derrière les cohortes romaines marchaient les licteurs, gardiens de
la loi. Avec Rome se dessine une tentative d’ordonner le monde
spirituellement sur la base d’une langue unitaire qui a projeté dans
tous les domaines de la vie sociale la clarté de ses notions, langue
dont les peuples latins sont aujourd’hui les héritiers et jusqu’aux
régions les plus éloignées, jusqu’au temps présent, on voit rayonner
cette clarté et cette beauté que la langue de Rome a données à la
parole humaine. Par une organisation géniale, toutes les provinces,
— c’est-à-dire l’Europe, l’Afrique, l’Asie, — ont été transformées en
un empire gouverné unitairement ; la localité la plus insignifiante,
le castrum le plus éloigné ont été reliés à la capitale par des routes
magistralement construites, par un service régulier de courriers
et de postes, et voilà que toutes les nations parlant des langues
différentes, quoique séparées par leurs mœurs et leurs religions,
ont une langue supérieure qui les rassemble, ont les mêmes poids
et mesures, un droit et des lois qui les réunissent en une unité
commune ; pour la première fois le monde entier a un centre
spirituel, un cœur et un cerveau d’où partent toutes les impulsions
pour y retourner ensuite, comme un courant nerveux. L’empire
romain a été le premier essai et jusqu’ici la forme la plus parfaite
d’un plan unitaire de la structure mondiale et plus nous étudions
ces institutions, mieux nous reconnaissons avec admiration
combien nous étions déjà proches, il y a presque deux mille ans,
d’une unité extérieure du monde et combien notre cohésion spirituelle présente est encore redevable à cette grandiose conception. Encore aujourd’hui notre jurisprudence prend pied sur le terrain
du droit romain, encore aujourd’hui la langue latine est celle
qu’on enseigne dans les écoles supérieures du monde entier et qui
nous a donné certaines bases de notre représentation commune
de l’univers. Encore aujourd’hui, Mesdames et Messieurs, le latin
est resté le fondement de toute entente intellectuelle. Rome nous
a présenté la première esquisse d’une organisation commune et
supranationale du monde. Ainsi, il y a deux mille ans, nous étions
tout près d’atteindre cet idéal d’unité.
Page:Zweig Stefan, 1936, L'Unité Spirituelle de l'Europe.pdf/6
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.