Page:Zweig Stefan, 1936, L'Unité Spirituelle de l'Europe.pdf/18

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeunes années sous une forme plus pure qu’en Europe où flottent les exhalations pestilentielles de la méfiance. Si, envers et contre tout, nous croyons encore à la pacification et à la reconstruction du monde, c’est parce que nous savons que vous travaillez avec nous, vous, les pays du futur ; c’est seulement avec vous et par vous que le vieux rêve de la fraternisation universelle peut devenir une réalité. Nos mains se tendent vers vous, nos cœurs vous cherchent, et je sais que je ne suis pas le seul qui se soit débarrassé de notre ancienne présomption européenne ; nous sommes nombreux à penser ainsi et à espérer votre accueil fraternel, et de même que moi-même je ne me suis pas senti une seule minute un étranger dans votre merveilleux pays, de même — j’en suis persuadé — nous constaterons de plus en plus que les idéaux pour lesquels nous avons vécu vivent chez vous, avec plus de jeunesse, de fraîcheur et de vigueur que dans notre pays natal. Ce n’est pas de nous, ce n’est pas de la seule Europe que peut venir la régénération de notre monde, vous devez être avec nous et nous précéder.

Telle est la première leçon que nous avons apprise pendant la guerre et après la guerre : l’Europe est déchue de ses droits à la direction spirituelle du monde, car elle s’est montrée incapable, dans les vingt années qui suivirent la conclusion de la paix, de réaliser une paix véritable dans le petit espace qu’elle occupe. Et le deuxième enseignement a été celui-ci: malgré toute notre admiration pour la technique, il ne faut pas en attendre une bien grande contribution au progrès moral de l’humanité. Nous ne lui accordons plus une confiance excessive, depuis qu’elle nous a trompés, depuis que nous avons vu avec quel empressement, avec quelle docilité elle s’est mise au service de la destruction. Nous continuerons à l’admirer et à l’utiliser dans toutes ses efficiences, mais c’en est fait de notre ancienne croyance selon laquelle le rapprochement dans l’espace rapproche aussi les âmes. Si une machine peut s’acquitter du travail de mille hommes, cela ne la rend pas plus humaine, elle reste froide comme le métal : elle peut contenir une force de cent mille watts, mais la force seule ne fait pas progresser