits pots empilés, des bâtons de réglisse noire venus des Calabres, des fagots de réglisse en bois, des onguents grisâtres qui ont vilaine apparence, des flacons où les cristaux d’iodure de potassium ressemblent de loin à des morceaux de sucre cassé menu, des bouteilles où l’huile d’amandes douces transparente et jaune luit comme de l’or pâle en fusion, des liasses d’emplâtres chargés de poudre de cantharides, des pommades de toute sorte, des teintures de toute espèce. Dans un cabinet réservé à l’économe, les deux portes d’une armoire se referment à clef sur des flacons d’une figure peu rassurante ; c’est là une réserve digne de Locuste, de Sainte-Croix et d’Exili : réalgar et cyanure, opium et strychnine, digitaline et morphine, curare et noix vomique, isolés dans leur prison de verre, paraissent rassemblés pour des œuvres néfastes et redoutables. Lorsqu’on approche de cette armoire diabolique, on sent une insupportable odeur de musc ; au milieu des poisons, on conserve cette substance empestant qui coûte fort cher et dont on use encore quelquefois dans le traitement de certaines maladies nerveuses.

L’herboristerie répand ce doux et pénétrant parfum des fleurs desséchées, si exquis, si suave, et qui semble l’émanation de l’âme des plantes : dans de grands sacs de toile entr’ouverts on aperçoit les pâles violettes, les coquelicots d’un rouge obscur, les lichens transparents pareils à de la corne recroquevillée, les camomilles trop odorantes, les absinthes qu’on ne peut voir sans tristesse lorsqu’on pense à quoi elles servent aujourd’hui ; toute l’admirable famille des labiées, si puissante et si précieuse : les sauges, les menthes, les romarins ; puis les consolatrices, ellébores et daturas ; les bois de gaïac, les quassia amara en bûches ou en cotrets, les écorces d’orange, les coloquintes odieuses d’amertume, les safrans qui, regardés à jour frisant, ont des tons pourpres magnifiques, les reines des prés, qui poussent les pieds dans l’eau et combattent l’hydropisie, les valérianes, qui donnent aux chats de si étranges illusions ; tous les simples de la nature semblent réunis là ; cependant j’y ai cherché la mandragore qui chante et qui fait oublier : je ne l’ai point trouvée.

Au premier étage, dans une salle où se font les expertises scientifiques sans lesquelles nul médicament n’est accepté, des tiroirs glissant les uns sur les autres et s’élevant du plancher au plafond contiennent les drogues qui doivent être soustraites au contact de l’air ou dont on n’use qu’en petite quantité : seigle ergoté, feuilles de jusquiame, fleurs de genêts sauvages. Le nom des médicaments est écrit sur les boites qui les renferment ; il est curieux de le lire, lorsqu’on se rappelle que l’établissement a été outillé à neuf en 1812 ; on voit alors combien le vieil empirisme cabalistique du moyen âge a été lent à disparaître devant la science expérimentale, et l’on ne peut s’empêcher de sourire à cette nomenclature de substances que n’auraient point désavouées les sorcières de Macheth. Un partisan de l’école de Salerne bondirait de joie en retrouvant là l’indication de ces alexipharmaques si fréquemment employés jadis, le sang de bouquin, les yeux d’écrevisse, la corne de cerf râpée que le phosphate de chaux a remplacée, le corail rouge, la poudre de vipères, les vers de terre et les cloportes. Il n’y a pas bien longtemps qu’on administrait encore cette dernière drogue, à laquelle on prête des vertus diurétiques ; aujourd’hui on l’épargne aux hommes et on ne la donne plus qu’aux chevaux : c’est un progrès[13].

Le laboratoire est en activité constante ; enfoncées dans un immense fourneau de fonte, des bassines en cuivre contiennent des liquides épais, visqueux et bouillonnants qui sont des sirops antiscorbutiques, des sirops de gomme et de salsepareille ; quelques hommes, le front en sueur et la main armée de larges spatules de bois, agitent ces mélanges, qui sont mis en bouteilles aussitôt qu’ils sont refroidis. Dans de vastes cuves, la poudre de quinquina macère baignée d’alcool ; un tailloir mû par la vapeur coupe le bois de réglisse ; un pilon écrase les amandes douces, dont un pressoir extrait l’huile bienfaisante. La mécanique la plus occupée de tout l’établissement est le moulin qui triture la graine de lin et la réduit en farine ; sans repos ni trêve il travaille, car c’est par sacs, grands comme des sacs de blé, qu’on expédie dans les hôpitaux et dans les maisons de secours cette désagréable matière à cataplasmes. Dans la cour, des tonneaux en cuivre étamé et boulonné, contenant l’eau de fleurs d’oranger venue de Grasse, sont gerbés les uns sur les autres comme des pièces de vin ; des voitures attelées chargent les médicaments, qu’elles vont porter aux hôpitaux. À voir le grand mouvement et les richesses accumulées de ce puissant réservoir, il est difficile de ne pas éprouver une impression de respect, de ne pas trouver que la ville de Paris est une bonne mère et de ne pas admirer les efforts qu’elle fait pour soulager ses enfants malades.

Le magasin central n’a pas d’histoire ; il est tout neuf, car il a été inauguré le 1er janvier 1868, sur le boulevard de l’Hôpital, où il avoisine la Salpêtrière, à laquelle il a emprunté 16 728 mètres de terrain. Il a pris la place de la filature des indigents, instituée en 1793 dans le but de secourir les mères de famille pauvres qui ne pouvaient quitter leurs enfants. Cet établissement, qui subsistait il y a cinq ans à peine, avait été installé impasse des Hospitalières, dans les bâtiments de la communauté des sœurs de la Charité-Notre-Dame, où madame Scarron s’était retirée en attendant qu’elle devint reine anonyme de France et de Navarre. On remettait à de pauvres femmes du lin, du chanvre qu’elles filaient, procédé primitif qui n’enrichissait guère les ouvrières et coûtait fort cher à l’administration, obligée de faire les achats de matière première en province, d’y réexpédier le fil, afin qu’il fût tissé, et de faire revenir la toile. Si l’on a conservé longtemps cette institution qui, à l’époque de sa création, n’avait qu’un caractère provisoire, c’était pour avoir un motif, ou plutôt un prétexte d’aider des femmes malheureuses ; celles-ci, dans les derniers jours de la filature, étaient au nombre d’environ 600, qui toutes ont trouvé place dans des hospices ou dans des maisons de refuge.

Les bâtiments assez amples, mais à demi ruinés, servaient de magasin pour un certain nombre d’objets, principalement pour la literie ; les autres réserves étaient distribuées au hasard de la place disponible dans les divers hôpitaux de Paris. Ce système était défectueux, contraire à nos habitudes de centralisation ; il rendait la surveillance difficile et le contrôle illusoire. Le magasin central remédie à tous ces inconvénients ; il se compose de plusieurs corps de bâtiment, isolés, très-bien construits, d’un aspect qui n’est point déplaisant, aménagés d’une façon supérieure et qui renferment tous les objets, toutes les denrées que le temps n’altère pas et dont l’Assistance publique fait usage. Tout est fourni par adjudication sur un modèle expérimenté et déposé, auquel le vendeur doit se conformer impérieusement sous peine de voir sa marchandise refusée lui rester pour compte. Chaque pavillon a une affectation particulière : ici, les huiles, les légumes secs, les instruments de propreté, brosses, balais, têtes-de-loup et plumeaux ; là, les meubles, lits, tabourets, tables et chaises ; ailleurs, la vaisselle, dont la diversité dénonce, au premier coup d’œil, la destination différente : si les bols en étain, la grosse poterie, sont réservés pour les hôpitaux, les soupières en porcelaine, les carafes de cristal, les huiliers à double flacon, les salières taillées, sont gardées pour les hospices où l’on paye d’importantes pensions, comme Sainte-Périne. Plus loin, on est ému en voyant des béquilles entassées en chantier, par bottes, comme des fagots, et tous les ustensiles que la science prévoyante s’est ingéniée à inventer pour le soulagement des infirmes et des malades.

Les matières premières sont rangées dans d’immenses casiers qui côtoient les murs de longues galeries propres à faire envie aux ménagères les plus difficiles ; c’est là que sont empilés les draps, les couvertures, les étoffes de laine et de coton, les bonnets, les bas, les galoches, la futaine et le madapolam, les toiles et les calicots, les réserves de vieux linge condamné à devenir de la charpie, et les serpillières où l’on taillera le linceul des morts. D’autres galeries renferment les vêtements confectionnés, chemises, capotes d’hôpital, blouses de siamoise, casquettes, pantalons de toile et de drap ; des paquets tout préparés, épinglés avec soin, contiennent ce que l’on nomme une vêture, trousseau complet qui varie selon l’âge et le sexe des personnes auxquelles il est destiné ; là aussi sont les layettes, en grand nombre, toujours renouvelées, car les naissances ne chôment guère dans la population indigente de Paris.

Des ateliers où des ouvrières libres viennent chaque jour travailler, sous les ordres d’une surveillante appartenant à l’administration, coupent et cousent les vêtements. Il y a là des jeunes filles alertes et rieuses qui font grincer les lourds ciseaux avec l’aplomb d’un vieux tailleur ; dans une large cour baignée de soleil, on carde les matelas, on dévide les longues cordes de crin, on secoue les toiles à carreaux ; des étuves reçoivent la laine encore tout imprégnée de suint et d’ordures ; lorsqu’elle a été lavée et séchée, on la fait voltiger à l’aide de longues baguettes pour la rendre plus légère et plus souple.

Des mécaniques tranchantes et perforantes, mises en mouvement à l’aide de pédales, découpent les bandes dans la toile neuve et percent les trous des emplâtres fenestrés. D’autres taillent les compresses dans le linge fatigué, pendant que les vieilles femmes de la Salpêtrière qui peuvent encore faire usage de leurs pauvres doigts effiloquent lentement la charpie. Le vieux linge fourni par les hôpitaux ne suffit pas aux besoins de la consommation, et chaque année l’Assistance publique achète des draps réformés à l’administration de la literie militaire, des serviettes, des nappes à une marchande bien connue sur le marché du Temple. Dès que les bandes, les compresses sont faites, on les serre, selon la dimension réglementaire qu’on leur a donnée, dans des boites spéciales qui s’emplissent et se vident incessamment. On pourra avoir quelque idée de l’activité qui règne dans ces ateliers particuliers, en sachant que chaque année il en sort 144 000 mètres de bandes en toile neuve. Une salle ouverte dans un petit corps de logis séparé renferme, derrière des vitrines sévèrement closes, un spécimen de tous les objets qui sont indispensables aux multiples manifestations par lesquelles l’Assistance publique affirme la grandeur de sa mission : c’est la salle des modèles ; en la visitant, en maniant l’un après l’autre tous ces objets si divers, en en constatant l’utilité et la perfection, on ne peut qu’être touché d’une si prévoyante et si intelligente charité.

iii. — les bureaux de bienfaisance.

