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à l’autre, les hommes qui, un mois plus tôt, se disaient amis, se bafouaient à présent les uns les autres. Mais même cette horrible déception n’a pu nous rendre infidèles à notre foi en la fraternité nécessaire du genre humain. Nous, le petit groupe autour de Romain Rolland, nous restions inébranlablement unis au milieu des nations en lutte et nous espérions que la fin de la guerre serait le commencement de la grande, de l’éternelle paix. Hélas ! Comme notre génération se cramponnait à ce dernier espoir ! Dans mon itinéraire vers vos parages, j’ai à nouveau ressenti cela, j’ai nettement revu dans mon souvenir le moment où j’ai aperçu au Portugal une avenida Wilson. Wilson, c’était alors l’espérance de tout le monde, et peut-être ne pouvez-vous plus vous figurer combien de millions d’hommes tendaient alors leurs bras vers cet homme, avec quelle chaleur cette génération de la guerre ajoutait foi à l’alliance des peuples, où l’on croyait voir alors la plus simple garantie d’une paix assurée pour l’éternité : ces rêves, que sont-ils devenus ? Ils se sont envolés comme des feuilles fanées emportées par le vent.

Et pourtant, à cet enfer, nous avons arraché notre foi inébranlable en la nécessité de la concorde entre les peuples — une foi mutilée sans doute, transformée, mais en tout cas maintenue. Notre optimisme est aujourd’hui moins enthousiaste que jadis. Il est devenu plus sévère vis-à-vis de lui-même et nous ne voulons pas oublier les enseignements que le temps nous a donnés.

La première chose que l’expérience nous a apprise, c’est la nécessité de renoncer définitivement et pour toujours à notre présomption européenne. Avant la guerre — je vous parle ici en toute sincérité — nous considérions comme allant de soi que c’était à l’Europe de guider le monde sur le terrain intellectuel et moral. Nous sommes guéris de cette erreur. Même l’affreux ouragan qui pendant quatre ans s’est déchaîné dans tous les pays d’Europe n’y a pas purifié l’atmosphère, et ne l’a pas libérée de ses tensions dangereuses ; toujours et peut-être plus que jamais, l’air y reste chargé d’amertume et de ressentiment ; la jalousie et la méfiance des nations s’entrechoquent toujours dans cet espace confiné.