Paradoxe sur le Citoyen



Paradoxe sur le Citoyen. — Le Citoyen est une variété de l’Homme ; variété dégénérée ou primitive, il est à l’homme ce que le chat de gouttière est au chat sauvage. C’est d’ailleurs un animal estimé et bien connu : les savants qui l’ont choisi pour sujet de leurs patientes recherches se nomment Sociologues.

Comme toutes les créations vraiment belles et noblement inutiles, la Sociologie fut l’œuvre d’un homme de génie, M. Herbert Spencer, et le principe de sa gloire. Depuis ces temps, déjà anciens, M. Spencer a bien voulu, en rédigeant son admirable tome, l’Individu contre l’État, détruire lui-même ses premières affirmations et mettre l’individu (ou l’homme) au-dessus du citoyen, — mais ceci est hors de notre sujet.

La saine Sociologie traite de l’évolution à travers les âges d’un groupe de métaphores, Famille, Patrie, État, Société, etc. Ces mots sont de ceux que l’on dit collectifs et qui n’ont en soi aucune signification ; l’histoire les a employés de tout temps, mais la Sociologie, par d’astucieuses définitions, précise leur néant, tout en propageant leur culte.

Car tout mot collectif, et d’abord ceux du vocabulaire sociologique, sont l’objet d’un culte. À la Famille, à la Patrie, à l’État, à la Société on sacrifie des citoyens mâles et des citoyens femelles ; les mâles en plus grand nombre ; ce n’est que par intermède, en temps de grève ou d’émeute, pour essayer un nouveau fusil, que l’on perfore des femelles ; elles offrent au coup une cible moins défiante et plus plaisante ; ce sont là d’inévitables petits incidents de la vie politique. Le mâle est l’hostie ordinaire, — et c’est un vrai sacrifice, puisque la victime marche volontiers à l’autel, contente si les grands Citoyens, du fond de leurs caves, lui témoignent téléphoniquement leur satisfaction pour sa belle tenue et son courage patriotique.

Le citoyen est un être admirable. Tous les traités vantent ses vertus et son abnégation, en ajoutant : « D’ailleurs, il ne fait que son devoir. » Avec ce mot, Devoir, on fait danser le citoyen comme un ours avec une musette. Il danse, il crève d’avoir dansé le ventre vide et il clame, en expirant : « J’ai fait mon devoir ! » Ce pauvre animal, qui ne reçoit jamais rien que des coups de bâton quand il ne saute pas en mesure, est un débiteur éternel ; il doit toujours et il donne toujours, sans s’acquitter jamais. Sa dette est infinie ; la mort même ne l’éteint pas ; le fils la retrouve dans l’héritage de son père. Il vit sans espoir : il sait qu’il ne deviendra jamais un homme.

Le caractère fondamental du Citoyen est donc le dévouement, la résignation et la stupidité ; il exerce principalement ces qualités selon trois fonctions physiologiques, comme animal reproducteur, comme animal électoral, comme animal contribuable.

Animal reproducteur, le citoyen a donné lieu à bien des plaintes de la part de ses maîtres. Il est enclin, malgré les morales, à déverser en de furtifs seins la patriotique semence dont on façonne de petits soldats. Mal accueillis, ces animalcules n’ont pas même la consolation de mourir pour une grande cause ; seul l’égoïsme du citoyen indélicat cause leur destruction. De telles mœurs sont préjudiciables à l’État, car, plus un pays est peuplé, plus il est pauvre, et plus il est pauvre, plus il est docile. Nombreux, faciles à satisfaire, obéissants, les soldats d’un tel pays sont prêts à toute besogne : on les embarque indifféremment pour Fourmies ou Madagascar, le Dahomey ou Châlons. Parader devant des empereurs, massacrer des nègres, protéger les Turcs, crosser des femmes, ces diverses aventures leur plaisent : ils suivent le drapeau sans savoir où il va.

Malheureusement le citoyen se reproduit mal. L’homme lui a chuchoté à l’oreille de mauvais conseils. Déjà il ne fait plus volontairement qu’un enfant ; le second est une assurance contre la mort du premier ; le troisième, une erreur dont il se repentirait toute sa vie, s’il n’avait la joie de pouvoir l’offrir en holocauste à l’État. La fabrication du citoyen serait donc compromise si cet animal était moins docile et moins affectueux. Mais il aime ses maîtres, quels qu’ils soient, et l’autorité, d’où qu’elle vienne. Quand il le faudra, une bonne loi sur la reproduction mettra ordre au déficit, et le citoyen, qui ne fait plus d’enfants, en fera pour éviter l’amende et la honte.

(Note. — On vient précisément d’imaginer ceci : tout conscrit marié ne ferait qu’un an de service. C’est montrer le service militaire sous son vrai jour, — un jour de souffrance, sinon de prison. Voilà une loi qui serait vraiment délicieuse. Qui aurait annoncé son intention de bien procréer ne serait passible que d’un an de détention ; mais si les enfants ne venaient pas, le libéré provisoire reprendrait la casaque. En cas d’enfants préalables, on appliquerait même aux conscrits la loi Béranger : ils seraient acquittés.)

Devenu animal électoral, le citoyen n’est pas dépourvu de subtilité. Ayant flairé, il distingue hardiment entre un opportuniste et un radical. Son ingéniosité va jusqu’à la méfiance : le mot Liberté le fait aboyer, tel un chien perdu. À l’idée qu’on va le laisser seul dans les ténèbres de sa volonté, il pleure, il appelle sa mère, la République, son père, l’État ; il supplie les lois d’apporter des flambeaux, des cordes, et qu’on le retire de la caverne où il gît parmi les insectes nocturnes. Où sont les lois ? Elles sont vieilles, elles vont mourir : qu’on en trouve d’autres, de toutes jeunes, assez fortes pour suffire à d’incessantes besognes de protection, assez fécondes pour se reproduire spontanément par un facile provignage ! Le citoyen électeur, dès qu’on l’a retiré de son trou, s’achemine vers l’urne où il laisse tomber le bulletin qu’on lui a mis dans la main. Alors, il ressent une joie, un soulagement, et il s’en va boire en rêvant aux Lois nouvelles, à celle qui viendra un jour et qui refera de lui, enfin, le tout petit enfant au maillot qui suce inconscient les mamelles maternelles.

Cependant, il faut nourrir les Lois, payer ces impérieuses servantes : à ce moment l’animal électoral se transforme en animal contribuable. Du fond de sa grange ou de son atelier, il entretient volontiers ceux qui le protègent contre lui-même. À peine si son geste est plus lent à ouvrir sa bourse qu’à tendre la main vers la chaîne ou vers la férule. Cet argent qu’il aime par-dessus tout, il le déverse presque volontiers dans le grand coffre, fier, tout au fond de son âme obscure, de savoir que, s’il paie neuf sous une livre de sucre, il y a six sous pour l’État : six sous, en somme, c’est le blanchissage d’une paire de guêtres ; pourvu que le Maître soit content et bien chaussé, le contribuable marche ingénument et sans se plaindre, les pieds nus dans des sabots. Oh ! que cet animal est vertueux !

Doux animal, animal respectueux, stupide et résigné, travaille, obéis, paie, afin que l’on sourie lorsque tu viens, innocent, voir passer les landaus. Et puis songe : si tu te révoltais, il n’y aurait plus de lois, et quand tu voudrais mourir, comment ferais-tu, si le registre n’était plus là pour accueillir ton nom ?

Voilà les vacances : tu vas revoir tes maîtres. Baise leurs mains charitables : ce sont celles qui font les Lois.