Population indigente de Paris. — Rapport proportionnel. — 120 991 indigents. — La loi du 7 thermidor an V. — Un bureau de bienfaisance par arrondissement. — Personnel administratif. — Douze zones par arrondissement. — Inscription sur le contrôle. — Carte jaune et carte verte. — Secours temporaires. — Secours annuels. — Secours d’hospice. — Ressources aléatoires. — Proportion des collectes. — Subventions ordinaire, extraordinaire et en nature. — Moyenne du secours prévu ; — du secours distribué. — Mission des bureaux de bienfaisance. — Cinquante-sept maisons de secours. — Filles de Charité. — Linge prêté. — Vieilles chaussures. — Consultations gratuites. — La salle d’attente. — Les malades. — Les habitués. — Le vin de quinquina et l’alcool camphré. — Les enfants. — Une jeune mère. — Coquetterie. — Le genre neutre. — Le sucre. — Appareils orthopédiques. — Ordonnances. — Substances réservées. — la petite pharmacie. — Vieilles faïences. — Nul n’est repoussé de la maison de secours.

La population indigente de Paris est très-nombreuse, et c’est seulement depuis 1829 que l’on a des données positives, scientifiques pour ainsi dire, qui permettent d’en apprécier l’étendue. À cette époque, elle se composait de 62 705 individus sur un ensemble de 816 486 habitants, ce qui donne la proportion considérable de 1 indigent sur un peu plus de 13 personnes (13,02). La prospérité des premières années du règne de Louis-Philippe diminue la moyenne, qui n’est plus, en 1838, que de 1 sur 15 (15,37). Lorsque la disette et les mesures insuffisantes pour y obvier amènent un malaise général, ainsi que nous l’avons vu dans l’année 1847, restée tristement célèbre par l’affaire de Buzançais, les chiffres remontent, le nombre des malheureux qui viennent frapper aux portes des administrations charitables augmente rapidement et atteint 73 901 sur 1 034 196, c’est-à-dire 1 sur bien près de 14 (13,99). En 1861, le chiffre des indigents secourus à Paris dépasse ce qu’on avait vu jusqu’alors : le total est de 90 287 ; mais cet accroissement n’est qu’illusoire : loin d’augmenter, la population pauvre a diminué ; le décret d’annexion du 16 juin 1859 venait de souder les communes suburbaines à Paris et en faisait une ville de 1 667 841 habitants ; la proportion est donc plus restreinte et ne donne que 1 sur 18 (18,47) ; elle reste à peu près la même en 1866, après un recensement général, et s’arrête à 1 sur 17 (17,12). Du 1er janvier au 31 décembre 1868, des secours ont été distribués à 129 991 indigents par les soins de l’Assistance publique. C’est une population qui dépasse celle de plus d’une capitale.

Pour subvenir aux besoins d’une telle masse d’individus, il a fallu organiser dans Paris des centres de secours qui, tout en prenant le mot d’ordre de l’administration générale, en lui rendant des comptes et en en recevant des subventions, pussent agir isolément sur les misères au milieu desquelles ils sont situés. Ils rayonnent autour d’eux, dans des limites sévèrement fixées, et multiplient ainsi l’œuvre de la charité publique aidée par la charité privée. À cette disposition très-simple, très-pratique, répondent les vingt bureaux de bienfaisance qui se partagent les vingt arrondissements de Paris. Leur organisation est déjà ancienne et date de la Révolution. La loi du 25 mai 1791 chargea la municipalité de Paris d’administrer le bien des pauvres ; le 5 août, celle-ci nomma une commission spéciale qui, après de lentes études souvent interrompues par les événements dont l’influence modifiait incessamment le personnel siégeant à l’Hôtel de Ville, proposa l’institution des bureaux de bienfaisance, que la loi du 7 thermidor an V créa définitivement. Ils furent plus ou moins nombreux, selon les plans qui prévalurent à différentes époques[14] ; aujourd’hui il y en a un dans chaque mairie. Ils sont régis par un conseil supérieur, composé du maire, président de droit, des adjoints, de douze administrateurs, d’un nombre de commissaires et de dames de charité proportionné à celui des indigents, et d’un secrétaire-trésorier, agent responsable dépendant de l’administration centrale.

Chaque arrondissement est divisé en douze zones distinctes, et la surveillance de chacune d’elles est attribuée à l’un des douze administrateurs ; ce sont ceux-ci qui décident quel genre de secours recevra l’indigent et dans quelle mesure le secours doit être accordé. Des médecins, des sages-femmes, attachés à chaque bureau, sont désignés par le préfet de la Seine. Nul n’a droit à des secours s’il n’est inscrit sur le registre qu’on appelle le contrôle. L’indigent fait une demande : il est visité par l’administrateur, par un commissaire ou une dame de charité, par un médecin, et un rapport détaillé est présenté sur sa situation à l’une des séances que le conseil d’administration tient réglementairement deux fois par mois ; lorsque son admission est prononcée, son nom est inscrit sur une carte jaune si le secours accordé est temporaire, verte si celui-ci est annuel. Régulièrement, les secours temporaires ne doivent être distribués qu’aux blessés, aux malades, aux femmes en couches, aux mères-nourrices qui n’ont point de moyens d’existence, aux enfants abandonnés, aux orphelins qui n’ont pas encore atteint l’âge de seize ans, aux chefs de famille qui ont à leur charge trois enfants au-dessous de quatorze ans, aux veufs et veuves ayant deux enfants en bas âge, mais on ne se montre pas trop rigoureux dans l’observation de ces règles préservatrices ; seulement les secours cessent aussitôt que la cause qui les a motivés a pris fin. Il n’en est point ainsi des secours annuels, qui ont un caractère absolu de permanence, car ils sont réservés à une catégorie de gens à qui l’âge ou les infirmités interdisent presque tout travail.

De 70 à 79 ans le vieillard indigent reçoit cinq francs par mois ; de 79 à 82 ans, huit francs ; de 82 à 84, dix francs ; et douze francs, de 84 ans jusqu’au dernier terme. Les aveugles, les paralytiques, les épileptiques, les malades atteints de cancer sont également désignés pour un secours mensuel, qui varie entre cinq et dix francs ; cette petite somme n’exclut pas les bons de pain, les bons de viande, les vêtements et le linge. Bien des individus remplissant toutes les tristes conditions requises pour obtenir leur entrée dans un hospice et n’y pouvant trouver un asile, faute de place, restent sur le pavé de Paris ; l’administration, dans la mesure des fonds dont elle dispose, les adopte alors, et, par l’intermédiaire du bureau de bienfaisance de leur quartier, leur fait servir une pension annuelle qu’on appelle le secours d’hospice, et qui est fixée à 195 francs pour les femmes et à 253 francs pour les hommes. En 1869, 1 137 individus, 427 hommes et 710 femmes, ont pu jouir des bénéfices de cette subvention régulière.

Les ressources particulières des bureaux de bienfaisance sont très-aléatoires, car elles reposent sur l’initiative individuelle. Elles sont formées par le produit de quelques legs et des quêtes faites chaque année par les commissaires et dames de charité, après invitation pressante expédiée sous la signature du maire de l’arrondissement. À prendre le total des fonds versés en 1869 dans la caisse des bureaux, nous n’arriverons pas à un ensemble bien considérable, car il ne s’élève qu’à 906 926 francs 94 centimes. Il est facile, en voyant comment cette somme est répartie, de conclure que les recettes de chaque arrondissement sont en raison directe de la richesse et non point de la misère de ses habitants : ce qui, logiquement, devrait être le contraire. Ainsi les quartiers opulents, le Louvre, la Bourse, l’Opéra, le faubourg Poissonnière, donnent 80 747 fr., 72 294 fr., 97 288 fr., 88 422 fr., tandis que les arrondissements pauvres, ceux où les besoins s’accentuent parfois avec une urgence redoutable, ne peuvent parvenir à récolter que des sommes relativement insignifiantes : Belleville, 15 339 fr. ; Vaugirard, 13 889 fr. ; la Glacière, 17 708 fr. ; la Villette, 16 172 fr. Il serait impossible aux bureaux de bienfaisance de faire l’œuvre à laquelle ils sont appelés, si l’administration de l’Assistance publique ne les aidait dans de larges et fécondes proportions : 500 000 fr. en espèces et 684 123 francs 60 centimes en pain. De plus, une réserve qui ne peut dépasser 450 000 francs et qu’on appelle la subvention extraordinaire, permet à l’Assistance d’établir une sorte d’équilibre entre les ressources des différents bureaux. On fixe pour l’année la moyenne du secours destiné à chaque ménage indigent (50 francs 52 cent. pour 1869) et l’on donne à chaque bureau une somme complémentaire qui lui permet d’atteindre un minimum déterminé.

En 1869, 343 301 francs ont été pris sur la subvention extraordinaire, et distribués proportionnellement à dix bureaux de bienfaisance, trop pauvres pour trouver en eux-mêmes l’argent qui leur était indispensable. La plus forte part a été faite au XIIIe et au XXe arrondissement, qui sans cela n’auraient pu donner par ménage, le premier que 33 francs 21 cent., le second que 33 fr. 96 cent. En additionnant toutes les sommes reçues en 1869 par les bureaux de bienfaisance, on voit qu’ils ont eu à distribuer, en argent et en nature, 2 436 351 francs 54 cent. ; mais, malgré les efforts de l’Assistance pour essayer de donner des ressources égales à tous les bureaux, elle n’y parvient guère ; les arrondissements riches sont toujours, grâce à l’abondance des aumônes qu’ils recueillent, bien plus favorisés que les autres et dépassent amplement la portion congrue à laquelle les autres sont réduits ; ainsi le IIe a pu dépenser 115 fr. 85 c. par ménage ; le VIIIe 116 fr. 55 cent. ; et le IXe le plus opulent de tous, 127 fr. 75 cent. Cette part gardée aux indigents est bien maigre, dira t-on, et ce n’est pas avec la moyenne la plus élevée, avec 127 francs, qu’on sauvera un homme de la misère ; non certes : mais il ne s’agit point de donner des rentes à ceux qui en demandent ; la mission des bureaux de bienfaisance est heureusement moins difficile : elle consiste à venir en aide à un individu momentanément empêché, à soigner les malades, à permettre à l’ouvrier appauvri par suite d’un chômage forcé d’attendre des jours plus favorables.

