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Et c’est pourquoi l’effondrement de l’empire romain a été une des plus grandes catastrophes que l’humanité ait jamais subies. Avec l’invasion des barbares, avec la destruction et le morcellement de l’empire, non seulement ce grandiose essor prend fin, mais une régression commence, un recul qui dure ensuite pendant des siècles. C’est comme si, dans une salle, la lumière s’était éteinte, de sorte que tous les présents qui, jusque-là, absorbés par une besogne utile, étaient pacifiquement assis autour de la même table, se sont mis à se débattre en tâtonnant dans l’obscurité et, par maladresse ou méchanceté, à casser les objets que leurs mains rencontraient. Tout ou presque tout ce que Rome a fait pour l’unification du monde tombe en pièces. Les magnifiques routes, construites selon un plan bien médité, qui reliaient les villes, se détériorent et disparaissent, les aqueducs tombent en ruines, les sculptures sont brisées, les livres brûlés, les archives détruites ; il n’y a plus de droit unifié, de langue commune, de poids et mesures légaux ; le monde se fragmente et se fracture ; après avoir atteint une forme parfaite, il retombe dans les affres d’une obscure et confuse fermentation. Phénomène singulier, l’humanité oublie, pendant les sombres siècles consécutifs à la destruction de l’empire romain, une grande partie de ce qu’elle avait déjà appris. Tandis qu’à Rome chaque petit garçon élevé dans une famille romaine apprenait l’art de la parole et de l’écriture littéraire, étudiait la philosophie et l’histoire, on constate, désormais, en règle générale, que les rois et les empereurs peuvent à peine mettre leur signature au bas d’une pièce officielle et sont loin de pouvoir griffonner de leur propre main la plus simple missive. Les mœurs deviennent rudes, l’activité intellectuelle ne cesse de déchoir pour sombrer définitivement dans l’ignorance générale, les principes fondamentaux des sciences sont tout simplement oubliés, on désapprend l’art : jetez un coup d’œil sur les meilleures sculptures du VIIIe, du IXe, du Xe siècle : comparées à celles de l’empire romain, on dirait que ce sont des travaux d’enfants maladroits ; il faudra attendre des siècles pour qu’on arrive en Europe à écrire une lettre avec l’art d’un Cicéron ou une