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Vous voyez bien : dès sa plus tendre enfance, l’humanité a déjà rêvé de l’unification de tous les hommes en vue d’une tâche commune et, — je ne crains pas de l’affirmer, — même dans les temps les plus sombres des guerres et des dissensions, elle ne l’a pas complètement oublié. Dans le cours des temps toujours apparaissait quelque individu qui ajoutait une pierre à la Tour de Babel invisible dont la construction avait été abandonnée par les hommes en conflit. Toujours s’est manifestée cette volonté de l’unité et cela sous les formes les plus variées, tantôt spiritualisées et très nobles, tantôt sous des aspects très primitifs et très violents. Les Gingis-Khan, les Attila, les Tamerlan eux—mêmes, ces chefs dont les hordes envahirent et inondèrent l’Asie et l’Europe, même eux aussi, rêvèrent dans leurs obscurs cerveaux le rêve de l’empire universel, le rêve d’unir les peuples — certes sous leur joug, mais quand même de les unir. Mais ces empires des conquérants barbares n’eurent aucune consistance et ne pouvaient pas en avoir : jamais ce qui ne s’est fondé que sur la force seule n’a pu avoir de la durée dans l’histoire et n’a pu être fécond.

La véritable histoire d’une conception et d’une formation unitaires de notre monde commence avec Rome. Vous savez comment, en peu de siècles, cette petite ville de l’Italie centrale conquit d’abord l’Italie, subjugua ensuite l’Afrique et l’Asie dans l’extension où elles étaient alors connues, puis la Gaule et l’Allemagne, la Germanie et l’Angleterre ; et, au pinacle de sa puissance, Rome s’identifia presque avec le cosmos d’alors. Mais ce n’est pas dans cette conquête et dans l’unification des pays conquis que réside l’énorme importance de la domination latine pour l’histoire et la culture, mais bien dans le fait que Rome a donné au monde une loi spirituelle unitaire, une culture commune, n’a pas laissé croupir ses provinces sous l’oppression et dans la barbarie, mais les a élevées à un degré supérieur de culture, leur a enseigné sa langue, son droit, son architecture, son savoir et sa littérature. Rome ne conquérait pas seulement mais civilisait aussi, son citoyen n’était pas un sujet dépourvu de droits, mais un civis romanus, et