En étudiant de près la population toute spéciale qui a sans cesse recours à la charité publique et privée, nous pourrons nous convaincre qu’elle est peu intéressante, qu’elle affecte la misère bien plus qu’elle ne la ressent et que l’administration qui gère le dépôt sacré du bien des pauvres est obligée à une extrême circonspection pour ne pas être abusée et dépouillée. Que de fois des gens qui avaient obtenu des bons de pain sollicités avec insistance les ont-ils cédés au boulanger, et ont acheté de l’eau-de-vie avec l’argent qu’ils avaient obtenu ? Que de fois ceux à qui l’on avait accordé plusieurs bons de viande (50 centimes ou 1 franc par bon) les ont accumulés, ont demandé au boucher un beefsteak en échange et ont été le manger au cabaret en l’arrosant d’un ou deux litres de vin ! Ces cas-là se présentent si fréquemment qu’on ne les compte plus, et l’on fait bien, car, en matière de charité, il vaut mieux être trompé cent fois que de se tromper une seule.

Chaque bureau de bienfaisance a sous sa direction immédiate plusieurs maisons de secours disséminées dans l’arrondissement et qui relèvent de lui, exactement comme il relève lui-même de l’administration centrale. Le nombre de ces maisons est arbitraire ; il en existe cinquante-sept à Paris, qui sont distribuées avec intelligence, selon la pauvreté, l’étendue des différents quartiers et les difficultés du parcours ; elles sont dans notre immense capitale comme ces refuges qu’on a établis sur la route de certaines montagnes que l’accumulation des neiges rend dangereuses pendant l’hiver.

Ainsi, le XIIIe arrondissement (la Glacière, la Butte-aux-Cailles) possède quatre maisons, et le IXe (l’ancien Opéra) n’en a qu’une, qui suffit amplement aux besoins de cette zone dont la richesse parvient facilement à neutraliser l’indigence.

Un drapeau et une inscription explicative les distinguent. Sans être construites sur un modèle identique, elles ont entre elles de tels points de ressemblance, qu’après en avoir visité une on les connaît toutes. Elles sont dirigées par ces femmes admirables qu’on rencontre au chevet des malades, auprès du berceau des orphelins, dont les mains délicates pansent les plaies et qui semblent un dictame vivant pour toutes les infortunes ; le peuple, qui de longue date les connaît et les aime, les appelle les Petites-Sœurs des pauvres, les Sœurs-Grises, les Sœurs-du-Pot, les Bonnes-Sœurs ; elles appartiennent à la congrégation des lazaristes que fonda saint Vincent de Paul, et leur vrai nom est Filles de Charité[15]. Elles sont là dans un milieu que l’on dirait créé pour elles, près des pauvres qui les sollicitent, à côté d’une richesse relative qui leur permet de les aider.

La maison est d’une propreté merveilleuse, c’est l’unique coquetterie de ces saintes filles d’avoir des cuivres éblouissants et des parquets périlleux à force d’être frottés. La lingerie, dont elles sont très-fières, lorsque les armoires en sont bien garnies, répand une odeur de lessive corrigée par le parfum de quelque chapelet de racines d’iris caché derrière des piles de serviettes. Elles sont obligées d’avoir toujours une grosse provision de linge, car elles prêtent des draps de lit, même des chemises, à ceux qui n’en ont pas, et ceux-là sont nombreux ; une fois par mois on change les draps, une fois par semaine les chemises ; il n’est pas toujours facile de les faire restituer et l’on en a souvent retrouvé dans les magasins du mont-de-piété. Elles ont aussi leur réserve de vêtements chauds, tricots et gilets de flanelle, de bas de laine, de chaussons, de camisoles doublées de finette. Dans une de ces maisons, j’ai vu de vieilles chaussures précieusement rangées sous une table ; brodequins d’hommes et bottines de femmes se trouvaient côte à côte. C’est parce qu’une des sœurs s’est imaginé d’aller quêter les vieux souliers à domicile ; elle trouve ainsi moyen, sans bourse délier, de chausser ses pauvres qui vont pieds nus.

La maison s’ouvre généralement par une salle garnie de bancs et chauffée à l’aide d’un poêle qu’une grille protège, car il faut éviter que les enfants puissent se brûler. C’est là que les malades prennent place deux ou trois fois par semaine, lorsque le médecin divisionnaire du bureau de bienfaisance vient faire la visite et donner ses consultations. Selon la pauvreté du quartier, la moyenne des consultants varie entre vingt-cinq et trente-cinq. Les médecins arrivent à l’heure indiquée ; ils se font généralement un point d’honneur de ne pas laisser attendre ces clients, qui bien souvent quittent leur ouvrage pour venir raconter le mal dont ils souffrent. Un à un, on les fait entrer ; ils montrent leur carte d’indigent pour prouver qu’ils ont droit aux médicaments gratuits ; lorsqu’ils ne sont pas inscrits au contrôle du bureau, on ne leur doit strictement que la consultation, mais qui s’arrêterait à une vaine formalité[16] ?

Les cas pathologiques curieux sont fort rares ; ce qu’on rencontre le plus fréquemment, c’est la blessure accidentelle, le rhumatisme et l’anémie ; presque tous ces malades illettrés qui, confondant l’estomac, le cœur et la poitrine, se plaignent volontiers d’éprouver quelque chose quelque part, ont un mot qui peint assez nettement leur état ; ils disent : « J’ai une langueur qui me tient partout. » À beaucoup d’entre eux on ordonne des bains qu’ils vont prendre dans certains établissements voisins de la maison de secours et qui se font rembourser le prix au bureau de bienfaisance ; le plus souvent on leur prescrit un traitement simple, facile à suivre et qui n’est pas moins salutaire que les potions les plus compliquées. On voit là de vieux routiers qui connaissent par expérience les habitudes médicales et qui arrivent en se plaignant d’une faiblesse générale, de difficulté de digestion et qui, d’un air très-humble, déclarent qu’ils n’ont pas plus de force qu’un poulet. Si le médecin, qui connaît bien sa clientèle et est au fait de ses ruses familières, fait la sourde oreille, le malade dit d’un air capable et convaincu : « Je crois que du vin de quinquina me ferait du bien. » Dans ce cas-là, on a affaire à un ivrogne qui n’a plus de quoi boire. Cette drogue amère, dure aux lèvres, rêche au palais, leur fait encore illusion ; c’est exécrable, mais ça leur parait meilleur que de l’eau. J’ai goûté le vin de quinquina de l’Assistance publique ; il n’est point préparé avec du vin de Madère, comme celui de Séguin, ni avec du vin de Malaga, comme celui de Bugeaud ; il est composé d’un alcoolat de quinquina mêlé à un gros vin du Midi, qui lui donne plus de montant, mais ne lui ôte rien de son insupportable âcreté. La consommation qui s’en fait est telle, les indigents en réclament avec tant d’insistance, qu’en 1869, dans les seules maisons de secours, on en a distribué 35 221 litres. Il en est de même de l’alcool camphré, de cette drogue dont l’odeur seule est odieuse. Bien des gens se font des bosses et des contusions exprès, prétendent qu’ils ont des douleurs dans les articulations afin d’obtenir une fiole de ce liquide violent et brûlant comme du vitriol ; rentrés chez eux, ils le coupent avec de l’eau sucrée au caramel et le boivent comme de l’eau-de-vie ; aussi 1 906 litres ont été donnés en 1869, et la moitié n’a pas servi à ce que les apothicaires appellent « l’usage externe ».

À ces consultations les femmes sont plus nombreuses que les hommes ; beaucoup d’entre elles amènent de pauvres petits enfants scrofuleux, injustement frappés dès la naissance par les suites de la débauche paternelle. Ils font pitié à voir avec leur face pâle et bouffie, leur tête trop lourde pour le cou trop grêle et déjà sillonné de cicatrices, avec l’air sérieux et réfléchi de ceux qui souffrent. Là est la vraie commisération ; on éprouve un sentiment mêlé de colère et d’attendrissement en présence de ces êtres chétifs, malvenus, qui n’ont point demandé à naître et qui toute leur vie traîneront une existence étiolée, rachitique, peut-être impotente, à coup sûr misérable. Une femme entra, jeune encore, visage émacié, cheveux d’un blond terne, œil bleu très-doux, lèvres décolorées et flétries. Elle portait dans ses bras un pauvre être qui semblait n’avoir que le souffle ; elle le regardait avec compassion et le montrait au médecin. J’interrogeai cette femme. « Quel âge avez-vous ? — Trente-quatre ans. — Vous avez d’autres enfants ? — Monsieur, j’en ai dix. — Qu’est-ce que fait votre mari ? » Elle devint toute rouge, ses yeux se mouillèrent, et d’une voix à peine distincte, elle répondit : « Des enfants ! » Je ne puis rendre l’impression que je ressentis ; ce mot cynique en lui-même était, dans sa brutalité naïve, l’explication de tant de misère, de tant de sacrifices, de tant de rêves déçus et d’une si profonde désespérance, que le médecin et moi nous nous regardâmes comme si nous venions d’entendre la révélation d’un forfait. Lorsqu’elle se leva pour partir, le docteur me fit un signe rapide, je la regardai marcher et je reconnus avec épouvante que ses dix enfants allaient bientôt avoir un frère.

Heureusement toutes ne sont point ainsi et ne sont pas, quoi qu’elles fassent, condamnées par leur fécondité même à une misère irrémédiable. C’est là mieux que partout ailleurs peut-être, en les voyant défiler une à une, qu’il est facile de se convaincre que la femme n’abdique jamais, à moins qu’elle ne soit absolument vaincue et matée par l’âge. Tant qu’elles n’ont point perdu toute figure humaine, la coquetterie persiste ; le médecin en causant avec moi exprimait cette idée avec une forme saisissante : « Elles n’ont pas de quoi manger, mais elles portent de faux chignons ! » Cela est strictement vrai. Il y a là des femmes pour qui le médicament obtenu est littéralement une sorte de nourriture, et qui trouvent moyen, on ne sait comme, d’acheter de la pommade et des jupons bouffants. Il faut qu’elles aient soixante ans et plus pour renoncer à « embellir leurs charmes ». On ne sait plus alors à quel sexe elles appartiennent ; ce sont des êtres hybrides ; leurs lèvres molles, couvertes d’un duvet roussâtre qui ressemble à une moisissure de mauvais aloi, leur voix forte et éraillée en ont fait des hommes, tandis que leur cou ridé, augmenté d’un fanon pendant, leurs mains faibles, une certaine câlinerie du regard, dénoncent qu’elles sont encore des femmes ; c’est un genre neutre que l’histoire naturelle a oublié de classer.

Elles sentent la crasse et le graillon ; un madras fripé est roulé autour de leur tête comme un turban informe et laisse échapper quelques mèches grisonnantes ; elles marchent dans des souliers éculés, au-dessus desquels s’enroule la spirale de bas douteux ; à la main, elles tiennent un cabas ressemelé de cuir, meuble ambulant où elles enferment tout ce qu’elles possèdent ; les croûtes de pain qu’on leur a données, le millet acheté pour leur serin, quelques paires de savates ramassées au coin des bornes, la tabatière et tout le fatras des petits ustensiles de ménage. Elles sont insatiables dans leurs demandes ; il leur faut du tilleul pour les faire dormir, de la camomille « pour leur pauvre estomac », du vin de quinquina pour les fortifier ; du sirop de gomme pour la tisane ; les plus hardies font comprendre qu’elles voudraient bien du sucre pour leur café au lait, mais elles en sont pour leurs frais d’éloquence. Si l’Assistance publique ne refusait imperturbablement le sucre, elle serait ruinée en moins de deux ans.

On est fort généreux envers les pauvres gens. Non seulement on leur distribue des médicaments gratuits, mais lorsqu’ils ont besoin de lunettes, de genouillères, de bas élastiques, de béquilles et de ces appareils orthopédiques que les ouvrages de force rendent si souvent indispensables au peuple de Paris, on leur en fait donner. Heureux lorsqu’ils ne les vendent pas immédiatement pour aller boire ! L’ordonnance signée par le médecin est formulée sur une feuille imprimée, divisée en deux parties, car, selon les médicaments prescrits, elle doit être portée à la pharmacie de la maison de secours ou à un des apothicaires de Paris ; trente-sept substances, considérées comme dangereuses ou offrant des difficultés reconnues de manipulation, sont réservées exclusivement à ceux-ci ; les autres sont fournies par les Sœurs de Charité, à qui une longue pratique a enseigné toutes les recettes du formulaire.

Ces excellentes femmes s’agitent silencieusement dans leur pharmacie proprette, manient les bocaux, font les dosages, préparent les drogues, roulent les pilules avec un aplomb charmant ; d’un coup d’œil elles lisent l’ordonnance souvent hiéroglyphique, en deux tours de main elles ont préparé le médicament demandé, elles l’ont enveloppé dans un papier ; par le petit judas ouvert sur la salle d’attente, elles le passent au malade qui l’attend et qui, presque toujours, trouve « qu’il n’y en a pas assez « . Quelques-unes de ces pharmacies possèdent, sans peut-être s’en douter, des richesses qui seraient fort appréciées à l’hôtel des commissaires-priseurs : elles ont hérité, à la fin du siècle dernier, des drogueries des couvents supprimés par la Révolution, et elles gardent des pots, des vases, des buires en faïence de Delft, de Rouen, de Haguenau, de Nevers, qui feraient pâmer d’aise plus d’un amateur de bric-à-brac. Reléguées sur les armoires en chêne, ces potiches servent à décorer la pièce, aux murailles de laquelle on a accroché un crucifix et le portrait de saint Vincent de Paul. Le va-et-vient dans les maisons de secours est incessant. Pour les quartiers populeux, c’est l’endroit connu et respecté où l’on s’empresse d’accourir aussitôt qu’un accident est arrivé, qu’un malheur est découvert, qu’une infortune se fait jour. On sait que là on peut venir en toute confiance, que les formalités administratives sont négligées dès qu’il y a urgence apparente, et qu’on est toujours accueilli par des femmes pour lesquelles la charité est le premier devoir et le plus impérieux besoin.

iv. — les secours extraordinaires.

La vaccination et l’instruction obligatoires. — Trois francs de prime. — Fondation Montyon. — Enquête. — Les visiteurs. — Quarante-six zones. — Salle de dépouillement. — Travail préparatoire. — 185 400 visites. — La tournée des visiteurs. — Impression. — Misère de surface. — Cinquante indigents intéressants sur cent mille. — Le pays de la misère. — La cité Doré. — Père et mère. — L’indigent lettré. — Exigences et menaces. — Le peuple souverain s’avance ! — La visiteuse officieuse. — Dans certains cas l’indigence est une fortune. — La veuve d’un général. — Société d’exploitation. — Aux enterrements. — Surcharge de chiffres. — Une des causes de la fécondité des indigents. — Efforts infructueux. — Le mobilier et le cabaret. — La mise en scène. — Deux domiciles. — Les mains. — Misères réelles. — La femme d’un éditeur célèbre. — Morte de faim. — Bonnes qualités des indigents. — Les filles-mères. — La raison d’État. — L’économie des petits ménages. — L’amant de la fille-mère. — Bons de nourrice. — Mandats lacérés. — Statistique. — Rapidité de l’action bienfaisante. — Aller au Parvis. — Salle de distribution. — Les signatures. — Déconvenue. — Les layettes. — Loi du 24 vendémiaire an II. — Domicile de secours. — Secours de route. — Traitement des malades à domicile. — Impartialité de l’Assistance publique. — Son importance politique et sociale.


Tous ces secours, qui constituent ce que l’on appelle les secours ordinaires, sont distribués par les bureaux de bienfaisance, représentés par leurs commissaires, leurs dames de charité ou par les maisons ; mais, en vertu d’une décision adoptée depuis un arrêté administratif du 19 juillet 1816 et qu’on ne saurait trop louer, nul père, nulle mère ne peuvent être inscrits sur les contrôles s’ils n’ont fait vacciner leurs enfants et s’ils ne les envoient à l’école gratuite. Loin d’être onéreuse pour les pauvres, la vaccination leur rapporte même un léger bénéfice, car on donne trois francs à l’indigent qui fait efficacement inoculer son enfant. Ce sont là deux mesures excellentes, car elles ont pour but de garantir, autant que possible, à cette population ordinairement maladive et ignorante, la santé physique et la santé morale.

Il est néanmoins des cas où l’on passe par-dessus toute considération et où l’administration centrale agit elle-même et accorde ce que l’on nomme les secours extraordinaires. Ceux-ci se composent en première ligne de la fondation Montyon, car la rente des 5 312 000 francs qu’il a laissés en 1830 aux pauvres de Paris a été affectée par lui à une destination spéciale. Elle est réservée à fournir des secours de convalescence aux indigents inscrits ou non inscrits qui ont passé cinq jours au moins dans un hôpital. Comme il est facile, en contrôlant les feuilles d’entrée et de sortie, d’avoir l’état civil de la maladie d’un individu, on est certain de n’être point trompé et de se conformer toujours à la volonté du donateur. Le total de ce genre de secours a été, en 1869, de 157 955 francs, distribués non-seulement en espèces, mais aussi sous forme de vêtements, d’aliments et de combustibles.

Toute demande adressée à l’Assistance publique donne immédiatement lieu à une enquête ; aussi l’administration a-t-elle sous ses ordres un service ambulant dont l’unique mission est de se rendre au domicile des indigents, d’étudier leurs ressources, leurs besoins et de faire un rapport qui le plus souvent détermine la distribution ou le refus du secours. Ce personnel, qui est obligé de déployer une activité extraordinaire pour ne jamais se laisser arriérer, est composé de soixante-deux visiteurs, auxquels une longue et très-pénible pratique ne laisse plus guère d’illusions. Paris est divisé par l’Assistance publique en quarante-six zones, qui sont attribuées aux visiteurs ; ceux-ci, à force d’aller dans le même quartier, finissent par le connaître jusque dans les recoins les plus mystérieux.

Le matin ils arrivent dans une immense salle qui leur est spécialement consacrée ; ils trouvent réunies et déjà classées les demandes parvenues la veille ; ils les collationnent, en prennent connaissance, et ensuite consultent le dossier du signataire. Comme toutes les administrations bien dirigées, l’Assistance publique possède une collection de dossiers individuels des plus curieuses ; c’est la biographie même de l’indigence parisienne[17]. Le secret de bien des gens est là ; et peut-être en les parcourant serait-on fort étonné de voir que plus d’une personne riche laisse ses parents misérables vivre d’aumônes arrachées à la charité publique. Une fois ce premier travail accompli, et lorsque déjà le visiteur sait qui il va rencontrer, il se met en route et commence sa tournée, qui bien souvent le retiendra jusqu’au soir. C’est un peu un métier de juif errant, car en 1869 le service central a fait 185 400 visites.

J’ai accompagné les visiteurs dans leurs courses, et j’en suis revenu avec une impression qu’il m’est très-difficile de définir d’une façon précise. La misère que j’ai vue est effroyable, mais elle est surtout une misère de surface ; certes, il faut s’en réjouir, mais comment ne pas s’irriter en comprenant que le plus souvent elle est le résultat de débauches précoces, de paresse, d’appétits désordonnés, et que l’argent qu’on demande, qu’on obtiendra, sera presque toujours dépensé au cabaret ? Est-ce à dire qu’il faut faire trêve à sa générosité et cesser de donner ? Non pas : sur cent mille aumônes, si une seule touche juste, apporte un soulagement et fait un bien réel, cela suffit ; la charité n’a point été vaine, elle n’est pas en défaut. Du reste, à quoi bon se préoccuper de la question d’utilité ? C’est par respect pour soi-même et d’une façon abstraite que l’on doit être bienfaisant ; toute bonne action qui trouve sa récompense ailleurs que dans la conscience de celui qui l’a faite devient immédiatement inférieure et médiocre.

Sous ce rapport, les visiteurs sont très-dignes d’éloge ; ils font le bien avec la conviction profonde, formée par une lente expérience, qu’ils n’arriveront pas à un sérieux résultat ; derrière l’indigence ils voient très-nettement le vice qui l’a causée, mais ils ne gardent qu’un souvenir : celui de la misère constatée, et c’est cela qu’il faut secourir avant tout. Dans plus de cent rapports j’ai lu : « Ce qu’on peut donner ne remédiera à rien et sera promptement absorbé par la débauche ; mais la pauvreté est telle, qu’un secours est nécessaire » À un chef de service, à celui qui par fonctions connaît les indigents, leurs habitudes et leurs mœurs, je disais : « Sur cent mille indigents aidés par vous, combien en existe-t-il d’intéressants ? » Il leva les épaules d’un air découragé, et me répondit : « Une cinquantaine[18] ! »

C’est dans les quartiers excentriques, qui jadis appartenaient aux communes suburbaines, qu’il faut aller pour voir cette population toute spéciale dans son milieu. Vers la barrière d’Italie, la barrière de Fontainebleau, le boulevard d’Ivry ; dans les rues du Château-des-rentiers, de la Fosse-aux-Chevaux, des Malmaisons, de la Colonie, de l’Espérance, qui tombe à pic dans un marécage de la Bièvre, dans l’horrible rue Harvey, qui est un cloaque bordé par les cabarets de la prostitution, à la Butte-aux-Cailles, dans des rues qui n’ont jamais été pavées et où le vieux réverbère à l’huile se balance encore sur une corde tendue, on comprend bien que la misère se propage et se perpétue parmi des êtres insouciants, car jamais je n’ai vu une telle masse d’enfants grouiller sur le pas des portes. Tout ce pays, qui est juxtaposé à Paris comme une gibbosité purulente, exhale une odeur particulière, formée par les émanations des fabriques de noir animal, des paquets de fumier amassés dans les cours, des eaux stagnantes à laquelle se mêle un relent de vieilles loques et de caves moisies. Pour retrouver une impression semblable, il faut se souvenir de certains villages des Calabres ou des villes juives d’Orient, Hébron, Safeth et Tibériade. Le type même de la saleté, de l’amoncellement et de la misère imprévoyante se trouve dans un rassemblement de masures coupé par des ruelles en zigzag et qu’un hasard ironique a fait appeler la cité Doré. Les cours des miracles devaient être ainsi. De quoi se compose la population qui gîte dans ces niches malsaines ? On n’ose guère se le demander. Les maisons sont très-basses et n’ont ordinairement qu’un rez-de-chaussée ; les chambres en sont étroites et obscures ; des cabarets s’ouvrent à tous les coins ; des joueurs d’orgue tournent leur insupportable manivelle devant des groupes d’enfants si peu habillés qu’ils ont l’air d’être nus ; des chats, des chiens, des poules sont là comme dans une basse-cour ; il y a des fondrières çà et là et du fumier partout.

Une femme avait écrit pour demander un secours d’accouchée. Au fond d’une cahute, dans une chambre grise de poussière, nous avons trouvé une jeune fille qui avait quatorze ans et demi ; à ses côtés, et fumant sa pipe, se tenait un gamin de seize ans environ, le nez en l’air, la tignasse ébouriffée, l’œil impudent. C’étaient la maîtresse et l’amant, ils sont chiffonniers tous les deux ; le produit de cette belle union, un avorton gros comme le poing, dormait sur un tas de guenilles dans la hotte paternelle transformée en berceau. Le père et la mère eussent mérité d’être fouettés, mais il y avait un enfant, et le secours fut immédiatement accordé. Dans la même truanderie, et presque porte à porte avec ce précoce ménage, habite depuis longtemps déjà un type assez curieux. C’est l’indigent lettré, agressif et quinteux, qui menace tout de suite de s’adresser en haut lieu si l’on ne fait pas droit à ses réclamations. La nature n’a point été clémente pour lui, il faut en convenir : il est borgne et à demi paralysé des jambes. Il porte un nom connu parmi les virtuoses de la musique. Il a été lui-même professeur de piano aux jours de sa jeunesse ; il a eu une petite fortune, et quand on lui dit : « Vous l’avez donc mangée ? » Il répond : « Ma foi, non, je l’ai bue. » De chute en chute, il est tombé au contrôle de l’indigence et a épousé une chiffonnière dont il a quatre enfants. Sa délicatesse n’est point excessive, car il a été condamné pour vol, ce qui ne l’empêche pas d’écrire au directeur de l’Assistance publique : « Pourquoi me faites-vous attendre ? me croyez-vous donc né pour demander l’aumône ? »

Toutes les fois qu’on n’accède pas à ses demandes, qui sont fréquentes, il écrit une lettre de dénonciation contre le visiteur de son quartier : « C’est un homme grossier, méchant, qui se moque des pauvres et cherche à leur arracher le pain de la bouche. » Il aime les citations, il en fait à chaque phrase dans ses lettres ; parmi une vingtaine je recueille celle-ci, qu’il adresse au préfet de la Seine, parce que l’Assistance a refusé de lui venir en aide : « Les mauvais fonctionnaires excitent au mécontentement général et causent la perte des gouvernements, a dit M. Guizot, ancien ministre ; » puis il ajoute : « Justice, ou les journaux en retentiront. » L’Assistance publique ne s’émeut guère de cette phraséologie et de telles menaces ; elle est impassible et dédaigne les injures. Dans un rapport qui suivit les derniers faits que je viens de signaler, je lis : « X. a le caractère altier, il est aigri et en veut à la société ; malgré ses torts, un secours pourra le ramener à de meilleurs sentiments. » Est-il réellement indigent ? faut-il, comme il le dit lui-même, qu’on n’ait ni cœur ni âme pour le repousser ? Il est accablé par des charges très-lourdes, mais il fait le métier d’écrivain public et gagne en moyenne sept ou huit francs par jour ; il abuse même de sa belle écriture pour envoyer des lettres anonymes et insultantes aux employés de l’administration, mais on n’en tient compte, l’on a pitié de lui, et l’on a raison.

Il n’est pas le seul de son espèce, et la plupart de ceux qui se sont fait une habitude de s’adresser à l’Assistance publique n’ont d’autre argumentation que celle-ci : Je demande, donc on doit me donner. À certains moments de troubles politiques, lorsque les fauteurs de mauvaises espérances ont jeté la graine des ambitions confuses dans les cœurs souffrants, lorsqu’on parle, sans savoir ce que l’on dit, de la tyrannie du capital et de l’esclavage du prolétariat, lorsque les sophismes faciles à faire semblent prendre un corps et toucher à l’heure d’une réalisation plus rêvée que possible, l’indigent ne demande plus, il exige. Quand il vient dans les bureaux de l’administration, il entre le chapeau sur la tête, la mine hautaine, la voix acerbe et le ton impérieux. Volontiers il dirait : Le peuple souverain s’avance ! Dans ce cas-là on le met tout simplement à la porte, quitte à lui envoyer un secours le lendemain.

Il y a des indigents, des femmes surtout, qui n’ont pas d’autres moyens d’existence que le recours à la charité publique ; celles-là sont au fait de toutes les sociétés de bienfaisance ; elles ont chez elles, sur leur commode, sur une table, à une place très-apparente, quelque petit Jésus de cire, quelque crèche minuscule ornée de clinquant que des âmes charitables et trop naïves peuvent prendre pour l’indice de sentiments religieux très-sincères. Non-seulement c’est une industrie de quémander pour son propre compte, mais c’en est une de faire quémander les autres. Actuellement, il existe une femme qui s’est instituée d’elle-même visiteuse des indigents ; elle va chez eux, les plaint, les engage à solliciter les aumônes et, moyennant cinquante centimes, écrit leur lettre de demande. Qui croirait qu’elle gagne sa vie, et même assez largement ? On est promptement mis sur la piste de pareilles menées ; lorsque l’on voit constamment la même écriture, la même formule, signée par des noms différents, il n’est point difficile, sans longue enquête, de découvrir la vérité.

Il faut penser que ce n’est pas, après tout, un si sot métier que de mendier ainsi, car il y a des individus qui en vivent et qui l’ont préféré à tout autre. Lorsque par bonheur l’indigence vient se greffer sur un nom connu et respectable, c’est presque une fortune. Une femme titrée et veuve d’un général de la Restauration vit depuis quarante ans dans une aisance relative, et n’a d’autres moyens d’existence que les secours qu’elle reçoit à titre d’aumône des Tuileries, des ministères, de la chancellerie de la Légion d’honneur, de l’Assistance publique et de toutes les sociétés bienfaisantes qu’elle a pu découvrir. Comme elle ne suffisait pas à la correspondance considérable qu’elle était forcée d’entretenir, elle prit une demoiselle de compagnie qui lui servait de secrétaire, faisait les courses et allait quêter à domicile. Lorsque l’aubaine avait été fructueuse et qu’il s’agissait de la partager, les deux femmes se prenaient aux cheveux, se gourmaient d’importance, et faisaient un tel vacarme dans la maison que plus d’une fois leur portier fut obligé de monter chez elles pour y mettre le holà. À sa demoiselle de compagnie elle a ajouté deux autres solliciteuses par habitude, et ces quatre femmes forment ainsi une sorte de société régulière pour l’exploitation de la charité de Paris.

Il y a des indigents qui, malgré le dénûment où les maintient une paresse invincible, possèdent un costume en drap noir complet et un chapeau orné d’un crêpe. Ils sont à l’affût de tous les enterrements, se mêlent aux amis qui suivent le corbillard, parlent du défunt en termes attendris, et comme, dans une certaine classe du peuple parisien attaché à nos vieilles traditions païennes, toute cérémonie funèbre est suivie d’un repas, ils s’assoient à la table, font largement honneur au diner, et savent toujours s’esquiver quand le moment de payer l’écot est arrivé. On ne saurait trop se mettre en garde contre les ruses, souvent grossières, parfois très-compliquées, que bien des gens emploient pour attirer sur eux les largesses de l’Assistance publique. Une femme obtient du commissaire de police de son quartier un certificat en règle attestant qu’elle est mère de quatre enfants ; elle surcharge le 4 et en fait un 10. Du reste, lorsqu’ils se sont accoutumés à demander des secours, ils reconnaissent rapidement la façon d’agir de l’administration, ils savent que le nombre d’enfants est le motif le plus sérieux qu’on puisse invoquer près d’elle pour obtenir une allocation. Dès lors il n’est peut-être pas très-difficile de comprendre pourquoi la population indigente de Paris est si particulièrement féconde.

Parfois l’Assistance, au lieu de donner un secours insignifiant, s’est acharnée, pour ainsi dire, à sauver des malheureux de la misère. Comme ils sont logés en garni, ce qui est ruineux, elle leur a loué un appartement dont elle a payé les deux premiers termes d’avance ; ils n’ont pas de meubles, elle leur a donné un mobilier composé d’un lit de noyer poli, d’une couverture de laine, de deux oreillers ; on y ajoutait un lit en fer, une couchette en fer avec sommiers et matelas pour les enfants, six chaises, une table, une commode en noyer ; tous ces objets, revenant à plus de trois cents francs et livrés dans le courant du mois de juin 1866, étaient vendus au mois d’août suivant par le ménage nécessiteux moyennant cinquante francs, qui en un seul jour étaient dépensés au cabaret.

Quelques-uns déploient un véritable esprit d’invention dans la mise en scène de leur misère. Un ouvrier galochier obtint, vers 1866, un succès qui a fait bien des jaloux parmi ses semblables. Il était installé dans une cahute de bois, ouverte à tous les vents et dans l’intérieur de laquelle l’œil pouvait plonger. Là, sur une litière de paille, accompagné de deux ou trois enfants qui ne lui appartenaient pas, il geignait tout le jour, et, lorsqu’on le regardait, il cassait en trois une vieille croute de pain, la distribuait aux enfants et leur disait : « C’était notre réserve ; mangez-la, puisque nous n’avons rien reçu depuis avant-hier. » Les aumônes pleuvaient. Un journal fort répandu signala le fait ; la compassion publique s’émut, et dans l’espace de quinze jours cet indigent épique reçut plus de 6 000 fr., dont il ne restait plus de trace au bout de deux mois. On fit faire une double enquête par le service des visiteurs et par la préfecture de police ; elle démontra que l’individu était un des solliciteurs habituels de l’Assistance publique et en outre qu’il avait deux domiciles, l’un dans lequel il jouait sa comédie d’Ugolin devant les badauds, l’autre où il dépensait en fort mauvaise compagnie l’argent qu’il avait dérobé à la commisération des personnes charitables. Ce n’est pas aux yeux, ce n’est pas au visage qu’il faut regarder ces farceurs, qui ne sont que trop nombreux, si l’on veut savoir la vérité, c’est aux mains, car le travail laisse des traces ineffaçables dont nulle rouerie ne peut donner l’apparence.

Sont-ils donc tous ainsi ? Malheureusement non. Il existe des misères terribles et devant lesquelles le cœur se brise. Il y a quelques années, un jeune homme sortant d’un bal au petit jour et traversant la rue Cherche-Midi aperçut une femme agenouillée près d’une borne et fouillant dans des tas d’ordures, d’où elle retirait des fragments de légumes, des trognons de choux, qu’elle mangeait avec avidité. Il s’approcha et reconnut avec stupéfaction une femme qui avait été riche, très-riche, qui jadis avait reçu à sa table le monde des lettres et des arts, qui était si bien disparue qu’on la croyait morte depuis longtemps, et dont le mari, éditeur célèbre à la fin de la Restauration, après avoir gaspillé une fortune considérable dans des opérations hasardeuses, après en avoir dissipé les débris avec une couturière à la mode, avait obtenu un lit à Bicêtre, à l’hospice de la vieillesse. La pauvre créature, réduite à des extrémités qu’on ne peut soupçonner, écrasée par l’âge, ébranlée par une sorte de maladie nerveuse qui ne lui laissait plus guère que la perception des besoins physiques, sortait chaque matin dans les rues de Paris avant que les boueux les eussent nettoyées, et y ramassait une abjecte nourriture qu’elle disputait aux chiens errants. Dès que le fait fut porté à la connaissance de l’autorité compétente, un secours fut envoyé à cette malheureuse, qui peu de jours après était accueillie dans un asile hospitalier[19].

Parfois la misère est plus saisissante encore et plus implacable. Au mois de décembre 1868, une femme maigre, jaune, marchant avec peine, manifestement souffrante, et âgée d’environ trente-cinq ans, se présenta vers six heures du soir au mont-de-piété de la rue Saint-Jacques, où elle voulut engager quelques objets de lingerie, qui furent refusés parce qu’ils n’offraient aucune valeur appréciable. Elle s’éloigna sans mot dire et tomba évanouie au bas de l’escalier, au moment où elle allait mettre le pied dans la rue. Le portier et les inspecteurs de police s’empressèrent de la secourir, pendant qu’un voleur, profitant de l’émotion générale, enlevait prestement le pauvre paquet de hardes dédaignées par le prêteur sur gages. On transporta cette malheureuse à la pharmacie la plus voisine, n° 169. Tous les soins qui lui furent administrés restèrent sans résultat : elle ne reprit pas connaissance. Le commissaire de police prévenu arriva en hâte, et d’urgence la fit admettre à l’hôpital de la Charité, où elle expira deux heures après sans avoir rouvert les yeux, sans avoir prononcé une parole ; on constata qu’elle était morte de faim.

Hélas ! ce n’est point un paradoxe de dire que ceux qui s’adressent à la charité publique sont bien souvent ceux qui en sont le moins dignes. Cependant, malgré les reproches qu’on est en droit d’adresser aux indigents, malgré l’étonnement, l’espèce de déconvenue étrange que l’on éprouve en les étudiant de près, lorsqu’on découvre de quoi se compose leur misère, il faut reconnaître qu’ils ont des qualités très-sérieuses, qui, sans les absoudre tout à fait, plaident du moins les circonstances atténuantes en leur faveur. Ils sont très-pitoyables les uns pour les autres, ils s’aident volontiers, ils s’ingénient à se secourir mutuellement, et sans peine ils partagent entre eux ce bien des pauvres, qu’ils regardent comme leur patrimoine particulier. Dans ces quartiers malsains et populeux, dans ces maisons surchargées d’habitants où l’air semble mesuré comme l’espace, dès qu’un malheur est signalé, chacun s’empresse d’accourir, apportant avec abnégation tout ce qu’il possède, son dernier vêtement, son dernier sou, parfois son dernier morceau de pain. Cette charité fraternelle pour des souffrances connues, car elles ont été partagées, leur vaut l’indulgence et la commisération de ceux qui ont à apprécier leurs besoins. Et puis le moraliste ne doit-il pas se dire que ces malheureux sont bien souvent excusables de demander à l’ivresse l’oubli de leurs maux, et qu’une vie de privations perpétuelles pousse invariablement à la recherche de jouissances d’autant plus violentes qu’elles ne sont qu’accidentelles ? C’est pour eux une façon de rétablir l’équilibre rompu, une sorte de vengeance contre les épreuves endurées.

Mais il est une catégorie d’indigents qu’il suffit de voir pour être profondément ému, c’est celle des filles-mères. Elles pullulent dans les rues de Paris, et, sans les secours que leur distribue largement l’Assistance, on ne sait ce que deviendraient les malheureux petits êtres conçus dans une heure de débauche et mis au monde dans le coin d’un taudis mal famé. L’abandon moral de ces pauvres filles est tel, que, si on leur demandait quel est le père de leur enfant, la plupart pourraient faire la réponse restée célèbre : « C’est un monsieur que je ne connais pas. » La pitié et la raison d’État interviennent dans d’égales proportions pour leur venir en aide. En effet, d’une part il est impossible de n’être pas remué au spectacle de telles infortunes qui, pour avoir été amenées par l’imprévoyance et l’inconduite, n’en sont pas moins réelles, saignantes, et pèseront sur toute une existence qu’elles empoisonnent à la source et font misérable à toujours ; d’autre part, l’intérêt même de la population, toute morale mise à part, exige que ces enfants anonymes vivent, qu’ils soient élevés, qu’ils ne disparaissent pas avant d’être devenus des hommes ; il faut, dans de pareilles circonstances, se rappeler le mot horrible qu’une pauvre femme, accusée d’avoir pratiqué des manœuvres abortives, dit en pleine cour d’assises : « Et de l’argent ? L’avortement, c’est l’économie des petits ménages ! » En outre, la mère à laquelle on donne une layette, un secours, à laquelle on paye les mois de nourrice, coûte bien moins cher à l’Assistance publique que l’enfant abandonné, recueilli, et que parfois il faudra garder jusqu’à l’âge de vingt et un ans[20].

Là aussi, parmi ces jeunes filles perdues pour qui une si dure expérience n’est que l’accident normal d’une vie sans direction, le vice est en permanence ; il a saisi sa proie et ne la lâche plus. Autrefois, lorsqu’elles sortaient de l’hospice de la Maternité, ou qu’elles avaient été aidées par les sages-femmes des bureaux de bienfaisance, on leur remettait une somme de trente-cinq francs qui était destinée à solder les premières avances faites à la nourrice. On a été obligé de renoncer à ce système. Les amants de ces malheureuses les attendaient, devant l’hôtel même de l’Assistance publique, sur le trottoir, prenaient l’argent qu’elles leur remettaient sans même essayer de faire une observation, tant cet acte monstrueux leur semblait naturel, et s’en allaient dans les estaminets interlopes, où ils restaient jusqu’à ce que le dernier sou fût dépensé. Dans tout crime commis par un homme, il faut chercher la femme, dit-on ; soit, mais dans toute action coupable commise par une femme il faut chercher l’homme : les deux sexes n’ont rien à s’envier.

L’Assistance, voyant que les secours qu’elle accordait conduisaient à un but opposé à celui que son devoir lui imposait d’atteindre, a remplacé l’allocation en espèces par un simple bon qui, pour certains bureaux de nourrices désignés, équivaut à de l’argent comptant. La première fois que ces mandats furent distribués, on fut assailli de réclamations qu’on n’écouta pas, et la majeure partie des bons furent jetés, dispersés dans la rue comme des paperasses inutiles. En présence de tels faits, si fréquemment renouvelés, on se rappelle involontairement le mot de l’auteur de Paul et Virginie : « Ah ! que le bien est difficile à faire ! »

Pendant le cours de l’année 1869, l’Assistance publique a reçu 61 080 demandes de secours extraordinaires, qui toutes ont été l’objet d’une enquête au dossier et au domicile des solliciteurs ; 17 855 ont été écartées, soit parce qu’elles émanaient d’individus notoirement signalés pour mener une existence immorale, soit parce qu’elles suivaient à un intervalle trop rapproché une subvention déjà accordée : 43 225 personnes ont donc participé à la distribution des fonds de bienfaisance dont l’administration centrale s’est réservé l’emploi. Malgré des formalités nombreuses et impérieusement exigées par les nécessités d’une comptabilité et d’un contrôle très-sévères, on agit avec une rapidité relativement remarquable. Si la demande arrive le lundi matin, le rapport du visiteur est remis le mardi, et dès le mercredi l’indigent, qui a été prévenu par lettre adressée à son domicile, peut se présenter à la caisse de l’Assistance. Les familiers de la maison appellent cela « aller au parvis » ; car l’administration hospitalière a gardé la vieille appellation que le peuple de Paris lui donna lorsqu’elle était située sur la place de Notre-Dame.

Dans une grande salle d’attente, les indigents se réunissent, prenant l’air piteux s’ils peuvent, causent entre eux, se montrent leur lettre d’avis et parfois se donnent rendez-vous à la sortie pour aller « boire un canon » de compagnie. Un à un, ils passent devant le guichet du caissier qui, sur un registre, écrit leur nom, la somme qu’ils reçoivent, et les invite à signer. J’ai examiné avec soin une double feuille qui contenait soixante noms : sept étaient écrits nettement, lisiblement, par des personnes évidemment accoutumées à manier une plume ; quarante n’étaient que d’informes gribouillages tracés lentement, avec effort, par des mains lourdes, épaisses et inexpérimentées ; treize étaient remplacées par des croix. Un regard suffit pour apprendre à qui l’on a affaire. Les habitués arrivent avec aplomb, comme de vieilles connaissances, ils disent bonjour et prennent la plume avant même qu’on leur ait demandé s’ils savent signer. Ils empochent ce que l’on leur donne sans faire de réflexion, mais il est certain que le plus souvent ils trouvent l’aumône insuffisante ; plus d’un voudrait, comme autrefois Scarron, toucher une pension régulière de 1 500 livres, quitte à être forcé, de s’intituler aussi : « malade de la reine, par la grâce de Dieu. »

Il est rare que les femmes se présentent sans porter quelque enfant sur les bras, car si elles savent que c’est un victorieux moyen d’attendrissement, elles ignorent que le caissier ne fait que payer selon l’ordonnancement approuvé et qu’il ne peut, sous aucun prétexte, modifier les instructions qui lui sont transmises. La figure la plus déconvenue est celle des maris ou autres qui viennent chercher un secours d’accouchée, au lieu et place de leur femme retenue au lit. Lorsqu’on leur donne quelque argent, tout va bien, la face se déride et les yeux sourient ; mais quand sur la planchette du guichet ils ne voient apparaître que le paquet qui contient une layette[21], ils hochent la tête d’un air de mauvaise humeur, grommellent quelques paroles à voix basse, et parfois même disent en grognant : « Eh bien, c’est tout ? »

Fort heureusement, la loi du 24 vendémiaire an II a fixé le domicile de secours, c’est-à dire a déterminé à qui incombait le soin de subvenir aux besoins des indigents et des malades ; sans cela, la province dégorgerait tous ses pauvres sur Paris, qui serait promptement converti en maladrerie centrale de toute la France. Il faut un séjour d’une année pour avoir droit à l’assistance de la commune que l’on habite ; mais c’est là une prescription générale qui n’a rien d’absolu, une règle léonine que mille circonstances particulières font éluder. On peut affirmer qu’à Paris l’on tient compte, avant tout, des conditions où l’individu qui sollicite se trouve placé. S’il est véritablement en péril, si la misère qui l’atteint est réelle, si, au point de vue de la plus simple humanité, il a droit à un secours, il l’obtient immédiatemtent. J’ai vu accorder une allocation à un jeune ménage bavarois qui n’était à Paris que depuis six semaines. Souvent lorsque l’on rencontre des étrangers qui ignorent notre langue, qui sont venus parmi nous, attirés par on ne sait quelle vague espérance et qui veulent retourner dans leur pays, on leur procure un passe-port gratuit et des frais de route, à l’aide desquels ils pourront voyager sans avoir à souffrir de la faim.

En tant qu’œuvre de charité, l’Assistance publique se trouve donc en présence de deux genres d’indigences parfaitement distinctes : l’une, qu’on pourrait appeler permanente, a pour personnel les individus qui reçoivent des secours spéciaux ; en 1869, ils étaient au nombre de 6 982, qui se décomposent ainsi : 455 paralytiques, 917 aveugles, 1 345 octogénaires et 4 265 septuagénaires ; l’autre, essentiellement éventuelle et transitoire, est représentée par tous les accidents de la vie, d’autant plus fréquents à Paris que la ville est plus populeuse. Contre cette indigence-là il faut savoir se défendre, car très-souvent elle est feinte, du moins intentionnellement exagérée, et, comme nul scrupule ne la retient, elle viderait volontiers à son profit les caisses de la charité. Entre la nécessité de ménager ce dépôt précieux et les entraînements si faciles de la compassion, il y a une mesure à garder ; l’Assistance publique la connaît, et il me semble qu’elle l’observe d’une façon qui mérite d’être approuvée. Les progrès qu’elle a accomplis depuis 1849 sont considérables ; dans cette œuvre ingrate par excellence, car elle ne satisfait jamais complètement les convoitises qui l’assaillent, elle a toujours agi avec une extrême prudence et a prouvé la meilleure volonté de bien faire.

Elle a donné à certains services, entre autres à celui du traitement des malades à domicile, une extension considérable, qui, sans nul doute, se développera encore. Les résultats obtenus sont déjà dignes d’être remarqués : les registres de traitement ont, en 1869, reçu 72 706 inscriptions, dont 11 671 pour accouchements et 61 035 pour faits de maladie. Le total des journées de maladie a été de 842 907, ce qui donne en moyenne 14 jours par malade ; les frais d’un tel service, qui fournit non-seulement le médecin, mais encore les médicaments, se sont élevés au chiffre de 818 897 fr. 23 cent. Parmi les 11 671 femmes qui, au moment de leur accouchement, ont eu recours à l’Assistance publique, 9 283 étaient mariées ou du moins vivaient en ménage ; 2 388 étaient des filles-mères ou des femmes abandonnées ; les 85 293 journées de traitement ont coûté 162 009 fr. 02 cent.

Je ne sais guère un autre pays qui ait fait de la charité publique un des rouages les plus importants de son mécanisme général. Paris regarde comme un devoir d’accueillir, de secourir toutes les différentes formes de misère et d’indigence que l’initiative individuelle ne peut atteindre. Le bien des pauvres ne devient plus, comme dans les siècles passés, la propriété de congrégations qui se tenaient quittes avec quelques distributions d’aumônes et beaucoup de prières. Administré sous la surveillance même de l’État, il est soumis au contrôle minutieux de la cour des comptes, et il n’est pas possible aujourd’hui d’en soustraire un centime. Dans nos plus mauvais jours, quand notre ville affolée dépavait ses rues pour y faire des barricades, l’Assistance publique a fonctionné avec une irréprochable régularité ; au lieu de se ralentir, elle redoublait de zèle, comme pour se préparer à mieux panser les plaies que la population parisienne semblait prendre plaisir à se faire. Installée près de l’Hôtel de Ville, auquel elle appartient hiérarchiquement, sur notre vieille Grève, elle fait face au plus grand témoin de notre histoire urbaine. Son emplacement même affirme qu’elle est, et pour toujours, un organe civil de bienfaisance ; elle est mieux là, à mon avis, qu’au parvis Notre-Dame.

Tout en favorisant, tout en aidant même les sociétés religieuses qui infligent à leurs bonnes œuvres les réserves imposées par certains préceptes, la vraie charité, la charité abstraite s’est faite laïque. Elle agit vis-à-vis de tous avec l’impartialité d’une mère intelligente ; elle ouvre sa main généreuse sans dire au pauvre : Qui es-tu ? Elle fait un État dans l’État ; elle a sa fortune, ses fonctionnaires, ses maisons. Dans ses hôpitaux, ses hospices, ses bureaux de bienfaisance, par tous les moyens dont elle dispose, elle a, en 1869, porté aide à 317 742 individus ; elle régit tout un peuple, peuple souffreteux et malingre, qui a encore plus besoin de force morale que de secours matériels, mais qui, sans elle, sans le dévouement dont elle fait preuve, sans l’énergie qu’elle déploie, sans les efforts qu’elle renouvelle sans cesse, pourrait devenir parfois un danger sérieux pour la cité.

Appendice.Le budget de l’Assistance publique pour 1873 a été de 23 260 000 francs. Dans les 12 420 000 francs de ressources qu’elle a tirés de sa fortune et de ses recettes particulières, il faut distinguer la part de produit des concessions dans les cimetières : 242 487 fr. ; les bénéfices et les bonis du Mont-de-Piété : 881 683 fr. 40 cent, et le droit des pauvres, 2 059 464 fr. 53 cent.

La population indigente de Paris a été recensée en 1874 : elle se compose de 113 733 individus, ce qui est une moyenne d’un indigent sur 15,99 habitants ; 43 924 ménages ont eu recours à la charité administrative. Cette population misérable compte 23 013 hommes, 38 696 femmes, 25 761 garçons, 26 263 filles, âgés de moins de 14 ans. Dans ce monde secouru à Paris, avec les ressources de Paris, les provinciaux représentent 71,62 pour 100, les étrangers 4,73 pour 100 ; donc 76,35, plus du tiers.

La dépense totale des bureaux de bienfaisance pour l’année 1873 a été de 4 799 954 fr. 45 c. Les vieillards aveugles et paralytiques qui reçoivent une somme régulière et mensuelle, y figurent pour 600 650 francs ; ceux à qui l’Assistance délivre un secours en remplacement d’un lit dans un hospice ont touché 236 149 fr. 50 c. ; 938 671 fr. 18 c. ont été employés au service du traitement à domicile, qui a été appliqué à 57 377 malades et à 12 810 accouchées. Une somme de 2 498 365 fr. 94 c. a été consacrée aux secours en vêtements, combustibles, aliments et argent. 125 039 individus ont participé aux bienfaits de l’Assistance publique, et parmi eux l’on trouve 5 hommes de lettres, 8 professeurs de langues, 10 instituteurs et 18 institutrices.


  1. Le bureau des pauvres qui, siégeait dans une maison attenante à l’Hôtel de Ville, près de l’arcade Saint-Jean, se réunissait deux fois par semaine, le lundi et le jeudi ; la composition en varia plusieurs fois et finit par être fixée à six conseillers au parlement, six avocats, un conseiller à la cour des comptes, deux chanoines de Notre-Dame ou de la Sainte-Chapelle, trois curés, quatre procureurs au Châtelet et seize bourgeois désignés par les marguilliers de leur paroisse.
  2. Ce bâtiment a été démoli, en 1874, pour dégager la façade du nouvel Hôtel-Dieu.
  3. « Philippus, Dei gratia, Francorum rex… Domni Dei Parisiensi… concedimus ad usum pauperum ibidem decumbentium omne stramen de amera et domo nostra Parisiensi. »
  4. « Le lit de l’évêque de Paris et celui du chanoine mort appartenaient à l’Hôtel-Dieu. Lorsque la mollesse et le luxe eurent introduit des lits mieux fournis et plus riches, il y eut souvent entre les créanciers de l’évêque et cet hôpital des contestations sur les rideaux, la courte-pointe et le nombre des matelas. Le parlement, en 1654, débouta de leurs oppositions les créanciers de François de Gondy, archevêque de Paris, et adjugea son lit, avec tous les accompagnements, à l’Hôlel-Dieu ; ce fut le lit de noces de la fille d’un des économes. » (Saint-Foix, Essais sur Paris, t. II, p. 7 ; éd. 1766.)
  5. « Toute la France savait les récentes mesures de Brienne ; il avait mis la main, dans son vertige, sur des fonds de bienfaisance confiés à l’État c’était le produit de souscriptions destinées à fonder quatre nouveaux hôpitaux dans Paris ; c’étaient d’autres fonds aussi respectables, versés par la charité publique pour soulager plusieurs provinces dévastées. Brienne osa violer ces dépôts ; il vida, avec un pareil cynisme, la caisse des Invalides, qui contenait quelques modiques épargnes. Pour qualifier dignement de tels actes, il faudrait renoncer à la dignité de l’histoire. » (Louis XVI et sa cour, par Amédée Renée ; chap. v, p. 373.) Le peuple jouant sur le nom de Loménie, appelait Brienne le cardinal de L’ignominie.
  6. À cette époque, l’hôpital général comprenait la Pitié, Bicêtre, la Salpêtrière, les Enfants trouvés et la maison Scipion. Voy. chap. xviii, la Mendicité.
  7. La fortune de l’Assistance publique a couru les plus grands dangers pendant la Commune ; elle a été sauvée grâce au dévouement intrépide de M. Guillon, receveur ; je ne crois pas devoir raconter par quel ingénieux stratagème il réussit à mettre en sûreté le patrimoine de la misère, car des circonstances analogues peuvent se présenter de nouveau et il n’est point prudent de donner l’éveil aux intéressés. Il suffira de dire que M. Guillon, qui a été décoré pour sa conduite héroïque, a pu soustraire à la rapacité des gens de l’Hôtel de Ville 3 000 000 en numéraire et 75 000 000 en titres nominatifs. On avait simplement laissé dans les caisses de l’Assistance publique une somme de 3 ou 4 000 francs qui, naturellement, a disparu.
  8. La cassette impériale donnait, en moyenne, 10 000 francs d’aumônes par jour ; soit 3 650 000 francs par année.
  9. M. Armand Husson, qui fut longtemps directeur de l’Assistance publique et qui est mort, à Paris, en décembre 1874, avait bien voulu rendre compte de ce quatrième volume ; l’impartialité me fait un devoir de reproduire son appréciation sur la totalité des œuvres de la bienfaisance parisienne « M. Maxime Du Camp, cherchant à évaluer les ressources de toutes les charités, officielles ou non, qui s’appliquent au soulagement des misères parisiennes, en porte le total à 40 millions. C’est un chiffre exagéré. Les budgets réunis des Œuvres très-nombreuses de la bienfaisance particulière qui reçoivent des subventions de l’autorité publique (et ce sont les plus importantes) accusent des emplois qui dépassent à peine 4 millions. En ajoutant, pour les Sociétés peu notables qui ne participent pas aux subventions sur les fonds publics, pour les charités paroissiales et les petits dons manuels dus à la générosité des administrations et des particuliers, une somme de 3 millions, on trouverait une dépense totale de 30 millions tout au plus, consacrée à la bienfaisance dans la ville de Paris. » (Extrait du Journal des Débats, 26 avril 1875.)
  10. Voy. t. II, chap. vii.
  11. La puissance germinative du blé semble se conserver indéfiniment ; des grains retrouvés dans des tombeaux égyptiens ayant plus de trois mille ans de date ont été semés et ont produit des épis d’une richesse remarquable.
  12. Il est impossible d’étudier les origines de nos fondations hospitalières sans trouver très-souvent le nom madame de Miramion. Dans sa dernière lettre (29 mars 1696), madame de Sévigné dit, en parlant d’elle : « cette mère de l’Église. » — Elle venait de mourir à Paris, le 24 du même mois, supérieure de la communauté des filles de Sainte-Geneviève, qu’elle avait fondée. Le jour de sa mort, Dangeau écrivait : « Le roi l’aidait beaucoup dans les bonnes œuvres qu’elle faisait et ne lui refusait jamais rien. »
  13. Les Lettres de madame de Sévigné sont pleines de détails sur ces sortes de médicaments ; voir notamment : t. IV, p. 509 ; t. V, p. 47 ; t. VI, 58 ; t. VII, p. 342, 390, 414, 420 et passim. (Ed. Hachette.)
  14. Dans le principe, il y eut 48 comités de bienfaisance correspondant aux 48 quartiers de Paris ; en 1861, ils firent place à 12 bureaux de charité (1 par arrondissement) ; en 1830, ils prirent la dénomination, qu’ils ont gardée, de bureaux de bienfaisance.
  15. Je prie le lecteur de m’excuser si je mets sous ses yeux l’ordure suivante ; mais il est bon de rappeler comment les hommes de la Commune apprécièrent les services rendus à la population par les Sœurs de Charité. Voici, à ce sujet, ce que le Père Duchêne disait dans son numéro du 1er prairial an 79 : « Ah ! les gueuses ! qu’est-ce qui aurait dit ça ? avec leurs airs de sainte Nitouche ! c’est mauvais comme la gale ! et ça veut gagner le ciel comme ça ? est-ce que dans le Paradis, où les calotins prétendent qu’on ne reçoit que des honnêtes gens, il peut y avoir place pour des bougresses semblables ? Non, foutre ! ou le Père Duchêne n’est qu’un jean-foutre, et nom de Dieu, ça n’est pas vrai ! Savez-vous ce qu’elles font, ces gueuses-là, patriotes ? le Père Duchêne va vous le dire : eh bien, toutes ces chattemites, qui ne font rien pour la nation et qui s’amusent à prier le ci-devant Dieu entre leurs repas, au lieu de travailler, ces chattemites ont toutes été collées par les jean-foutres des anciens régimes dans les hôpitaux où les citoyens qui n’ont pas de quoi sont forcés d’aller faire le saint après s’être toute leur vie esquintés pour nourrir les fainéants. Et dans ces sacrés hôpitaux dont le Père Duchêne, qui connait ça, va un de ces jours dénoncer la foutue organisation — elles font tout ce qu’elles veulent et n’en prennent qu’à leur aise. » (Numéro du 20 mai 1871.)
  16. Les ordonnances délivrées par les médecins du bureau de bienfaisance sont de trois couleurs différentes : blanches pour les malades traités à domicile, jaunes pour les indigents inscrits au contrôle, roses pour ceux qui ne sont pas inscrits ; dans ce dernier cas, il faut, pour avoir des médicaments gratuits, obtenir le visa, toujours accordé, du secrétaire-trésorier du bureau de l’arrondissement.
  17. Le 24 mai 1871, les gens de la Commune, dont plus d’un connaissait l’Assistance publique pour avoir été y recevoir des aumônes, ont mis le feu à l’administration : rien n’a été épargné, ni les archives, qui renfermaient tant de richesses historiques, ni les dossiers des hôpitaux, ni ceux des hospices, ni ceux des indigents secourus à domicile, ni ces dossiers si émouvants à parcourir où l’on réunissait avec tant de soins les notes indicatives, les lettres anonymes, les langes, les menus bijoux qui servaient bien souvent à reconstituer l’état civil des enfants trouvés ; tout a été brûlé : les documents pour servir à l’histoire de la bienfaisance parisienne ont été anéantis d’un coup.
  18. Le résumé d’un des nombreux rapports que j’ai eu à examiner donnera idée des mœurs de la population qui s’adresse ordinairement à l’Assistance publique : « Le nommé L… el la femme L… sont mariés ; ils ont quatre enfants en bas âge ; leur misère, qui est affreuse, est le résultat de l’inconduite. Ils vivaient très-unis en concubinage jusqu’au jour où ils furent mariés par l’entremise de la Société de S-R. Depuis cette époque, le mari accable la femmne de mauvais traitements ; engagée à formuler une demande en séparation, la femme L… a répondu : « Il est si fort que je ne peux faire que l’aimer ! » Toute cette famille a été recueillie par le sieur B…, capitaine en retraite, qui n’a pour ressource qu’une pension de 1 200 francs. La conduite des époux L… a été telle, que ce personnage charitable a été obligé de les renvoyer. Lorsque nous nous sommes présentés chez la femme L…, nous l’avons trouvée alitée et méconnaissable par suite des coups que son mari lui avait donnés. Secourir serait encourager la paresse et l’ivrognerie ; cependant, comme il y a quatre enfants, que le gain quotidien ne dépasse pas 2  fr. 50  c., un secours parait nécessaire. » On accorde 15 francs.
  19. Le mari est mort à Bicêtre ; la femme est morte à la Salpétrière.
  20. Le maximum des secours accordés à une accouchée, y compris la layette, les mois de nourrice, etc., est de 380 francs. Un enfant abandonné, recueilli par l’Assistance publique, élevé jusqu’à l’âge de douze ans, coûte au minimum, si c’est un garçon, 1 836 fr. 06 c., si c’est une fille, 1770 fr. 42 c.
  21. Les layettes distribuées par l’Assistance ne sont cependant point à dédaigner ; chacune d’elles se compose de : 1 lange de laine, 2 langes de coton, 6 couches neuves, 2 couches vieilles, 4 béguins en calicot, 4 fichus, 4 chemises, 2 bonnets d’indienne, 2 brassières d’indienne.